Couverture de ECOPO_045

Article de revue

La fronde contre le gaz de schiste : essai d'histoire immédiate d'une mobilisation éclair (2010-2011)

Pages 185 à 194

Notes

  • [1]
    O. Benyahia-Kouider, « Révolution sur la planète gaz », Le Nouvel Observateur, 5-11 août 2010, p. 42-44.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    V. Ter Minassian, « Brut de France », Libération, 27 septembre 2010.
  • [4]
    J.-M. Bezat, « Total autorisé à forer des puits en France pour extraire du gaz non conventionnel », Le Monde, 2 avril 2010. J.-M. Bezat et B. d’Armagnac, « Les gaz de schiste seront-ils la grande énergie du futur ? », Le Monde, 30 juillet 2010.
  • [5]
    F. Nicolino, « Gazarem lou Larzac », Charlie Hebdo, 6 octobre 2010, n° 955.
  • [6]
    J. Beaubet, « Un pétrolier texan va explorer la roche nantaise », Midi Libre (Aveyron), 22 avril 2010.
  • [7]
    F. Léwino, « Les gaz de schistes, ennemi public numéro 1 », Le Point, 7 avril 2011.
  • [8]
    « Ça sent le gaz sur le Larzac », La Dépêche du Midi, 11 octobre 2010.
  • [9]
    L. Carpentier, « Ça sent le gaz », Le Monde, 22 janvier 2011.
  • [10]
    « Claude Allègre : l’attitude du ministère de l’Écologie est absurde », Le Figaro, 23 avril 2010.
  • [11]
    « Gaz de schiste : la nouvelle bataille du Larzac », Midi Libre, 20 janvier 2011.
  • [12]
    <www.deleaudanslegaz.com>.
  • [13]
    Celui-ci accueille le 2 février sur le Larzac Eva Joly, candidate aux primaires d’EELV, pour évoquer la question des gaz de schiste.
  • [14]
    « Hulot vole la vedette aux manifestants anti-gaz de schiste », Libération.fr, 10 mai 2011.
  • [15]
    Midi Libre, 6 février 2011.
  • [16]
  • [17]
    D’après un relevé effectué le 15 avril 2011.
  • [18]
    D’après un relevé effectué le 15 juin 2011.
  • [19]
    La décision présidentielle de séparer écologie et énergie fait en novembre 2010 d’Éric Besson le ministre chargé de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique, auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie.
  • [20]
    AFP, 13 avril 2011.
  • [21]
    Les manifestants se rassemblent en présence notamment des concurrents à la primaire verte, Eva Joly et Nicolas Hulot.
  • [22]
    « Gaz de schiste : Sarkozy confirme l’abrogation de trois permis d’exploitation », Midi Libre, 5 octobre 2011.
  • [23]
    F. Nodé-Langlois, « La France se prive de ses réserves de gaz », Le Figaro, 4 octobre 2011.
  • [24]
    Communiqué de José Bové, 4 octobre 2011.
  • [25]
    R. Barroux, « Les hors-la-loi de Greenpeace », M Le magazine du Monde, 21 janvier 2012.
  • [26]
    Afin de rapprocher les foyers de lutte, des jumelages sont envisagés, par exemple entre Millau et Saint-Denis-sur-Richelieu (Québec) : « Jumelage Millau-Québec contre le gaz de schiste », Midi Libre, 31 octobre 2011.
  • [27]
    No Fracking est ainsi représentée en Afrique du Sud, Algérie, Allemagne, Angleterre, Australie, Bulgarie, Canada, Espagne, États-Unis, Irlande, Nouvelle-Zélande, Pologne, Québec, Roumanie, Suisse.
  • [28]
    « Une compagnie pétrolière attaque l’arrêté anti-gaz de schiste de la mairie de Bonnevaux », Midi Libre, 24 mai 2011.
  • [29]
    « Gaz de schiste : les Texans jettent l’éponge face aux élus cévenols », Midi Libre, 28 septembre 2011.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    « Total bataille pour exploiter du gaz de schiste dans le sud de la France », Le Monde, 17 janvier 2012.
  • [32]
    « Total souhaite poursuivre son exploration de gaz de schiste en France », Le Monde, 12 septembre 2011.
  • [33]
    Après le départ de N. Kosciusko-Morizet, devenue porte-parole de Nicolas Sarkozy en février 2012, le ministère de l’Écologie est mis sous tutelle du Premier ministre, François Fillon.
  • [34]
    E. Benezet et F. Mouchon, « La polémique rebondit sur les forages pétroliers », Le Parisien, 25 février 2012.
  • [35]
    Intervention d’Éric Besson, « Bourdin 2012 », BFM TV, 7 février 2012.

