Couverture de ECRU_376

Article de revue

In memoriam Yves Surry

Pages 7 à 11

English version
Avec les contributions – et souvent les mots mêmes – de nombreux collègues : Françoise Auffray, Michèle Briot, Karine Latouche, Chantal Le Mouël, Alain Carpentier, Pierre Dupraz, Abdelhakim Hammoudi, Éric Giraud-Héraud, Alex Gohin, Philippe Le Goffe, Yves Léon, Michel Simioni, Chokri Thabet, Alban Thomas

1Notre collègue Yves Surry est décédé à Uppsala le 6 mars dernier à 71 ans. Nous sommes beaucoup à partager la tristesse de sa disparition tant il fut un scientifique actif et un ami chaleureux.

2Originaire de Pamiers dans l’Ariège, il fait ses études d’Économie à l’Université de Paris IX-Dauphine où il obtient sa Maîtrise d’Économie appliquée en 1972. Il fait alors son service militaire comme coopérant au Lycée technique de Tlemcen en Algérie. En parcourant le pays d’Est en Ouest et du Nord au Sud, il entame sa vocation de randonneur au long cours et de grand voyageur. Il y a tissé des liens d’amitié et aimait taquiner les doctorants originaires de ce pays sur leurs connaissances de ses régions.

3À son retour, il continue sa formation par un Certificat de statistique appliquée à Paris VI en 1978. On voit s’annoncer déjà son inclination pour une approche empirique de l’Économie et pour l’économétrie, à une époque où en France, à l’exception de l’INSEE et de la Direction de la Prévision, ce n’est pas à la mode et même pas très bien vu en Économie rurale et à l’INRA. Il s’intéresse aussi aux questions agricoles et est admis à l’Université de Guelph où sa thèse de Masters sur la demande de soja en Europe est distinguée par l’AAEA. Il y fait ensuite sa thèse de PhD sur la politique céréalière de la CEE, avec Karl Meilke, un Alumni du Minnesota. C’est ainsi que nous avons entamé nos nombreux échanges et quelques collaborations.

4Tout en travaillant sa thèse il enseigne, de 1983 à 1986, à l’Université de Truro en Nouvelle-Écosse où il devient Assistant Professor et affirme son goût pour conduire en parallèle recherche et enseignement, ce qu’il fera sa vie durant. Il va cependant faire une expérience d’Analyste principal dans l’administration à Agriculture Canada de 1987 à 1993, dans la Direction de la Politique commerciale. Il y finit aussi sa thèse en 1988 sur un sujet central de la Politique Agricole Commune. La politique céréalière de la CEE intéresse en effet beaucoup l’Amérique du Nord, depuis longtemps d’ailleurs, et commence à attirer des analyses critiques en Europe aussi, tout en restant un dogme quasi intouchable au ministère français de l’Agriculture et même au Commissariat au Plan. Dogme qu’il faudra quand même abandonner faute de bases économiques solides sous les coups de boutoir de la Négociation Uruguay.

5Puis Yves, maintenant de double nationalité française et canadienne, revient vers le pays natal. Il présente en 1993 sa candidature au Département d’Économie et Sociologie Rurales de l’INRA et est nommé à la Station de Rennes. J’avoue l’y avoir incité et me suis demandé parfois si ce fut là pour lui une bonne idée, car il n’y fut pas toujours heureux. Mais il a noué tant de collaborations scientifiques et d’amitiés, tant contribué à des moments de convivialité, tant encadré des travaux d’étudiants, co-dirigé des thèses, contribué aux enseignements à l’ENSAR et à la Faculté de Sciences Économiques, que ces institutions scientifiques doivent lui en être reconnaissantes.

6En 2004, Yves présente sa candidature à un poste de professeur au Département d’Économie de l’Université de Sciences agronomiques de Suède, dans la spécialité Politique agricole et Commerce international. En 2019, il devient Professeur émérite et poursuit son engagement dans le métier qu’il aimait : collaborer avec ses collègues dans leurs recherches et conseiller les étudiants.

1. Le chercheur

7Yves était avant tout un chercheur passionné de recherche appliquée et de méthodes économétriques pertinentes dans notre domaine d’analyse : l’économie des productions agricoles, des échanges, de l’alimentation et même de l’environnement. Il y a déployé une imposante activité et de multiples collaborations. Sa liste de publications se développe dans plusieurs registres. Elle porte sur une grande variété de sujets à la faveur des relations scientifiques nouées avec de nombreux collègues. Cela pouvait commencer par une discussion conviviale mais passionnée sur des nouvelles techniques économétriques ou l’apparition de bonnes données sur les thèmes importants. Et une discussion au café ou dans les couloirs d’un congrès débouchait bientôt sur une idée à creuser, puis un projet de recherche en collaboration. Avec Yves, qui vivait l’économétrie et la recherche au plus profond de son être, ces discussions s’apparentaient ou se confondaient avec de véritables bilans de vie ! Les conversations les plus banales – et il y en avait beaucoup – finissaient toujours en meeting scientifique !

