Couverture de ECOPO_039

Article de revue

Commerce du carbone, justice et ignorance

Pages 135 à 145

Notes

  • [1]
    M. Dove, «?Theories of swidden agriculture and the political economy of ignorance?», Agroforestry Systems, n° 1, 1983, p. 95-103?; J. Ferguson, The anti-politics machine. «?Development?», depolitization, and bureaucratic power in Lesotho, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1990?; M. Hobart (dir.), An anthropological critique of development. The growth of ignorance, Routledge, Londres, 1993?; J. Fairhead et M. Leach, «?False forest history, complicit social analysis?: rethinking some West African environmental narratives?», World Development, vol. 23, n° 6, 1995, p. 1023-1035?; L. Lohmann, «?Mekong dams in the drama of development?», Watershed, vol. 3, n° 3, 1998, p. 50-60?; L. Lohmann, Missing the point of development talk. Reflections for activists, The Corner House, Sturminster Newton, 1998.
  • [2]
    S. L. Pigg, «?Inventing social categories through place?: social representations and development in Nepal?», Comparative Studies in Society and History, vol. 34, n° 3, 1992, p. 507.
  • [3]
    L. Lohmann, Missing the point of development talk, op. cit.
  • [4]
    J. Redman, World Bank?: climate profiteer, Institute for Policy Studies, Washington, 2008.
  • [5]
    L. Lohmann, «?Toward a different debate in environmental accounting. The cases of carbon and cost-benefit?», Accounting, Organizations and Society, vol. 34, n° 3-4, 2009, p. 499-534.
  • [6]
    L. Lohmann (dir.), Carbon trading. A critical conversation on climate change, privatization and power, Dag Hammarskjöld Foundation, Uppsala, 2006.
  • [7]
    H. De Soto, The mystery of capital. Why capitalism triumphs in the West and fails everywhere else, Basic Books, New York, 2000.
  • [8]
    T. Mitchell, «?The properties of Markets?», in D. MacKenzie (dir.), Do economists make markets?? On the performativity of economics, Princeton Univ. Press, Princeton, 2007, p. 269.
  • [9]
    Le HFC23 est un hydrofluorocarbone émis lors de la fabrication de gaz réfrigérants.
  • [10]
    D. McKenzie, «?Making things the same?: gases, emission rights and the politics of carbon markets?», Accounting, Organizations and Society, vol. 34, n° 3-4, 2009, p. 440-455.
  • [11]
    Le Protocole attribue deux objectifs aux MDP?: (1) aider les Parties qui ne figurent pas dans l’annexe I (c’est-à-dire les pays du Sud) à parvenir à un développement durable ainsi qu’à contribuer à l’objectif ultime de la Convention et (2) aider les pays du Nord (annexe I) à remplir leurs engagements chiffrés. Pour ce faire, il requiert de la part des pays du Nord qu’ils investissent dans des projets de réduction des émissions dans les pays du Sud. En contrepartie de ces investissements (publics ou privés), ils pourront acquérir des «?crédits d’émission?», qui viendront s’ajouter aux quotas qui leur ont été alloués.
  • [12]
    World Bank, State and trends of the carbon market 2007, World Bank, Washington, 2007, p. 27.
  • [13]
    S. Ghosh et J. Kill, The carbon market in India, National Forum of Forest Peoples and Forest Workers, Kolkata, 2009.
  • [14]
    Voir L. Lohmann, Democracy or carbocracy?? Carbon trading and the future of the climate debate, The Corner House, Sturminster Newton, 2001, et L. Lohmann, «?Marketing and making carbon dumps. Commodification, calculation and counterfactuals in climate change mitigation?», Science as Culture, vol. 14, n° 3, 2005, p. 203-235.
  • [15]
    L. Lohmann (dir.), 2006, op. cit.
  • [16]
    D. McKenzie, op. cit.
  • [17]
    L. Lohmann, 2009, op. cit.
  • [18]
    S. Ghosh et J. Kill, op. cit.
  • [19]
    Los Angeles Times, 20 février 2008.
  • [20]
    New Yorker, 25 février 2008, italique ajouté.
  • [21]
    K. Smith, The carbon neutral myth. Offset indulgences for your climate sins, Transnational Institute, Amsterdam, 2007.
  • [22]
    Traduction effectuée dans le cadre du master de Traduction d’édition de l’université d’Orléans, dirigé en 2008-2009 par Antonia Critinoi.
English version

