Notes
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[1]
Voir Récanati (1979 : 41).
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[2]
Par contre, dans les épreuves où l’encodage est contrôlé, les indices de rappel sont efficaces, ce qui explique l’existence des structures ternaires et quaternaires. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de préciser le primat de telles structures sur telles autres vu les imbrications et les enchevêtrements des études concernant la capacité mnésique de l’homme, car plusieurs domaines contribuent à l’explication de ce phénomène, comme par exemple, la psychologie, la neurologie, etc. toujours est-il que le stockage des informations et leur relation est rattaché directement à la pensée humaine. Plus les devinettes ont des structures longues, plus elles sont assujetties à l’oubli.
-
[3]
L’étincelle est comparée dans cette devinette à une femme (qui s’envole) en tenue de fête (caftan brodé, habit très attrayant par des couleurs vives et étincelantes) mais qui revient en haillons (retombe en cendres).
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[4]
Le sens de ḥisan et de bisan n’est pas très clair. Selon Ali Azdoud (cf. Bentolila, 1986), les berbérophones utilisent ces deux termes pour marquer l’opposition entre un endroit éloigné et un autre plus éloigné ou un endroit facile d’accès et un autre très difficile d’accès. La balle peut passer n’importe où, et quelle que soit l’emplacement de l’endroit.
1Comme dans beaucoup de langues à tradition orale, chez les berbérophones on possède à l’état spontané, nous semble-t-il, une certaine imagination littéraire qui s’exprime à travers des productions poétiques non dénuées d’accent, une littérature se transmettant oralement et dont le fond est constitué par des productions poétiques très diverses : tamawayt, ahellal, tayfeffart, tamedyazt, tiġuniwin, etc.
2La société marocaine, qu’elle soit berbérophone ou arabophone, vit dans des contextes linguistiques et culturels complexes, partant irréductibles du modèle linguistique, et corolairement à une certaine manière d’envisager les différents types de la tradition orale. Voilà pourquoi les approches de la linguistique y sont très applicables. Nous tâcherons d’esquisser dans cet article une étude approchant deux genres littéraires, parmi les berbérophones du Maroc central principalement, et qui sont l’énigme en prose et l’énigme chantée (tinẓra et tiġuniwin). Pourquoi associer ces deux productions littéraires ? Peut-on parler d’un même genre (où tous les deux entretiendraient des relations d’équivalence) ou de deux genres différents ? Nous essaierons d’élaborer une perspective d’étude sur ce genre de production littéraire en prenant en compte la problématique du genre, et c’est ce qui retiendra plus particulièrement notre intérêt.
1. Deux genres littéraires : tiġuniwin et tinzra
3Dans cette partie sera tentée une étude comparative entre deux types littéraires : tiġuniwin (sg. taġuni) et tinẓra (sg. tinẓrit). Pourquoi associer ces deux productions littéraires ? Les deux genres présentent des structures définitionnelles particulières, elles s’inscrivent dans le canevas aristotélicien, à savoir « X est un Y ». Seulement taġuni et tinẓrit, comme procédé d’encodage, présentent l’acception de l’entité X inversant le schéma d’Aristote en offrant l’acception du X sous forme d’une suite de signes qui lui correspondent. Contrairement à la définition dictionnairique, taġuni et tinzrit offrent le contenu définitionnel Y et c’est au questionné de trouver dans son monde de connaissance le X correspondant à ce Y. Ce Y ou bien cette structure périphrastique joue un rôle important voire primordial quant à la détermination et la définition et/ou la désignation du référent, son rôle est si important qu’elle garde toute son authenticité car, comme dit Récanati [1], « elle ne s’efface pas complètement devant l’objet qu’elle désigne ». Effet, on garde en mémoire le Y plus que le X lui-même. A cet effet, il serait légitime de préciser que taġuni et tinẓrit, en tant que procédé définitionnel d’un mot, sont considérées comme étant culturellement déterminées par rapport au contexte d’énonciation.
