Couverture de ECRU_386

Article de revue

Nicole Mathieu - Les relations villes-campagnes. Histoire d’une question politique et scientifique

Paris, L’Harmattan, 2017, 240 p.

Pages 125 à 128

English version

1 Les relations villes-campagnes. Histoire d’une question politique et scientifique, est un ouvrage de Nicole Mathieu qui analyse cette question du début des 30 Glorieuses jusqu’au début du XXIe siècle. N. Mathieu, historienne et géographe, a été directrice de recherche au CNRS (thèse sur Plovézet) et collaboratrice de la SEGESA (dirigé par J.-C. Bontron). L’ouvrage reprend dix articles publiés entre 1973 et 2012 (voir synthèse, chapitres 8, 2004 et 10, 2012) – dont deux parus dans Économie rurale – et propose deux textes inédits en conclusion (textes téléchargeables pour la plupart sur Cairn ou Persée). La première partie porte sur la France, laboratoire de la réflexion sur la relation villes/campagne, et la seconde l’élargit au niveau européen. On aurait préféré une synthèse au lieu d’un recueil comportant des répétitions, mais l’intérêt de cette anthologie est de permettre de suivre la construction de la pensée de l’auteur.

Un fil conducteur : la critique de la notion d’urbanisation des campagnes

2 Dès le chapitre 1 (Études rurales, 1973), N. Mathieu conteste le concept d’« urbanisation des campagnes », pour lui préférer celui de « rapport urbain-rural », à partir duquel elle propose un essai de classement des espaces français. L’enjeu est non pas d’étudier seulement l’espace rural mais d’analyser les « articulations qui font qu’un processus d’ensemble est générateur de formes spatiales spécifiques propres à valider une typologie » (p. 19).

3 Dans le chapitre 2 (Espaces et Sociétés, 1974), après avoir préconisé une approche en termes de division sociale de l’espace et de mécanismes de distribution du peuplement, N. Mathieu passe en revue différentes conceptions de l’urbanisation :

  • la diffusion de modes de vie aboutissant à affirmer que « la différence ville-campagne couplée avec la différence agriculture-industrie n’a plus aucun sens » (Mendras, 1967),
  • l’utilisation abusive du terme pour désigner toute construction par lotissement dans des communes n’ayant aucun aspect urbain,
  • la définition de l’urbain en fonction d’un seuil démographique,
  • l’assimilation avec la concentration des activités.

5 N. Mathieu reprend la critique que fait le sociologue M. Castells (1972) à l’encontre d’une approche de la ville (p. 49), qualifiée de culturaliste, qui repose sur une thèse évolutionniste postulant comme phénomènes équivalents urbanisation et modernisation.

6 Le chapitre 3 (L’espace géographique, 1982) souligne le glissement du terme de campagne, trop associé à l’agriculture, au profit de l’espace rural, puis des espaces ruraux, notamment en géographie sous l’influence des aménageurs. Explicitant des théories sous-jacentes, N. Mathieu présente les forces et les faiblesses de deux types d’approches empiriques de classification (pp. 73-80) : la méthode basée sur la morphologie des espaces (périurbain, faible densité…), et la méthode basée sur les fonctions (productif, résidentiel, récréatif…), aboutissant parfois à un mélange des deux approches. Puis elle aborde les approches théoriques (pp. 81-91) : une approche visant à définir des classes de structures spatiales (analyse factorielle et méthodes de classification hiérarchique), une approche découpant l’espace en fonction de la diffusion du progrès, et enfin des tentatives d’auteurs marxistes visant à distinguer les espaces en fonction de leur intégration à la formation sociale (articulation des modes de production et des rapports sociaux). En conclusion, N. Mathieu plaide pour des pratiques polyvalentes.

