Paul Boghossian La peur du savoir Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance Agone, Marseille, 2009
1Les débats contemporains en philosophie et sociologie des sciences n’apportent aucun argument sérieux en faveur d’un bouleversement radical de nos concepts communs et classiques de vérité et de connaissance.
2Outre sa clarté et sa précision, le petit ouvrage de Paul Boghossian, éclairé par une superbe préface de Jean-Jacques Rosat et consacré à la critique du relativisme et du constructivisme de la connaissance, n’exige aucun pré-requis savant pour être lu et compris, car l’auteur argumente essentiellement à partir des textes de ceux qu’il critique. Selon lui, deux attitudes prévalent dans le débat contemporain : exigence de véracité et défiance à l’égard de la véracité elle-même. L’exigence de véracité vise à montrer que toute affirmation d’une réalité est « socialement construite : elle n’est donc pas naturelle, mais historique et contingente. Et bien que son existence soit la résultante d’intérêts divers, elle continue à être tenue pour naturelle ». Comme l’avait déjà suggéré Ian Hacking dans Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, la mise en évidence de ce principe de construction sociale est certes potentiellement libératrice : « Une certaine sorte de faits, qu’on avait fini par considérer comme allant de soi, aura été démasquée […] comme le produit d’un développement social contingent. »
3Cependant, de la légitime exigence de véracité, le constructivisme contemporain passe à la défiance généralisée à l’égard de la vérité elle-même. Ainsi, l’option pour le constructivisme généralisé s’oblige à montrer que la stratégie de la construction sociale rend compte de l’activité scientifique elle-même (ce qui est un énoncé trivial), mais aussi du contenu même des énoncés scientifiques, qu’il s’agisse de ceux des sciences de la société et de ceux des sciences de la nature. Ce qui pose un tout autre problème puisqu’ainsi doute et suspicion sont jetés sur la validité de toute loi ou de tout système de lois scientifiques.
4Paul Boghossian rappelle que le modèle classique de la connaissance peut être condensé sous la forme de trois thèses : 1) l’objectivisme des faits selon lequel le monde que nous cherchons à comprendre est ce qu’il est indépendamment de nous et de la conscience que nous en avons ; 2) l’objectivisme de la justification selon lequel l’information justifiant la croyance est un fait indépendant de la société ; 3) l’objectivisme de l’explication rationnelle selon lequel, dans des circonstances appropriées, la confrontation à une preuve est capable d’expliquer à elle seule pourquoi nous croyons à ce que nous croyons. À ce modèle classique de la connaissance s’oppose point par point le modèle constructiviste de la connaissance qui propose, tantôt simultanément, tantôt séparément, un constructivisme des faits, de la justification et de l’explication rationnelle.
5La plus puissante de ces affirmations est celle du constructivisme des faits car elle est la plus radicale et la plus contre-intuitive. Boghossian s’attache à démonter les thèses des philosophes constructivistes les plus influents : Hilary Putnam, Richard Rorty et Nelson Goodman, lequel n’hésite pas à écrire : « Nous faisons les mondes en faisant des versions [de ces mondes]. » Aucun de ces auteurs ne donne une seule bonne raison de prendre leurs arguments au sérieux, mais il y a plus, le constructivisme des faits se heurte à trois obstacles majeurs : 1) c’est un truisme de dire que la plupart des objets dont nous parlons couramment – montagne, girafe, dinosaure, électron – existaient avant nous. Comment pourrions-nous en effet, par la magie des mots, recréer notre passé ? 2) ensuite, ne fait-il pas partie du concept même d’électron que ces choses n’ont pas été construites par nous ? 3) enfin, le constructivisme des faits viole de façon flagrante le principe de non-contradiction : manifestement, ce n’est pas à la fois le cas que p et que non-p. Exemple : comment peut-il être à la fois le cas que la Terre est plate (fait construit par les Grecs avant Aristote) et qu’elle est sphérique (fait que nous avons construit) ?