4La taġuni et la tinẓrit constituent ainsi une représentation spéciale de la joute oratoire. La trame de tinẓrit, tout comme celui de taġuni, est sous forme d’une mosaïque dont les tesselles sont disposés minutieusement, et pour comprendre le corps de ces deux genres, il faut essentiellement comprendre la disposition de leurs morceaux.
5Le fonds de taġuni comme celui de tinẓrit ne se limite pas à décrire superficiellement le mot référent (le mot à deviner), mais il reflète une contexture formée de plusieurs signes qu’il faut décrypter savamment. On peut dire que les deux formes présentent un même genre, une gamme impressionnante d’images et de configurations. La prévalence de leur contenu, ainsi que de leur fonds, sont sans aucun doute l’image réflexive de leur structure.
6A l’examen de ces deux types, on peut dire qu’ils répondent à des conditions énonciatives différentes et à deux isotopies caractérisées. L’énigme en prose (tinẓrit) obéit à des conditions énonciatives précises. Elle est présentée dans une assemblée de deux joueurs ou bien d’un groupe de joueurs plus nombreux où chacun essaye de prouver son efficience à l’égard de l’autre. Le jeu consiste à débuter par une formule canonique et stéréotypée correspondant à un rituel d’introduction. Cette formule introductive varie selon les régions. Par exemple, dans le Moyen Atlas, on dit :
(1) ḥažix awn tt nn...
Je vous la donne à deviner.
(2) mani ġer as serḥen ifunasen.
Où sont allés paître ses bœuf ?
9Dans le Haut Atlas, chez les Ait Hadiddou, on lance les lemnẓrwat par la formule suivante :
(3) nẓer aš tt s nn...
Je pose la devinette à toi.
11Quelles que soient les régions sources, les formules introductives ont pour but de soustraire l’assemblée de la conversation ordinaire pour la rappeler à l’ordre et l’inciter à participer au jeu.
12Les personnes participantes quand elles ne trouvent pas la bonne réponse répondent également par une formule stéréotypée. Dans le Rif, par exemple, le questionneur, en position de force, de supériorité, invitera le questionné à abandonner le jeu et par conséquent avouer son incapacité à trouver la bonne réponse, il dira :
(4) ad ad ss ḥnušax ?
Tu donnes ta langue au chat.
14Quand le questionné décide à abandonner le jeu, il dira :
(5) s ḥnuš.
Je donne ma langue au chat / je me rends.
(6) tensu ?
Tu donnes ta langue au chat ?
17S’il décide à abdiquer, il répond par « tensu » (je donne ma langue au chat/ je me rends). La formule traduisant la défaite varie ainsi d’une région à une autre, en arabe dialectale on dit : « ɛṭit ḥmar-i » (j’ai donné mon âne). Quoiques diverses, ces formules se regroupent pour signifier que l’interrogé est dans l’incapacité de trouver la bonne réponse avouant ainsi son manque de perspicacité.
18Les tiġuniwin présentent la même imagerie et les mêmes procédés d’ouverture et de fermeture de jeu. Elles donnent lieu à des joutes oratoires, à une polémique verbale. Il s’agit d’un duel poétique, chanté ou non, dans lequel s’affrontent deux poètes ou un groupe de poètes aptes à composer des tiġuniwin et d’y répondre.
19Ce jeu poétique donne naissance à une certaine rivalité entre les poètes dans le but d’attester et de confirmer leur niveau de sagacité et par conséquent de marquer leur supériorité d’esprit et de se distinguer parmi les membres du groupe.
20Lorsque la taġuni est chantée, le refrain répété est considéré comme le temps de réflexion offert aux poètes-compositeurs pour décoder et déchiffrer les énigmes et formuler la réponse dans un cadre poétique.
