Couverture de ECOPO_048

Article de revue

Peut-on résister à l'ère du temps accéléré ?

Pages 13 à 21

Notes

  • [1]
    J. Chesneaux, Habiter le temps. Passé, présent, futur : esquisse d’un dialogue politique, Bayard, Paris, 1996, p. 87.
  • [2]
    H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010.
  • [3]
    Ibid., p. 105.
  • [4]
    Ibid., p. 101, en italique dans le texte.
  • [5]
    Ibid., p. 368.
  • [6]
    Ibid., p. 310 et suiv.
  • [7]
    Ibid., p. 141.
  • [8]
    Sur la dimension sociale du temps humain, voir J. Poirier (dir.), Histoire des mœurs. Les coordonnées de l’homme et la culture matérielle, Gallimard, Paris, 1990, vol. I, p. 181-190 et p. 257-261.
  • [9]
    H. Rosa, op. cit., p. 216, en italique dans le texte.
  • [10]
    La machine à écrire a été inventée en 1714 et il a fallu presque deux siècles pour qu’elle se généralise sur le marché, contre une trentaine d’années pour le réfrigérateur et quelques années seulement pour le CD ou Internet (H. Rosa, op. cit., p. 99).
  • [11]
    K. Sale, La révolte luddite. Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, L’Échappée, Montreuil, 2006 ; K. Marx, Le capital, Flammarion, Paris, 1985, livre I, p. 306-307.
  • [12]
    H. Rosa, op. cit., p 112.
  • [13]
    J. Dewey, Démocratie et éducation, Armand Colin, Paris, 2011, p. 223-224 et p. 230.
  • [14]
    M. Benasayag, Le mythe de l’individu, La Découverte & Syros, Paris, 1998, p. 152-153.
  • [15]
    P. Virilio, L’inertie polaire, Christian Bourgois, Paris, 1990, p. 15 et p. 21.
  • [16]
    Ibid., p. 22.
  • [17]
    P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Seuil, Paris, 1994, p. 55.
  • [18]
    Voir, par exemple, parmi de multiples revues, toutes les expériences alternatives présentées par l’excellente Revue Z, revue itinérante d’enquête et de critique sociale, créée en 2009.
  • [19]
    M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Armand Colin, Paris, 2013 [1949], p. 60.
  • [20]
    M. Mead, Le fossé des générations, Denoël-Gonthier, Paris, 1971, p. 124, même idée p. 116 et p. 136.
  • [21]
    M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975 ; G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Minuit, Paris, 1980, p. 273-277.
  • [22]
    Sur cette analyse de 1984, voir J. Chesneaux, op. cit., p. 86-92.

1Winston Smith, le personnage de 1984, est un archiviste bien curieux dont la mission est de falsifier ou d’effacer le passé pour le compte d’un régime dont le slogan est : « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. » Ce travail d’amnésie programmé offre des possibilités insoupçonnées : « La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force », est-il ainsi inscrit au fronton du ministère de la Vérité. Sans passé ni futur, tout devient possible. De l’Angsoc, ce régime totalitaire imaginé par George Orwell, Jean Chesneaux dit qu’il « préfigure la société synchrone intégrale que nous proposent certains futurologues [1] ». De la fiction aux analyses des temps présents, la frontière paraît parfois mince. Le récent livre d’Hartmut Rosa, Accélération, décrit lui aussi un présentisme hégémonique auquel nous serions tous soumis [2].

2Selon Rosa, aux accélérations connues de l’innovation technique et du changement social s’ajoute aujourd’hui une accélération du rythme de vie : nous succombons à un désir de multiplier les expériences, de jouir non sans entrave mais le plus rapidement possible. Cette augmentation du rythme de vie peut être définie « par l’augmentation de la fréquence des épisodes d’action par unité de temps [3] ». Ces trois dimensions de l’accélération (technique, du changement social et du rythme de vie individuelle) sont évidemment distinguées pour le besoin de l’analyse, car empiriquement elles se confondent et relèvent toutes d’une dimension sociale ou culturelle. Cette accélération globale entraîne « une augmentation du rythme d’obsolescence des expériences et des attentes orientant l’action[4] » qui disqualifie le passé, mais vient également brouiller le futur : dans un contexte de changements perpétuels, il devient difficile de se projeter vers des horizons stables [5]. De cette argumentation, Rosa tire la conclusion suivante : la fin probable de la politique, condamnée à une désynchronisation inévitable entre ses propres modalités de délibération (longues) et des processus de changements sociaux bien plus rapides [6]. Au-delà de cette fin de la politique, ce sont les sociétés elles-mêmes qui deviennent incapables d’orienter leur destinée, d’en modifier la trajectoire : l’accélération du rythme des changements sociaux n’est pas synonyme en effet de changements structurels. Ainsi, la multiplication des partenaires de vie tout au long de l’existence est bien une accélération, mais cette « monogamie en série » ne vient pas bouleverser la centralité du couple dans la construction sociale [7]. C’est la pétrification du temps, cette immobilité fulgurante reprise à Paul Virilio : tout change en surface et rien en profondeur.