1« No gazaran ». Cet improbable cri de guerre devenait celui de la fronde qui prenait corps dans l’Hexagone au début de l’année 2011, suite à la découverte de l’attribution, dans la plus grande discrétion, de permis de prospection de gaz de schiste par le ministère de l’Écologie au printemps 2010.

2Ayant pour épicentre les régions du Sud-Est concernées par les autorisations de forage (le Larzac, les Cévennes, l’Ardèche et la Drôme), la mobilisation citoyenne contre l’extraction du gaz de schiste s’amplifie et s’étend à tout le territoire en s’appuyant sur des relais locaux et trouvant un écho auprès d’une large frange de l’opinion. Cette lutte singulière allait connaître ses premières victoires en quelques semaines, signe d’un fort impact dont l’évaluation sera au cœur de l’analyse.

3Un peu plus d’un an après son apparition au grand jour, il s’agit, en portant un regard d’histoire immédiate, d’essayer de remettre en perspective ce mouvement, qu’il s’agisse des modalités de son éclosion fulgurante, du mode d’agrégation et du répertoire d’action de cette résistance populaire hétérogène et, enfin, d’évaluer les persistances et les mutations de cette mobilisation.

La phase d’émergence : une traînée de poudre

4« Révolution sur la planète gaz [1]. » C’est bien à la situation des États-Unis que s’intéressait, en juillet 2010, Le Nouvel Observateur, indiquant tout de même qu’en France, deux permis d’exploration « avaient été accordés, à Total près de Valence et à GDF-Suez près de Montélimar [2] ». À dire vrai, très rares sont alors, au printemps et à l’été 2010, les journaux nationaux, tels Libération[3] et Le Monde[4], à informer de la délivrance d’autorisations de prospection en France. Si aucune tonalité critique n’émane des premiers articles consacrés aux immenses réserves de gaz naturel dont serait riche le sous-sol français et à l’enjeu d’indépendance énergétique, il va en être tout autrement lorsque le journaliste Fabrice Nicolino s’empare de l’affaire. Ayant découvert l’existence de ces permis, le spécialiste des questions environnementales lance l’alerte par l’article « Gazarem lou Larzac [5] », dont la parution dans Charlie Hebdo, en octobre 2010, fait office de déclencheur de la mobilisation. Il y est question de l’existence d’un permis d’exploitation dit « de Nant », de la commune éponyme, concernant un territoire s’étendant sur plus de 4 000 km² compris entre Saint-Affrique (Aveyron) et Le Vigan (Gard), accordé par le ministère de l’Écologie le 1er mars 2010 et publié au Journal officiel le 30 mars. L’évocation de ce permis de recherche par la presse locale aveyronnaise, au printemps 2011 ne suscite pourtant que de l’incrédulité [6].

5À l’exemple de celui de Nant, le flou domine quant au nombre de permis accordés depuis celui de Foix qui semble l’avoir été en 2006. « Au 1er janvier 2011, toutes énergies fossiles confondues, l’État français a délivré 62 permis d’exploitation (62 942 km²) et instruit 83 demandes de permis (121 134 km²). Un tiers du territoire français au total [7] », indique Le Point. Mais la nature des sociétés et leur pays d’origine, les États-Unis en l’occurrence, étaient propices à mobiliser, au-delà des écologistes, les réseaux altermondialistes et à flatter le sentiment anti-américain pouvant exister dans le pays. En effet, Schuepbach Energy s’est associe? a? GDF-Suez, quand Chesapeake Energy, pionnière dans le secteur, faisait de même avec Total.

6Le dossier est auréolé de secret industriel, en particulier en ce qui concerne la technique d’extraction consistant en une « fracturation hydraulique » qui revient à fissurer le sous-sol et à y injecter un mélange d’eau et de produits chimiques pour extraire des micro-poches de gaz emprisonnées dans la roche. L’hypothèse de la migration de ces adjuvants jusqu’aux nappes phréatiques ainsi que les quantités d’eau utilisées, évaluées en millions de mètres cubes, font de cette dernière ressource une problématique centrale soulevée par les opposants. Derrière l’expression de « gisements non-conventionnels » se cache pour ces derniers la potentielle destruction de paysages sauvages par la construction de derricks et d’importantes infrastructures routières.

