Couverture de ECOPO_038

Article de revue

Lutter pour la connaissance et la justice

Pages 5 à 13

Notes

  • [1]
    P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009.
  • [2]
    Ibid., p. 5.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    A. Gamble, The free economy and the strong state. The politics of Tatcherism, Duke Univ. Press, Durham, 1988.
  • [5]
    A. Gorz, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée, Paris, 2003, p. 11.
  • [6]
    Ibid., p. 82.
  • [7]
    N. Lichtenstein et S. Strasser, Wal-Mart, l’entreprise-monde, Les prairies ordinaires, Paris, 2009.
  • [8]
    Ibid., p. 64.
  • [9]
    A. Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Galilée, Paris, 1988, p. 63-66.
  • [10]
    N. Klein, No Logo, Actes Sud, Arles, 2001.
  • [11]
    N. Klein, « Reclaiming the Commons », New Left Review, n° 9, mai-juin 2001, p. 81-89.
  • [12]
    P. Dardot et C. Laval, op. cit., p. 286.
  • [13]
    Ibid., p. 286 et suivantes.
  • [14]
    M. Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, Paris, 2009 [1993].
  • [15]
    F. Schultheis, M. Roca i Escoda et P.-F. Cousin, Le cauchemar de Humboldt. Les réformes de l’enseignement supérieur européen, Raisons d’agir, Paris, 2008 ; I. Bruno, À vos marques, prêts… cherchez. La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Éditions du croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2008.
  • [16]
    M. Blay, « L’évaluation par indicateurs dans la vie scientifique : choix politique et fin de la connaissance », Cités, n° 37, 2009, p. 15-25.
  • [17]
    Ibid., p. 25.
  • [18]
    F. Castaing, « Réformes universitaires : imposer une logique de marché jusqu’à quel prix ? », Mensuel du Snesup, n° 572, février 2009, p. 12-13.
  • [19]
    Cité dans F. Schultheis et al., Le cauchemar de Humboldt, op. cit., p. 200.
  • [20]
    F. Contensou et R. Vranceanu, « L’impasse académique française », Le Monde, 29 novembre 2003.
  • [21]
    B. Latour, « Autonomie, que de crimes on commet en ton nom ! », Le Monde, 26 février 2009.
  • [22]
    G. Lachenal, « Réforme des universités : allo Latour, ici la terre », http://www.rue89.com/2009/03/05/reforme-des-universités-allo-latour-ici-la-terre.
  • [23]
    Ibid. ; on peut aussi consulter le texte mordant écrit par I. Babou et J. Le Marec, « Indiscipline répond à Bruno Latour le trop discipliné », http://indiscipline.fr/indiscipline-repond-a-bruno-latour-le-trop-discipline.
  • [24]
    M. Blay, « Les princes traitent toujours d’inutile ce qu’ils ne comprennent point », VRS, n° 375, octobre-novembre-décembre, 2008, p. 46.
  • [25]
    Ibid.
English version

1Ce que l’on peut anticiper du séisme financier, économique et politique qui ébranle jusqu’aux fondements civilisationnels du capitalisme mondialisé, c’est qu’il sera long et connaîtra de multiples répliques. Déjà oubliée l’ère du tout marché, fini le trop d’État qui étouffe la libre entreprise, déchus de leur autorité et de leurs autels les grands prêtres du néolibéralisme. D’ores et déjà, la réorganisation de la finance mondiale sous l’égide des États et du Fonds monétaire international (FMI) est lancée ; mais à terme, c’est la reconversion massive des activités productives ainsi que la nouvelle articulation de la connaissance et de la finance qui subiront une accélération majeure. Il n’est guère possible de saisir l’ampleur de ces changements sans esquisser l’analyse de la nouveauté que constitue la phase néolibérale du capitalisme globalisé, de ce que deux auteurs ont récemment désigné comme « la nouvelle raison du monde[1] ».

La nouvelle raison du monde

2La phase néolibérale du capitalisme vise par tous les moyens à s’imposer comme la nouvelle raison du monde « qui fait de la concurrence la mesure universelle des conduites et ne laisse intacte aucune sphère de l’existence humaine, individuelle ou collective[2] ». Selon ces auteurs, ce que le néolibéralisme met en jeu est ni plus ni moins que « la forme de nos existences ». Depuis près d’un tiers de siècle, la norme d’existence du néolibéralisme enjoint à chacun, individu ou collectif d’individus, de vivre dans un univers de compétition généralisée ; elle « préside aux politiques publiques, commande aux relations économiques mondiales, transforme la société, remodèle la subjectivité[3] ».

