Couverture de ECRU_372

Article de revue

La mise en politique de l’agroforesterie

Des interdépendances sociales défiant le corporatisme sectoriel en France ?

Pages 119 à 135

Notes

  • [1]
     Aménagement du foncier visant à agrandir les surfaces parcellaires, caractérisé par l’arrachage du bocage, des prés-vergers et des noyeraies.
  • [2]
     PAC Agro-écologique = 200 € prime par ha de SIE (Fosse et al., 2019).
  • [3]
     « Est une image du secteur. Son premier effet est de baliser les frontières du secteur. » (Jobert et Muller, 1987).
  • [4]
     « Une image sociale de toute la société, c’est-à-dire une représentation globale autour de laquelle vont s’ordonner, se hiérarchiser, les différentes représentations sectorielles. » (Jobert et Muller, 1987).
  • [5]
     DPEI/SPM/SDCPV/C2006-4038 ; DGPAAT/SDBE/SDFB/C2010-3035 ; PAC 2007-2013 et 2014-2020.
  • [6]
     Agronomes, conseillers, techniciens.
  • [7]
     Agriculteurs et ouvriers agricoles.
  • [8]
     L’interdépendance sociale asymétrique indique un déséquilibre entre un acteur A dont l’influence normative est forte, et un acteur B contraint de se conformer aux normes et valeurs. À l’opposé, une interdépendance équilibrée indique le partage du processus normatif. Il fait donc l’objet de coopération entre A et B.
  • [9]
     Le concept a émergé sous l’impulsion de l’International Union for Conservation of Nature (UICN) dès 2009 pour répondre aux enjeux d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques.
  • [10]
     Issue de la modernisation puis de la spécialisation de l’agriculture.
  • [11]
     Le remembrement a été porté politiquement par un cultivateur et syndicaliste breton, F. Tendiprigent, un socialiste ministre de l’Agriculture nommé à la libération par De Gaulle.
  • [12]
     Circulaire ministérielle DPEI/SPM/SDCPV/C2006-4038.
  • [13]
     DPU (Droit au paiement unique) devenu DPB (Droit au paiement de base).
  • [14]
     Circulaire ministérielle DGPAAT/SDBE/SDFB/C2010-3035.
  • [15]
     Un second plan 2020-2025 est envisagé par le MAA.
  • [16]
     Près de 50 conseillers des Chambres d’agricultures, 150 de  réseaux associatifs agréé BCAE7 et plusieurs dizaines sans agréments.
  • [17]
     Environ 400 000 €/an depuis 2015.
  • [18]
     450 000 € en deux ans, dont 100 000 € financés par la Caisse des dépôts et des consignations biodiversité.
  • [19]

1La forêt paysanne, composée de bocages, prés-vergers, noyeraies et autres prés-bois, constituait 30 % du revenu agricole à l’hectare en 1929 (Archambeaud et Liagre 2008). L’arbre est pourtant tombé en désuétude en agriculture lors de la révolution verte et ses remembrements [1] dès 1962. En effet, l’agrandissement du parcellaire au détriment des haies était devenu un symbole de modernisation, une reconnaissance sociale. D’après le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation (MAA), l’emprise au sol du bocage a chuté de 15 % en 1950 à 1,25 % de la Surface agricole utile (SAU) et l’Agroforesterie (AF), au sens large d’un système agricole qui inclut le bocage (haies) et les arbres intra-parcellaires, occupe ainsi en 2018 1,7 % de la SAU.

2Pourtant, les politiques agricoles affichent une reconsidération du rôle de l’arbre au sein de l’espace agraire, depuis l’établissement dans la politique agricole commune (PAC) d’une mesure agroforesterie en 2007 et via l’intégration du Plan de développement de l’agroforesterie (MAAF, 2015) en tant que pilier du Projet agro-écologique pour la France (PAEF) (MAAF, 2013). Cette transition serait renforcée dans la PAC post 2020 dite « PAC agro-écologique », d’après le rapport de France Stratégie (Fosse et al., 2019), puisque les surfaces d’intérêt écologique (SIE) dans lesquelles est comptabilisée l’AF seraient rémunérées [2].

3La reconfiguration de cette politique est-elle seulement une adaptation marginale du modèle conventionnel issu du corporatisme sectoriel de la modernisation agricole, ou une transformation profonde qui atteste de la redistribution des rôles dans l’élaboration des politiques agricoles ?

4Nous faisons l’hypothèse que la mobilisation des acteurs qui ont contribué à faire de l’absence de l’arbre en agriculture un problème public, pour finalement mettre l’AF à l’agenda des politiques agricoles, illustre une inflexion de la nature du dialogue social dans la définition des politiques agricoles.

5Pour l’éprouver, nous associerons au concept de référentiel de politiques publiques (Muller, 2015) une lecture de l’interdépendance sociale proposée par N. Elias, afin de mettre au jour les tensions émergentes à l’intersection des problèmes socio-écologiques. Celles que nous avons identifiées sur notre terrain d’étude, montrent que plus le modèle agricole rationalise et simplifie les modes de production en niant les équilibres écosystémiques, plus les relations entre les acteurs qui structurent et orientent l’agriculture ont de chance d’être déséquilibrées et inégalitaires.

6Pour cela, nous préciserons tout d’abord cette approche théorique et présenterons la méthodologie mobilisée sur nos terrains d’études. Puis, notre hypothèse de fragilisation du corporatisme sectoriel sera éprouvée au prisme de la trajectoire des « référentiels de politiques agricoles » (Muller, 2015) s’expliquant par la reconfiguration des interdépendances lors de la mise à l’agenda politique de l’AF. Enfin, nous analyserons les incidences de ces évolutions dans ce secteur traditionnellement corporatiste en France qu’est l’agriculture.