3Ce dossier d’Écologie & Politique s’accorde au moins sur deux éléments importants de l’argumentation de Rosa. Le premier est celui du temps humain (calendriers, mesures du temps, rapports à l’histoire, etc.) qui possède inévitablement une dimension sociale [8] : on ne se soustrait pas individuellement du cadre temporel de la société à laquelle on appartient. Le deuxième élément considère l’accélération du rythme du temps comme un « moment essentiel d’autodétermination[9] » : il s’agit bien de « choix » sociaux, intentionnels ou non, délibérés ou non, mais qui expliquent que cette tendance à l’accélération puisse persister, éventuellement se renforcer, attestant d’une forme de compatibilité entre des schèmes d’organisation (productivistes et capitalistes notamment) et un ethos qui les rend possibles. Ces choix permettent de rendre compte des pratiques du zapping, du fast-food, du speed dating, du microblogging, etc.

4Les exemples d’accélération ne manquent pas : augmentation de la vitesse avec les premières machines à vapeur jusqu’au moteur à réaction, qui donne l’impression d’un rétrécissement de la planète ; augmentation du rythme de production et de sa gestion, des premières manufactures jusqu’à l’organisation du flux tendu ; accélération des rythmes de consommation permise par l’innovation technique et sa diffusion [10], et par l’obsolescence des produits de consommation (désuétude, faible qualité des produits, impossibilité de les réparer ou de les mettre à jour). Cette accélération construit une profonde césure entre le temps de l’écosystème et celui des activités humaines : l’offensive néolibérale encourageant la généralisation de l’extraction du gaz de schiste témoigne aujourd’hui de ce phénomène en se déployant au sein d’un paradigme de l’instant, du refus de considérer le passé (les conséquences environnementales visibles de ce mode de « développement ») comme le futur (désintérêt profond pour les générations futures).

5Hartmut Rosa ne tire pas cependant toutes les conséquences de cette dimension sociale du temps. D’une part, si le temps relève du social, pourquoi semble-t-il si unilatéralement orienté vers une accélération de tous les domaines de la vie et vers un présentisme presque absolu ? Le temps échapperait-il à ce qui constitue le social en champ de luttes, de contre-tendances, de frictions … ? Le monde réel aurait-il rattrapé à ce point la fiction d’Orwell ? D’autre part, l’analyse de Rosa – qui partage en cela la plupart des analyses en sciences sociales – n’interroge pas la signification que donnent les femmes et les hommes à cette accélération, les propriétés éthiques, politiques, existentielles qui lui sont conférées. Du point de vue de sa signification, le lien entre l’accélération des innovations techniques et l’accélération du changement social est pourtant évident, y compris pour les partisans zélés qui en amorcèrent le mouvement. L’accélération nécessaire à l’avènement du capitalisme n’est pas seulement mécanique : il faut éliminer les temps improductifs, accélérer le rythme des échanges et fluidifier la circulation de la monnaie ; la normalisation du travail et de son organisation devient une nécessité ; la liberté de l’artisan qui décide du temps consacré à son ouvrage, du rythme de celui-ci et de la quantité d’argent qui lui est nécessaire pour vivre est insupportable à la nouvelle organisation sociale et économique. L’accélération n’est pas seulement un cadre social lointain, voire abstrait, elle comporte une dimension individuelle, existentielle, et touche au sens même donné à la vie. C’est ce que rappelle François Jarrige dans sa contribution à ce dossier : l’accélération du rythme du temps ne s’est pas faite sans résistance, les ouvriers du xixe siècle perçoivent les enjeux des transformations en cours au regard de la signification qu’ils donnent à leur travail (qualité de leur production, valorisation de leurs savoir-faire, liberté dans l’usage de leur temps personnel …).