Le développement et l’ignorance

1Parmi tous les effets et produits du développement, l’ignorance est l’un des plus envahissants [1]. Souvent les atours du développement – l’exportation de machines et de compétences, la construction d’un marché, le financement par la dette, l’ajustement structurel, la délivrance de titres de propriété, l’arpentage et la cartographie, la construction de barrages, la vulgarisation, les programmes pour les revenus ruraux et ainsi de suite – ignorent, déplacent, remplacent, voire éliminent le savoir que détiennent leurs « populations cibles ». Les pratiques qui accompagnent ces projets, postulant l’existence de masses arriérées oppressées par la nature, maintiennent également les agents du développement eux-mêmes dans l’ignorance des savoirs des autres. Les villageois deviennent ceux qui ne « comprennent pas[2] », ceux qu’il serait injuste de priver des bénéfices du développement occidental, mais avant tout ceux dont le savoir existant reste irrémédiablement « local », contrairement à celui des experts. Une nouvelle forme d’ignorance est ainsi renforcée parmi les agents de développement : celle de l’arrière-plan de leurs propres connaissances (locales). Lorsqu’une institution de développement investit dans la diffusion de normes, de technologies ou de compétences, elle tend à diminuer l’importance, non seulement d’autres contextes, mais aussi du sien. L’ignorance s’étend encore plus loin lorsque différentes institutions – ministères, écoles, bureaux de statistiques et de cartographie, services économiques et forestiers – décrètent collectivement un dualisme selon lequel l’action sociale est l’application de théories désincarnées. Le déni du fait que le pouvoir et les savoirs sont situés et que la réalité ne serait pas un objet pour le management centralisé et hiérarchique, participe non seulement de la défense, par les professionnels du développement, de leur position sociale, mais aussi de la façon dont la classe moyenne se décrit elle-même en général. L’autorité s’identifiant peu à peu avec les planificateurs, on traite les désastres et les résistances auxquels se heurte le développement comme s’ils étaient le résultat de théories fautives ou d’une mise en œuvre incorrecte. On affronte de la même manière les incidents qui s’ensuivent, engendrant ainsi une cascade sans fin de problèmes, techniques ou autres, qui élargissent les compétences et l’ignorance que génère le développement, ainsi que les pouvoirs et les impuissances que celui-ci rend possibles.

2Les critiques du développement jouent un rôle clé dans cette situation lorsqu’elles prennent la forme de revendications, soit pour une meilleure mise en œuvre, soit pour des modèles, des théories ou des cadres alternatifs. «?Le contrôle des dégâts?», le «?développement durable?» ou la «?réforme des institutions de développement?» deviennent les slogans d’une école de pensée?; «?un développement prenant en compte le facteur humain?», «?un développement alternatif?», «?remplacer le modèle capitaliste?», ceux d’une autre. Selon la première de ces théories, des boucles de rétroaction négatives mettent fin aux échecs et aux mensonges du développement?: les institutions de développement sont considérées comme des supertankers avançant péniblement sur la mauvaise route mais qui vont toutefois répondre, peut-être lentement mais d’une manière linéaire, aux signaux d’alarme des appareils de bord, de façon à changer de cap et à reprendre progressivement la bonne direction. L’autre école critique désire également considérer les institutions de développement comme des bateaux manœuvrables qui suivent une route précise, mais elle les décrit comme n’étant pas en état de naviguer et bons à être remplacés. Les deux écoles continuent à occulter le caractère local et l’incarnation des planificateurs et des théoriciens, en interprétant à tort les idées fausses, les échecs et les conséquences imprévues générés par le développement comme des erreurs théoriques ou techniques et non comme des caractéristiques structurelles du développement à tous les niveaux. Les efforts menés pour éliminer l’ignorance du développement en corrigeant les «?erreurs?» de celui-ci ne font que la créer encore et encore inévitablement, car chaque idée fausse générée par le développement peut, lorsqu’elle est révélée, être utilisée en tant que matière première pour des actions correctives supplémentaires qui reflètent les prétentions élitistes selon lesquelles on peut appliquer le pouvoir et la connaissance à distance. Au lieu de constituer un problème pour le développement, cette spirale infinie constitue son fonctionnement normal [3].