6Si les faits et le monde extérieur sont ce qu’ils sont indépendamment de nous et de ce que nous croyons de nous, il faut alors traiter de la question suivante : n’y a-t-il qu’une seule façon de former des croyances rationnelles à partir de certaines pensées ? Cette question est le tronc commun des relativistes épistémiques. Pour eux, il n’existe pas de faits épistémiques universels. Paul Boghossian dépasse la réfutation traditionnelle du relativisme épistémique en démontrant l’impossibilité de trouver un moyen quelconque de discriminer comme plus exact que les autres l’un des systèmes épistémiques proposés par les diverses communautés. Comment sortir finalement de l’aporie d’avoir à la fois des raisons d’accepter le relativisme épistémique et des raisons de le rejeter ? Autrement dit, la question reste ouverte : pour un ensemble déterminé de données, les faits épistémiques « dictent-ils toujours une réponse unique à la question de savoir ce qu’il faut croire ? Ou bien permettent-ils, dans certains cas, une forme de désaccord rationnel ? […] Il semble que nous ayons toutes les raisons de croire que, dans une version ou une autre, nous pourrons défendre une conception objectiviste sans craindre la contradiction ».
7L’examen rigoureux de l’idée-force logée au cœur du constructivisme de la connaissance conduit Boghossian aux objections suivantes : le constructivisme de la vérité est incohérent. Celui de la justification ne vaut guère mieux. « Quant à l’idée qu’on ne pourrait pas expliquer une croyance uniquement par des raisons épistémiques, elle me semble se heurter à des objections insurmontables. » Au mieux, écrit-il encore, « le constructivisme social révèle la contingence de certaines pratiques sociales qui ont pu être à tort considérées comme fondées en nature ». Le constructivisme s’égare et nous égare lorsqu’il prétend s’ériger en théorie générale de la connaissance. Au-delà de l’imparable démonstration philosophique que propose Boghossian dans ce modeste mais puissant ouvrage, il importe de comprendre pourquoi tant de chercheurs se sont laissés tenter par ce mirage de la généralisation totalisante de la construction sociale. En France, notamment en sociologie et en histoire des sciences, par Bruno Latour qui n’hésite pas « à avaler la couleuvre » jusqu’au bout et parvient à la faire avaler à ses lecteurs ébahis, autrement dit à leur faire prendre ses vessies langagières pour les lanternes du savoir. Pierre Bourdieu, sociologue de combat, est l’un des rares à avoir affronté le problème dans son dernier cours au Collège de France (Science de la Science et réflexivité). Bourdieu argumente ainsi : en récusant toute analyse épistémologique, la science sociale a ouvert la porte du constructivisme et du relativisme à toute une génération de sociologues pour lesquels le contenu de la science est le cadet des soucis. La science sociale peut résoudre ce problème, répond résolument Bourdieu, en dressant au préalable l’histoire sociale de la sociologie de la science depuis Merton et Kuhn jusqu’aux tenants du « programme fort ».
8On peut alors saisir, comme nous y invitent Pierre Bourdieu et Paul Boghossian, la nécessité de reconstruire une épistémologie de la science contre ceux qui lui tournent le dos de plus en plus agressivement. Car si les produits de la science ne sont plus que le résultat d’un processus de négociations et d’alliances entre spécialistes de surcroît de connivence, alors le contenu même des énoncés scientifiques ne mérite même plus d’être confronté à la notion de vérité. Boghossian rappelle que le constructivisme de la connaissance est historiquement lié à des courants progressistes comme le postcolonialisme et le multiculturalisme, au motif qu’ils « fournissent des armes philosophiques pour protéger les cultures opprimées contre l’accusation de défendre des croyances fausses ou injustifiées ». Mais par une triste ironie de l’histoire, ce souci se retourne comme une arme redoutable contre les opprimés qui sont eux-mêmes désarmés contre les puissants. « Voilà qui menace d’avoir des conséquences profondément conservatrices » ajoute Paul Boghossian et qui nous conduirait à la logique sans fin, inconsistante scientifiquement et dangereuse politiquement, du « deux poids deux mesures ». Ainsi, une théorie serait critiquable lorsque et parce que soutenue par les puissants, mais non lorsqu’elle le serait par les opprimés. Concernant les sciences sociales, la difficulté est pour le chercheur d’être partie prenante, qu’il le veuille ou non, de l’objet qu’il étudie. D’où la nécessité permanente de la réflexivité pour surmonter le travail d’objectivation.