Lire les trajectoires des politiques agricoles

7Les politiques publiques se reconfigurent lorsque leurs matrices cognitives et normatives ne fournissent pas un cadre adéquat pour la représentation ou l’action dans le domaine concerné par le changement. Cette dimension cognitive est importante pour comprendre comment une politique peut être maintenue ou mise en cause. Elle peut être analysée grâce à la notion de référentiel de politique publique proposée par B. Jobert et P. Muller. Ainsi, « le référentiel d’une politique publique, désigne l’ensemble des normes ou images de référence, en fonction desquelles sont définis les critères d’intervention de l’État ainsi que les objectifs de la politique publique considérée » (Jobert et Muller, 1987).

8P. Muller défend l’idée selon laquelle le référentiel d’une politique publique doit se réformer lorsqu’une dissonance cognitive est mise en évidence entre le « référentiel sectoriel » [3] et le « référentiel global » [4], décalage qu’il analyse dans le Rapport global-sectoriel (RGS) (Muller, 2015).

9Cependant, P. Muller évoque les limites du Rapport global-sectoriel pour assurer un compromis social, l’État-nation étant fragilisé par le processus de globalisation. L’auteur souligne en effet les difficultés actuelles des politiques publiques nationales à définir les référentiels globaux d’interprétation du monde, dans la mesure où l’espace de production mondialisée des nouveaux cadres de pensées se situe désormais bien au-delà de l’emprise des États (Muller, 2015).

10C’est pourquoi nous proposons d’associer à cette analyse cognitive des politiques publiques, une lecture de « l’interdépendance sociale » proposée par N. Elias (Elias, 1970), qui nous permet d’appréhender ces reconfigurations des cadres de pensée mondialisés. « La notion d’interdépendances désigne des relations de dépendance mutuelle, une forme de conditionnement réciproque ou de co-dépendance entre des éléments (acteurs, objets, processus bio-physiques…) » (Carter et al., 2020).

11Les interdépendances mettent en visibilité les relations à la nature autant que les interrelations et tensions sociales. Ces combinaisons de configurations entre acteurs, objets et processus, façonnent les politiques publiques soumises aux changements globaux. Ainsi, dans un contexte mondialisé de transition socio-écologique, cette grille de lecture décrit le processus de mise en politique des objets, ici de l’agroforesterie. Elle permet d’analyser le repositionnement de l’État pour accompagner et légitimer les référentiels de politique publique émergents qui se trouvent déstabilisés dans un contexte de globalisation.

12La redistribution des rôles et donc des interdépendances dans l’élaboration des politiques agricoles mettra en évidence l’émergence d’un nouveau référentiel de politique publique qui redonne à l’arbre une place centrale en agriculture.

13Notre analyse s’appuie sur un matériau empirique qui associe des entretiens semi-directifs et des observations participantes réalisées de 2016 à 2019. Vingt-deux entretiens avec les principaux acteurs intervenant dans le processus de mise à l’agenda politique de l’AF ont été réalisés :

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  • Associations et coopératives de promotion de l’agroforesterie : association française d’agroforesterie (AFAF), association française de l’arbre champêtre et des agroforesteries (AFAC-Agroforesteries), bureau d’étude spécialisé en agroforesterie (scoop AGROOF).

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  • Institutions européennes, nationales et régionales garantes de l’encadrement et du soutien économique de l’agroforesterie (Direction générale de l’agriculture de la Commission européenne), ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation et conseils régionaux).

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  • Organisation professionnelle agricole majoritaire (Fnsea).
  • Acteurs du développement agricoles (Chambre d’agriculture, associations, entreprises de conseil).
  • Chercheurs investis dans l’étude des systèmes agroforestiers (Inrae, Cirad, Irstea).

17Les enquêtés sont interrogés sur leur définition de l’AF, puis ils sont amenés à s’exprimer sur les acteurs (agriculteurs, scientifiques, militants, personnels politiques et administratifs) qui ont contribué à faire de l’absence de l’arbre en agriculture un problème public, pour finalement mettre l’AF à l’agenda des politiques agricoles.

18À cela s’ajoute une enquête documentaire mobilisant des publications sur l’évolution des politiques agricoles françaises (Hervieu et al., 2010) et communautaires (Jereb et al., 2017), ainsi que différents textes législatifs (MAAF, 2013, 2015 ; Bardon et al., 2016 ; Balny et al., 2015) et réglementaires [5] sur l’arbre en agriculture.

19Enfin, nous avons assisté à plusieurs temps forts organisés par ces acteurs comme le lancement du Plan de développement de l’agroforesterie en décembre 2015, le 3e congrès européen d’AF en 2016, le 5e congrès mondial d’AF en 2019.

20L’observation des collectifs d’agriculteurs engagés dans ce processus de transformation des pratiques était indispensable pour comprendre leur positionnement dans les chaînes d’interdépendances. Le premier, Sols vivants 35, expérimente l’Agriculture de conservation des sols (ACS). Il s’agit d’un Groupe d’études et de développement agricole (GEDA 35) reconnu Groupement d’intérêt économique et environnemental (GIEE). Le second, Agr’eau, est un réseau de fermes pilotes qui associe l’AF à l’Agriculture de conservation des sols (ACS). Il regroupe des agriculteurs indépendants et des collectifs dont certains sont labellisés GIEE.

21À travers ces terrains d’études, nous associerons à la description des trajectoires de politiques agricoles une lecture des interdépendances sociales ayant abouti à la mise en politique de l’agroforesterie.

Les référentiels des politiques agricoles en tension, des remembrements à l’agroforesterie

22Pour appréhender les trajectoires des politiques agricoles relatives à l’agroforesterie, il est nécessaire de décrire l’emboîtement des référentiels de politiques agricoles caractéristiques de transformations majeures de l’agriculture française : « modernisation agricole » (Mendras, 1967), « agriculture spécialisée » (Pétry, 1974), « agriculture multifonctionnelle » (Laurent et al., 2003) et « agroécologie » (Deverre et al., 2014). Leurs définitions s’appuient sur le « rapport global-sectoriel » de Muller, qui synthétise la manière dont un secteur d’activité assimile les transformations globales de la société.