3Paradoxalement, le nouveau gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence du marché exige plus l’imposition d’un État fort que celle de l’idéologie dite naturaliste du laisser-faire. Cette idéologie néolibérale s’accommode très bien d’une redéfinition du contenu du travail et des rapports de classe. Elle s’appuie sur le fossé croissant entre les virtualités libératrices des activités scientifiques d’une part et leurs usages productivistes et répressifs de l’autre. Bien que les termes savoir et argent paraissent antinomiques, c’est pourtant les modes d’articulation des processus financiers et des systèmes de production des connaissances sous la férule du nouvel État fort qui donnent au capitalisme contemporain un caractère très original. La doctrine combine ainsi la réhabilitation de l’intervention publique et celle du marché autorégulateur ; elle est bien condensée dans la formule d’Andrew Gamble : « Économie libre, État fort[4]. »

4Essor du capitalisme financier, démoralisation des individus et imposition d’un nouveau système de disciplines, gestion néolibérale des entreprises sous la férule d’experts et d’administrateurs sanctionnés par des écarts vertigineux dans les récompenses salariales, sont autant de nouvelles règles depuis longtemps promues par les administrations Reagan et Thatcher, mais aussi plus récemment approuvées par la troisième voie de la gauche néolibérale dont le symbole européen est le blairisme. Toutes les expériences historiques de ces dernières décennies révèlent chez leurs promoteurs d’analogues combinaisons de positions doctrinaires et d’un grand pragmatisme, mises en œuvre avec un cynisme absolu, dont le sarkozysme est aujourd’hui l’archétype.

Immatériel et nouvelles contradictions du capital

5Cette crise nous oblige à construire une vision de l’institution du travail, par définition complexe et instable, comme liée à l’histoire du capitalisme. Les dernières décennies ont été marquées par des reconfigurations du travail dont la plus importante est celle de la montée en puissance de « l’économie de la connaissance », marquée par de fortes contradictions et responsable de nouvelles inégalités et polarisations, concentrations et distributions de pouvoirs entre groupes sociaux, ainsi que par l’émergence de nouveaux blocs de savoir dans la division du travail cognitif. André Gorz nous avait livré une analyse visionnaire de l’émergence de ce qu’il nommait le capitalisme cognitif, « capitalisme post-moderne centré sur la valorisation du capital dit immatériel, qualifié aussi de capital humain, capital connaissance ou capital intelligence [5] ». Le développement de ce capitalisme cognitif constitue, selon Gorz, le mode dans lequel le capitalisme se perpétue lorsque la principale force productive devient un ensemble de savoirs abondants dont l’usage et le partage accroissent l’étendue et la disponibilité. Les données citées par Gorz concernent l’économie américaine : dans les deux dernières années du siècle dernier, plus de la moitié de la masse des profits et plus de la moitié de la valeur ajoutée avaient été créées par moins de 20 % de la population active, les knowledge workers, travailleurs de l’immatériel. Ce capital cognitif est façonné par de nombreuses contradictions, qu’il s’agisse de conflits culturels ou d’antagonismes sociaux. Gorz affirme : « Il n’est pas un capitalisme en crise, il est la crise du capitalisme[6]. »

6Qu’est-ce à dire ? L’économie capitaliste qui vient a la capacité technique de stocker connaissances et savoir-faire sous forme de logiciels reproductibles à l’infini et à un coût extrêmement bas. L’une des conséquences tangibles de cette nouvelle capacité est la reconfiguration (reenginering) des opérations productives qui a permis d’énormes économies de temps dans tous les secteurs des entreprises, depuis les tâches de direction, création et administration, jusqu’à celles qui touchent directement la production matérielle proprement dite, avec notamment la production allégée et à flux tendus. Pour contrecarrer les effets de cette véritable révolution, la parade classique des grandes firmes est la recherche fiévreuse de positions de monopole ainsi que la prise de contrôle des segments de production à forte dimension immatérielle et le retrait des secteurs à fort contenu matériel, par exemple en les sous-traitant et en louant leur capital fixe matériel plutôt qu’en l’acquérant. Ce sont les entreprises de l’informatique comme Microsoft qui ont pris la tête de ce mouvement, mais elles ne sont pas les seules. Ainsi l’activité de Nike se borne à la conception et au design. Les fonctions de fabrication, de distribution et de marketing sont totalement externalisées. Et Coca-Cola, Mac Donald’s ou Benetton ne fonctionnent pas autrement. Même Wal-Mart, la plus grande entreprise du monde, combine les vieilles méthodes d’exploitation de ses salariés et la maîtrise totale de la technologie de l’information en contrôlant le plus grand réseau privé américain de communication par satellite ainsi que la mise en œuvre à l’échelle mondiale de la révolution logistique dans les chaînes d’approvisionnement. Pour le recrutement de ses employés qualifiés, Wal-Mart a créé le Sife (Students In Free Enterprise) qui revendiquait au début des années 1990 une présence sur plus de 700 campus américains et l’implantation d’équipes dans plus de 600 universités et écoles étrangères [7].