7L’évaluation des conséquences environnementales de cette exploitation par les pouvoirs publics prend en compte un enjeu économique et géopolitique renforcé. Le tournant du xxie siècle a occasionné une redécouverte de cette potentielle manne énergétique dont l’existence était connue depuis des décennies. En France, un forage avait ainsi été effectué en 1959 à Villeneuve-de-Berg (Ardèche). C’est aux États-Unis que l’extraction des shale gas a connu des progrès très rapides, le creusement de 500 000 puits d’exploitation ayant permis au pays de redevenir le premier producteur mondial de gaz en 2009, au détriment de la Russie. Dans un contexte de raréfaction et donc de cherté des autres ressources fossiles, cette exploitation devenant économiquement rentable incite les sociétés pétrolières à la quête d’eldorados souterrains partout dans le monde. La question de l’acceptabilité de cette extraction par les populations locales est étudiée par les entreprises qui prospectent dans des terres peu habitées. Contrairement aux États-Unis, où le propriétaire du sol l’est également du sous-sol minier, ce dernier est en France la possession de l’État, dont le rôle est crucial dans la phase de délivrance des autorisations. Dans cette France des profondeurs, à double titre, la direction générale de l’Énergie et du Climat effectue pourtant une erreur tactique en portant son choix sur des espaces protégés (parc national des Cévennes, parc naturel régional des Grands Causses, parc naturel régional des Monts d’Ardèche) et riches d’une sensibilité environnementale exacerbée autant que d’une longue tradition protestataire.

8« Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine » : l’aphorisme de Mao Zedoung, datant de 1930, semble prendre tout son sens, soixante-dix ans plus tard. Poursuivant sa croisade, Fabrice Nicolino lance dans les derniers mois de 2010 une phase d’information destinée à former un groupuscule à l’avant-garde du combat initiant la mobilisation à Nant (Aveyron) et fait appel à son vieil ami José Bové, résidant sur le territoire concerné, afin d’« incarner le combat ». Le député européen se fait le porte-voix de cette résistance naissante, opportunité lui étant donnée de montrer qu’il n’a pas renoncé à l’activisme avec ce combat qui lui est offert sur un plateau, le sien. Il orchestre alors la première détonation médiatique en révélant l’existence du permis d’exploration de gaz de schiste de Nant accordé à la société américaine Schuepbach Energy, sur une surface de 4 414 km² s’étendant du sud du Massif Central à la Méditerranée, sur quatre départements (Aveyron, Lozère, Gard, Hérault).

9« Ça sent le gaz sur le Larzac [8] », titre en octobre 2011 La Dépêche du Midi pressentant, à l’image d’autres médias, un retour des luttes passées. C’est sur le « causse des causes » que la mobilisation est scellée par la première réunion publique organisée à Saint-Jean-du-Bruel (Aveyron) le 20 décembre 2010, en présence de 300 personnes. La portée de cet acte fondateur est réelle, la dénonciation des risques de saccage du territoire trouvant un écho favorable auprès des habitants et des usagers de la nature, mécontents d’être mis devant le fait accompli. « Tout cela arrive quarante ans, quasiment jour pour jour, après l’annonce de l’extension du camp militaire du Larzac a? l’automne 1970. Rien ne semble avoir change? depuis dans le fonctionnement de l’État. À l’époque, les gens avaient appris du jour au lendemain qu’ils allaient devoir partir sans que jamais on ne les ait consultés. Aujourd’hui, si quelques journalistes et personnes a? l’affût n’avaient donne? l’alerte, on se retrouverait avec des forages un peu partout sans pouvoir rien y faire [9] », explique l’eurodéputé qui vient de prendre les rênes du combat.

10« Quelle idée d’aller forer dans le Larzac, à deux pas de chez José Bové [10] ! » tempête Claude Allègre, favorable à la recherche, mais critiquant la maladresse étatique. C’est en effet sur des terres fortes d’antériorités et de résurgences historiques, celles du Larzac et des Cévennes, hantées par les symboles et habitées par l’histoire, que s’initie ce combat. Les luttes passées semblent refleurir sur le Larzac, emblématique bastion de résistance depuis qu’il est parvenu à se préserver de l’extension de l’emprise militaire (1971-1981). L’origine nord-américaine de la firme pétrolière permet à la mobilisation de confronter local et global. « Schuepbach Energy a eu tort de choisir le Larzac. S’ils venaient, je pense qu’ils seraient “reçus”. La lutte, ici, on connaît [11] », affirme José Bové, plus désireux que jamais d’en découdre.