23Le développement des référentiels n’est pas linéaire dans la mesure où ils peuvent se chevaucher au cours du temps. Ils ont une influence sur la constitution du problème public agroforestier, puisque chacun est structuré par une organisation sociopolitique spécifique et reflète parallèlement une représentation de l’arbre en agriculture. En conséquence, cette lecture diachronique de l’enchevêtrement des référentiels agricoles caractérise le degré d’interdépendance sociale entre les métiers et les organisations du secteur. Elle informe aussi sur le degré d’association de l’arbre au système productif.

24La figure 1 proposée ci-dessous intègre ainsi la double tension annoncée en introduction. La première tension renvoie à la moindre dépendance de l’agriculture à la nature, sous l’effet de l’artificialisation et de la simplification des modes de production qui sont observables dans les politiques de remembrement, emblématiques des référentiels de modernisation et de spécialisation agricole. De manière parallèle, la seconde tension résulte d’une asymétrie entre d’une part, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (Fnsea) et les métiers de conception/diffusion [6] qui ont le monopole des orientations agricoles, et d’autre part, les organisations alternatives (Confédération paysanne, associations) ainsi que les métiers d’« exécution » [7] dont le pouvoir est marginal pour définir le référentiel sectoriel. Autrement dit, plus le modèle agricole rationalise et simplifie les modes de production en niant les processus écosystémiques, plus les relations qui structurent et orientent l’agriculture ont de chance d’être déséquilibrées et inégalitaires.

Figure 1. Trajectoires de l’agroforesterie selon les référentiels de politiques agricoles

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Figure 1. Trajectoires de l’agroforesterie selon les référentiels de politiques agricoles

Source : l’auteur.

25De fait, nous postulons que cette double tension est mise en cause par le référentiel d’agriculture multifonctionnelle, puis par celui de l’agroécologie. Si cette hypothèse se vérifie, les déséquilibres hérités de la modernisation agricole devraient aujourd’hui connaître des adaptations vers moins d’asymétrie. De même, le fonctionnement monopolistique de la « cogestion sectorielle […] fondée sur une collaboration étroite entre le pouvoir politique et l’organisation professionnelle » (Keeler, 1987) devrait s’ouvrir à une « gouvernance multilatérale » (Petrella et Richez-Battesti, 2012).

26La figure 1 représente les trajectoires française et européenne de l’arbre en agriculture. Elle articule les dates emblématiques des politiques agricoles aux pratiques agroforestières. Ces trajectoires sont influencées par les référentiels de politiques agricoles ((1) – (4), figure 1). Chaque référentiel est caractérisé par un certain degré d’association de l’arbre au système productif (axe des abscisses) et un degré d’interdépendance sociale [8] entre les métiers et les organisations professionnelles du secteur (axe des ordonnées).

27Le premier référentiel marque l’origine de notre analyse. Il est représenté en bas à droite de la figure 1. Il s’agit de la rupture historique des années 1960 avec la « modernisation agricole » (Mendras, 1967) et ses remembrements, fondée sur le référentiel global de l’autonomie alimentaire dans l’après-guerre. Il est construit dans un nouvel alliage politique de cogestion qui met en évidence un corporatisme sectoriel (Muller, 2000).

28Ce référentiel sectoriel spécialise les fonctions sociales du développement agricole. Il semble en effet que la standardisation des modes de production se soit parallèlement traduite par la spécialisation des métiers. À l’image de « l’appareil bureaucratique » (Crozier, 1962) l’agronome, le conseiller et l’agriculteur ont été assignés à des positions hiérarchiques, liées à des compétences segmentées. Or les référentiels global (autonomie alimentaire) et sectoriel (productivité) convergent avec la politique de remembrement dans une représentation dominante où la suppression de l’arbre devient un moyen d’améliorer le rendement à l’hectare.

29Cette conception entraîne une sortie de l’arbre des représentations propres au métier d’agriculteur et aboutit à un second référentiel où l’« agriculture spécialisée » (Pétry, 1974), (en bas à gauche de la figure 1) devient de plus en plus controversée dans les années 1980 et 1990, du fait de son impact environnemental et des crises sanitaires. La mobilisation de médiateurs porteurs de cause hisse progressivement la préservation de l’arbre sur l’espace agraire au rang de problème public dans une perspective environnementaliste qui oppose alors économie et écologie. Cette mobilisation ne réussit pas véritablement à infléchir le référentiel d’agriculture spécialisée dominant, lequel s’attache, avec les progrès de productivité, à faire de l’agriculture française un champion de l’exportation.

30Toutefois, cette dynamique sociétale naissante autour des enjeux environnementaux et alimentaires intervient alors que le cycle de la spécialisation agricole entre dans une séquence de stagnation. Ce dernier connaît même ses premières crises économiques, environnementales et représentationnelles avec la « crise de la cogestion » (Muller, 2000) initiée par l’ouverture au pluralisme en 1981 par le pouvoir socialiste. Ainsi, l’émergence d’organisations alternatives au modèle conventionnel, comme la Confédération paysanne, contraint progressivement le référentiel de spécialisation porté par la FNSEA, acteur professionnel dominant. Ce dernier entre en tension avec un nouveau référentiel global, celui de l’agriculture durable qui met en avant la multifonctionnalité de l’agriculture dans les décennies 1990 et 2000.

31Le référentiel naissant de l’« agriculture multifonctionnelle » (Laurent, 2003) (en haut à gauche de la figure 1) est également alimenté par la réforme du second pilier de la PAC dans les années 1990, qui met avant la « cohabitation du développement territorial aux côtés du développement économique de l’agriculture » (Muller, 2000). Il freine par ailleurs le processus de spécialisation des métiers. L’activité agricole n’a donc plus pour seule vocation de produire. Elle est amenée, dans le cadre du contrat territorial d’exploitation (CTE), à prendre en compte le développement rural dans sa globalité, tout en étant accompagnée financièrement par des aides surfaciques de la PAC qui découplent les revenus des seules productions. De cette volonté de ne plus dédier la ruralité à la seule productivité agricole, apparaissent les premiers programmes locaux de replantations de haies.