7Pour toutes ces entreprises, ce qui passe au premier plan dans la valorisation des produits sur le marché, c’est l’image de marque. Le capitalisme opère ainsi sa mue sur le double plan de la production et de la consommation. En même temps qu’il fabrique des marchandises à haute valeur ajoutée symbolique, il fonctionne comme créateur d’acheteurs qui « n’ont pas besoin de ce qu’ils désirent et ne désirent pas de ce dont ils ont besoin[8] ». Le consommateur est ici conçu comme le contraire du citoyen, à l’opposé de l’expression collective du désir de changement social et du bien commun. Cette production d’imaginaire est une production serve, « une socialisation antisociale » écrit Gorz, reprenant une thèse formulée dans un ouvrage antérieur [9]. L’asservissement dans le domaine du travail est redoublé et amplifié dans l’univers de la consommation, comme l’a montré Naomi Klein [10]. La lutte de classes se redéploie sur un nouveau terrain : celui du contrôle du domaine public, des biens collectifs et de la conquête d’un monde commun. Et comme l’écrit encore Naomi Klein, les militants passent à l’action directe là où ils vivent, où ils étudient, où ils travaillent. « En s’attaquant aux grandes firmes, ils font toucher du doigt la manière dont les problèmes sociaux, économiques et écologiques sont interconnectés[11]. »

Société de l’intelligence contre capitalisme cognitif

8Le capitalisme cognitif apparaît comme le mode de perpétuation du capitalisme quand la production de richesse n’est plus quantifiable en terme de valeur. Les savoirs qu’il utilise relèvent plus de l’application routinière de connaissances que du déploiement de l’intelligence humaine à la compréhension du monde dans ses dimensions biophysique et sociale.

9Dans l’économie de la connaissance, les connaissances, précisément, et le savoir humain peuvent rester en friche s’ils ne sont pas appréciés et activés par le marché grâce à deux structures majeures : les institutions financières et les droits de propriété intellectuelle. Dans le capitalisme cognitif, plusieurs questions sont posées : comment valoriser la connaissance, bien public d’usage non exclusif ? comment les entreprises peuvent-elles se l’approprier puisqu’elles sont littéralement « incorporées » dans des personnes ? L’une des difficultés tient à l’incertitude quant au rendement de l’innovation. Ces contradictions ne peuvent être comprises qu’à partir de la diffusion mondiale de la norme néolibérale sous le double signe de la libéralisation financière et de la mondialisation de la technologie avec un nouveau mode de régulation qui est « en réalité une nouvelle mise en ordre des activités économiques, des rapports sociaux, des comportements et des subjectivités[12] ». Mise en ordre à laquelle les États et les organisations économiques internationales, FMI et Banque mondiale, ont activement participé. Alors qu’entre les années 1930 et les années 1970, le système financier était encadré par des règles qui visaient à le protéger des effets de la concurrence, les nouvelles règles instaurées à partir des années 1980 visent à réglementer la concurrence générale entre tous les acteurs de la finance à l’échelle internationale, comme le montrent Pierre Dardot et Christian Laval [13]. C’est d’ailleurs la présence active des États dans la construction de marchés financiers internationaux qui a favorisé les prises de risque insensées – mais sans risque pour elles-mêmes – des institutions de crédit et leur grand dérapage récent, car les États, prêteurs en dernier ressort, étaient les garants suprêmes du système.

10La société de la connaissance a vocation à être une économie de la mise en commun et de la gratuité, forme qu’elle revêt spontanément dans la recherche scientifique où la valeur d’une connaissance ne s’y mesure que par l’intérêt qu’elle suscite et la diffusion qu’elle propage. Au fondement du capitalisme cognitif existe donc la situation inverse de tendance à la privatisation de la connaissance ainsi que la redéfinition permanente d’une « culture » de la consommation, travestissement d’une dictature du besoin formaté par les grandes firmes. Si le travail est bien une institution historique du capitalisme, la relation au travail et aux outils est fonctionnellement divisée par les moyens de production contrôlés par la classe dominante. Cette dernière sélectionne les moyens de production et de reproduction dans le souci permanent d’en conserver le contrôle. C’est pourquoi la société néolibérale opère comme un filtre dans la masse foisonnante des connaissances disponibles, en creusant sans relâche le fossé grandissant entre l’immense pluralité des techniques d’une part et leur usage productiviste de l’autre, comme l’a montré Moische Postone [14].

11C’est pourquoi il n’est guère pensable enfin que les nouveaux modes de production et de diffusion de la connaissance n’aient pas d’effets profonds et visibles sur les lieux mêmes de leur production et de leur reproduction, la recherche scientifique et l’enseignement supérieur, en France notamment.

