1Quand ils se réveillèrent ce matin-là, les Français se demandèrent quels nouveaux bouleversements les attendaient. Depuis les élections et en attendant la passation des pouvoirs, les occupations d’entreprises s’étaient multipliées. Aux jeunes chômeurs qui, depuis deux ans, s’étaient mis à occuper des usines fermées pour y organiser la « production sauvage » de toute sorte d’articles d’usage, des ouvriers licenciés, des retraités et des écoliers étaient venus se joindre en nombre croissant. Des immeubles vides avaient été transformés en communes, en coopératives de production ou en « écoles sauvages ». Dans les écoles, les écoliers s’étaient mis à importer leurs nouveaux savoirs et, avec ou sans la coopération des enseignants, à installer des élevages de lapins, de carpes, de truites ainsi que des machines à travailler le métal et le bois.
2Ceux qui voulaient se rendre au travail, en ce lendemain de la passation des pouvoirs, eurent une première surprise : durant la nuit, des lignes blanches avaient été peintes, dans toutes les grandes villes, sur la chaussée de toutes les grandes artères. Celles-ci avaient désormais leur couloir de circulation réservé aux autobus tandis que les rues parallèles étaient dotées de couloirs pour les cyclistes et les cyclomotoristes. Aux portes des villes, des centaines de deux-roues se trouvaient à la disposition du public et des files de cars bleus de la gendarmerie et de la police suppléaient les autobus. Il n’y avait ni vente ni contrôle des titres de transport.
3À midi, le gouvernement fait savoir qu’il avait décidé la gratuité des transports et l’interdiction progressive, échelonnée sur douze mois, de la circulation des voitures particulières dans les villes. Sept cents lignes de tramway allaient être créées ou rouvertes dans les principales agglomérations, et vingt-six mille autobus construits dans les douze mois. La TVA sur les bicyclettes et les cyclomoteurs était supprimée, leur baisse de 20 % étant immédiate.
4Le soir, le président de la République et le Premier ministre expliquèrent le dessein d’ensemble dans lequel s’inscrivaient ces mesures. Depuis 1972, dit le président, le produit national brut français avait atteint, par habitant, un niveau proche du niveau américain : la différence se situait entre 5 et 12 %, selon les fluctuations du franc, notoirement sous-évalué. « Oui, Françaises et Français, nous avons presque rattrapé l’Amérique », insiste le président. Et il ajouta : « Eh bien, nous n’avons pas lieu d’en être fiers. »
5Le président rappela l’époque où le niveau de vie américain semblait aux Français un rêve hors d’atteinte. Il y a dix ans seulement, rappela-t-il, des hommes de progrès soutenaient que le jour où les ouvriers français auraient des salaires américains, c’en serait fait de la contestation anticapitaliste et des mouvements révolutionnaires. Ils s’étaient lourdement trompés, nota le président. Une forte proportion d’ouvriers et d’employés français avaient maintenant des salaires de niveau américain sans que cela empêchât leur radicalisation. « Au contraire. Car en France, comme aux États-Unis, nous payons de plus en plus cher un bien-être de plus en plus douteux. Nous faisons l’expérience des coûts croissants pour des satisfactions décroissantes. L’expansion économique ne nous a apporté ni plus d’équité ni plus de détente et de joie de vivre. J’estime que nous avons fait fausse route et qu’il nous faut changer de cap. » Le gouvernement avait donc élaboré un programme pour « une autre croissance et une autre économie, avec d’autres structures ». La philosophie de ce programme, remarqua le président, tenait en trois points fondamentaux :
61. « Nous allons travailler moins. » Jusqu’ici, le but de l’activité économique avait été d’accroître le capital afin d’accroître la production et les ventes afin d’accroître les profits lesquels, réinvestis, permettraient d’accroître le capital et ainsi de suite. Mais pareil processus est nécessairement fini. Passé un certain point, il ne peut continuer que s’il détruit ses surplus croissants. « Nous avions atteint ce point, dit le président. Ce n’est qu’en gaspillant notre peine et nos ressources que nous avons pu réaliser dans le passé un semblant de plein-emploi des capacités productives et des hommes. »
7À l’avenir, il s’agirait donc de travailler moins, mieux et autrement. Le Premier ministre présenterait des propositions dans ce sens. Sans attendre, le président tenait cependant à affirmer le principe suivant : « Tout adulte aura droit à tout le nécessaire, qu’il occupe ou non un emploi. » Car, lorsque l’appareil de production atteint une efficacité technique telle qu’une fraction de la force de travail disponible suffit à couvrir tous les besoins de la population, « il n’est plus possible de faire dépendre le droit à un plein revenu de l’occupation d’un emploi à plein temps ». Nous avons, conclut le président, gagné « le droit au travail libre et au temps libre ».