L’importance pour la politique climatique

3Ces remarques sont d’une importance cruciale pour la politique climatique actuelle. Non seulement les institutions de développement telles que la Banque mondiale jouent un rôle majeur dans la lutte contre le changement climatique [4], mais en plus les gouvernements tout comme les activistes affirment qu’il faut aborder en même temps le problème du climat et celui du développement international, que ce soit pour parer aux troubles sociaux à l’échelle mondiale ou pour aborder la question de la justice sociale. Les négociations internationales sur le climat consistent essentiellement en une série d’accords sur les flux de capitaux, le commerce et d’autres problèmes économiques qui définissent à présent le concept de développement. Cependant, la réalité historique du développement est rarement prise en compte dans ce débat (un fait qui participe de la dynamique du développement) et encore moins son rôle dans la création d’une ignorance généralisée – un concept qui prend de l’ampleur dans une période de réchauffement global.

4Depuis la naissance de la crise climatique, les institutions et les pratiques associées au développement ont joué un rôle de premier plan dans la coproduction de connaissances et d’ignorance sur de nombreux problèmes. On peut citer, par exemple, la manière dont les détracteurs du changement climatique ainsi que de nombreux climatologues concernés à juste titre par le réchauffement global ont en grande partie adapté leur raisonnement scientifique sur les processus atmosphériques aux normes de l’investissement international, à l’évaluation des risques et à la théorie du choix rationnel [5]. Mais plus fondamentalement, les réponses au changement climatique apportées ces dix dernières années aux niveaux national et international ont été dominées par le commerce du carbone, c’est-à-dire la création de marchés faisant de la capacité de la Terre à recycler le carbone une marchandise [6]. Dans les années 1990, Hernando de Soto émet l’idée que l’on peut faire face à la pauvreté par des mesures juridiques et financières relativement simples qui convertissent les biens «?morts?» que possèdent les pauvres sous forme de maisons en «?capitaux vivants?», en les considérant comme garanties ou en les «?intégrant à l’économie capitaliste[7]?». Pendant la même période naît l’idée que l’on pourrait faire face au réchauffement global grâce à un processus bénin et relativement indolore de transformation des émissions de gaz à effet de serre «?sans prix?» en une marchandise que l’on pourrait posséder et échanger. Ces deux idées ne sont pas tenables mais, en un sens, elles ne sont pas censées l’être. Au contraire, elles «?forment une partie du matériel pour des projets néolibéraux?», offrant un «?moyen de mobiliser certains faits de la théorie économique néoclassique en les associant à la planification des agences de développement, aux ressources des promoteurs immobiliers et aux pouvoirs politiques des régimes locaux[8]?», afin de faciliter aussi bien l’accroissement des pouvoirs de dépossession et de contrôle physique, que la spéculation, la recherche de rentes et la redistribution de la richesse des pauvres aux riches et de l’avenir au présent. Un aspect central de ce processus a été la création de nouveaux domaines d’ignorance.

Comment le commerce du carbone génère de l’ignorance?: dix exemples

5Premier exemple. Les marchés du carbone visent à diminuer le coût de la réglementation des émissions de gaz à effet de serre en faisant abstraction de la façon dont les réductions sont réalisées. Les entreprises qui estiment qu’il leur coûtera trop cher d’atteindre par leurs propres moyens leurs objectifs d’émissions peuvent acheter les réductions d’émissions dont elles ont besoin auprès d’entreprises capables de dépasser leurs objectifs à moindre coût et qui ont, de ce fait, des crédits d’émission à vendre. Ainsi, les marchés du carbone ignorent automatiquement le type de technologie utilisé pour effectuer les réductions et le type d’industrie qui utilise cette technologie, et ne garantissent pas que la réduction réalisée à l’endroit le moins cher aujourd’hui conduira dans les faits à une trajectoire historique à faible émission dans l’avenir. Pourtant, ces questions requièrent une attention scientifique et politique la plus sérieuse. La façon dont les réductions sont réalisées aujourd’hui aura une influence sur ce qui pourra être abaissé dans le futur?: la réduction effectuée par une usine à Tomsk peut résulter d’un investissement dans une technologie énergétique ou d’une nouvelle manière d’organiser la vie sociale qui stimulera des réductions futures de plus en plus nombreuses, alors qu’une réduction quantitativement équivalente réalisée par une entreprise à Tolède peut tout simplement être due à une amélioration routinière de son efficacité qui aurait dû être effectuée il y a longtemps et qui ne conduira pas à de plus amples réductions. Détournant l’attention des innovations, des investissements à long terme et de la restructuration nécessaires pour accélérer l’abandon progressif des combustibles fossiles, le commerce du carbone tend à favoriser des solutions provisoires dispersées qui ne feront que retarder les changements structurels requis. Alors que le commerce de droits d’émission encourage financièrement l’innovation chez certains pollueurs, il offre également des incitations financières aux industries qui se trouvent au cœur même du problème du changement climatique (industrie chimique, producteurs d’électricité, de fer, d’acier, de ciment, de pétrole, de gaz, industrie aéronautique, etc.) pour retarder les profonds changements qu’elles devront entreprendre. Parce qu’il repose sur l’hypothèse fausse que toutes les réductions d’émissions numériquement identiques ont le même effet sur l’évolution du climat, le commerce du carbone n’est pas à même de stimuler les recherches sociologiques, politiques et historiques sur la manière dont les sociétés accomplissent des changements radicaux tels que ceux requis pour juguler la crise climatique. Il renforce au contraire l’importance excessive que les gouvernants accordent aujourd’hui, d’une part, à la recherche de moyens pour rendre un système social dépendant des combustibles fossiles un peu plus efficace et, de l’autre, aux calculs des échéances pour atteindre des objectifs de concentration atmosphérique de gaz à effet de serre qui, sans une prise en compte des processus sociaux et politiques, ne sont que vaines aspirations.