9Non, les choses sont ce qu’elles sont indépendamment des opinions humaines et nous sommes capables, par le travail scientifique, de parvenir à des convictions partagées par la communauté humaine, et cela quel que soit l’horizon culturel et social qui est le sien. Cette peur du savoir est un poison qui obscurcit les conditions de l’élaboration des connaissances et même de toute perspective politique d’émancipation. C’est aussi à ce titre que la reconnaissance de la vérité des énoncés scientifiques doit être, contre la peur du savoir, conçue comme l’aboutissement d’un processus social porté par le souci de la justice parmi les hommes.
10Jean-Paul Deléage
André Pochon Le scandale de l’agriculture folle Éditions du Rocher, Monaco, 2009
11Dans son dernier ouvrage, André Pochon revient une fois de plus sur les avatars de la politique agricole européenne.
12Né en 1931 en Bretagne, André Pochon fait partie des pionniers d’une agriculture alternative au modèle industriel. Comme il le rappelle lui-même dans l’avant-propos de l’ouvrage, il a été « le témoin et l’acteur en première ligne de tout le bouleversement qui s’est produit dans les campagnes françaises depuis soixante ans ». Ce bouleversement correspond au tournant que les agricultures française et européenne ont connu juste après la Seconde Guerre mondiale. C’est justement à cette époque, en 1947, que le jeune André, son brevet élémentaire en poche, pourtant poussé par ses enseignants à s’inscrire au concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs, choisit « la ferme au lieu de l’école », refusant ainsi « la voie tracée par la République, qui offrait aux “fils de ploucs” la possibilité d’une brillante carrière d’intellectuel ».
13C’est aux côtés de Fernande, qu’il rencontre à la Jeunesse agricole catholique (Jac) et avec laquelle il se marie en 1954, que Dédé Pochon (c’est ainsi qu’on le surnomme encore aujourd’hui) débute une longue vie de paysan et de militant. Et, des années 1960 à aujourd’hui, André Pochon a accompagné de manière critique toute la modernisation de l’agriculture française et son intégration dans l’Union européenne, pour devenir l’un des fers de lance de l’agriculture autonome et économe. Comme il l’écrit lui-même, « le petit paysan autodidacte devient au fil des ans le symbole de la réconciliation de l’économie et de l’écologie ». Réconciliation qu’il porte en particulier à travers son combat pour changer la Politique agricole commune (Pac) et les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), combat qui constitue l’objet principal de l’ouvrage.
14Dans le chapitre I, l’auteur nous rappelle à grands traits l’histoire de la Pac qui, à ses origines, avait pour objectif d’assurer l’autonomie alimentaire de l’Europe en s’appuyant sur trois mécanismes fondamentaux : la préférence communautaire, l’intervention et la restitution. Pour André Pochon, la préférence communautaire aurait permis de stabiliser le marché intérieur si l’importation au prix mondial du soja et des produits de substitution aux céréales (PSC) n’avait pas été autorisée dès les débuts de la Pac. Cette faille dans le mécanisme de la préférence communautaire est entre autres à l’origine du développement d’une agriculture productiviste qui favorise les excédents de céréales, l’élevage industriel hors sol et, par suite, la pollution de l’eau, des sols, etc. Elle entraîne également l’utilisation à plein régime du mécanisme de l’intervention qui devient un moyen de régulation des excédents ; régulation permise également par le mécanisme de restitution, c’est-à-dire de soutien des subventions aux exportations des excédents européens sur le marché mondial, ce qui a pour effet la destruction des agricultures paysannes des pays du Sud qui sont mises artificiellement en concurrence avec les agricultures hautement technicisées des pays du Nord. Comme l’écrit André Pochon dans la suite du chapitre I, des mesures correctives ont été mises en œuvre à partir des années 1980 pour tenter de corriger les effets pervers de cette politique agricole européenne : quotas laitiers en 1984, première réforme de la Pac en 1992 basée sur la baisse des prix d’intervention sur le marché compensée par une aide directe versée aux agriculteurs, introduction des mesures agri-environnementales, etc. « La