32Enfin, les représentations de l’AF s’étoffent en 2015 dans le référentiel émergent de l’« agroécologie » (Deverre et al., 2014), en haut à droite de la figure 1, notamment grâce à la mise en œuvre du Plan de développement de l’agroforesterie et l’adoption d’une définition internationale de l’agroforesterie qui intègre dans le système productif aussi bien les haies et le bocage que les alignements intra-parcellaires (MAAF, 2015). L’AF devient même dans ce référentiel une pratique contribuant à la refondation des systèmes alimentaires, selon la définition proposée par le MAAF : « L’agroforesterie est un système dynamique de gestion des ressources naturelles reposant sur des fondements écologiques qui intègrent des arbres dans les exploitations agricoles et le paysage rural et permet ainsi de diversifier et de maintenir la production afin d’améliorer les conditions sociales, économiques et environnementales de l’ensemble des utilisateurs de la terre » (MAAF, 2015).

33L’AF telle qu’elle est présentée, discutée, expérimentée dans le cadre de ce plan, affiche une volonté ministérielle « d’écologisation » (Deverre et al., 2014) des modes de production agricole qui n’en resteraient pas moins performants socialement et économiquement. Ce projet politique répond au référentiel global attaché au respect de l’environnement et fait le pari, dans le référentiel sectoriel, que les crises agricoles actuelles (sociale, écologique, économique) pourraient être dépassées par la mobilisation de « solutions fondées sur la nature » [9].

34Ainsi, les trajectoires de l’arbre en agriculture soulignent la coexistence des référentiels agricoles. L’agriculture conventionnelle qui reste dominante [10] est fragilisée par l’émergence du référentiel global de la transition écologique. Le référentiel agroécologique s’affirme, notamment via la formalisation de « réseaux d’action publique » (Grossman et Saurruger, 2012). Il acte à la fois le début du déclin du référentiel de la spécialisation agricole pour stabiliser celui de la multifonctionnalité, tout en refondant l’interdépendance sociale vers une distribution plus équilibrée du pouvoir de définir les pratiques et les politiques agricoles.

35Pour illustrer ce processus (macro) de reconfiguration des référentiels de politiques agricoles, nous proposons maintenant une analyse (micro) de la réhabilitation de l’arbre dans les politiques agricoles.

Vers la mise en politique de l’agroforesterie

36Pour comprendre les dynamiques sociales qui concourent au renversement des représentations de l’arbre comme concurrent des cultures, à celles de potentiel allié, nous proposons l’analyse de la mise en politique de l’agroforesterie lors de l’institutionnalisation du verdissement de la PAC et de l’agroécologie en France.

37Dans le référentiel de modernisation agricole à partir des années 1960, l’agrandissement du parcellaire au détriment des haies et autres alignements d’arbres devient un symbole de progrès. Les paysans des petites fermes, attachés à l’autonomie des pratiques agroforestières héritées, se résignent alors devant la coalition des géomètres, du personnel politique et d’une nouvelle génération d’agriculteurs [11] préoccupés par la productivité de leurs moyennes et grandes exploitations. Cette résignation s’illustre par exemple dans le documentaire Adieu paysans (Maurion, 2014) :

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« – On s’est retrouvés pour le remembrement, pour en finir.
– Le terrain est aussi bon, comme avant ?
–  Bah peut-être pas, mais enfin ça peut aller quoi. On est bien obligés d’accepter ce qu’ils nous ont dit quoi ! […] Tu vois ! Faut pas se plaindre tout le temps. On est obligés d’admettre tel que c’est fait, contents ou pas contents c’est comme ça ! »
(Maurion, 2014).

39Malgré tout, des pionniers de l’agroforesterie maintiennent des haies en dépit du remembrement, au côté desquels nous pouvons citer l’agronome D. Soltner qui publia dès 1973 : L’Arbre et la haie pour la production agricole, pour l’équilibre écologique et le cadre de vie rurale (Soltner, 1975). La même année, un couple de pionniers de l’AF convertissent en Charente-Maritime 62 hectares en agroforesterie intra-parcellaire avant même l’émergence de ce concept :

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« – Mme : Pour commencer on est partis avec mon mari en tracteur avec une hache et une bêche, alors on a essayé sur une petite parcelle que l’on a défrichée […].
– Mr : J’ai semé de l’orge de printemps et cette orge de printemps a poussé merveilleusement bien ! Alors aussitôt j’ai compris que l’on pouvait se trouver des terrains comme ça. J’ai acheté des bois et le service des eaux et forêts a eu un petit peu peur, car il y avait beaucoup de défrichage avec les remembrements. Donc ça a fait l’objet d’un accord dans le bureau de l’ingénieur. Il tire un trait sur une carte et il me dit : “Au sud de ce trait, je vous donne l’autorisation de défricher et au nord vous reboisez” […] Je me suis dit : “L’appareil à désherber fait une bande de 12 m, je vais faire des rangs à 14 m”, ce qui paraissait énorme pour le service des eaux et forêts, mais pour moi ça m’arrangeait. »
(Liagre et Girardin, 2009).

41Le référentiel modernisateur de l’agriculture engendre de tels bouleversements qu’en réaction se structurent dès les années 1970 des mouvements sociaux écologistes, comme la multiplication de manifestations locales d’opposition aux remembrements ou encore la lutte de défense du Larzac (1971-1981). Ils émergent dans une décennie où la société civile s’oppose à la toute-puissance de l’État modernisateur. Dans les années 1980 et 1990, le modèle agricole dominant est de plus en plus controversé pour son impact environnemental. C’est alors que la recomposition du cadre interprétatif de l’arbre en agriculture débute, avec l’émergence d’entrepreneurs de cause, d’abord issus du monde associatif. Nous pouvons souligner à cette période la création des associations de défense de l’arbre champêtre Missions bocage, Arbres et Paysages, Prom’haie ; associations qui apportent les premiers contours environnementaux de l’AF à travers la défense du bocage. Ces premières initiatives de replantations de haies sont soutenues financièrement dès les années 1990 par des conseils généraux, à la suite de lobbying de ces associations.