8Sa convivialité et sa curiosité étaient la source de cette diversité de champs et de thèmes, le plus souvent unifiés par le souci d’apporter par l’économétrie des preuves ou, au moins, des arguments statistiques solides, autant que possible. Yves ne se laissait pas embarquer par les débats entre doctrines et n’était pas attiré par les schémas de pensée ou les courants à la mode. Son esprit curieux lui donnait le goût de la nouveauté et de l’innovation dans les méthodes appliquées. Dès qu’un nouvel article intéressant était publié, il fallait essayer les nouvelles méthodes proposées.

9Ses proches co-auteurs témoignent avoir été étonnés par sa culture immense en économétrie appliquée. Avec une façon de faire très pragmatique. La théorie l’ennuyait très rapidement s’il n’y avait pas un problème concret à résoudre. Un vrai. On pourrait dire qu’il était dans la lignée des ingénieurs économistes français. Une façon assez spéciale de se passionner pour la recherche appliquée, fondamentalement pour la qualité des résultats plutôt que par passion des questions conceptuelles.

10Il était méticuleux et précis dans la rédaction de ses papiers. Il pouvait même remettre aux calendes grecques la soumission d’un article « pas encore tout à fait assez bien ». Et certaines recherches bien avancées n’ont pas été jusqu’à la publication. Il pouvait même arrêter une recherche avant de publier car c’était la poursuite d’une nouvelle idée qui l’intéressait plus que la carrière pour elle-même. Certains ne pouvaient comprendre cette tournure d’esprit, pourtant favorable à la créativité et à l’originalité des travaux.

11Cette disposition avait peut-être des limites et cela pouvait le conduire à des années de travail sur certains articles. Mais cela portait aussi ses fruits. Il a ainsi pu publier, avec deux co-auteurs, un article dans une très bonne revue, le Journal of Applied Econometrics. Ce papier a été accepté au premier tour de lecture par l’éditeur, sans révision aucune ! Un exploit ! À la grande joie des trois auteurs à qui cela n’était pas encore arrivé.

12Yves a travaillé sur une grande diversité de sujets : demande dérivée de l’alimentation animale en Europe, les échanges de produits agricoles transformés, la consommation de pesticides en viticulture, la transmission des prix des céréales dans la filière, les normes de sécurité alimentaire, la tarification de l’eau d’irrigation en Tunisie, les effets d’entraînement par la construction de matrices entrées-sorties des secteurs agricoles et alimentaire en Bretagne et au Canada, les effets de l’environnement sur les valeurs des maisons… Il a aussi fait plusieurs contributions techniques de réel intérêt dans les pratiques de modélisation dans les modèles multi-sectoriels ou d’équilibre général.

13Son premier travail sur la demande dérivée des composants de l’alimentation animale, à une période où les substituts des céréales étaient aspirés dans la CEE par une politique incohérente, était innovant par la bonne intégration de la théorie et de la statistique. Ses résultats empiriques riches et originaux ont fourni des paramètres de référence dans les modèles multi-sectoriels de l’OCDE et dans les modèles d’équilibre général. Il y montrait son intérêt pour des points techniques très précis et son aptitude à trouver le moyen d’encadrer les estimations économétriques par des contraintes théoriques juste suffisantes pour trouver des paramètres utilisables dans les modèles de simulation synthétiques.

14La recherche sur les impacts non linéaires de la pollution sur les prix des maisons illustre bien les qualités du chercheur : une bonne question, de bonnes données, une technique économétrique innovante (du paramétrique, du semi-paramétrique, du non paramétrique, des tests de spécification), et un choix de collaborations où les auteurs partagent la même vision du travail de chercheur, et, plus particulièrement, du travail d’un économètre appliqué. Ses coauteurs justement revendiquent ce mot, « appliqué » car, non seulement, leur travail d’économètre est de répondre à des questions appliquées, mais il traduit aussi le côté « artisanal » de ce travail où chaque élément mérite d’être fignolé.

15Le parcours d’Yves et ses publications révèlent une grande diversité de sujets, mais aussi une grande unité d’approche. Certains ont pointé une excessive dispersion, mais ce n’était là que l’effet d’une grande curiosité, d’une passion de la recherche et d’un appétit pour les méthodes nouvelles. Et ce sont là de vraies qualités de chercheur qui le protègent des ornières de la routine et du conformisme.

16Yves savait l’importance de publier soi-même et l’importance de promouvoir la qualité des supports et des revues. Il a d’abord été relecteur pour un grand nombre de revues de notre discipline en France et à l’étranger. Je me souviens aussi de ses efforts de traducteur et d’agent de liaison pour convaincre Tim Wharley de l’Université de Guelph de publier en 1983 un long article dans Économie rurale sur l’histoire des négociations agricoles au GATT en un temps où, en dépit de la PAC, l’international était peu présent dans l’Économie rurale française.