82. « Nous allons consommer mieux. » Jusqu’ici, les produits étaient conçus pour procurer le plus grand profit possible aux firmes qui les fabriquaient. « Désormais, dit le président, ils seront conçus pour apporter les plus grandes satisfactions possible à ceux qui les utilisent comme à ceux qui les produisent. »
9À cette fin, les entreprises dominantes de chaque branche allaient devenir propriété sociale. Les entreprises auront pour tâche de fournir dans chaque domaine un nombre réduit de modèles standards, de qualité égale, en quantités suffisantes pour couvrir les besoins de tous. La conception de ces modèles obéirait à quatre critères fondamentaux : durabilité, facilité de réparation, agrément du processus de fabrication, non-pollution.
10La durabilité des produits, exprimée en nombre d’heures d’usage, figurerait obligatoirement à côté du prix. « Nous devons prévoir une très vive demande étrangère pour ces produits, remarqua le président, car ils seront uniques au monde. »
113. « Nous intégrerons la culture dans la vie quotidienne de tous. » Jusqu’ici, le développement de l’école était allé de pair avec celui de l’incompétence généralisée.
12C’est ainsi, dit le président, que nous avons désappris d’élever nos enfants, de cuisiner nos plats et de chanter nos chansons. Des salariés nous fournissent nos mets et nos chansons en conserve. « Nous en sommes arrivés au point, remarqua le président, où les parents estiment que des professionnels diplômés d’État sont seuls qualifiés pour élever valablement leurs enfants. » Ensuite nous chargeons des amuseurs professionnels de meubler électroniquement le temps que nous avons gagné, tout en récriminant contre la mauvaise qualité des biens et services que nous consommons.
13Il était urgent, dit le président, que les individus et les groupes reprennent le pouvoir sur l’organisation de leur existence, de leur milieu de vie et de leurs échanges. « La reconquête et l’extension des autonomies individuelle et communautaire sont notre seule chance d’éviter la dictature des appareils d’État. »
14Le président céda alors la parole au Premier ministre pour l’exposé du programme de changements. Le Premier ministre commença par lire une liste de vingt-neuf entreprises ou firmes dont il demandait la socialisation. Plus de la moitié se situaient dans le secteur des biens de consommation, car il s’agissait de donner un début d’application immédiat aux principes « travailler moins » et « consommer mieux ».
15Pour la concrétisation de ces principes, dit le Premier ministre, il fallait s’en remettre aux travailleurs eux-mêmes : il leur appartenait de se réunir en assemblées générales et en groupes de travail spécialisés, selon la méthode, mise au point chez Lip, de la division du travail d’élaboration et de la prise en commun de toutes les décisions. Les travailleurs devaient se donner un mois, estimait le Premier ministre, pour définir, avec le concours de conseillers extérieurs et de comités d’usagers, une gamme réduite de modèles, des normes de qualité et des objectifs de production. Une nouvelle méthode de gestion avait déjà été mise au point par une équipe semi-clandestine de l’INSEE.
16Pendant ce mois à venir, dit le Premier ministre, la production ne serait assurée que l’après-midi, le matin servant à l’élaboration collective. Le but que devaient se fixer les travailleurs était de couvrir par leur production tous les besoins d’articles de première nécessité, tout en réduisant la durée hebdomadaire du travail à vingt-quatre heures. Les effectifs devraient évidemment être augmentés. Les femmes et les hommes prêts à s’embaucher ne manqueraient pas.
17Les travailleurs, remarqua le Premier ministre, seraient d’ailleurs libres de s’organiser de manière que chacun puisse travailler tantôt plus, tantôt moins de vingt-quatre heures dans la même entreprise ; ils seraient libres d’occuper pendant certaines périodes deux ou trois emplois simultanés à temps partiel, ou de travailler dans l’agriculture vers la fin de l’été, dans le bâtiment au printemps, bref d’apprendre et d’exercer de pair plusieurs métiers. Il leur appartiendrait de mettre sur pied à cette fin une bourse aux échanges d’emplois, étant entendu que les vingt-quatre heures hebdomadaires payées deux mille francs par moi devraient être prises pour base moyenne.
18Deux personnes, dit le Premier ministre, devront pouvoir vivre très décemment avec deux mille francs par mois, compte tenu des facilités et services collectifs à leur disposition. Mais nul ne sera tenu de se restreindre : « Le luxe ne sera pas prohibé. Il devra toutefois être gagné par le travail. » Le Premier ministre donna à cet égard les exemples suivants : une résidence secondaire représente environ trois mille heures de travail. Celui qui voudra en acheter une devra travailler, en plus de ses vingt-quatre heures hebdomadaires, trois mille heures dans les métiers ou industries du bâtiment, dont mille heures au moins devront être fournies par avance. D’autres objets classés comme non nécessaires, tels que les voitures individuelles (qui représentent environ six cents heures de travail), pourront être acquis selon le même principe. « L’argent ne donne pas de droits, remarqua le Premier ministre. Il nous faut apprendre à évaluer le prix des choses en heures de travail. » Ce prix-travail, ajouta le Premier ministre, décroîtra rapidement. Ainsi, contre cinq cents heures de travail, on pourra, bientôt, se procurer tous les éléments permettant à des profanes un peu bricoleurs de se construire eux-mêmes, en quinze cents heures, une grande variété d’habitations « en dur ».