6Ces résistances, cependant, ne semblent pas avoir réussi à modifier le cours de l’accélération du rythme du temps. Les mouvements sociaux n’auraient-ils pas pris la mesure de cette dernière et de la pétrification subséquente du social qui rendraient vaine toute volonté de changements ? Parmi les mouvements sociaux, disqualifiés presque d’avance dans cette course rapide et immobile à la fois, certains le seraient plus que d’autres : ils perpétueraient un usage du temps inadapté à notre époque. Les « décélérateurs de temps » ne seraient alors que des nostalgiques d’un passé à l’allure moins erratique, des conservateurs, voire des réactionnaires, à l’image de ces « briseurs de machines » qui, au début du xixe siècle, tentaient d’arrêter un mouvement de l’histoire qui semblait irrésistible et qu’il fallait, selon Karl Marx, non pas ralentir mais réussir à changer d’orientation [11]. Ralentir le temps condamnerait à une marginalité au sein de laquelle on trouve indistinctement des membres de sectes, des consommateurs de drogue ou des agriculteurs bio, selon l’étrange rapprochement effectué par Hartmut Rosa [12]

7Cette dichotomie résiste mal aux faits : les acteurs de l’habitat participatif, par exemple, qui portent des initiatives bénéficiant d’une dynamique certaine, font ainsi usage de temporalités variées sans pour autant faire du temps une dimension explicite de leur mouvement, ce dont témoigne Nicole Roux dans ce dossier. Et les expériences qui s’opposent expressément à l’accélération du temps ne sont pas nécessairement des « îlots de décélération », expression d’Hartmut Rosa servant à qualifier toute initiative non conforme au rythme du temps dominant du moment : c’est le cas du mouvement Slow Food, analysé ici par Estelle Deléage, qui refuse aujourd’hui la rupture radicale avec les paradigmes dominants en vigueur, et échappe ainsi à des pratiques du temps univoques en naviguant entre décélération et participation à l’accélération.

8L’accélération du rythme de vie permet de mettre en évidence la profondeur avec laquelle l’accélération du temps s’est infiltrée dans des dimensions sociales distantes de la sphère productive. L’entretien avec Isabelle Stengers analyse cette logique d’accélération qui pénètre un domaine d’activité traditionnellement déconnecté des logiques productives, celui de la recherche universitaire. Alors que l’intrusion de l’accélération dans les pratiques sociales est souvent analysée comme une forme de « déroutinisation », elle semble au contraire, comme le montre Isabelle Stengers à propos des pratiques « scientifiques », relever d’une sur-routinisation caractérisée notamment par le refus des questions qui interrogent l’horizon (éthique, politique, social) de ces activités. D’une certaine manière, cette sur-routinisation relie l’enseignement supérieur et la recherche à la mécanique propre au développement du capitalisme, la logique de ce dernier ayant largement colonisé l’institution universitaire (contractualisation de la recherche, appel croissant aux financements privés, évaluation des chercheurs sur des critères quantitatifs, etc.), et ce, sans grande difficulté du fait de l’adhésion de très nombreux universitaires à l’idéologie de la performance et de la compétition incarnée par les logiques contemporaines d’évaluation et de contrôle.

9S’extraire de la routine suppose non pas une fluidité de surface ou une immobilité fulgurante, mais un rapport au temps qui distingue passé, présent et futur, et permette un retour réflexif sur les changements en cours et une action délibérée pour assumer la nouvelle situation [13]. C’est l’objet de la contribution de Guillaume Sabin à propos d’une importante lutte autochtone menée en Argentine : l’usage du temps, parmi lequel la mémoire, est non seulement une condition de la pratique politique, il est aussi un lien qui permet de résister dans un paysage social fragmenté et qui évite de dissoudre toute singularité. Cette quête de mémoire, qui est aussi une quête de sens, ne semble pas relever des seuls mondes autochtones. L’article de Monique Selim et Wenjing Guo vient montrer que le présentisme, ce travail d’amnésie adossé à une accélération vertigineuse du rythme du temps, n’est pas sans conséquence : la Chine qui efface à grande vitesse les traces de son passé, dont le gouvernement trie avec minutie ce qu’il faut en garder et ce qu’il faut en extraire, laisse une partie de ses habitants précisément « ahuris ». Il semble que vivre dans un présent de l’instant [14] soumet à une précarité existentielle que la recherche du passé, même mythifié, cherche à stabiliser.