42Dans les décennies 1980 et 1990, les scientifiques tâtonnent entre les cadrages disponibles pour justifier l’intérêt d’associer arbre et activité agricole : sylvicole et agricole, environnemental et productif, ou encore entre pratiques traditionnelles et modernes. Ces équipes étaient scindées en deux groupes : d’un côté celles travaillant sur la haie et le bocage (Inrae Rennes) et de l’autre des expérimentations sur l’agroforesterie intra-parcellaire (Irstea Clermont-Ferrand, Inrae Toulouse, Inrae Montpellier). Non sans difficulté, ces scientifiques contribuent au renversement de la vision dominante de l’arbre improductif en agriculture, s’appuyant sur la notion de « haie coupe-vent » ou encore de l’agroforesterie intra-parcellaire alors qualifiée de « moderne ». Le laboratoire de L’Inrae de Montpellier, sur la base de cette définition initiale de l’agroforesterie, est parvenu à asseoir une première légitimité par la démonstration de l’augmentation moyenne de 40 % de la production totale de biomasse des parcelles agroforestières, comparativement aux témoins agricoles et forestiers. La théorie du « Land équivalent ratio » (Dupraz et Liagre, 2011) deviendra un argument central auprès de la Direction générale de l’Agriculture de la Commission européenne, dont voici la définition : « Le ratio équivalent terre est un concept en agriculture qui décrit la superficie de terre relative requise en culture unique pour produire le même rendement qu’en culture intercalaire » (Dupras et Liagre, 2011).

43Or, ces résultats ont longtemps été ignorés en France dans les politiques agricoles au point de contraindre deux équipes (Irstea Clermont-Ferrand et Inrae Toulouse), spécialistes de l’AF à réorienter leurs recherches en 2000. C’est alors que débutent les opérations de légitimation de l’AF au sein du référentiel de multifonctionnalité de l’agriculture, où les intérêts sectoriels sont mis en tension par des questions écologiques. Pour obtenir cette reconnaissance, différents leviers, notamment scientifiques, sont utilisés. Pour devenir visible et audible auprès des pouvoirs publics en France, un agronome de l’INRA de Montpellier se tourne vers la scène européenne pour légitimer ses travaux. C’est l’objectif du projet européen Silvoarable Agroforestry for Europe (SAFE), qui ouvre le financement en France de recherches finalisées en AF par le Compte d’affectation spécial développement agricole et rural (Casdar).

44À la suite de cette reconnaissance européenne, ces scientifiques s’associent à des professionnels et militants, porteurs de la cause agroforestière en France ayant pris conscience de l’importance d’un portage politique national. C’est ainsi que naît l’Association française d’agroforesterie (AFAF) en 2007, avec le but de valoriser les premiers résultats scientifiques reconnus sur le plan européen. Parallèlement, les associations locales de l’arbre champêtre se structurent en groupe d’intérêts agroforestier (Grossman et Saurruger, 2012) avec la création de l’Association française de l’arbre champêtre et des agroforesteries (AFAC-Agroforesteries) en 2007. Elles sont rejointes en 2011 par l’European agroforestry fédération (EURAF) pour structurer et appuyer le lobbying exercé auprès de la Direction générale de l’agriculture.

45De 2001 à 2005, le projet européen SAFE déclenche la mise en politique publique de l’agroforesterie lorsque le référentiel des politiques agricoles commence sa mue vers la multifonctionnalité. Ce projet de recherche et un lobbying actif font évoluer l’approche réglementaire de l’arbre au sein des deux piliers de la PAC. En France, les surfaces arborées deviennent éligibles [12] aux aides directes [13] en 2006. Avec cette prise en compte, c’est la motivation économique de l’arrachage qui s’atténue. L’adoption du Règlement de développement rural n° 1698/2013 du Parlement européen et du Conseil (article 44) reconnaît l’AF pour la première fois dans le second pilier de la PAC au travers de la mesure 222 (programmation 2007-2013), qui est mise en œuvre en France en 2010 [14]. Une étude fait un bilan mitigé de cette mesure en soulignant que « le manque d’entretien associé à la mesure 222 et la perte de paiements directs du pilier I, ont clairement affecté ce résultat infructueux » (Santiago-Freijanes et al., 2018).

46Ces carences sont prises en considération dans l’actuelle programmation (2014-2020) puisque la mesure 8.2 d’aide à l’installation de systèmes agroforestiers (qui remplace la 222), peut désormais financer l’entretien des plantations les premières années et les surfaces arborées sont maintenant éligibles aux paiements directs en plus d’être protégées dans le pilier 1 (BCAE 7). Mais en 2015, la nouvelle version du registre parcellaire graphique (RPG) n’est pas disponible, cela jusqu’en 2018, attribuant aux agriculteurs des aides partielles, « faisant rimer l’écologisation annoncée avec un bug généralisé » (Magnin, 2019). Par ailleurs, l’éligibilité de l’AF aux aides surfaciques restait symbolique, avec un seuil fixé à seulement 5 % de Surfaces d’intérêt écologique(SIE) (PAC 2015-2020). L’AF devrait cependant être mieux rémunérée par la PAC après 2020 (Fosse et al., 2019).

47En 2015, nous assistons en France au premier portage politique de l’AF lorsqu’elle est intégrée au dixième plan du Projet agroécologique pour la France (PAEF), initié en 2012 par le MAAF. Cette inscription à l’agenda du ministère permet à l’AF de s’imposer aux institutions de l’agriculture, de l’enseignement à la recherche en passant par le développement, alors que la pratique y était souvent considérée comme marginale. Dans ce plan, l’AF est vue comme « un ensemble de pratiques anciennes porteuses d’avenir ». Il propose cinq axes pour soutenir son développement. Un comité de pilotage mobilise les acteurs principaux de l’AF pour mener ces actions et les évaluer tous les neuf mois.