6Deuxième exemple. En ne mettant pas l’accent sur la manière dont les réductions d’émissions sont réalisées et en cherchant de nouvelles choses qui pourraient être considérées comme des réductions, le commerce du carbone a également encouragé les intellectuels à postuler des équivalences douteuses d’un point de vue scientifique. Par exemple, afin de pouvoir échanger les réductions de dioxyde de carbone (CO2) avec des réductions d’autres gaz à effet de serre, il faut mesurer les risques climatiques associés à chaque gaz et établir une comparaison. On s’accorde toutefois sur le fait que les chiffres d’«?équivalence CO2?» donnés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) représentent de grossières simplifications?: les effets et la durée de vie des différents gaz à effet de serre dans différentes parties de l’atmosphère sont tellement complexes et multiples que toute équation simple est impossible. Le premier chiffre d’équivalence CO2 pour le HFC23 [9] de 11?700, avancé à l’origine par le Giec en 1995-1996, a été révisé à la hausse en 2007 pour atteindre 14?800 et la marge d’erreur de cette estimation est encore énorme puisqu’elle est de plus ou moins 5?000 [10]. Les conséquences pratiques de cette simplification excessive de la réalité sont considérables?: la destruction du HFC23 est le moyen le plus important de gagner des crédits d’émission dans le cadre du mécanisme pour un développement «?propre?» (MDP) du Protocole de Kyoto [11]?; il constitue 67 % des crédits générés en 2005 et 34 % de ceux générés en 2006 [12].

7Troisième exemple. Si les marchés du carbone ne tiennent nécessairement pas compte de comment les réductions d’émissions sont réalisées, ils font également abstraction du lieu elles sont réalisées – toujours dans le but de maximiser le rapport coût/efficacité. Cependant, cette logique occulte systématiquement l’importance du lieu. C’est une lacune qui va sans doute nuire à l’égalité sociale, étant donné que les industries qui exploitent ou utilisent le plus les combustibles fossiles et qui sont les acheteurs les plus probables de droits d’émission, tendent à avoir des effets particulièrement néfastes sur les communautés les plus pauvres et défavorisées. Le commerce du carbone requiert également que l’on minimise les différents effets écologiques que la pollution peut avoir sur différents biomes. L’ignorance est de surcroît encouragée par le fait que le commerce du carbone ne prend pas en compte la distance immense qui sépare, d’un côté, les chiffres des crédits-carbone qui apparaissent sur les ordinateurs dans les bureaux urbains des consultants, des fonctionnaires des Nations unies, des banquiers, des gestionnaires de fonds spéculatifs et des ministères et, d’un autre côté, la complexité des aspects politiques, biologiques et physiques des sites de barrage hydroélectrique ou de parc éolien dans des pays moins industrialisés, ainsi que les contextes sociaux et technologiques dans lesquels scientifiques et techniciens imaginent et négocient les flux de CO2 et autres molécules à effet de serre. Les acheteurs britanniques de crédits d’émission générés par une entreprise ayant passé un accord avec une organisation de conservation de la nature au Rajasthan, pour fournir des cuisinières à biogaz pour les habitants de villages situés près d’une réserve de tigres, n’auront sans doute jamais l’occasion de vérifier à 7?000 km de distance les conséquences du projet sur les pratiques de ramassage du bois ou sur les relations sociales, et encore moins ses effets climatiques [13]. On les encourage néanmoins à croire qu’ils peuvent comprendre tous les facteurs importants de cette transaction.