Développement et structuration du front du refus

11Pour partir au combat, les stratèges de la contestation naissante doivent recruter des troupes. À cette fin, la campagne médiatique du début de l’année 2011 permettant une diffusion nationale de l’information est décisive dans le changement d’échelle du mouvement. Internet, devenu le terrain de prédilection des contestataires, permet à la pétition « Gaz de schiste non merci ! » de recueillir 50 000 signatures en un mois. Le mouvement naissant se dote bientôt du site nonaugazdeschiste.com, qui tisse des liens sur la toile et informe au-delà du noyau militant. La principale contribution d’Internet à la popularisation du mouvement réside dans la large diffusion d’extraits du documentaire réquisitoire Gasland de Josh Fox (2010), disqualifiant le précédent du mode d’exploitation américain par des images apocalyptiques. Cette sensibilisation d’un large public, au-delà des cercles politisés, fait éclore des collectifs citoyens à l’issue des projections publiques.

12Largement empreinte de spontanéité, la formation des structures organisationnelles nécessaires à l’action collective se concrétise quand naissent en janvier 2011 les premiers comités, en Drôme et en Ardèche notamment. Ceux-ci se fédéreront dès le mois suivant, la première coordination locale contre le gaz de schiste étant créée à Millau (Aveyron) le 4 février, rassemblant, autour de l’eurodéputé José Bové et du maire socialiste Guy Durand, partis de gauche, structures syndicales et associations d’usagers de la nature (pêcheurs, chasseurs, spéléologues…).

13Après trois semaines de mobilisation, les contestataires ont ouvert une première brèche. La pression populaire conduit en effet le 2 février la ministre de l’Écologie à jouer l’apaisement en suspendant la prospection jusqu’à l’été. Une commission d’évaluation des enjeux environnementaux de l’exploitation des gaz de schiste doit remettre un rapport d’étape en avril et un avis définitif en juin. Ces décisions n’ayant pas valeur de moratoire sont analysées comme un « pare-feu » par le mouvement dont l’abrogation des permis est désormais l’objectif. Afin de relier ses forces par trop sporadiques, l’organisation de la première coordination nationale, à Valence, le 26 février 2011, répond à ce besoin de structuration.

14La réunion est animée par José Bové en présence de l’avocate Corinne Lepage, dont le mouvement Cap 21 lance un site Internet dédié, nommé « De l’eau dans le gaz [12] ». Une appellation révélatrice à plus d’un titre, au vu de l’enjeu que constitue le dossier pour les structures partisanes, du PS au NPA, en passant par le Front de gauche qui a verdi son discours, et plus précisément de la bataille d’influence qui s’engage entre les formations à vocation écologiste. Europe Écologie-Les Verts veut faire son pré carré de cette affaire, le permis de Villeneuve-de-Berg ayant été dévoilé par Guillaume Vermorel, candidat écologiste aux cantonales ardéchoises, et ceux de Montélimar et de Nant étant respectivement dénoncés par les députés européens Michèle Rivasi et José Bové [13]. Cette présence marquée d’élus retenant l’attention médiatique peut agacer des protagonistes dont l’engagement contourne parfois les structures politiques [14].

15Le mouvement citoyen s’est en effet organisé par-delà les clivages partisans, rassemblant des acteurs dont les degrés de politisation sont divers, que ce soit au sein des comités ou entre régions dont les antériorités protestataires sont inégales. C’est l’un des obstacles de la « Coordination nationale des collectifs gaz et huile de schiste, non merci ! », qui réunit bientôt 180 collectifs. Fonctionnant sur un modèle horizontal dépourvu de hiérarchie, le mouvement doit cependant se doter de porte-parole afin d’émettre un discours contrôlé et expert.

16Porter le combat sur le plan juridique devient une priorité. La stratégie de la coordination, animée par l’avocate Hélène Bras, est décrite comme « une véritable guérilla judiciaire [15] » recourant à toutes les possibilités légales d’obtenir l’abrogation des autorisations accordées. La multiplication des procédures de blocage engagées bénéficie de la création de l’association Sans gaz, basée sur le Larzac, destinée à recueillir l’argent nécessaire.