48Au moment du bilan de ce premier plan [15], le comité reconnaît des avancées, en ce qui concerne les réglementations ou encore avec la création d’un label « bois bocager géré durablement ». Ils estiment que l’axe 1 sur le recensement des systèmes agroforestiers manque de précisions du fait de l’absence de cartographie actualisée. Depuis, le MAA estime à 300 000 euros l’investissement pour permettre la réalisation d’une carte des bocages de France en juin 2020. L’inventaire des crédits dédiés pour le développement de l’agroforesterie entre 2015 et 2017 recense environ 1,3 million d’euros (Réseau mixte technologie – RMT, Réseau rural…) hors mesure 8.2 PAC. Si certains de ces crédits n’ont pas été initiés par le plan, d’autres, par contre, n’auraient pas été mobilisés en son absence. Difficile donc d’évaluer le budget consécutif au plan. Pour autant, il souffre de la comparaison avec les 160 millions investis chaque année pour soutenir les conversions au bio ou encore les 40 millions d’euros du plan « apiculture » sur trois ans.

49Au-delà de cette politique ministérielle, nous pouvons évoquer dix-huit programmes de recherche et développement en France, ainsi que trois programmes européens, Agroforestery education in Europe (Agrofe), Agroforestry Innovation Networks (Afinet), AgroForEstry that will advance rural developement (Agforward) consacrés à la pratique. L’AF mobilise également dix unités de recherche de l’Inrae et treize institutions, dont les Chambres d’agriculture impliquées dans le développement de la pratique. Elle occupe désormais une place plus marquée dans les programmes de formation continue et initiale, jusqu’à entrer concrètement dans les projets d’établissement, avec des plantations agroforestières réalisées avec des classes. Des formations spécialisées de conseil en agroforesterie émergent et le nombre de techniciens de l’arbre agricole est estimé en France entre 200 et 250 conseillers [16]. Parallèlement à cette mise en politique, les régions deviennent compétentes pour l’activation des mesures du second pilier de la PAC, dont celle prenant en charge 80 % du coût d’une plantation et son entretien. La complexité du montage des dossiers, les nombreux critères restrictifs et les délais de remboursement sont cependant des points dissuasifs pour les agriculteurs. À ce jour, seulement une région sur deux a activé ce dispositif.

50Le volontarisme politique au cours du dernier quinquennat est observable dans l’institutionnalisation de l’AF depuis 2015. Cependant, la faiblesse des moyens institutionnels du ministère est-elle à la hauteur lorsque cette administration mobilise seulement l’équivalent de 1 ETP, selon une source du ministère, pour le pilotage du Plan de développement de l’agroforesterie (MAAF, 2015) ? Pourtant, les initiatives se multiplient dans les secteurs publics, associatifs et dans le privé. Nous pouvons citer l’engagement de fondations, par exemple la Fondation de France qui finance, depuis 2014, 25 thèses et 25 post-doctorats sur l’agroforesterie pour un budget compris entre 3 et 4 millions d’euros. Les Fondations Yves Rocher et Accord-hôtel financent des plantations, au sein respectivement de l’initiative « Plantons 1 million d’arbres en France » [17] et du concours « Arbres d’avenir » [18] auquel s’engage également la Caisse des dépôts et des consignations (CDC) avec son antenne CDC Biodiversité, dans le cadre de son programme « Nature 2050 ». Au-delà de ces fondations, des entreprises plus modestes perçoivent dans l’AF des possibilités de compenser leurs émissions de dioxyde de carbone (CO2) (par exemple le projet « Carbocage » des Chambres d’agriculture des Pays de la Loire) et trouvent dans l’AF une multifonctionnalité et un ancrage local intéressant en termes de communication.

51Cette mise en politique de l’AF illustre l’inflexion actuelle des politiques agricoles en faveur des solutions de soft law (information, diffusion de bonnes pratiques, labellisation) plutôt que des leviers de contraintes qui restent modestes y compris dans la PAC. Or le référentiel agroécologique, pour favoriser l’écologisation des pratiques autant que son appropriation sociale, s’appuie sur des coopérations entre les organisations établies et celles alternatives, entre les scientifiques et les praticiens, assouplissant ainsi les relations asymétriques qui prévalaient.

Une recomposition du corporatisme sectoriel en France ?

52La mise à l’agenda politique de l’AF a été facilitée par l’expertise des acteurs agroforestiers. Elle a été une ressource pour le ministère de l’Agriculture dans la définition technique du Plan de développement d’agroforesterie, sa mise en œuvre et aujourd’hui son suivi et son évaluation. Comme a pu le mettre en évidence le rapport du Conseil général de l’alimentation de l’agriculture et des espaces ruraux (Cgaaer) : « Les plans et programmes contribuant au projet politique donnent des exemples de co-construction : le plan national d’agroforesterie (contributions des associations) » (Bardon et al., 2016).

53Ainsi, il est intéressant de comprendre l’interdépendance sociale qui prend la forme d’échanges politiques entre ces acteurs de l’agroforesterie et le législateur.

54Aux côtés des scientifiques, les acteurs associatifs ont contribué dans des dynamiques communes à légitimer le sujet en suscitant ou en s’adaptant à des fenêtres de tir au sein des politiques agricoles européennes et nationales. Nous observons par exemple que les deux associations nationales, par ailleurs concurrentes pour l’obtention de moyens, ont mobilisé des ressources et des registres d’action différents ayant finalement permis de défendre deux visions complémentaires de l’agroforesterie.

55L’Association française d’agroforesterie (AFAF) peut être définie comme un « groupe de conviction » (Grossman et al., 2012) menant plusieurs formes de lobbying via des contacts directs et discrets avec le ministre et ses équipes, où les ressources d’expertises scientifiques sont avancées pour nourrir et orienter l’action du politique (Hassenteufel, 2011). C’est de cette façon que l’AFAF obtient du ministre de l’Agriculture de l’époque Stéphane Le Foll qu’un rapport soit élaboré par le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) sur l’AF. Ce diagnostic a ensuite inspiré le Plan de développement de l’agroforesterie. La légitimité politique de cette association repose sur l’articulation d’une stratégie de communication qui relaie sur Internet les témoignages d’agriculteurs, avec le développement d’une expertise via des agronomes qui participent à plusieurs programmes de recherche Casdar. Cette recherche de soutien auprès de l’opinion publique pour acquérir ce statut d’expert légitime est caractéristique d’acteurs qui ne peuvent se prévaloir d’une représentativité en nombre d’adhérents (Grossman et Saurruger, 2012) puisqu’elle compte 350 adhérents en 2019.

