Couverture de ECOPO_043

Article de revue

Biomimétisme, la nécessaire resynchronisation de l'économie avec le vivant

Pages 159 à 166

Notes

  • [1]
    A. Wolman, « The Metabolism of Cities », Scientific American, vol. 213, n° 3, 1965, p. 179-190 ; R. Register, Ecocities: Rebuilding in Balance with Nature, New Society Publishers, Gabriola Island, 2006.
  • [2]
    I. McHarg, Design with Nature, Wiley, Honoken, 1995 (1969).
  • [3]
    R. Frosch, « Industrial Ecology: A Philosophical Introduction. », Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA, vol. 89, n° 3, 1992, p. 800-803.
  • [4]
    J. Benyus, Biomimétisme. Quand la nature inspire des innovations durables, Rue de l’Échiquier, Paris, 2011.
  • [5]
    O. Scheffer, L’architecture biomimétique. Quand l’architecture s’inspire de la nature, Symbiopolis, 2011, <www.bit.ly/architecture-biomimetique>.
  • [6]
    Biomimicry Europa, 2011, <www.biomimicryeuropa.org>.
  • [7]
    Rapport TEEB, The Economics of Ecosystems and Biodiversity, 2011, <www.teebweb.org>.
  • [8]
    C. Laurius et L. Carpentier, Voyage dans l’anthropocène, Acte Sud, Arles, 2011.
  • [9]
    F. Capra, La Toile de la vie. Une nouvelle interprétation scientifique des systèmes vivants, Éditions du Rocher, Monaco, 2003.
English version
C’est une triste chose de songer que la Nature parle et que le genre humain n’écoute pas.
Victor Hugo, 1870

1La planète Terre, il y a plus de 750 millions d’années : apparaissent dans l’océan primordial les éponges à spicules de silice construisant de délicats squelettes de verre.

2Même planète, été 2003 : un article intitulé « Caractéristique de fibres optiques dans une éponge de verre » est publié dans la célèbre revue scientifique Nature. Des biologistes et des ingénieurs travaillent ensemble au sein des laboratoires Bell de Lucent et s’émerveillent devant les propriétés optiques du squelette de verre d’Euplecta, une éponge des grands fonds.

3Les scientifiques se demandent comment cet organisme, qui n’a quasiment pas évolué depuis des millions d’années, est capable de synthétiser du verre dont les propriétés s’apparentent aux fibres optiques high-tech de meilleure qualité ? Comment fait-il donc pour synthétiser le verre à température ambiante, alors que nous avons besoin, pour arriver au même résultat, de faire appel à des processus industriels lourds et à une débauche d’énergie nécessitant plus de 1 500 °C ? Et surtout, est-il possible d’imiter cette éponge ?

4La réponse fut « oui ! », et la biosynthèse du verre fut réalisée quelques années plus tard en imitant la synthèse protéique d’Euplecta.

5Étrange moment où les ingénieurs d’une industrie high-tech apprennent d’un organisme vieux de plusieurs millions d’années…

6Depuis l’aube de l’humanité, l’observation de la nature a conduit à toutes sortes d’innovations. Ce sont les Inuits qui dans l’Arctique imitent l’ours blanc pour chasser sur la glace les phoques, et Leonard de Vinci qui créait ses folles machines volantes en se basant sur l’étude du vol des oiseaux. C’est Gustave Eiffel qui s’inspire de la structure osseuse d’un fémur humain pour créer la tour qui portera son nom et symbolisera Paris aux yeux du monde. Ou encore le Velcro inventé par George de Mestral en 1948 à la vue des fleurs de bardane accrochées à son manteau et aux poils de son chien après une promenade. Puis il y eut la bionique, essentiellement destinée à la robotique à partir des années 1960. Le terme biomimetics (biomimétisme) a été utilisé pour la première fois par le biophysicien américain Otto Herbert Schmitt en 1963 sur la base aérienne de Dayton aux États-Unis. Il le définissait comme « l’examen des phénomènes biologiques dans l’espoir de susciter des idées et de l’inspiration pour développer des systèmes physiques ou biophysiques à l’image de la vie ». Schmitt cherchait à construire un équipement pouvant imiter les actions électriques des nerfs. En 1974, on retrouve dans le Webster Dictionary cette définition du biomimétisme : « Étude de la genèse, de la structure et de la fonction de substances et de matériaux biologiques (tels que les enzymes ou les soies), ainsi que des mécanismes et des processus biologiques (tels que la photosynthèse), dans le but de synthétiser des produits similaires par des processus artificiels imitant ces processus naturels. » Cette approche a initialement intéressé l’industrie de l’armement. Mais des années 1960 aux années 1980, de nombreux auteurs enrichissent la démarche dans le domaine de l’urbanisme [1], de l’architecture des paysages [2] et de l’écologie industrielle [3]. Mais c’est incontestablement Janine Benyus qui, en 1997, rafraîchit le concept et surtout y introduit la notion d’innovations durables inspirées du vivant. Son ouvrage de référence, Biomimicry: Innovation Inspired by Nature[4], définit les principes fondamentaux à la base de la démarche biomimétique, à savoir :