17L’un des axes stratégiques majeurs réside dans l’implication des élus locaux concernés afin d’asseoir la légitimité d’un mouvement déjà fort d’un important soutien populaire. Le vent de contestation n’épargne pas les maires, au nombre de 280 pour le seul permis de Nant. Ceux-ci dénoncent l’opacité et l’absence de concertation alors qu’une récente réforme du code minier permet une délivrance gouvernementale des permis d’exploration sans information des collectivités locales. Le 13 janvier 2011, le conseil municipal de Villeneuve-de-Berg exige un moratoire sur le gaz de schiste et un débat public avant toute exploitation [16]. Dès lors, les militants s’emploient avec succès à populariser la démarche en diffusant des propositions d’arrêtés auprès des maires. Dans la seule région Languedoc-Roussillon, plus de soixante-cinq communes exprimeront officiellement leur refus [17].

18Une nouvelle phase s’amorce alors, celle des manifestations de terrain qui mobilisent au-delà du noyau dur un front du refus extrêmement bigarré. Le 26 février, à Villeneuve-de-Berg, le premier rassemblement national contre l’exploitation du gaz de schiste draine 15 000 personnes venues évidemment de l’Ardèche, mais aussi des principaux autres départements concernés que sont la Drôme, le Vaucluse, le Gard, l’Hérault, l’Aveyron ou le Lot.

19« No gazaran », le cri de guerre qui s’impose et puise dans l’histoire devenue mythique des républicains espagnols, laisse à entendre que les compagnies ne passeront pas. L’autre slogan majeur, également inspiré de l’histoire militante, est « Gaz de schiste : non merci ! ». La coordination l’insère dans un visuel (un paysage de plaine agricole surmonté d’un derrick au-dessus d’un sous-sol foré) décliné sur son matériel militant. Le mot d’ordre, inspiré du mouvement antinucléaire (le fameux « Nucléaire ? Non merci ! », traduction du slogan allemand « Atomkraft ? Nein, danke ! ») entre soudainement en résonance avec l’accident de la centrale de Fukushima, le 11 mars, qui fait élargir la ligne du mouvement à la « transition énergétique ».

20Cette thématique fait écho au sein de la coordination auprès des structures de mobilisation de dimension nationale, qu’il s’agisse d’associations environnementales (Amis de la Terre, Greenpeace, Agir pour l’environnement, WWF, pour ne citer qu’elles) ou prônant une alternative (ATTAC France, Fondation France Libertés…), mais aussi de syndicats (Solidaires, FSU…), prenant position par des communiqués et organisant des campagnes destinées à sensibiliser l’opinion publique.

21Le maillage territorial des collectifs s’étend progressivement, avec une évidente prégnance dans les départements du Sud touchés par les permis. Si les collectifs de l’Aveyron (4), du Lot (2), de la Lozère (5) et de la Drôme (5) représentent le plus souvent un territoire, beaucoup plus dense est le maillage communal dans l’Hérault (18), dans le Gard (32) et surtout l’Ardèche (45). En région parisienne, la Seine-et-Marne, concernée par l’extraction d’huile, compte trois comités [18].

22« N’inschistez pas ! », tel est le type de message inscrit sur les pancartes brandies lors de rassemblements à la tonalité à la fois bon enfant et résolue. L’intensification de la mobilisation prend la forme de temps forts destinés à maintenir la pression sur le gouvernement. Après l’annonce, dans les premiers jours de février, de la suspension des travaux, il s’agit pour les opposants clamant qu’il n’y a qu’« une seule solution, l’abrogation », de créer un rapport de forces laissant présager de la complexité pour les industriels à venir sur le terrain, en affirmant envisager de démonter des pylônes et de bloquer les camions dans le cas où débuterait un chantier.

23Parti du Sud, le mouvement fait tâche d’huile vers l’Île-de-France, l’huile de schiste plaçant la Seine-et-Marne parmi les points chauds de la mobilisation. Les collectifs franciliens y dénoncent la délivrance, en septembre 2009, du permis de Château-Thierry à la société Toreador, organisant des manifestations d’ampleur le 5 mars 2011 à Doue et le 16 avril à Meaux, ville dirigée par Jean-François Copé, secrétaire général de l’UMP. Le même jour, 4 000 personnes sont rassemblées à Donzère (Drôme), commune dont le maire, Éric Besson, est ministre de l’Énergie [19].