21Comme les tinẓra, les tiġuniwin commencent également par un rituel d’ouverture :
(7) qqenx aš nn, a bu l-leġa, yukk ismun d taffer ur yufi wad mas s tt id isrutt ; waxxa tt isemrara ggwanrar ur as ittegga ša
Je te pose (une énigme) ô barde : celui-ci amis des herbes en meules mais n’a point de moyens pour les dépiquer. Il a beau les retourner sur l’aire à battre, mais en vain.
23Cette formule introductive annonce la fermeture, le mystère et c’est à l’interrogé de l’ouvrir : qqenx aš n (dis-moi ce que c’est). La réponse quant à elle débute également par une formule stéréotypée :
(8) ad tt ṛẓemx, a bu lleġa, han afeqqir ayd ismutter ša n wuttši g uqmu, maša walu ma s ttefẓaẓn is walu tuġmas ; lla t isemrara ggwanrar imi aytn iga
Que je la résolve, ô barde, ce n’est qu’un vieillard qui emplit la bouche de nourriture mais sans pouvoir la mastiquer faute de dents. Il a beau la retourner dans l’aire à battre qui est la cavité buccale.
25La taġuni est liée à l’idée de fermeture. Elle discrimine, marque la différence entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Il y a l’instauration d’une relation supériorité-infériorité. L’échec du compositeur de taġuni peut être sanctionné (par des plaisanteries). Cette relation hiérarchique qui s’instaure entre savant et ignorant s’élide dès que l’interrogé parvient à décrypter l’énigme. Nous constatons un renversement des instances énonciatives : l’interrogé devient à son tour poète-interrogeant ; il y a un va et vient entre les deux composantes énonciatives : le Je et le Tu.
26Dans la taġuni, l’attention est focalisée sur la forme. C’est une production langagière similaire à celle de tinzrit ; elle est basée sur le couple « question-réponse ». Elle jouit d’une double prépondérance : d’un côté la forte présence d’une forme particulière qui se distingue par l’instauration d’éléments constants reflétant la dyade (question-réponse) et collaborent à la création d’un usage spécial de la langue.
27La taġuni est une production consistant à manipuler, à moduler le langage afin d’agir sur le groupe des poètes qui sont interrogés en mettant en épreuve leurs compétences et leurs connaissances et ce, en augmentant au maximum, entre l’énoncé (vers poétique chanté) de la question et la découverte de la solution versifiée, l’épaisseur du mystère et l’intensité de la difficulté. La tâche essentielle pour réussir cette modulation est de réinvestir de nouvelles images transcendant la communication ordinaire.
(9) qqenx aš nn, a bu lleġa, yun ṭṭiṛ iyan umlil ar ixezzen tuya ; lla sn yakk išekšawn ma s ġer a ɛišn, bba tsen ur ten iyi
Je te pose une énigme ô barde : celui-ci est un oiseau blanc qui emmagasine de l’herbe. Il donne aux oisillons leur substance bien qu’il ne soit pas leur père.
(10) ad tt ṛẓemx i bu lleġa, muhun ay tya aberrad d lkisan, ha tad, ur i texfi ; meš ixzen tuya, lmeɛna nneɛnaɛ d wattay
Je te la résous, ô poseur d’énigmes, celle-ci est facile : la théière et les verres ! Celle-là ne m’est pas inconnue ! S’il emmagasine de l’herbe, n’est-ce pas la menthe et le thé !
(11) qqenx aš nn, a bu lleġa, taġuni, ṛẓem i tt : a tameṭṭuṭṭ mi tyid, a ṛebbi, y lɛada nne-s xs a segmi n iwužill, xas ad mġuṛṛ, ur tt ittissin awd yun ; a kwn tessyn, a ša yaḍnin
Je te pose une énigme, ô barde, trouve-moi la réponse : celle-ci est une femme dont Dieu a façonné la destinée ; celle d’élever des orphelins. Une devenus grands, elle n’en reconnaît aucun. Ce sont à d’autres qu’elle se consacre.