Politique agricole commune, initiée en 1962, puis corrigée en 1984 avec les quotas laitiers, réformée de nouveau en 1992 et 1999, est bien responsable de la dérive productiviste. Avec ce système l’agriculteur voit passer beaucoup d’argent mais il lui en reste peu. Il produit beaucoup mais dépense tout autant, ce qui a pour conséquence de lui laisser peu de valeur ajoutée. » Sans oublier les effets sociaux (les campagnes se vident) et environnementaux de cette logique productiviste. Le projet de réforme de 2003 annonce, selon les propos de l’auteur, « un développement durable de l’agriculture » grâce à trois nouveaux mécanismes : le découplage des aides (les aides sont versées indépendamment de la production de l’exploitation), leur dégressivité et leur plafonnement, et enfin leur conditionnalité (versement des aides à condition de respecter un certain nombre de mesures liées en particulier à la protection de l’environnement). Sous la pression de certains lobbies, la réforme de 2003 est adoptée « mais son ambition atténuée ». Par ailleurs, « la France en retarda l’application aussi longtemps qu’elle le put. C’est seulement en 2006 qu’elle entre en vigueur dans notre pays, avec une prime unique à chaque exploitation, selon sa référence historique individuelle (2000, 2001 et 2002), et une conditionnalité réduite à son minimum sous la pression des organisations agricoles ».
15Dans le chapitre II, André Pochon dresse un tableau de la situation alimentaire internationale depuis 2006. Tableau qui peut se résumer de la manière suivante : « Nous sommes passés d’une situation d’excédents alimentaires chroniques (excédents de céréales, de viande, de lait) à une situation de pénurie. […] Le monde ne pourra plus nourrir le monde, comme le craignait Edgard Pisani dans son livre Un vieil homme et la terre. » Cette situation de pénurie peut s’expliquer par trois facteurs principaux et liés entre eux : le développement des agrocarburants, la forte demande en produits agricoles dans certains pays comme la Chine et l’Inde dont les habitants se mettent à consommer de plus en plus de calories animales, et la poursuite de l’augmentation de la population mondiale.
16Face à cette situation nouvelle qui, selon André Pochon, n’est pas conjoncturelle, il faut complètement repenser la Pac. Tel est l’objet du chapitre III. Pour l’auteur, il s’agit d’abord d’attribuer des aides uniquement « aux agriculteurs qui s’engagent sur le respect d’un cahier des charges d’élevage et de production, reconnu par l’État, tel que celui de l’agriculture durable ou de l’agriculture biologique ». Il s’agit également de mieux répartir le budget de la Pac entre les pays de l’Est et ceux de l’Ouest et de réorienter ce budget vers l’installation des jeunes, les mesures agri-environnementales, etc. Bref, il s’agit fondamentalement de sortir d’une logique de production et de consommation qui ne respecte pas les hommes et leur environnement, en soutenant une agriculture durable qui s’oppose au modèle productiviste hérité des années 1960.
17Dans le chapitre IV de l’ouvrage, André Pochon nous fait découvrir de manière concrète et vivante les tenants et les aboutissants de cette agriculture durable, à partir de son expérience au sein du Centre d’étude pour un développement agricole plus autonome (Cedapa) et du Réseau agriculture durable (Rad) dont il fut l’un des cofondateurs. Il explique entre autres les effets bénéfiques indéniables de cette agriculture autonome et économe d’un point de vue économique, social et environnemental, pour l’agriculteur qui la pratique comme pour l’ensemble de la société. Alors pourquoi les agriculteurs ne la pratiquent-ils pas tous ? Pour au moins trois raisons cumulées : la pression de l’agro-industrie, qui n’a aucun intérêt dans le développement d’une agriculture durable, les effets d’un enseignement agricole qui a formé des agriculteurs sur le modèle néerlandais de production porcine industrielle sur lisier et sur le système fourrager américain maïs-fourrage-soja, système soutenu par la recherche agronomique développée en particulier à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et, enfin, la politique agricole mise en œuvre depuis les années 1960, qui a favorisé le développement de l’agriculture productiviste.