24Signe de souplesse et d’adaptabilité au contexte ouvert par les décisions politiques, ces journées d’actions nationales décentralisées ont été programmées au lendemain du 15 avril, date de remise du rapport d’étape de la mission d’évaluation à la ministre Nathalie Kosciusko-Morizet. Soucieux de déminer le terrain, le Premier ministre François Fillon explique le 13 avril entendre les inquiétudes des Français, commettant un faux pas langagier à l’Assemblée nationale, en évoquant le « gaz de shit [20] ».

25Dénonçant un écran de fumée à l’approche de rassemblements majeurs, les manifestants, dont l’hétérogénéité tant générationnelle que politique étonne, sont nombreux à Cahors (Lot) et Nant. Là, sur les contreforts du Larzac, 10 000 personnes défilent en présence d’élus de tous bords, à l’exemple des présidents des conseils généraux de l’Aveyron et de l’Hérault, Jean-Claude Luche (UMP) et André Vézinhet (PS), ou de José Bové, qui entend raffermir le rapport de forces en appelant à manifester le 10 mai devant l’Assemblée nationale qui doit examiner un projet de loi sur la question [21].

26Alors que le soutien aux opposants paraît majoritaire dans le pays, l’interdiction de l’exploration commence à faire consensus dans les rangs politiques, de l’extrême gauche jusqu’au Front national. Au début du mois de mars, deux députés directement concernés, Pascal Terrasse (PS-Ardèche) et Pierre Morel-A-l’Huissier (UMP-Lozère), lancent un appel transpartisan pour un moratoire sur la prospection, cosigné par quatre-vingt de leurs collègues. Une bataille parlementaire s’engage néanmoins au mois d’avril, les députés socialistes déposant une proposition de loi visant à interdire les projets d’exploration en cours, avant d’être imités par l’élu UMP de Seine-et-Marne, Christian Jacob, et son projet de loi destiné à un examen en procédure d’urgence par l’Assemblée nationale.

27Par son interdiction de la fracturation hydraulique, la loi Jacob votée le 13 juillet constitue incontestablement un tournant, la France devenant le premier pays au monde à mettre en œuvre un tel dispositif législatif. Le gouvernement ne referme pas pour autant le dossier de la potentielle exploitation, ménageant une issue aux industriels par l’article 2 de la loi indiquant que les titulaires de permis devront « préciser les techniques employées » dans un délai de deux mois.

28En dépit de cette avancée juridique et de la langueur estivale, la mobilisation de terrain se poursuit avec le rassemblement de 15 000 personnes les 26, 27 et 28 août 2011, à Lézan, en terre cévenole. Dans cette région, le conflit d’usage territorial est plus évident encore depuis l’annonce, le 29 juin, du classement des Causses et Cévennes au patrimoine mondial de l’Unesco. « Il n’y aura pas d’exploitation de gaz de schiste par fracturation dans ce territoire d’exception [22] », confirme, à Alès, le 4 octobre, le président Sarkozy, au lendemain de l’annonce officielle de l’abandon des trois permis d’exploration de Nant (Aveyron) Villeneuve-de-Berg (Ardèche) et Montélimar (Drôme), qui constitue une victoire pour la mobilisation populaire.

29« Une décision très politique [23] », tel est l’avis des industriels concernés. Les enjeux de ce dossier sont en effet plus que jamais cruciaux alors que le calendrier électoral est chargé. Le gouvernement tient à atténuer la contestation, à six mois du premier tour des élections présidentielles suivies du scrutin des législatives territorialisé en circonscriptions dont certaines sont sensibles quant à cette question, alors même que s’est produit un basculement historique du Sénat à gauche le 25 septembre 2011.

Une persistance diffuse de la mobilisation

30« Nous avons gagné une bataille, il nous faut maintenant gagner la guerre contre la destruction des territoires et le réchauffement climatique [24] », déclare José Bové après l’annulation du permis de Nant. Le mouvement réclame alors l’abrogation des soixante et une autorisations restantes. C’est le message scandé par les 7 000 manifestants réunis à Barjac (Ardèche) le 23 octobre 2011.