56De son côté l’Association française de l’arbre champêtre et des agroforesteries (AFAC-Agroforesteries), association catégorielle, se concentre sur l’animation de son réseau de 224 adhérents, dont 177 structures opératrices de la gestion durable du bocage et sa valorisation économique. Son expertise technique positionne également cette association moins communicante à cette période, en groupe d’intérêt incontournable pour le MAAF. En reprenant l’action 6.10 du même rapport du Cgaaer publié en février 2015 intitulée : « Mettre en place des plans de développement durable du bocage et une certification : bois agroforestier géré durablement », l’AFAC-Agroforesteries soutient ses thématiques de prédilection dans les négociations ouvertes pour la définition du Plan de développement de l’agroforesterie. En effet, elle remet une contribution au ministère le 13 octobre 2015 pour enrichir le projet de plan. Elle y défend l’idée qu’un nouvel axe du plan soit ajouté, intitulé : « Valoriser économiquement les productions de l’agroforesterie et des filières attachées ». Nous observons dans la version finale du plan que ce rééquilibrage en faveur d’une meilleure prise en compte du bocage a bien eu lieu, notamment avec l’adoption d’une définition internationale de l’agroforesterie qui rompt avec la définition intra-parcellaire.

57Les scientifiques, au-delà de leur affiliation aux précédentes associations, représentent également leurs intérêts auprès des décideurs publics en candidatant à des projets financés par le ministère de l’Agriculture (projets CASDAR), ou encore en s’investissant dans les Réseaux mixtes technologiques agroforesteries et Réseau rural agroforesteries, qui font également l’objet de coopérations entre scientifiques, associatifs et institutionnels. Au-delà des actions menées pour lever les freins de l’AF, ces supports sont l’occasion de se positionner en acteurs ressources auprès du ministère, qui en échange les associe au comité de pilotage du plan de développement.

58Puis, afin de favoriser une évolution des pratiques et permettre une meilleure appropriation sociale de l’AE et de l’AF dans un contexte européen incitant les approches de soft law, le législateur labellise les collectifs qui expérimentent des pratiques agroécologiques. Pour marquer cette volonté et donner une meilleure lisibilité à ces groupes, le GIEE [19] est positionné au cœur de la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt. En s’appuyant sur les GIEE, cette politique assouplit la fonction d’« exécutant » des agriculteurs et l’absence de reconnaissance de leur capacité à faire évoluer les pratiques et orienter les politiques agricoles. Il s’agit là de deux caractéristiques d’interdépendance sociale asymétrique attribuées au développement agricole dans les référentiels de modernisation et de spécialisation. Si les GIEE mobilisent seulement 2 % des agriculteurs et que de nombreux groupes préexistaient au dispositif, des collaborations plus équilibrées entre agriculteurs, agronomes et techniciens s’y institutionnalisent.

59Parallèlement à la reconnexion de l’agriculture aux équilibres écosystémiques, s’exprime au sein des GIEE une reconnaissance nouvelle des savoirs empiriques et locaux des agriculteurs. En effet, la diffusion verticale des connaissances agronomiques issue de la modernisation est insuffisante pour agréger la complexité des stations pédoclimatiques qui est au contraire bien connue des agriculteurs. Pourtant, les expérimentations de plein champ des GIEE sont souvent démunies pour monter des protocoles d’observations et démontrer la véracité de leurs résultats. C’est à ce carrefour où s’expriment les limites scientifiques de l’agronomie moderne comme celles des expériences pratiques des agriculteurs, que se nouent des collaborations pluriprofessionnelles qui rééquilibrent les coopérations entre ces métiers. L’agronome acquiert des stations de recherche de plein champ sur des thématiques innovantes, en échange desquelles il rend opérantes les expérimentations par des résultats mesurables. Les agriculteurs mobilisent ces données pour appuyer la reconnaissance de leurs systèmes agroforestiers et adapter les réglementations qui entravent le développement de la pratique.

60Les acteurs scientifiques et/ou militants de l’agroforesterie et les GIEE ont contribué au remaniement des politiques françaises et communautaires, en faveur d’une réintégration de l’arbre dans le référentiel professionnel des agriculteurs. Les modalités d’élaboration du PAEF et le « Verdissement » de la PAC témoignent en effet d’une volonté d’institutionnaliser la représentation des agricultures alternatives aux côtés de celle des acteurs historiques.

61L’architecture holistique du PAEF témoigne d’un dialogue social non conventionnel dans ce secteur traditionnellement corporatiste où la FNSEA était hégémonique. En favorisant la représentation des diversités agricoles, la gouvernance du projet agroécologique sélectionne de nouveaux partenaires en mobilisant leur expertise dans la construction de cette politique. Néanmoins, si le processus du PAEF présente une ouverture pluraliste (Schmitter, 1974), instaurant des coopérations entre ministère, syndicats, GIEE, ainsi qu’avec les scientifiques et les associations, c’est en définitive le ministère de l’Agriculture qui tranche (Lacroix et Zaccai, 2010). En effet, le ministère sélectionne les acteurs pertinents et il attribue des moyens financiers en contrepartie desquels le ministère s’ingère dans leurs pilotages, comme lors de la tentative de fusion entre l’AFAF et l’AFAC-Agroforesteries. Ces observations nuancent l’ouverture pluraliste lisible au cours du processus de co-construction du PAEF. C’est pourquoi nous proposons de qualifier le positionnement du ministère lors de l’institutionnalisation de l’AF dans le PAEF de « gouvernance multilatérale » (Petrella et Richez-Battesti, 2012). L’État arbitre et facilite l’action publique qui est produite par divers acteurs et financée par plusieurs sources, publiques et privées. Les règles et les procédures d’évaluation sont négociées.