8Quatrième exemple. Les adeptes du commerce du carbone ont généralisé à l’excès les leçons du système de commerce de droits d’émission de dioxyde de soufre (SO2) appliqué aux États-Unis depuis 1990 dans la lutte contre les pluies acides – le seul marché de la pollution actuel qui n’a pas clairement été un échec et le principal modèle du système d’échange établi par le Protocole de Kyoto en 1997. Aux États-Unis, le marché du SO2 a été rendu possible par la relative simplicité de l’objectif de réglementation (obtenir des réductions modestes pour un seul polluant industriel émis par un groupe relativement restreint de sources), la possibilité d’établir clairement des droits de propriété sur les décharges de pollution (remis gratuitement aux entreprises polluantes) et l’invention, récente elle, d’équipements de suivi continu des émissions capables de transmettre à Washington, quasiment en temps réel, les données sur les émissions. Les négociants en carbone croient, à tort, qu’un même mode d’allocation des droits de propriété, un même système de mesure des émissions et un moyen semblable de contrôle de l’exécution des engagements seront disponibles pour le commerce international du carbone. Cette supposition est fausse pour de nombreuses raisons. Premièrement, le système de commerce du SO2 n’a pas été compliqué par la présence de crédits d’émission, c’est-à-dire de projets d’abaissement des émissions conçus pour fluidifier le marché avec des droits d’émission additionnels, alors que le commerce du carbone, lui, l’est. Ce fait est important puisque, deuxième raison, mesurer les réductions d’émissions réalisées grâce à des projets de type MDP est impossible, même en théorie [14]. Troisièmement, même en ne tenant pas compte desdits projets, les mesures nécessaires à l’existence d’un marché du carbone crédible ne sont pas effectuées, même dans de nombreux pays européens technologiquement avancés. Quatrièmement, les systèmes d’observance hypercentralisés que requiert le commerce du carbone sont absents dans la plupart des pays du monde. Cinquièmement, la question de savoir qui détient les décharges de carbone du monde et comment cette propriété est attribuée est de plus en plus contestée, ce qui n’a pas été à ce point le cas pour le commerce du SO2 aux États-Unis. Par exemple, le fait que, dans le cadre du système européen d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre, les gouvernements européens aient cédé gratuitement des droits d’émission aux pollueurs industriels les plus importants est devenu un scandale international, étant donné les profits inattendus que réalisent au sein de ce système les producteurs d’électricité à partir de combustibles fossiles.

9Cinquième exemple. Sur la plupart des marchés du carbone existants et à venir, le commerce concerne à la fois des quotas d’émission et des crédits d’émission générés via les mécanismes d’investissement de type MDP, qui sont ensuite interchangeables et donc considérés comme équivalents. Il est même écrit dans le Protocole de Kyoto que les crédits d’émission sont des réductions d’émissions, ce qui est pourtant faux. Les projets MDP peuvent comprendre le fait de planter des arbres, de fertiliser les océans pour stimuler la croissance d’algues fixant le carbone, de brûler le méthane des décharges pour générer de l’électricité ou d’installer des fermes éoliennes – pourtant, on ne peut prouver que toutes ces actions ont un effet équivalent au niveau climatique ou permettent de réduire notre consommation de combustibles fossiles [15]. Le mandat approuvé par les Nations unies pour «?unifier les marchés du carbone[16]?» a conduit à la création d’une énorme technocratie qui produit chaque mois des milliers de pages de documents affreusement techniques consacrés à parfaire une mystérieuse métrologie cachant cette réalité [17].