(12) ad tt ṛẓemx, a bu lleġa, muhun ay tya : ṛaɛat tafullust ṛebbi ma asn yan ; lla tesseyma ifrax ; fimeṛṛa ad mġuṛṛ, ad tt id zrin ar tteḥtal i ša yaḍnin.
Que je la résolve, ô barde : celle-ci est facile contemple la bouche et observe à quoi Dieu l’a condamnée. Elle élève des oisillons qui bien vite grandissent et l’abandonnent. Elle se mit alors à en couver d’autres.
32L’ensemble de ces exemples présentent des items lexicaux renvoyant à d’autres configurations sémantiques.
33Pour la réussite de la taġuni, le créateur compositeur choisit deux procédés :
- une première opération rompant avec le sens premier des constituants de taġuni et permettant aux mots de traduire d’autres significations qui leur sont externes ;
- une deuxième opération consistant présenter l’ensemble de la taġuni en un vers homogénéisé.
35Le compositeur de taġuni recourt aux éléments métaphoriques et symboliques pour rendre le décodage, le dénouement de l’entrave des plus difficiles. La pratique imagée, métaphorique est rendue ludique par cet aspect transgressant la réalité qu’elle reçoit alors qu’elle se trouve à la base même de la confusion entre la réalité et l’imaginaire.
36A l’examen de la taġuni, on s’aperçoit qu’elles renferment un lexique extrêmement riche renvoyant aux divers champs-sémantiques (artefact, animalier, végétalier, corporel, locatif, cosmique, etc.). Elles définissent des éléments qui relèvent du monde environnant, du quotidien vécu. La taġuni fonctionne ainsi comme un moyen de concevoir globalement l’univers, elle sert surtout à présenter des formes rudimentaires du monde réel en dépeignant l’environnement naturel.
37Ces belles formules dyadiques, que sont la taġuni et le tinẓrit, se distinguent par l’existence d’une structure qui charme l’oreille et incite l’auditeur à s’envoûter dans une joute oratoire se particularisant par une forfanterie et un défi constants, c’est à cela sans doute qu’elles tiennent leur originalité et leur altérité. Elles se présentent ainsi comme une définition verbalisée, dont le sens est fonction des faits métaphoriques et rythmiques.
38Les faits rimiques et rythmiques, comme les faits significatifs, contribuent à la formation d’un énoncé hétérogène. La rime et le rythme sont directement conditionnés par les rapports de contiguïté qu’ils entretiennent, en raison de leur texture même avec les autres constituants de la tinẓrit. C’est au niveau du sens que la rime, le rythme, l’assonance jouent des mots comme tels, qu’ils distordent et, virtuellement, dévient. De la même manière que les tropes, ils mettent en valeur les constituants de la devinette berbère en les faisant passer de leur état inerte à un état actif, récupérant ainsi tout un côté signifiant.
2. L’aspect rythmique de la tinẓrit
39L’idée d’analyser les devinettes à travers leurs structures formant l’essence même de leur architecture est, nous semble-t-il, une nécessité pour montrer la disposition des rimes et des assonances qui constituent une vraie panoplie pour le « questionné ». Les devinettes soumises à l’analyse se présentent spécifiquement soit en une structure simple soit en une structure composée.
a) Structure simple :
40Dans cette rubrique, nous trouvons généralement des structures formées de deux termes :
(13) ɛeš ddaw uṣetta
Un nid sous une branche.
(awžžin n aydi / la queue d’un chien).
(14) awal nnes ism nnes
Sa parole est comme son nom.
(tikku / un oiseau qui chante tiku : le coucou).
43Une remarque à souligner : ce genre d’exemples n’est pas très récurrent, les tinẓrit ayant une structure simple présentent les mêmes caractéristiques : elles sont formées à partir de deux termes combinés par une préposition ou un autre lien grammatical.
b) Structure composée :
44Cette structure se présente sous forme de distique :
(15) žebdeġ d amrar
unhed udrar.