31Alors que l’annulation des permis a concerné les territoires où la contestation était la plus forte, le risque est désormais celui de la fragmentation de la protestation. Ayant remporté une première victoire particulièrement symbolique, les anti-gaz de schiste restent sur le pied de guerre, n’entendant pas abandonner le terrain. Une tendance à la radicalisation se fait sentir, alors que l’hypothèse de la désobéissance civile se précise. Ainsi, des réseaux de terrain, baptisés « pyramides d’alerte », doivent permettre de sonner l’alarme si des camions de pétroliers venaient à être repérés. Quant à des structures rodées à l’activisme comme Greenpeace, des coups d’éclats tels que le blocage de livraison de foreuses sont étroitement étudiés [25].

32Les opposants au gaz de schiste qui font face à des groupes de dimension mondiale jettent également des ponts à l’international. Des rencontres s’organisent notamment avec la Pologne, plus gros gisement d’Europe, la Bulgarie, l’Allemagne et l’Angleterre, mais aussi l’Amérique du Nord où sont projetés des jumelages avec les communes québécoises concernées par cette exploitation [26]. Agissant de manière transnationale pour dénoncer les techniques de fracturation, l’association No Fracking est dotée d’une représentation française en lien avec une quinzaine d’autres organisations nationales de ce réseau [27].

33Dans le combat engagé entre protecteurs de l’environnement et pétroliers, la riposte des seconds s’organise sans tarder. Dès le mois de mai 2011, le groupe américain Schuepbach Energy assigne au tribunal administratif la mairie de Bonnevaux (Gard) pour obtenir l’annulation de l’arrêté municipal interdisant la prospection des gaz de schiste par fracturation hydraulique [28]. « Je ne vais pas me laisser faire. Comme Jeanne d’Arc, je pars en guerre. Ce n’est pas une société de Dallas qui va nous dire ce que l’on doit faire chez nous [29] », pestait la première magistrate du village. Si la société texane renonce finalement à poursuivre trente-huit maires ardéchois et gardois assignés dans le cadre du permis de Villeneuve-de-Berg [30], son concurrent Total annonce au mois de novembre sa volonté de déposer un recours administratif contestant l’abrogation de son permis d’exploration dans le sud de la France [31]. Son P.-D.G., Christophe de Margerie, déclare ne « pas [être] d’accord sur l’interprétation de la loi avec le gouvernement [32] » et ne pas renonçer à utiliser le procédé de la fracturation désormais interdit. C’est autour du développement de nouvelles techniques que les pétroliers, qui cherchent à exploiter les failles juridiques du code minier et de la loi Jacob, mènent un intense lobbying. Le 17 janvier 2012, le colloque intitulé « Le bouquet énergétique dans tous ses états », placé sous le haut patronage du Premier ministre et en présence de la ministre de l’Environnement, réunit à Paris décideurs politiques et industriels autour de la question : « La France peut-elle se passer des hydrocarbures de schiste ? » Pour dénoncer l’absence de contradicteur, les opposants organisent le même jour un « contre-colloque » à l’Hôtel de région d’Île-de-France.

34Si un essoufflement de la mobilisation se fait sentir, faute d’objectifs clairs, la controverse rebondit au début de l’année 2012. Les opposants dénoncent une poursuite discrète des démarches exploratoires, découvrant l’existence de quatorze nouveaux dossiers de recherche d’hydrocarbures déposés auprès du gouvernement et soumis à consultation publique en janvier, dont dix en Île-de-France, sans que les communes concernées ne soient prévenues. Des informations de nature à raviver la flamme de la mobilisation, un regain étant perceptible au début du printemps 2012.

35C’est au ministère de l’Énergie, celui de l’Écologie étant provisoirement mis en sommeil [33], que revient le soin d’essayer d’éteindre le début d’incendie : « À la suite de la polémique sur les gaz de schistes, les compagnies ont jeté l’éponge et il ne s’agit là que de vieilles demandes d’exploration de pétrole conventionnel [34] », affirme un géologue de ses services. Un discours plus tranché que celui du ministre lui-même : « Dans quelques années, le débat de l’exploitation des gaz de schiste se posera [35] », déclare, en février 2012, Éric Besson, en charge du dossier. Un dossier évidemment loin d’être définitivement clos, alors qu’à moyen ou long terme de nouveaux arbitrages seront inévitablement pris, entre indépendance énergétique nationale et coût humain et environnemental de cette exploitation.