  • la nature comme modèle : étudier les modèles naturels, puis imiter ou s’inspirer de leur design et processus pour résoudre des problèmes humains ;
  • la nature comme mesure : intégrer les notions de limites écologiques pour évaluer la compatibilité d’une innovation avec les principes du vivant.
Elle distingue trois niveaux de biomimétisme, le premier s’inspirant simplement de la forme, le second des procédés (synthèses) et le troisième des écosystèmes (relations entre les parties). Pour la forme par exemple, une centrale utilisant l’énergie des courants marins est en cours de développement, avec des turbines dont la forme de caudales de requins ou de thons maximise l’utilisation de l’énergie des flux. C’est l’approche choisie par une jeune compagnie australienne BioPower Systems. En condition de fonctionnement optimal, chaque unité peut produire un peu plus de 2 MW.

7Un exemple d’inspiration par le procédé est la biosynthèse du verre décrite précédemment. Un autre exemple imite des termitières pour la construction d’un immeuble sans climatisation électrique : l’Eastgate Building, à Harare, au Zimbabwe [5]. En effet, les termitières comportent des régulateurs de températures très efficaces sous la forme de canaux et d’opercules. Les termites contrôlent les flux d’air en créant de nouveaux tunnels et en ouvrant ou fermant les opercules en fonction de la température extérieure. Cela permet à la termitière de rester fraîche sous des températures caniculaires et de restituer la chaleur accumulée la journée pendant la nuit. La température à l’intérieur reste constante quelle que soit la température extérieure. L’Eastgate Buiding utilise des méthodes de refroidissement passif (l’orientation des ouvertures), des matériaux spécifiques s’inspirant de ceux des termitières et dispose de cheminées permettant la circulation de l’air. Résultat : le bâtiment n’a pas besoin de climatisation et n’utilise que 10 % de l’énergie nécessaire à un immeuble de même taille !

8En ce qui concerne le troisième niveau, il s’agit de s’inspirer des écosystèmes. Les réflexions sur l’écologie industrielle ou les innovations agricoles de type permaculture ou agroforesterie appartiennent à ce niveau. En Haïti, l’association Biomimicry Europa [6] et des organisations locales recréent un système agroforestier en plantant des arbres endémiques tout à fait remarquables. En effet, en plus des apports « classiques » de la reforestation, tels que la restauration de la biodiversité et la rétention de l’eau et des sédiments, ces arbres, grâce à leurs noix hautement nutritives, nourrissent les populations qui les plantent et, surtout, grâce à leur métabolisme particulier, fertilisent les sols, permettant ainsi de meilleures récoltes sous leur couvert, et stockent du carbone atmosphérique dans le sol pour 100 000 ans sous forme de dalles calcaires ! Ce projet est une application directe des découvertes du professeur Éric Verrecchia, de l’université de Lausanne, sur les arbres oxalogènes. Sur des sols tropicaux souvent acides, ils biominéralisent le CO2 en le fixant sous forme de calcaire grâce à une symbiose dans leurs racines impliquant bactéries et champignons. En s’inspirant des écosystèmes forestiers naturels, ces plantations seront faites selon des modèles en « boucles fermées » qui permettent au système de se renforcer et de s’enrichir en permanence, sans apports extérieurs soutenus, pour initier une inversion des cycles de la dégradation des socio-écosystèmes, de l’endettement et de l’appauvrissement des agriculteurs, et de la malnutrition qui en résulte.

9À la veille de Rio +20, nous pouvons constater que les thèmes du climat et de la biodiversité émergent de plus en plus dans les discours, et que des liens sont établis avec les dégradations des paramètres socio-économiques liés aux destructions de services écosystémiques essentiels [7]. À l’heure où les organisations non gouvernementales et les institutions du monde entier se préparent à mobiliser leur arsenal de délégués et de slogans pour un monde meilleur, il est cependant aisé de constater que vingt années d’emphase sur la durabilité n’auront pas permis de faire émerger les bases d’un nouveau mode de développement. Le développement durable, sorte de ménage à trois entrées environnementalistes, altermondialistes et tenant de la mondialisation économique et financière, a particulièrement réussi sur un point : celui de permettre une plus grande attractivité du modèle des pays industrialisés. Ce modèle basé sur une exploitation des ressources naturelles, notamment celle des pays les plus faibles économiquement a permis de faire accéder un nombre croissant de personnes aux biens manufacturés. Cette évolution, que l’on peut qualifier de positive du point de vue des individus qui y accèdent, cache également un renforcement de la disparité de la répartition des richesses entre les plus pauvres et les plus riches.