10Le présentisme des temps accélérés ne prend pas corps simplement en se déliant du passé ; il s’extrait aussi de l’environnement physique : la téléprésence fait du « direct » une réalité plus prégnante que la présence de l’espace réel lui-même [15]. « Haute-fidélité et haute définition de l’image [contribuent] à modifier grandement la nature du relief (sonore, visuel …), ce relief, qui n’est finalement que la plus ou moins grande réalité des choses perçues, relief spatio-temporel qui conditionne notre appréhension du monde comme du temps présent [16]. » Cette évidence du « progrès » de la haute définition trouve des détracteurs qui lui reprochent son aseptisation, sa tromperie sur le temps : ceux-là valorisent au contraire le relief, donnent de l’épaisseur aux temps, aux relations, à l’action – ce que la téléprésence exclut. C’est ce que montrent Dario Rudy et Yves Citton, à propos du « lo-fi », cette antithèse de la hi-fi et de son idéologie qui voile tout procédé de fabrication et toute trace du temps pour simuler une valeur au goût du jour : l’immédiateté.

11Ce dossier d’Écologie & Politique ne cherche pas à relativiser une tendance générale à l’accélération par des contre-tendances périphériques, ces dernières ne se cristallisant pas, pour l’instant, dans un mouvement coordonné qui viendrait remettre globalement en cause le modèle dominant. Néanmoins, les expériences abordées ici rappellent utilement qu’il existe, partout sur la planète, des résistances à l’accélération prétendument hégémonique du rythme du temps, et posent quelques jalons sur la manière dont se confectionne le social.

12D’une part, les contributions à ce dossier montrent que l’univers social demeure, si ce n’est un champ de luttes, au moins un champ de forces [17] et que le temps possède une dimension politique dont des collectifs s’emparent, consciemment ou inconsciemment, explicitement ou implicitement, pour en faire un emploi singulier. Ces collectifs sont protéiformes et bien plus nombreux que les quelques cas présentés dans ce dossier. Mouvements paysans, luttes sociales contre l’exploitation des ressources (sur-utilisation de la forêt, extraction du gaz de schiste, etc.), systèmes d’échanges locaux (SEL), etc. : les exemples pourraient être multipliés, et ce, quels que soient le secteur d’activités et le pays [18].

13D’autre part, ce dossier révèle qu’une analyse des temps pressés qui ne porterait son regard que sur l’époque présente qui la voit s’épanouir manquerait sa cible. Marc Bloch rappelait la méfiance dont il faut faire preuve concernant les liens qui unissent passé et présent : « Non sans quelque raison, peut-être, l’homme de l’âge de l’électricité et de l’avion se sent très loin de ses ancêtres. Volontiers il en conclut, plus imprudemment, qu’il a cessé d’être déterminé par eux [19]. » Cette mise en garde ne relève pas seulement de la précaution méthodologique, mais de la manière même dont se construisent les cultures humaines : l’obsession du regard porté sur l’instant voudrait évacuer toute idée de transmission, du passé vers le présent, du présent vers le futur. Cette obsession n’est pas neuve qui vient dire qu’à l’ère du changement permanent les générations d’adultes n’ont plus rien à transmettre aux jeunes générations : le rythme du changement social et de l’environnement technique est si rapide qu’il disqualifie les générations passées et leurs connaissances aussi vite qu’il rend les objets obsolètes : « Aucun adulte d’aujourd’hui, écrivait ainsi Margaret Mead en 1970, ne sait de notre monde ce qu’en savent les enfants qui y sont nés au cours des vingt dernières années [20]. » Ce regard esquive l’éventuelle pérennité de pensées, de valeurs, de représentations de soi, des autres et du monde moins vite transformables en objets de musée qu’un micro-ordinateur ou un mixer. Aucune des contributions à ce numéro n’évite le détour par les expériences humaines passées, non pour expliquer le présent, mais parce que les protagonistes en jeu y ont recours eux-mêmes.

14Ce dossier d’Écologie & Politique vise enfin à interroger les positions et les pratiques des mouvements sociaux face à et dans cette accélération. La régulation, le contrôle et l’accélération du temps seraient aujourd’hui intégrés par chacun d’entre nous plutôt qu’imposés par une force extérieure, dans la continuité du passage des sociétés disciplinaires aux sociétés du contrôle [21] ; certaines expériences abordées ici viennent pourtant relativiser cette introjection de l’accélération du temps et réinterrogent, par là même, certains conformismes – qu’il s’agisse du fatalisme entraîné par cette accélération ou du refus d’interroger sa valeur sémantique. La vieille question du temps est loin d’être close, ce dossier vient ouvrir quelques pistes (qu’il serait utile de poursuivre), dessiner des temporalités moins unilinéaires que celle de l’accélération sans faille et, ainsi, redonner au politique une signification qui ne se confond pas avec la gouvernance, cette manière d’administrer les affaires courantes sous prétexte que les temps présents ne sont pas propices à d’autres ambitions.