10Sixième exemple. Dans un schéma qui rappelle en de nombreux aspects ce qui se passe sous le nom de développement, les marchés du carbone contribuent à ébranler rapidement une grande partie de la base de connaissance nécessaire à la lutte contre le changement climatique. On peut citer en exemple le système d’irrigation à faible émission de carbone du village de Sarona, le long du torrent Bhilangana, dans la région montagneuse de l’Uttarakhand en Inde. Le système utilise des barrages de roche poreuse pour détourner doucement l’eau dans des petits canaux, en laissant passer la vase. L’eau s’écoule ensuite dans des canaux encore plus petits qui alimentent le riz et le blé cultivés en terrasses, et le surplus retourne à la rivière. Ce système bien établi et soutenable, comme beaucoup d’autres dans la région, est à présent menacé par une centrale hydroélectrique de 22,5 mégawatts, construite par Swasti Power Engineering dans l’idée de tirer parti des mécanismes d’investissement du Protocole de Kyoto. Parmi les implications de ce projet, on pourrait compter la perte des moyens de subsistance des populations locales, leur migration et la perte de connaissances qui, ironiquement, seront bien précieuses dans un monde perturbé par le réchauffement global. Les habitants de Sarona n’ont jamais été consultés et n’ont été informés de ce projet qu’en 2003, à l’arrivée des machines de construction. S’en sont suivis des conflits, des brutalités policières et des arrestations. Le long des rivières de l’Uttarakhand, quelque 146 projets de barrage similaires ont été proposés ou sont déjà en cours de réalisation, et des centaines de projets hydroéléctriques supplémentaires recherchent un financement carbone partout dans le monde [18]. Mais cette menace ne concerne pas seulement les connaissances de longue date. Par exemple, en février 2008, 24 organisations californiennes militant pour la justice environnementale ont émis une déclaration virulente condamnant le commerce du carbone comme étant «?une mise en scène pour continuer à faire comme si de rien n’était?», qui bloquerait l’investissement dans la création d’un nouveau savoir-faire dans le domaine des énergies renouvelables, nécessaire pour arrêter le projet de construction de 21 nouvelles centrales électriques à combustible fossile prévues pour l’État californien par son gouverneur partisan du commerce du carbone [19].

11Septième exemple. Suivant un modèle qui n’est pas du tout fortuit, les institutions soutenant le commerce du carbone peuvent être entendues répétant naïvement les unes après les autres des devises néocolonialistes et racistes caractéristiques du discours développementaliste. Par exemple, dans un numéro récent du magazine New Yorker, on cite approbativement Richard Sandor (négociant à Chicago, inventeur de produits dérivés financiers et l’un des principaux architectes des marchés de la pollution) qui soutient des projets visant à commercialiser l’usage des forêts de l’hémisphère Sud comme puits de carbone?: «?Ils sont en train de massacrer, de brûler et de couper les forêts du monde. Cela représente peut-être un quart du réchauffement global et nous pouvons abaisser ce taux à deux pour cent par la simple invention d’un crédit de préservation et en donnant une valeur d’un autre genre à cette forêt. Qui perd quand nous faisons ça[20]???» Ce genre d’ignorance, dont rendent compte depuis longtemps les travaux de recherche de réseaux tels que le World Rainforest Movement, nuit au combat pour un climat vivable, notamment parce qu’il nourrit le processus général de destruction des connaissances, comme nous l’avons vu précédemment avec le projet de la rivière Bhilangana.

12Huitième exemple. Les entreprises de négoce de crédits d’émission qui offrent la marchandise trompeuse appelée «?neutralité carbone?» aux consommateurs individuels, conçoivent nécessairement leur marché de manière à dissimuler les origines du changement climatique – à savoir l’utilisation exagérée et injuste, par une minorité globale, de la capacité de la Terre à recycler le carbone –, ainsi que d’autres processus systémiques sociaux et techniques. La publicité pour la compensation carbone laisse entendre que le problème du changement climatique résulte des choix des consommateurs individuels et peut donc être résolu par leur modification. Elle encourage les consommateurs des pays du Nord à considérer une partie de leurs émissions comme étant tout simplement «?inévitables?», au lieu d’y voir la conséquence d’un mode d’utilisation de l’énergie qui ne peut être modifié que par une transformation de l’organisation politique et sociale. Elle conceptualise le réchauffement global principalement en termes de calculs complexes de la culpabilité des «?empreintes carboniques?» individuelles, faisant ainsi abstraction, par exemple, de l’étude de la politique internationale du pétrole ou bien de l’histoire des mouvements sociaux ayant réalisé un changement structurel d’une ampleur équivalente à celle que requiert l’action en vue de parer au péril climatique [21].