10Le constat peut se résumer ainsi : l’humanité traverse une série de crises dont le changement climatique est avant tout un symptôme, comme la fièvre qui saisit un corps malade. Ce bouleversement atmosphérique pointe vers un malaise systémique de nos civilisations qui touche effectivement la biodiversité, mais également l’accès à l’eau et aux ressources finies énergétiques ou minérales. La course effrénée aux ressources finies génère par ailleurs des problèmes de développement humain scandaleusement inégaux.

11Comment en sommes-nous arrivés là ?

12Depuis la conquête du feu, l’histoire de l’humanité a vu une série d’innovations semblant l’affranchir de plus en plus des flux naturels. Notre « technosphère » a évolué en conséquence, suivant les variations de nos représentations du monde (la « noosphère », du grec noos, « pensée »). Au néolithique, l’agriculture et l’élevage sont devenus nécessaires à partir du moment où les chasseurs-cueilleurs que nous étions ont dû explorer des latitudes plus tempérées soumises à des saisons plus marquées. Face à l’hiver, il a bien fallu faire des réserves, cultiver, domestiquer, se sédentariser et défendre sa propriété. Plus question d’être la proie des bêtes fauves, plus question de subir les caprices du régime des pluies et des variations d’abondances du gibier. Notre capacité à contrôler notre environnement et à le modifier semblait contribuer à apaiser nos angoisses et nos incertitudes. Homo sapiens a utilisé toute son intelligence pour donner un sens à un monde en apparence chaotique mais qui présentait quelques régularités. Nous avons ainsi bâti des sociétés de plus en plus complexes, des religions, des sciences, l’art, la philosophie, la politique, etc. Tant d’innovations pour sécuriser nos approvisionnements, donner un sens au monde pour calmer nos angoisses devant la conscience cruelle de notre propre mortalité.

13Ces transformations ont été facilitées par une remarquable stabilité climatique durant les 10 000 dernières années (l’holocène). Elles ont donné naissance à une diversité de civilisations aux technologies remarquables, pleines d’ingéniosités. Indéniablement, durant cette période, nous avons connu un véritable succès, peuplant la Terre sur son ensemble et voyant notre population passer de 5 millions au début de l’holocène à près de 7 milliards d’individus aujourd’hui.

14Vers 1800, ce processus de découplage des flux naturels culmine avec la révolution industrielle et la découverte d’une énergie bon marché incomparablement plus efficace que la force humaine ou animale : le charbon puis les hydrocarbures. Toute une technologie se développe grâce à ces énergies fossiles et, aujourd’hui, nous brûlons dix siècles de formation naturelle de pétrole en un jour. Du pétrole fournit par la biodiversité du passé qui a extrait ainsi les excès de carbone de l’atmosphère primordiale. Ce faisant nous avons commencé à remettre très rapidement en circulation des éléments qui avaient été extraits des cycles du vivant pendant des millions d’années.

15Depuis les années 1950, des signes de plus en plus évidents nous montrent que nous sommes allés trop loin, que notre capacité à conceptualiser le monde nous à conduits à développer des modèles qui ont altéré fortement le système planétaire dont nous dépendons pourtant. Paul Crutzen, prix Nobel de chimie, affirme que l’espèce humaine est devenue une « force géophysique planétaire » ayant dégradé « 60 % des services fournis par les écosystèmes terrestres ». L’impact de l’humanité sur toutes les zones biologiques productives terrestres et marines, via ses prélèvements et ses rejets, l’emporterait à présent sur les fluctuations et facteurs naturels. Ainsi, nous serions passés de l’ère géologique de l’holocène, pour entrer dans l’anthropocène [8] (du grec anthropos, « humain »). Ce nouvel âge géologique aurait été déclenché par le déstockage massif de ressources fossiles, perturbant ce faisant la machinerie climatique et détériorant l’équilibre de l’ensemble du système planétaire. N’aurions-nous pas perdu en cours de route la conscience de notre interdépendance avec notre système planétaire ? Notre technosphère se serait-elle emballée pour nous mettre en opposition avec les principes même de la biosphère ?