Je tire sur la corde
la montagne s’ébranle.
(taxsayt / la courge).
47Les tinẓra ayant la structure rythmique binaire sont très nombreuses. Pourquoi le primat de ce genre de structure au lieu des ternaires, des quaternaires et autres ?
48Les structures construites sur un rythme binaire s’avèrent les plus utilisées et les plus approuvées. Il y a plusieurs raisons qui expliquent cela. La prolifération de ces structures montre que la capacité mnésique des individus a tendance à retenir les formes brèves plutôt que longues. Les personnes, en fait, mémorisent mieux les devinettes courtes, c’est à dire celles qui ont une structure binaire ou une forme toute aussi simple. Justement, la mémoire à long terme de tout un chacun a tendance à enregistrer des données courtes afin d’assurer leur prolongement et leur prospérité.
49Plusieurs études ont démontré que la mémoire à long terme est le résultat d’une coopération entre les systèmes hiérarchisés opérant à différents niveaux de l’organisation cérébrale. Ce processus s’avère très nécessaire pour la mémorisation de telles structures. Ainsi, cette organisation garantit la consolidation, la continuation et la durée des énoncés tels que les devinettes [2].
50Quelle que soit la nature des structures rythmiques des devinettes, cela n’ôte rien à la qualité du rythme. Ce dernier est considéré comme le moule à l’expression poétique et à la formulation des énoncés ludiques.
3. La rime
51Si le rythme est un mode spécifique de la tinẓra, mais sa persistance est due aux rimes qui demandent à être identifiées en tant que telles. Ces rimes proposent une lecture harmonieuse en mettant en relief la disposition phonique de l’organisation rythmique. Ainsi l’analyse des rimes induit de nombreuses occasions d’interpréter plus subtilement ce genre langagier. La rime pourrait bien suppléer à l’irrégularité des faits rythmiques.
52Les exemples analysés montrent un schéma rimique parfait, où nous y voyons un rythme résultant du retour et de la répétition de certains sons allitératifs basés soit sur une rime pauvre, une rime suffisante ou une rime riche.
– la rime pauvre :
(17) d ad yaly i luɛer // wala iḍr
Elle préfère grimper sur un rocher escarpé plutôt que descendre
(ašeṭṭuf / la fourmi).
(18) snat n tawmatin // ur lli ittemy iẓiṛn
Deux sœurs qui ne se voient pas.
(tiṭṭawin / les yeux).
– la rime suffisante :
(19) yully lqefḍan // iɛayd d s išbṛan
Elle monte en caftan et descend en haillons.
(aqezziw / l’étincelle). [3]
– la rime riche :
56(20) tekku ḥsan // tekk bisan // tekk mani ur illi ttekkn i ysan
57Elle va par monts et par vaux, elle va au diable vauvert, elle va là où ne vont pas les chevaux.
59Rime pauvre, suffisante ou riche, ce genre de structure correspond à une représentation itérative d’une rime avec ses semblables et ses sosies et dissimule la différence qui existe entre les rimes.
4. La sonorité
60Au delà de la rime, le questionneur recourt à d’autres moyens pour donner à ses énoncés consistance et cohérence. La sonorité ou bien l’assonance repose sur l’utilisation de l’écho, de l’interactivité des sons et sur la création d’une mélodie rehaussée d’un ultime raffinement, celui d’une broderie des arts poétiques oraux. Il y a des devinettes maniées avec autant de finesse, de subtilité, d’humour et d’égrenage.
61L’utilisation de la sonorité recoupe celle de l’afflux des rimes, des assonances, bref celle d’une eurythmie comme celle de la poésie. La sonorité peut être traduite par plusieurs cas :
– l’allitération des noms participiaux :
(21) yusy wimmutn widdern, yasy widdern wimmutn, yasy wimmutn widdern, yasy widdern wimmutn, yasy wimmutn.