13Neuvième exemple. La nébuleuse jargonnante qui va inévitablement de paire avec l’appareil de réglementation hypercentralisé et lourd de quantifications que constitue le commerce du carbone fait que même de nombreux journalistes et écologistes ignorent combien peu font les États et le système onusien pour obvier au changement climatique. Parmi le grand public, rares sont les gens qui ont ne serait-ce qu’une idée de l’ampleur de la tentative de construction d’un gigantesque marché international du carbone, et encore moins une idée de la signification d’acronymes et de termes techniques spécifiques au marché du carbone tels que?: additionnalité, règles de procédure, commission méthodologique, supplémentarité, fuites de carbone, UQA, URCE, URE, AND, DOE, PNA, PDD, EIA, OSMO, OSCST, COP, MOP, COP/MOP, etc. Cette suppression indirecte mais hautement efficace de la discussion publique est précisément l’inverse du large débat de fond et de la mobilisation politique nécessaires pour répondre à la crise climatique.

14Dixième exemple. Le même appareil de réglementation en vient également à accorder aux entreprises fortement consommatrices de combustibles fossiles un nouveau rôle dans la lutte contre le changement climatique, en occultant ainsi les contributions des communautés ordinaires et des mouvements sociaux progressifs. Sous le Protocole de Kyoto et ailleurs, les crédits d’émission reviennent principalement à des opérations bien financées et très émettrices de gaz à effet de serre, disposant de connexions officielles et onusiennes et de l’argent nécessaires pour embaucher des consultants professionnels capables de documenter les «?économies?» de pollution réalisées, plutôt qu’aux acteurs non professionnels qui agissent déjà dans des contextes où les émissions sont faibles ou au sein de mouvements sociaux qui travaillent activement pour réduire l’utilisation de combustibles fossiles. En conséquence, les gros pollueurs et les entreprises locales «?mauvaises citoyennes?» comme Tata Group, ITC, Birla et Jindal en Inde, Hu-Chems Fine Chemical en Corée, Votorantim au Brésil et, Mondi et Sasol en Afrique du Sud, deviennent les stars de récits héroïques écolos alors que les contributions des villageois habitant des endroits tels que la rivière de Bhilangana restent dans un arrière-plan statique et non reconnu.

Le commerce du carbone, le développement et la justice climatique

15Ces dernières années, on a parlé de plus en plus de justice climatique, non seulement parmi les militants de base mais aussi parmi les organisations environnementales, les «?officiels?», les gouvernements, les délégués des Nations unies et les associations commerciales. Quelle que soit la manière dont on définit la justice climatique, on suppose souvent qu’il s’agit de redonner de l’énergie ou de réformer le développement et l’investissement dans les pays du Sud pour les orienter vers une trajectoire à faible émission, d’exploiter le potentiel de marchés verts soigneusement construits ou de faire en sorte que le capital circule du Nord vers le Sud plutôt que l’inverse?; et qu’il s’agit de concevoir ces éléments comme participant d’un ensemble de mesures d’atténuation du changement climatique. En revanche, on parle moins des leçons tirées de plus d’un demi-siècle d’expérience populaire et institutionnelle de la réalité du développement (néolibéral ou non, réformé ou non). Que devient le projet d’une solution juste à la crise climatique une fois qu’il est associé ou incorporé à un objectif de développement économique ou de création de marchés du carbone??

16Cet article a montré que le commerce du carbone, en tant qu’élément du paquet «?climat-développement?» établi ces dix dernières années aux niveaux national et international, est organisé de façon à rendre plus difficile la compréhension des principaux problèmes de justice climatique, sans parler de l’action à engager pour y remédier. En masquant et en sapant la connaissance et l’analyse nécessaires pour parer au péril climatique, en occultant la manière dont les changements technologiques et sociaux requis vont avoir lieu, en générant de nouvelles et dangeureuses équivalences, en prenant part aux mythologies néocoloniales et en brouillant l’esprit du public de classes moyennes concerné, les marchés du carbone interfèrent avec les approches démocratiques et efficaces de la question du changement climatique. Les appels à poursuivre la justice climatique dans le cadre du marché du carbone, tout comme les propositions séduisantes de combiner «?environnement?» et «?développement?», n’aident ni à clarifier les problèmes ni à fournir un cadre utile pour les aborder. Il est temps de ramener ce débat à la réalité.