15Poursuivons : ce dossier montre que toutes les expériences politiques (délibération, dimension collective, travail sur les significations, etc.) échappent d’une manière ou d’une autre à l’accélération. Les occupations des places publiques qui, des « révolutions arabes » aux manifestations contre le régime ukrainien, ponctuent l’actualité mondiale, peuvent être considérées comme le signe d’une volonté d’arrêter le temps. Comme si cet arrêt momentané était une condition pour que surgisse quelque chose de neuf et pour nous rappeler au monde vivant et bruyant des femmes et des hommes. L’immobilité de ces occupations vient soudainement éclairer le flux machinal des événements et agit comme un grain de sable qui vient enrayer l’horloge routinière du temps mondial, le tic-tac accéléré mais inchangé et sans qualité des temps pressés qui rendent impossible toute ambition politique. Immobilité qui fait également surgir l’espace réel, les corps réels, et dire que l’ennui, la routine, la vacuité, ce n’est plus l’arrêt mais la vitesse.

16Rappelons, pour finir, que la fiction d’Orwell est écrite au passé et que Winston Smith rédige son journal « pour des gens qui n’étaient pas encore nés », manière de sortir du présentisme absolu et totalitaire de l’Angsoc, que le lexique de la novlangue qui clôt 1984 est écrit à l’imparfait … Autant de signes discrets qui indiquent que ce régime qui a fait de l’amnésie collective la possibilité de sa condition et de son maintien a sans doute disparu [22], manière littéraire de mettre en question le caractère hégémonique de l’accélération ainsi que les prophéties récurrentes sur la fin de l’histoire.


Date de mise en ligne : 20/03/2014

https://doi.org/10.3917/ecopo.048.0013

Notes

  • [1]
    J. Chesneaux, Habiter le temps. Passé, présent, futur : esquisse d’un dialogue politique, Bayard, Paris, 1996, p. 87.
  • [2]
    H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010.
  • [3]
    Ibid., p. 105.
  • [4]
    Ibid., p. 101, en italique dans le texte.
  • [5]
    Ibid., p. 368.
  • [6]
    Ibid., p. 310 et suiv.
  • [7]
    Ibid., p. 141.
  • [8]
    Sur la dimension sociale du temps humain, voir J. Poirier (dir.), Histoire des mœurs. Les coordonnées de l’homme et la culture matérielle, Gallimard, Paris, 1990, vol. I, p. 181-190 et p. 257-261.
  • [9]
    H. Rosa, op. cit., p. 216, en italique dans le texte.
  • [10]
    La machine à écrire a été inventée en 1714 et il a fallu presque deux siècles pour qu’elle se généralise sur le marché, contre une trentaine d’années pour le réfrigérateur et quelques années seulement pour le CD ou Internet (H. Rosa, op. cit., p. 99).
  • [11]
    K. Sale, La révolte luddite. Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, L’Échappée, Montreuil, 2006 ; K. Marx, Le capital, Flammarion, Paris, 1985, livre I, p. 306-307.
  • [12]
    H. Rosa, op. cit., p 112.
  • [13]
    J. Dewey, Démocratie et éducation, Armand Colin, Paris, 2011, p. 223-224 et p. 230.
  • [14]
    M. Benasayag, Le mythe de l’individu, La Découverte & Syros, Paris, 1998, p. 152-153.
  • [15]
    P. Virilio, L’inertie polaire, Christian Bourgois, Paris, 1990, p. 15 et p. 21.
  • [16]
    Ibid., p. 22.
  • [17]
    P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Seuil, Paris, 1994, p. 55.
  • [18]
    Voir, par exemple, parmi de multiples revues, toutes les expériences alternatives présentées par l’excellente Revue Z, revue itinérante d’enquête et de critique sociale, créée en 2009.
  • [19]
    M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Armand Colin, Paris, 2013 [1949], p. 60.
  • [20]
    M. Mead, Le fossé des générations, Denoël-Gonthier, Paris, 1971, p. 124, même idée p. 116 et p. 136.
  • [21]
    M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975 ; G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Minuit, Paris, 1980, p. 273-277.
  • [22]
    Sur cette analyse de 1984, voir J. Chesneaux, op. cit., p. 86-92.

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