Le mort porte le vivant, le vivant porte le mort, le mort porte le vivant, le vivant porte le mort, le mort porte le mort.
(tisilt, iyyis, tasriyt, amnay, buḥebba, taṛṣaṣt / sabot, cheval, selle, cavalier, fusil, balle).
63Cette tendance à répéter les mêmes mots attribue une allure plus marquée pour la structure de l’énoncé. Dans cette devinette comme dans bien d’autres, lorsqu’il y a allitération des noms participiaux, elle tend, en fait, à mieux déterminer les caractéristiques du référent à deviner. Si nous considérons les noms participiaux répétés alternativement, nous percevons une description minutieuse d’un ensemble cohérent où les termes « w-immutn » et « w-iddern » réfèrent respectivement aux objets inanimés et animés.
64Il s’agit de définir plusieurs objets en faisant intervenir deux termes antinomiques « vivant » et « mort » présentant ainsi la devinette comme une sorte de définition caricaturale se basant sur une opposition stéréotypée entre le [+ animé] et le [ – animé].
– l’allitération des verbes, des prépositions et des adjectifs :
(22) tušu ṛebɛa i tmurt, tuš ṛebɛa iy ayt axam, tuš ṛebɛa iy ṛebɛa iy uženna
Elle en a quatre pour la terre, quatre pour la maisonnée et quatre pour le ciel. (tafunast / la vache).
(23) ila tiwa ur illi ixsan, ila azellif ur illi alnni, ila afriw ur illi ittfraw
Il a un dos et pas d’os, il a une tête et pas de cervelle, il a des ailes et ne vole pas. (aselham / le burnous).
(24) meš t^tẓṛid ur t^tṛid, meš t^tṛidd ur t^tiẓiṛḍ
Si tu le vois, tu ne saurais le porter, si tu le portes, tu ne saurais le voir. (lifn / linceul).
68Le mouvement des verbes, des prépositions, des adjectifs se fait dans un glissement perpétuel d’un son à un autre pour finalement aboutir à une eurythmie parfaite.
69Au-delà du rythme, la répétition redondante des mots se joint aux autres constituants de la devinette pour dévoiler, décortiquer et déchiffrer la trame de la devinette. Il ne peut être ainsi de décodage de (des) devinette(s) que par l’alliance du rythme et du sens. C’est pour cette raison sûrement que la devinette en tant que structure ludique est considérée comme une manifestation poétique de la joute oratoire.
5. Conclusion
70Si tinẓrit se distingue par la récurrence des structures binaires, taġuni, elle, est construite sur un rythme plus long qui s’avère le plus utilisé et le plus approuvé. On trouve des constructions qui reposent sur quatre hémistiches :
(25) qqenx aš nn, a bu lleġa, tarišt t lla tala, iyyis ibedda
Je te pose ô barde une histoire ici même : la selle court alors que le destrier est à l’arrêt.
(26) add tt ẓṛemx a bu lleġa, muhun agenna tegrit, isiynu ittazla igenna beddan
C’est une chose aisée que dis-tu là, ô producteur d’énigmes : le nuage se meut alors que le ciel est immobile.
(27) qqenx aš nn, a bu lleġa, yuyt da džra, yusi tabarda, arisi yemna
Je te pose ô barde un fait vrai : celui-ci porte un bat et y grandit.
(28) add tt ṛẓemx a bu lleġa, muhun ay tya ġas iddran axf isiwl bu izli
Je te la résous ô barde : celle-ci est facile, ce n’est que le gland dont parle le poète.
75En plus des structures quaternaires, on trouve des structures se composant de cinq à six hémistiches dans lesquels s’exhibe une description d’un ensemble d’actions. Le compositeur de taġuni imprime ainsi à ses questions un rythme variant pour souligner la fonction, la description matérielle, l’activité d’une entité donnée. Dans ce sens, on peut comprendre le rôle essentiel voire primordial des faits rythmiques et rimiques quant au décryptage des tiġuniwin.