17(Traduction?: Marie Koczorowski [22])


Date de mise en ligne : 01/07/2011

https://doi.org/10.3917/ecopo.039.0135

Notes

  • [1]
    M. Dove, «?Theories of swidden agriculture and the political economy of ignorance?», Agroforestry Systems, n° 1, 1983, p. 95-103?; J. Ferguson, The anti-politics machine. «?Development?», depolitization, and bureaucratic power in Lesotho, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1990?; M. Hobart (dir.), An anthropological critique of development. The growth of ignorance, Routledge, Londres, 1993?; J. Fairhead et M. Leach, «?False forest history, complicit social analysis?: rethinking some West African environmental narratives?», World Development, vol. 23, n° 6, 1995, p. 1023-1035?; L. Lohmann, «?Mekong dams in the drama of development?», Watershed, vol. 3, n° 3, 1998, p. 50-60?; L. Lohmann, Missing the point of development talk. Reflections for activists, The Corner House, Sturminster Newton, 1998.
  • [2]
    S. L. Pigg, «?Inventing social categories through place?: social representations and development in Nepal?», Comparative Studies in Society and History, vol. 34, n° 3, 1992, p. 507.
  • [3]
    L. Lohmann, Missing the point of development talk, op. cit.
  • [4]
    J. Redman, World Bank?: climate profiteer, Institute for Policy Studies, Washington, 2008.
  • [5]
    L. Lohmann, «?Toward a different debate in environmental accounting. The cases of carbon and cost-benefit?», Accounting, Organizations and Society, vol. 34, n° 3-4, 2009, p. 499-534.
  • [6]
    L. Lohmann (dir.), Carbon trading. A critical conversation on climate change, privatization and power, Dag Hammarskjöld Foundation, Uppsala, 2006.
  • [7]
    H. De Soto, The mystery of capital. Why capitalism triumphs in the West and fails everywhere else, Basic Books, New York, 2000.
  • [8]
    T. Mitchell, «?The properties of Markets?», in D. MacKenzie (dir.), Do economists make markets?? On the performativity of economics, Princeton Univ. Press, Princeton, 2007, p. 269.
  • [9]
    Le HFC23 est un hydrofluorocarbone émis lors de la fabrication de gaz réfrigérants.
  • [10]
    D. McKenzie, «?Making things the same?: gases, emission rights and the politics of carbon markets?», Accounting, Organizations and Society, vol. 34, n° 3-4, 2009, p. 440-455.
  • [11]
    Le Protocole attribue deux objectifs aux MDP?: (1) aider les Parties qui ne figurent pas dans l’annexe I (c’est-à-dire les pays du Sud) à parvenir à un développement durable ainsi qu’à contribuer à l’objectif ultime de la Convention et (2) aider les pays du Nord (annexe I) à remplir leurs engagements chiffrés. Pour ce faire, il requiert de la part des pays du Nord qu’ils investissent dans des projets de réduction des émissions dans les pays du Sud. En contrepartie de ces investissements (publics ou privés), ils pourront acquérir des «?crédits d’émission?», qui viendront s’ajouter aux quotas qui leur ont été alloués.
  • [12]
    World Bank, State and trends of the carbon market 2007, World Bank, Washington, 2007, p. 27.
  • [13]
    S. Ghosh et J. Kill, The carbon market in India, National Forum of Forest Peoples and Forest Workers, Kolkata, 2009.
  • [14]
    Voir L. Lohmann, Democracy or carbocracy?? Carbon trading and the future of the climate debate, The Corner House, Sturminster Newton, 2001, et L. Lohmann, «?Marketing and making carbon dumps. Commodification, calculation and counterfactuals in climate change mitigation?», Science as Culture, vol. 14, n° 3, 2005, p. 203-235.
  • [15]
    L. Lohmann (dir.), 2006, op. cit.
  • [16]
    D. McKenzie, op. cit.
  • [17]
    L. Lohmann, 2009, op. cit.
  • [18]
    S. Ghosh et J. Kill, op. cit.
  • [19]
    Los Angeles Times, 20 février 2008.
  • [20]
    New Yorker, 25 février 2008, italique ajouté.
  • [21]
    K. Smith, The carbon neutral myth. Offset indulgences for your climate sins, Transnational Institute, Amsterdam, 2007.
  • [22]
    Traduction effectuée dans le cadre du master de Traduction d’édition de l’université d’Orléans, dirigé en 2008-2009 par Antonia Critinoi.

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