Mots-clés éditeurs : mouvement de protestation, sous-sol, gaz de schiste, Larzac

Date de mise en ligne : 04/10/2012

https://doi.org/10.3917/ecopo.045.0185

Notes

  • [1]
    O. Benyahia-Kouider, « Révolution sur la planète gaz », Le Nouvel Observateur, 5-11 août 2010, p. 42-44.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    V. Ter Minassian, « Brut de France », Libération, 27 septembre 2010.
  • [4]
    J.-M. Bezat, « Total autorisé à forer des puits en France pour extraire du gaz non conventionnel », Le Monde, 2 avril 2010. J.-M. Bezat et B. d’Armagnac, « Les gaz de schiste seront-ils la grande énergie du futur ? », Le Monde, 30 juillet 2010.
  • [5]
    F. Nicolino, « Gazarem lou Larzac », Charlie Hebdo, 6 octobre 2010, n° 955.
  • [6]
    J. Beaubet, « Un pétrolier texan va explorer la roche nantaise », Midi Libre (Aveyron), 22 avril 2010.
  • [7]
    F. Léwino, « Les gaz de schistes, ennemi public numéro 1 », Le Point, 7 avril 2011.
  • [8]
    « Ça sent le gaz sur le Larzac », La Dépêche du Midi, 11 octobre 2010.
  • [9]
    L. Carpentier, « Ça sent le gaz », Le Monde, 22 janvier 2011.
  • [10]
    « Claude Allègre : l’attitude du ministère de l’Écologie est absurde », Le Figaro, 23 avril 2010.
  • [11]
    « Gaz de schiste : la nouvelle bataille du Larzac », Midi Libre, 20 janvier 2011.
  • [12]
    <www.deleaudanslegaz.com>.
  • [13]
    Celui-ci accueille le 2 février sur le Larzac Eva Joly, candidate aux primaires d’EELV, pour évoquer la question des gaz de schiste.
  • [14]
    « Hulot vole la vedette aux manifestants anti-gaz de schiste », Libération.fr, 10 mai 2011.
  • [15]
    Midi Libre, 6 février 2011.
  • [16]
  • [17]
    D’après un relevé effectué le 15 avril 2011.
  • [18]
    D’après un relevé effectué le 15 juin 2011.
  • [19]
    La décision présidentielle de séparer écologie et énergie fait en novembre 2010 d’Éric Besson le ministre chargé de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique, auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie.
  • [20]
    AFP, 13 avril 2011.
  • [21]
    Les manifestants se rassemblent en présence notamment des concurrents à la primaire verte, Eva Joly et Nicolas Hulot.
  • [22]
    « Gaz de schiste : Sarkozy confirme l’abrogation de trois permis d’exploitation », Midi Libre, 5 octobre 2011.
  • [23]
    F. Nodé-Langlois, « La France se prive de ses réserves de gaz », Le Figaro, 4 octobre 2011.
  • [24]
    Communiqué de José Bové, 4 octobre 2011.
  • [25]
    R. Barroux, « Les hors-la-loi de Greenpeace », M Le magazine du Monde, 21 janvier 2012.
  • [26]
    Afin de rapprocher les foyers de lutte, des jumelages sont envisagés, par exemple entre Millau et Saint-Denis-sur-Richelieu (Québec) : « Jumelage Millau-Québec contre le gaz de schiste », Midi Libre, 31 octobre 2011.
  • [27]
    No Fracking est ainsi représentée en Afrique du Sud, Algérie, Allemagne, Angleterre, Australie, Bulgarie, Canada, Espagne, États-Unis, Irlande, Nouvelle-Zélande, Pologne, Québec, Roumanie, Suisse.
  • [28]
    « Une compagnie pétrolière attaque l’arrêté anti-gaz de schiste de la mairie de Bonnevaux », Midi Libre, 24 mai 2011.
  • [29]
    « Gaz de schiste : les Texans jettent l’éponge face aux élus cévenols », Midi Libre, 28 septembre 2011.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    « Total bataille pour exploiter du gaz de schiste dans le sud de la France », Le Monde, 17 janvier 2012.
  • [32]
    « Total souhaite poursuivre son exploration de gaz de schiste en France », Le Monde, 12 septembre 2011.
  • [33]
    Après le départ de N. Kosciusko-Morizet, devenue porte-parole de Nicolas Sarkozy en février 2012, le ministère de l’Écologie est mis sous tutelle du Premier ministre, François Fillon.
  • [34]
    E. Benezet et F. Mouchon, « La polémique rebondit sur les forages pétroliers », Le Parisien, 25 février 2012.
  • [35]
    Intervention d’Éric Besson, « Bourdin 2012 », BFM TV, 7 février 2012.

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