18Dans le cinquième et dernier chapitre, André Pochon élargit au reste du monde l’analyse développée tout au long de l’ouvrage à propos de l’agriculture européenne, à partir d’une description de la situation de crise qui règne au sein de l’OMC. Cette crise révèle l’écart entre deux visions antinomiques de l’agriculture : la vision de « ceux qui défendent cette nécessité de protéger l’agriculture des aléas du marché mondial » et la vision de « ceux qui pensent que la mondialisation de l’économie, sans entraves, avec une totale liberté des échanges, est la meilleure voie pour apporter développement et prospérité à l’ensemble de la planète ». Bien évidemment, André Pochon partage la première vision, qui constitue la seule issue favorable à une agriculture durable sur la planète. Tirant les premières leçons de la crise financière actuelle, l’auteur préconise concrètement que cette protection de l’agriculture des aléas du marché mondial passe par un encadrement du prix du pétrole afin de préserver la ressource, de lutter contre l’effet de serre ou plus globalement de sécuriser l’économie. Elle devra aussi passer par un encadrement du prix des céréales afin d’endiguer la spéculation. Ainsi, comme l’écrit l’auteur : « En définitive, l’énergie (base de nos économies) et les céréales (base de notre alimentation) sont vitales pour le niveau de vie des populations. Il n’est pas bon que leur prix soit déterminé par un marché fluctuant au gré des spéculations. L’intérêt majeur des populations doit primer les intérêts financiers. »
19Il ne reste plus qu’à espérer avec André Pochon que le combat que mènent depuis plus de trente ans maintenant les paysans du Rad, de la Confédération paysanne ou encore des mouvements porteurs d’une agriculture biologique, soit réellement relayé par une réorientation complète de la Pac et une révision des règles de l’OMC. Car, comme le paysan-chercheur-militant Dédé Pochon le démontre dans cet ouvrage, les solutions alternatives à la crise engendrée par l’agriculture productiviste existent et ont fait leur preuve depuis de nombreuses années.
20Estelle Deléage
Emmanuel Desjardins Prendre soin du monde Survivre à l’effondrement des illusions Éditions Alphée, Monaco, 2009
21Toutes les idéologies du 20e siècle ont failli. Cependant, tant que la promesse de l’avènement du paradis sur terre est restée crédible, elle a pu donner un incroyable élan créateur à notre société occidentale. Désormais, toutes les espérances d’un monde meilleur s’effondrent dans un désenchantement généralisé. Emmanuel Desjardins soutient que la crise de l’Occident est non seulement politique, technique et économique, mais « aussi, et peut-être surtout, une crise du sens ». Nous serions en train de vivre un passage. Le passage de l’ancien paradigme du progrès, à un nouveau paradigme, imaginé par l’auteur à partir d’une construction collective consciente des contraintes du long terme.
22L’ancien paradigme était constitué d’un ensemble d’idéologies et de croyances essentiellement fondées sur deux principes : celui de l’invulnérabilité de l’homme et celui de la capacité de la science à résoudre tous les problèmes, selon la formule de Renan : « Un jour viendra où la raison, éclairée par l’expérience, conduira le monde non plus au hasard, mais avec la vue claire du but à atteindre », affirmation confortée par Marcellin Berthelot pour qui « le Triomphe universel de la science arrivera à assurer aux hommes le maximum de bonheur et de moralité ».
23Ce paradigme ancien explique les multiples dénis qui ont tragiquement marqué le 20e siècle. L’un des plus stupéfiants a été celui de la réalité totalitaire de l’Union soviétique, qualifié par Boris Souvarine de véritable « débordement d’imbécillité dangereuse ». L’un des plus intenses dénis du réel est celui « des tragiques » : le tragique lié au seul risque de vivre et celui indissociable des souffrances dont l’homme est l’unique responsable. La mise en garde de l’auteur vise le volontarisme qui risque de conduire à la haine du réel et à l’aveuglement politique. Ainsi, le rêve d’un monde idéal peut cacher une forme de haine pour le monde réel des humains avec toutes ses imperfections. Et quand il s’agit de haine, une seule dialectique meurtrière relie les bourreaux de l’humanité.