19Le but, précise-t-il, devait être de supprimer progressivement la production et les échanges marchands en déconcentrant et miniaturisant les unités de production de telle manière que chaque communauté de base produise au moins la moitié de ce qu’elle consomme. Car la source de tous gâchis et de toutes les frustrations, nota le Premier ministre, était que « personne ne consomme ce qu’il produit ni ne produit ce qu’il consomme ».
20Pour faire un premier pas dans la nouvelle direction, le gouvernement avait obtenu de l’industrie du cycle que sa production fût immédiatement augmentée de 30 % mais que la moitié des cycles et cyclomoteurs fût livrée en « kits » pour être montés par les utilisateurs eux-mêmes. Des modes d’emploi détaillés avaient été imprimés. Des bancs de montage, avec tout l’outillage nécessaire, seraient installés sans délai dans les mairies, les écoles, les commissariats, les casernes, les parcs et parkings publics. Le Premier ministre exprima le vœu qu’à l’avenir les communautés de base développent ce genre d’initiative : chaque quartier, chaque ville, voire chaque grand immeuble, devait se doter de ses ateliers de création et de production libre où les gens, durant leurs loisirs, produiront selon leur désir, avec une gamme d’outils de plus en plus perfectionnés, y compris le vidéo et la télévision en circuit fermé. La semaine de vingt-quatre heures et la garantie des ressources permettraient aux gens de s’organiser entre eux pour se rendre des services (garde d’enfants, aide aux vieillards, transmission de connaissances) et acquérir, en commun, les équipements collectifs désirables. « Cessez de demander à tout propos : “Que fait le gouvernement ?” s’exclama le Premier ministre. Le gouvernement a pour vocation d’abdiquer entre les mains du peuple. »
21La clef de voûte de la nouvelle société, poursuivit le Premier ministre, était la refonte de l’éducation. Il était indispensable que, durant leur scolarité, tous les enfants se familiarisent avec le travail de la terre, du métal, du bois, des étoffes et de la pierre et qu’ils apprennent l’histoire et les sciences, les mathématiques et la littérature en liaison avec ces activités.
22Après sa scolarité obligatoire, poursuivit le Premier ministre, chacun mènera de pair, pendant cinq ans, vingt heures de travail social, donnant droit à plein revenu, et les études ou apprentissages de son choix. Le travail social devra être effectué dans un ou plusieurs des quatre secteurs suivants : agriculture ; sidérurgie et mines ; bâtiment, travaux publics et hygiène publique ; soins aux malades, aux vieillards et aux enfants.
23Aucun étudiant-travailleur précisa le Premier ministre, ne serait tenu d’exécuter pendant plus de trois mois d’affilée les tâches les plus ingrates, comme celles d’éboueur, d’ouvrier hospitalier, de manœuvre. En revanche, chacun, jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans, assumerait ces tâches pendant douze jours par an en moyenne. « Il n’y aura plus dans ce pays ni nababs ni parias », s’exclama le Premier ministre. Six cent quatre-vingts centres pluridisciplinaires d’auto-enseignement et d’auto-apprentissage, ouverts à tous jour et nuit, se trouveraient, dans les deux ans, à la portée des villages les plus reculés, afin que nul ne fût enfermé dans un métier contre son gré.
24Durant leur dernière année de travail-éducation, il appartiendrait aux étudiants-travailleurs de se grouper en petites équipes autonomes pour réaliser de bout en bout une initiative originale, qu’ils auraient discutée au préalable avec leur communauté locale. Le Premier ministre exprima l’espoir que beaucoup d’initiatives tendraient à redonner vie aux régions désertées du centre de la France et à y réintroduire une agriculture respectueuse de l’écosystème. Beaucoup de gens, dit-il, s’inquiétaient de ce que la France dépendit de l’étranger pour son carburant auto et son fuel industriel, alors qu’il était bien plus grave de la voir dépendre du soja américain pour son bifteck et de la pétrochimie pour ses céréales et ses légumes.
25« La défense du territoire exige d’abord son occupation, dit le Premier ministre. La souveraineté nationale dépend d’abord de notre capacité à savoir nous nourrir nous-mêmes. » C’est pourquoi le gouvernement mettrait tout en œuvre pour inciter cent mille personnes par an à s’établir dans les régions en voie d’abandon afin d’y réintroduire et d’y perfectionner la culture et l’élevage biologique ainsi que les technologies « douces ». Toute l’aide scientifique et matérielle désirable serait accordée pendant cinq ans aux nouvelles communautés rurales. Celles-ci feraient davantage pour combattre la faim dans le monde que les exportations de centrales nucléaires et de fabriques d’insecticides.
26Le Premier ministre conclut que, pour favoriser l’imagination et les échanges d’idées, la télévision ne fonctionnerait plus le vendredi et le samedi.