17En 1998, Yves est co-rédacteur des Cahiers d’économie et de sociologie rurales. En 2001, il s’investit dans la mise au point de deux numéros spéciaux de la revue sur le vin. Son associé souligne son implication, reprenant tous les articles, harcelant les auteurs pour que le document final soit impeccable. Yves a aussi collaboré à l’élaboration d’un numéro spécial de la European Review of Agricultural Economics, à la rubrique revue de littérature de cette revue, et à la coordination d’ouvrages collectifs pour Springer et Hermès.

2. L’aide aux étudiants

18Yves a aussi marqué son empreinte dans l’enseignement. Outre ses premières expériences à Guelph et à Truro, à partir de 1994 il a assuré plusieurs modules de cours : l’Économétrie en troisième année de l’ENSA de Rennes, les modèles d’équilibre général calculable en Maîtrise d’Économétrie à la Faculté de Sciences Économiques de l’Université de Rennes 1. En 1998 et 1999, il a donné un cours de 40 heures de politique agricole à la Faculté des Sciences Agronomiques de l’Université catholique de Louvain. À partir de 2004, il devient Professeur titulaire à Uppsala.

19Yves aimait aussi la relation avec les thésards. Les témoignages de ses anciens doctorants sont chargés d’estime et d’émotion. Il aimait houspiller les thésards pour leur donner la culture économétrique. Une « musique intérieure » le poussait à donner de son temps, malgré un calendrier chargé, pour former, soutenir des jeunes doctorants et chercheurs, surtout « quand ils étaient en galère ». C’est le côté générosité discrète et sans ostentation d’Yves. Excellent chercheur ayant des qualités pédagogiques indéniables, il adorait transmettre aux étudiants le savoir qu’il avait acquis, et cela, sans calcul. Ses connaissances scientifiques les impressionnaient, autant que son caractère curieux et méticuleux et son engagement pour aider les plus jeunes.

3. Le personnage

20Intellectuel passionné certes, Yves était aussi un personnage, attachant et parfois baroque. Tous ceux qui l’ont croisé ont retenu son charisme, sa sensibilité et son humour. Randonneur amoureux de la nature, pilier de rugby dans sa jeunesse, drôle, parfois maladroit mais toujours respectueux des autres, Yves nous semblait indestructible.

21Venant du Canada, Yves montrait un côté « coureur des bois » avec une stature de rugbyman. Peu intéressé par les tenues urbaines, il était souvent habillé comme à peine débarqué d’un trek lointain et prêt à repartir pour un autre. Un jogging pour l’hiver et un pour l’été suffisaient presque à son bonheur.

22Yves était aussi un amoureux de la nature et plus particulièrement des forêts et des montagnes. Les plages ne l’attiraient pas car elles transpiraient l’industrie touristique. « Impossible donc de l’attirer en Tunisie en période d’été malgré des invitations multiples. » Il a beaucoup fréquenté les Rocheuses, souvent en solitaire et était, dixit un proche, « le seul bonhomme que je connaisse qui soit capable de vous expliquer la conduite à suivre si vous croisez un ours dans un parc naturel canadien ». Mais ce grand voyageur était aussi amoureux de son pays natal, dont on dit qu’il connaissait tous les petits chemins. Le baroudeur ne passe pas inaperçu, c’est le moins que l’on puisse dire. De l’Algérie au Canada en passant par la France et la Suède, on l’a dit un « Corto Maltese de la recherche ».

23Yves nous divertissait de ses légendaires distractions : un magnifique coffret de chocolats belges destinés aux secrétaires, oublié dans le Thalys, une sirène d’alarme déclenchée sans intention par de grands gestes destinés à soutenir un propos passionné d’économétrie… Il pouvait arriver deux heures en retard à un rendez-vous à Toulouse. « Bon ! il venait de son Ariège profonde. Était-ce dû à son réveille-matin, à sa voiture d’âge canonique sujette aux démarrages poussifs ? On ne le saura jamais. L’important est qu’il arrivait, plein d’idées, de questions… Avec sa voix si caractéristique et ses emportements si soudains… Et toujours avec une grosse envie de glace à la vanille comme dessert. »

24Yves était un compagnon jovial au rire puissant et communicatif. Il était sincère dans ses enthousiasmes comme dans ses déceptions. Un mélange de légèreté, d’humour et, pour ceux qui le connaissaient vraiment, un certain souci, « un goût, diraient certains, de l’autre ».

25Le randonneur rustique avait aussi son humanité, plus sensible qu’il n’apparaissait. Il « venait à la Doc » causer de ses soucis, évoquant son attachement à sa famille. Il parlait beaucoup de sa mère et de son Ariège, où « dans son refuge familial de la Bastide de Sérou, les invités se rappellent les bons moments et un homme généreux et fidèle ».

26Yves fut un excellent chercheur, un collègue chaleureux et une personnalité originale qui marque son passage. « Un collègue certes, mais aussi et surtout un ami, est parti. Sa voix est pour toujours gravée dans nos oreilles : Allo, c’est Yves… ».

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