16Les sciences et les technologies sont souvent convoquées pour prolonger un système décrété comme le seul à même d’assurer la prospérité de l’humanité. La difficulté posée par cette approche réside davantage dans ce qui sous-tend ce recours que les réponses elles-mêmes. En effet, les stratégies de développement retenues sont majoritairement motivées par une volonté de contrôle dictée par un ensemble de paramètres qui vont du positionnement de l’être humain par rapport à la nature, à la recherche du profit maximum pour un nombre de bénéficiaires limité, en passant par les convictions religieuses et la « judiciarisation des sociétés » occidentales (et la recherche de sécurité qui la sous-tend). L’ensemble des technologies utilisées actuellement sont au mieux des éléments de prédation, voire de destruction. La technologie, que ce soit dans la médecine, l’agriculture, la chimie ou le transport, semble faire inlassablement la guerre au vivant, y compris au nom du développement durable comme l’illustre le cas des OGM résistants à des pesticides vendus en exclusivité par leurs inventeurs pour nourrir les populations les plus vulnérables.

17Le biomimétisme pose ces questions : existe-t-il des technologies qui puissent être 100 % compatibles avec la biosphère tout en répondant aux nécessaires besoins liés au bonheur humain ? Quels sont les garde-fous qui pourraient permettre à notre remarquable intelligence de donner tout son potentiel sans pour autant nous entraîner vers de nouvelles catastrophes ?

18Si nous échouons, la vie, elle, s’en remettra très bien ! La vie en a vu d’autres… Quelques millions d’années et de nouvelles radiations évolutives verront probablement le jour. Mais de toutes les espèces que notre planète aura hébergées depuis 3,8 milliards d’années, nous serons la seule à avoir provoqué sa propre disparition et celle de l’essentiel des écosystèmes qui ont prévalu pendant l’holocène.

19Il est plus que temps de tout mettre en œuvre pour pouvoir répondre « Non ! » à Albert Camus, lorsqu’il nous interroge par cette question essentielle : « Le progrès ne serait-il pas la poursuite d’une erreur ? »

20Comme un feu de forêt qui, s’il n’est pas trop destructeur, permet à la forêt de se régénérer, peut-être que face à la crise, et même grâce à elle, l’humanité vit les décennies les plus stimulantes de son histoire depuis des millénaires. Car après tout, n’avons-nous pas l’obligation de changer ? Les impacts sont à présent globaux et mettent gravement en danger notre résilience.

21Partout dans le monde, des scientifiques, des ingénieurs, des industriels, des agriculteurs, des citoyens, font le constat qu’il peut être extrêmement utile d’observer les stratégies du vivant et de les imiter pour innover. Peut-être sont-ils l’avant-garde d’une humanité où la conscience de l’interdépendance avec le reste de la biosphère dominera. D’une humanité consciente d’être un motif dans la « toile de la vie » (web of life) de Fritjof Capra [9]. Une humanité comprenant enfin qu’un écosystème altéré, une espèce qui disparaît, ce sont autant de fils de la toile dont elle est tissée qui se déchirent… Une humanité sachant regarder les stratégies du vivant avec émerveillement, avec humilité, et faisant sienne 3,8 milliards d’années d’expertise en durabilité. Le biomimétisme est avant tout une invitation à l’émergence de cette humanité-là…


Date de mise en ligne : 04/01/2012

https://doi.org/10.3917/ecopo.043.0159

Notes

  • [1]
    A. Wolman, « The Metabolism of Cities », Scientific American, vol. 213, n° 3, 1965, p. 179-190 ; R. Register, Ecocities: Rebuilding in Balance with Nature, New Society Publishers, Gabriola Island, 2006.
  • [2]
    I. McHarg, Design with Nature, Wiley, Honoken, 1995 (1969).
  • [3]
    R. Frosch, « Industrial Ecology: A Philosophical Introduction. », Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA, vol. 89, n° 3, 1992, p. 800-803.
  • [4]
    J. Benyus, Biomimétisme. Quand la nature inspire des innovations durables, Rue de l’Échiquier, Paris, 2011.
  • [5]
    O. Scheffer, L’architecture biomimétique. Quand l’architecture s’inspire de la nature, Symbiopolis, 2011, <www.bit.ly/architecture-biomimetique>.
  • [6]
    Biomimicry Europa, 2011, <www.biomimicryeuropa.org>.
  • [7]
    Rapport TEEB, The Economics of Ecosystems and Biodiversity, 2011, <www.teebweb.org>.
  • [8]
    C. Laurius et L. Carpentier, Voyage dans l’anthropocène, Acte Sud, Arles, 2011.
  • [9]
    F. Capra, La Toile de la vie. Une nouvelle interprétation scientifique des systèmes vivants, Éditions du Rocher, Monaco, 2003.

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