7 S’inspirant de l’approche de l’ethnologue français M. Godelier (1984) sur les rapports entre « l’idéel » (univers des représentations collectives) et le « matériel » (faits repérables dans les dynamiques de migration, changements réels de l’habitat…), N. Mathieu recherche les interactions réciproques « dans un va-et-vient » entre les représentations et les pratiques de la ville et de la campagne et elle considère, dans une approche marxiste, que la question centrale est « l’identification et la désignation des formations spatiales nées de l’inégal développement des forces productives et des modifications dans les rapports de production et les rapports sociaux » (p. 41).

8 Alors que certains considèrent que l’urbanisation produisant un « continuum urbain-rural » aboutit à la fin de la distinction urbain-rural et au dépassement de notion de rural, N. Mathieu préfère rechercher quels sont les « rapports dialectiques, quels processus sociaux dominent les transformations de l’espace et la répartition des gens qui y vivent » (p. 33). N. Mathieu rejette ainsi une approche urbano-centrée (« tous urbains ») et appréhende les relations ville-campagne comme pôles en tension. Critiquant J. Lévy (1994) qui préconise d’« oser le désert » et d’en finir avec le rural réduit à la paysannerie, N. Mathieu (p. 120) lui reproche de ne pas « voir monter le changement idéologique que traduit l’irruption des termes de ruralisation de la ville, de nature urbaine et d’écologie urbaine ».

Une périodisation des années 1950 aux années 1990

9 Dans deux articles publiés dans Économie rurale (cf. deux tableaux synthétiques in chapitre 8, pp. 106 et 171), N. Mathieu analyse les relations villes/campagnes décennie par décennie, des années 1950 aux années 1980 (chapitre 4) puis dans les années 1990 (chapitre 5), en soulignant que les définitions traduisent les modèles idéologiques du moment.

  • Les années 1950 de croissance sont marquées par l’opposition du rural (l’agricole) et de l’urbain (l’industrie).
  • Les années 1960 sont caractérisées par la modernisation et les migrations rurales : la « fin des campagnes » aboutit à la négation du concept archaïque de rural (Mendras, 1967), l’« urbanisation des campagnes » étant perçue comme « l’invention d’un mode de vie en voie de devenir universel » (Rambaud, 1969).
  • Les années 1970 se manifestant en milieu rural par un renversement de tendance (exode urbain, périurbanisation, population majoritairement non agricole, développement des usages non agricoles) sont vues comme une « renaissance rurale » (Kayser, 1990). Cette modernisation de l’agriculture rencontre des problématiques environnementales. La notion de campagne, désormais dénommée « espace rural » est revalorisée sous la convergence des idées néoruralistes (Léger-Hervieu et Hervieu, 1979), des « riches heures de la notion de pays » (Mathieu, 1983), de la « crise urbaine » et de mouvements minoritaires.
  • Dans les années 1980, sous l’influence de l’idéologie du développement durable et de certains politiques (verdissement des politiques agricoles…), « ce n’est plus la nature, support de l’activité agricole, mais une nature pluridimensionnelle où les éléments : eau, air, terre… et la notion d’écosystème reprennent de l’importance » (p. 102, p. 104). Le terme de campagne revient.
  • Dans les années 1990, la ruralité, de moins en moins associée à l’agriculture, l’est de plus en plus à la nature (Mathieu et Jollivet, 1989), d’où la réapparition de la notion de campagne, synonyme de paysage, préféré à celui d’espace rural, à connotation plus socio-économique : l’agriculture est pensée comme une activité gestionnaire de la nature. Le rural est de plus en plus associé à celui de « milieu rural », se mariant avec celui de milieu naturel et redevenant un genre de vie (Hervieu et Viard, 1996) et un mode d’habiter. Les représentations statistiques (INSEE) abandonnent l’approche des ZPIU (zones de peuplement industriel ou urbain) qui allaient recouvrir tout le territoire, au profit des « aires urbaines et de son complément rural » (INRA-INSEE, 1998), mais ce découpage s’appuie toujours sur une « vision démographique et économique » : nombre d’emplois et migrations (p. 115) réduisant l’espace rural à un espace de non-emploi et de résidence pour ceux qui vont travailler en ville (p. 118, p. 122). Or le rural est une ressource alimentaire et de nouveaux emplois, et l’accroissement de la mobilité donne aux lieux des valeurs complémentaires (p. 125).