24Le nouveau paradigme se définit d’abord par ce qu’il refuse de l’ancien : l’intenable promesse d’un monde parfait, l’incapacité à donner une place à la souffrance, la confiance excessive dans la science et la technique. E. Desjardins s’efforce de définir positivement le nouveau modèle par quatre points : la loi et l’État de droit, les valeurs spirituelles, l’écologie, le sens du long terme. Politiquement, il s’agit de valeurs cruciales si l’on refuse d’être les gestionnaires d’une économie devenue folle dans un monde dénué de finalités. Selon E. Desjardins, il s’agit d’inscrire l’agir humain dans une politique écologique de long terme, en dépassant les deux grands systèmes de pensée, socialisme et libéralisme, qui tous deux « s’abreuvent à la source utilitariste », selon l’heureuse expression de Bernard Marris. L’auteur en appelle à la création d’un nouveau parti, écologiquement engagé, « qui remplacerait la rhétorique de l’anticapitalisme par le réalisme et le sens du long terme », seule façon de se positionner par rapport au paradigme du progrès. Rejetant l’attitude schizophrénique qui reconnaît l’urgence environnementale sans en tirer les conséquences politiques profondes, l’auteur propose d’en faire à l’inverse le moment initial d’une interrogation critique sur toutes les causes qui ont poussé l’Occident à détruire la planète et montre les limites de toutes les entreprises, qu’elles soient de gauche ou d’extrême gauche, qui ont tenté de faire entrer l’écologie en politique.
25L’auteur propose d’ancrer cette nouvelle démarche politique autour d’une « révolution spirituelle » dont la force serait de fournir à chacun un projet individuel en répondant positivement à la question : faut-il se changer soi-même ? Changement individuel complémentaire d’un projet social et collectif visant à changer le monde. Après avoir soulevé beaucoup (trop ?) de questions intéressantes, ce livre abandonne finalement le lecteur à un sentiment amer de grande solitude politique.
26Jean-Paul Deléage
André Lebeau L’enfermement planétaire Le Débat & Gallimard, Paris, 2008
27Après L’engrenage de la technique. Essai sur une menace planétaire, André Lebeau nous livre une nouvelle réflexion sur les conséquences planétaires de l’agir humain. Notre espèce se heurte désormais aux limites biophysiques de la planète Terre.
28Le processus accéléré de maîtrise de cette dernière ne peut se poursuivre sans qu’advienne une rupture ou un profond infléchissement des conduites humaines. C’est un diagnostic précis que livre Lebeau dans cet ouvrage marqué d’un pessimisme raisonné et radical. Deux éléments sont pris en compte dans le conflit déclaré entre l’évolution de l’humanité et les limites de la biosphère : « Les comportements collectifs de l’espèce humaine et l’environnement physique et biologique dans lequel leurs effets s’inscrivent. »
29La clarté de notre vision de l’avenir est le seul élément susceptible d’infléchir à terme la trajectoire suicidaire, sans perception de ses limites, que notre espèce a empruntée. Au cœur des certitudes clairement exposées, André Lebeau souligne la suivante : la technique, définie comme « l’outil qui permet à l’homme d’accroître les prélèvements qu’il opère sur les ressources terrestres », a jusqu’à présent permis de repousser les limites environnementales sur lesquelles est fondée l’existence de l’humanité. C’est donc l’existence du système technique conjuguée à la pression démographique qui pose la question de ce qu’un environnement fini pourra supporter. Et pendant combien de temps encore ?