Conclusion

62Si la définition des référentiels agricoles est sujette aux soubresauts politiques, le référentiel agroécologique sollicite, pour sa définition, plus de coopération entre les organisations professionnelles et les métiers, afin de porter une attention nouvelle aux équilibres écosystémiques. Par conséquent, ces innovations sont fondées sur de nouveaux modes d’expérimentation des connaissances au sein de GIEE. Elles sont aussi représentées auprès du législateur par des organisations alternatives. Ainsi, l’interdépendance sociale qualifiée d’asymétrique dans le corporatisme sectoriel au sein des référentiels de la modernisation, puis de la spécialisation agricole tend vers le multilatéralisme dans les référentiels qui émergent avec l’agriculture multifonctionnelle et s’affirment avec l’agroécologie.

63Cette lecture de l’interdépendance sociale en jeu dans les transformations des référentiels de politiques agricoles met en évidence les mutations en cours à la fois lentes et profondes d’un modèle agricole modernisateur, lequel avait pour ambition d’unifier en les gommant des différences d’approches. Ainsi, les structures du changement social analysées dans cet article sont moins le fruit d’une évolution linéaire que le résultat de trajectoires continuellement reconfigurées par la tension entre l’héritage de ce qui constitue l’agriculture et le besoin de trouver des solutions aux défis socio-écologiques mis en visibilité par les interdépendances devenues globales.


Annexe

INDEX

‪AF : Agroforesterie‪‪FNSEA : Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles‪
‪ACS : Agriculture de conservation des sols‪‪GEDA : Groupe d’études et de développement agricole‪
‪AFAC-Agroforesteries : Association française de l’arbre champêtre et des agroforesteries ‪‪GIEE : Groupement d’intérêt économique et environnemental‪
‪AFAF : Association française d’agroforesterie ‪‪INRA : Institut national de la recherche agronomique‪
‪AFINET : Agroforestry Innovation Networks‪‪IRSTEA : Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture‪
‪AGFORWARD : AgroForEstry that will advance rural developement‪‪MAA : Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation‪
‪AGROFE : Agroforestery education in Europe‪‪MAAF : Ministère de l’Agriculture de l’Agroalimentaire et de la Forêt (2012-2017)‪
‪CASDAR : Compte d’affectation spécial Développement agricole et rural‪‪PAC : Politique agricole commune‪
‪CDC : Caisse des dépôts et des consignations ‪‪PAEF : Projet agroécologique pour la France‪
‪CGAAER : Conseil général de l’alimentation de l’agriculture et des espaces ruraux‪‪RGS : Rapport global-sectoriel ‪
‪CIRAD : Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement‪‪RMT : Réseau mixte technologie‪
‪CO2 : dioxyde de carbone‪‪RPG : Registre parcellaire graphique‪
‪CTE : Contrat territorial d’exploitation‪‪SAFE : Silvoarable Agroforestry for Europe‪
‪EURAF : European agroforestry fédération‪‪SAU : Surface agricole utile‪
‪-‪‪SIE : Surface d’intérêt écologique‪

INDEX

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    • Règlement (UE) (2013). Développement rural par le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) et abrogeant le règlement (CE). N° 1698/2005 du Conseil. N°1303/2013 du 13/08/2013.

Mots-clés éditeurs : interdépendances sociales, agroécologie, agroforesterie, référentiel de politique publique, corporatisme sectoriel

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Date de mise en ligne : 10/09/2020

https://doi.org/10.4000/economierurale.7791

Notes

  • [1]
     Aménagement du foncier visant à agrandir les surfaces parcellaires, caractérisé par l’arrachage du bocage, des prés-vergers et des noyeraies.
  • [2]
     PAC Agro-écologique = 200 € prime par ha de SIE (Fosse et al., 2019).
  • [3]
     « Est une image du secteur. Son premier effet est de baliser les frontières du secteur. » (Jobert et Muller, 1987).
  • [4]
     « Une image sociale de toute la société, c’est-à-dire une représentation globale autour de laquelle vont s’ordonner, se hiérarchiser, les différentes représentations sectorielles. » (Jobert et Muller, 1987).
  • [5]
     DPEI/SPM/SDCPV/C2006-4038 ; DGPAAT/SDBE/SDFB/C2010-3035 ; PAC 2007-2013 et 2014-2020.
  • [6]
     Agronomes, conseillers, techniciens.
  • [7]
     Agriculteurs et ouvriers agricoles.
  • [8]
     L’interdépendance sociale asymétrique indique un déséquilibre entre un acteur A dont l’influence normative est forte, et un acteur B contraint de se conformer aux normes et valeurs. À l’opposé, une interdépendance équilibrée indique le partage du processus normatif. Il fait donc l’objet de coopération entre A et B.
  • [9]
     Le concept a émergé sous l’impulsion de l’International Union for Conservation of Nature (UICN) dès 2009 pour répondre aux enjeux d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques.
  • [10]
     Issue de la modernisation puis de la spécialisation de l’agriculture.
  • [11]
     Le remembrement a été porté politiquement par un cultivateur et syndicaliste breton, F. Tendiprigent, un socialiste ministre de l’Agriculture nommé à la libération par De Gaulle.
  • [12]
     Circulaire ministérielle DPEI/SPM/SDCPV/C2006-4038.
  • [13]
     DPU (Droit au paiement unique) devenu DPB (Droit au paiement de base).
  • [14]
     Circulaire ministérielle DGPAAT/SDBE/SDFB/C2010-3035.
  • [15]
     Un second plan 2020-2025 est envisagé par le MAA.
  • [16]
     Près de 50 conseillers des Chambres d’agricultures, 150 de  réseaux associatifs agréé BCAE7 et plusieurs dizaines sans agréments.
  • [17]
     Environ 400 000 €/an depuis 2015.
  • [18]
     450 000 € en deux ans, dont 100 000 € financés par la Caisse des dépôts et des consignations biodiversité.
  • [19]

Domaines

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