76Peut-on parler de deux genres distincts ? Les instances isotopiques sont particulièrement singulières. Alors que dans la tinẓrit (l’énigme en prose), l’interrogé donne une réponse monosémique, dans taġuni (énigme chantée), l’interrogé devrait, pour soulever le défi, fournir une réponse versifiée qui est construite sur l’eurythmiticité de la question posée. On ne peut imaginer taġuni sans une réponse versifiée qui ne peut, en aucun cas être une contestation. En fait c’est la condition sin qua non qui permet d’établir une distinction entre ces deux structures qui relèvent de la doxa culturelle.
77L’observation de ce genre de littérature populaire orale montre à quel point ce domaine est encore loin d’être clos et combien il serait intéressant de découvrir l’accumulation des données culturelles, rituelles, anthropologiques et la minutie des faits sémantiques qui octroient au texte toute son originalité.
78De la même manière que la poésie, taġuni et tinẓra présentent un genre poétique singulier. Les faits rimiques et rythmiques comme les faits significatifs contribuant à la formation d’un énoncé hétérogène. Ces faits sont directement conditionnés par les rapports de contiguïté qu’ils entretiennent, tant par une isotopie particulière que par des conditions énonciatives qui établissent à la fois des diversifications et des affinités entre ces deux éléments de la joute oratoire.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bentolila, F (1986) : Devinettes berbères, tomes 1, 2, 3, Cilf, Fleuve et Flamme, Paris. Gary-Prieur, M. N. (1996) : Vérité et méthode, seuil, Paris.
- Jonasson, K (1996) : « Les noms propres métaphoriques : construction et interprétation », Langue française no 92.
- Kaaouas, N (2000) : les devinettes en arabe marocain : étude lexico-sémantique, thèse de doctorat, UFR des sciences du langage, faculté des Lettres, Fès.
- Kaaouas, N. (2004) : « Opacité référentielle : cas des devinettes berbères », La littérature amazighe : oralité et écriture, spécificités et écritures, Actes du colloque international sous la direction de Aziz Kich, Ircam, Rabat.
- Kaaouas, N. (2006) : L’énigme berbère : une autre typologie discursive, in Studi Magrebini, Nuova Serie, volume IV, Studi Berberi e Mediterrani, Miscellanea offerta in onore di Luigi Serra, Università Degli Studi Di Napoli « L’Orientale », Estrato, Napoli.
- Kaaouas, N. (2007) : « La poéticité dans les devinettes berbères », in Amazigh Days, Al Akhawayn University, à paraître.
- Recanati, F. (1979) : La transparence et l’énonciation, Seuil, Paris.
Notes
-
[1]
Voir Récanati (1979 : 41).
-
[2]
Par contre, dans les épreuves où l’encodage est contrôlé, les indices de rappel sont efficaces, ce qui explique l’existence des structures ternaires et quaternaires. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de préciser le primat de telles structures sur telles autres vu les imbrications et les enchevêtrements des études concernant la capacité mnésique de l’homme, car plusieurs domaines contribuent à l’explication de ce phénomène, comme par exemple, la psychologie, la neurologie, etc. toujours est-il que le stockage des informations et leur relation est rattaché directement à la pensée humaine. Plus les devinettes ont des structures longues, plus elles sont assujetties à l’oubli.
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[3]
L’étincelle est comparée dans cette devinette à une femme (qui s’envole) en tenue de fête (caftan brodé, habit très attrayant par des couleurs vives et étincelantes) mais qui revient en haillons (retombe en cendres).
-
[4]
Le sens de ḥisan et de bisan n’est pas très clair. Selon Ali Azdoud (cf. Bentolila, 1986), les berbérophones utilisent ces deux termes pour marquer l’opposition entre un endroit éloigné et un autre plus éloigné ou un endroit facile d’accès et un autre très difficile d’accès. La balle peut passer n’importe où, et quelle que soit l’emplacement de l’endroit.