30Enfermement planétaire et confinement dans des territoires nationaux sont deux données observables qui pèseront sur les capacités politiques à penser l’évolution de l’humanité dans la biosphère, la niche écologique à laquelle est inféodée notre espèce. Les données essentielles des contraintes de notre enfermement planétaire sont rappelées dans un tableau saisissant et inquiétant. Les altérations anthropiques de notre niche écologique globale constituent une première certitude, la seconde est celle de la proximité des échéances. Faut-il forcer les barreaux de notre cage écologique, accepter encore l’optimisme dogmatique des technophiles invétérés ? Telles sont les questions qui sont posées dès lors que l’on songe à rompre l’enfermement planétaire. À cette fin, deux solutions et deux seulement sont envisageables : s’échapper vers l’espace extraterrestre ou se soustraire aux contraintes que lui impose la condition humaine.
31En quelques pages d’une grande densité, André Lebeau démontre l’impossibilité physique de la première solution. Quant à la perspective de transformer la nature humaine qu’ouvriraient les techniques contemporaines, elle bute sur des obstacles logiques, éthiques et bien sûr sociétaux qui sont escamotés par les promoteurs des « élucubrations post-humaines ».
32Les structures des sociétés humaines procèdent des comportements collectifs de l’espèce. La permanence du poids des États-nations se conjugue aux vulnérabilités de la société globale pour rendre opaque une voie raisonnable d’acceptation de la dure réalité de l’enfermement planétaire. Et cela d’autant plus que toute forme de développement connue à ce jour se fonde sur le creusement permanent des inégalités. La frontière entre pays pauvres et nantis n’est pas immuable. « Mais, dans sa loi, le monde n’a guère changé : il continue à se partager structurellement entre privilégiés et non privilégiés », comme l’avait montré Fernand Braudel qu’invoque André Lebeau.
33En dépit de sa volonté affichée d’écarter la question des fins de l’agir humain, Lebeau admet ne pouvoir l’éluder complètement. Penser la pérennité de l’espèce humaine implique de conférer à cette dernière « un statut étranger à celui de l’ensemble du règne vivant ». Et c’est bien sur ce postulat que peut et doit se fonder la logique de l’action. D’où l’emboîtement d’un ensemble de contradictions et notamment celle découlant de la spécificité notre espèce : l’immense acquis culturel amassé est indissociablement l’origine du problème sur lequel elle bute et la seule ressource dont elle dispose pour en esquisser la solution. Dit autrement, l’engrenage technologique, menace planétaire, est à l’origine de nos problèmes et aussi de la vision béatement optimiste selon laquelle une simple inflexion de son accélération serait la solution de ces problèmes.
34André Lebeau livre une image saisissante de l’humanité, celle d’une armée « qui aurait conquis un territoire et n’aurait pas prévu le redéploiement nécessaire pour l’administrer ». Plus simplement encore, l’humanité ne s’est pas encore « mise en formation » pour affronter la crise environnementale globale. Si la compréhension de l’évolution en catastrophe de l’environnement global est assez simple du point de vue des sciences de la nature, il n’en va pas de même avec celles de la société. En témoigne l’aveuglement de l’idéologie économique libérale qui persiste dans l’erreur consistant à laisser croire que le seul jeu du marché peut permettre d’affronter avec succès la crise globale, notamment dans sa dimension environnementale.
35Tous les humains et toutes les sociétés sont concernés par la montée inexorable des tensions environnementales planétaires. Comment une société mondiale sous-organisée politiquement peut-elle faire face à ce défi inédit ? Telle est bien le cœur du problème. Ce déficit d’organisation politique apparaît immense lorsqu’il est mis en regard de la fascination étrange qu’exerce la minuscule tâche bleue de la Terre vue de l’espace sur fond noir constellé d’étoiles et ainsi décrite par Carl Sagan : « Regardez cette petite tâche ronde. C’est ici. C’est la maison. C’est nous […], tout ce qui a existé dans l’histoire de notre espèce a vécu là, sur cet atome de poussière suspendu dans un rayon de Soleil. »
36Pour espérer pouvoir triompher des dangers inédits et mortels qui menacent notre petite tâche bleue et ses habitants, acceptons la vision pessimiste d’André Lebeau, car toute forme d’optimisme qui ne vise qu’à minimiser la menace ne fait qu’accroître son danger.
37Jean-Paul Deléage