11 Dans le chapitre 7, l’autrice s’essaie à définir les différents modèles d’habiter et de relations villes-campagnes à travers l’Europe : méditerranéen, latifundiaire, anglais, régions industrielles, français (pp. 146-147).

Une mise en perspective historique de l’évolution des rapports villes/campagnes

12 Le chapitre 10 offre une mise en perspective historique de l’évolution des rapports villes/campagnes sur le long terme (cf. schéma p. 207). N. Mathieu présente d’abord deux représentations sociales opposées nées au XIXe siècle :

  • la première, une idéologie « anti-urbaine », rousseauiste, conçoit la campagne naturellement bonne à l’inverse de la ville symbolisant la rupture avec la nature ;
  • la seconde, industrielle (matérialiste ou marxiste), repose sur l’opposition de classes sociales et l’inégale position dans les flux matériels.
  • La bifurcation des années 1960 voit l’affirmation de l’approche démographique et statistique de « l’urbanisation des campagnes », mais au tournant du XXIe siècle s’affirme une représentation « socio-éco-systémique » marquée par le développement durable, dans laquelle l’interaction urbain-rural est basée sur l’échange alimentaire et de ressources naturelles (p. 205).
  • L’évolution de la pensée de N. Mathieu se manifeste par la montée en puissance de deux concepts :
  • la nature, marquée par l’ouvrage de N. Mathieu et M. Jollivet (1989), qui a souligné le glissement du terme de rural à celui d’environnement ;
  • et le mode d’habiter, pour appréhender l’ensemble des relations évolutives entre les lieux et les milieux d’une part, les individus et les « gens » de l’autre (Mathieu, 2012).

14 En effet, « tout individu doit avoir conscience que sa pratique est ubiquiste » : « il fait « usage » et habite tous les lieux dont il sait reconnaître la naturalité spécifique et mouvante, qu’ils soient ruraux, urbains ou autres (p. 237). Aussi, N. Mathieu préfère pour qualifier la relation ville-campagne, « sans hiérarchie de valeur », la notion d’interaction « entre des lieux et des milieux distincts » (p. 239).

    • Castells M. (1972). La question urbaine. Paris, Maspero, 451 p.
    • Godelier M. (1984). L’idéal et le matériel : pensée, économies, sociétés. Paris, Fayard, 350 p.
    • Hervieu B., Viard J. (1996). Au bonheur des campagnes (et des provinces). La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 160 p.
    • Hervieu-Léger D., Hervieu B. (1979). Le Retour à la nature : au fond de la forêt… l’État. Paris, Le Seuil, 234 p.
    • Kayser B. (1990). La renaissance rurale. Sociologie des campagnes du monde occidental. Paris, Armand Colin, 316 p.
    • INRA et INSEE (1998). Les campagnes et leurs villes. INSEE.
    • Lévy J. (1994). Oser le désert ? Des pays sans paysans. Sciences humaines, hors-série, n° 4, février-mars, pp. 6-9.
    • Mathieu N. (1983). Les riches heures de la notion de pays, Autrement, n° 47, pp. 23-29.
    • Mathieu N., Jollivet M. (dir.) (1989). Du rural à l’environnement : la question de la nature aujourd’hui. Paris, L’Harmattan, 352 p.
    • Mendras H. (1967). La fin des paysans : innovations et changement dans l’agriculture française. Paris, SEDEIS, 364 p.
    • Rambaud P. (1969). Société rurale et urbanisation. Paris, Le Seuil, 318 p.

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Date de mise en ligne : 20/11/2023

https://doi.org/10.4000/economierurale.12214

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