La communauté universitaire et ses raisons d’agir

12Au début du 21e siècle, les métiers de chercheur et d’enseignant-chercheur traversent une passe difficile, notamment si l’on en juge par la puissance des protestations et des manifestations qui durent depuis le mois de janvier dans notre pays. En 2009, la communauté des chercheurs et enseignants-chercheurs du secteur public regroupe quelque 150 000 personnes. Leur mouvement cristallise un malaise durable face au manque de moyens de l’enseignement supérieur français au regard de ceux de bien des pays comparables, à la dégradation du statut de ses acteurs centraux et à l’alourdissement de leurs charges qui a accompagné la massification des universités. Sont mis en cause le manque de postes et de crédits, la détérioration et la dévalorisation des statuts, le pilotage des filières et des programmes de recherche par le haut et par l’aval, et plus généralement la défiance entretenue à l’égard de ces métiers à haute valeur ajoutée, sans parler du mépris affiché à leur égard par un président de la République dont la prétendue omniscience n’a d’égale que l’ignorance massive des problèmes trahie par ses bavardages quotidiens.

13La politique gouvernementale qui a suscité la révolte et le mouvement des universités vient de loin. Les étapes en sont connues et bien répertoriées : processus de Bologne, Stratégie de Lisbonne, Loi organique relative aux lois des finances (LOLF), Loi sur l’autonomie des universités (LRU)… Notons d’ailleurs que les contradictions et les conflits qui éclatent aujourd’hui en France s’affirment aussi à l’échelle de l’Europe, voire de la planète [15]. Rappelons d’emblée que : 1) certaines des mesures ou orientations actuelles (processus de Bologne, Stratégie de Lisbonne, LOLF…), aujourd’hui contestées, ont été engagées lorsque la gauche parlementaire était au pouvoir en France ; 2) que notre double système très inégalitaire des grandes écoles et des universités n’est pas un modèle auquel il serait juste de se référer, pas plus qu’à un statut intangible de la science et des qualifications associées ; 3) qu’il est indispensable de saisir que la crise actuelle s’inscrit dans une redistribution généralisée des savoirs, des méthodes de recherche et de leur statut dans la société, et qu’aucune issue positive à la guerre de positions actuelle entre promoteurs et adversaires de la réforme ne peut faire l’impasse sur ces processus de requalification de la connaissance.

14Ces remarques donnent d’autant plus de relief à la vague sans précédent qui soulève l’ensemble de la profession des enseignants-chercheurs contre plusieurs projets de décret modifiant leurs statuts. Le premier de ces décrets confère aux présidents d’université le pouvoir de moduler leurs charges d’enseignement jusqu’à les doubler, ce qui serait la porte ouverte à l’éradication de la recherche dans les secteurs jugés réfractaires à la logique finalisée des contrats et suivant des critères bibliométriques qui relèvent de mesurages obéissant aux lois de la nouvelle gestion publique ou New Public Management dans la terminologie anglo-américaine [16]. La science comme visée intellectuelle « apparaît bien illusoire au regard du développement actuel intensif de l’évaluation par indicateur[17] ». Ce qui serait la mise à mort d’une (encore) relative indépendance des enseignants-chercheurs et un encouragement au clientélisme déjà présent dans les universités depuis les réformes post-1968. Ce serait enfin la possibilité de la création des collèges universitaires déconnectant totalement enseignement et recherche.

15Le second décret vise à la « masterisation » des formations des enseignants des premier et second degrés, nouvel angle d’attaque des concours de la fonction publique. Le rêve gouvernemental est celui de la création d’une armée de précaires de niveau bac +5, venant combler les manques laissés par le tarissement du recrutement des fonctionnaires par les concours nationaux.

16Ces projets sont portés par la même logique entrepreneuriale argumentée par la critique de l’inefficacité et de l’inadéquation des formations universitaires anciennes, évaluées au seul critère des besoins du marché de l’emploi. Le marché de la formation en Europe serait ainsi le pendant du marché unique européen. Et la formation apparaîtrait alors comme une marchandise négociée entre les étudiants du côté de la demande et les universités autonomes du côté de l’offre. Les résistances à ces contre-réformes se sont arc-boutées sur un ensemble de référents sociaux, politiques et culturels liés à une vision universaliste et émancipatrice de l’université. Mais tout « aussi essentielles sont les résistances liées à une certaine irréductibilité des savoirs [et de leur évaluation] à la forme marchandise. Jusqu’à quand[18] ? »

Pour la connaissance libre et non orientée et la justice

17L’affirmation centrale qui supporte ces contre-réformes est qu’autrefois, l’Université, lieu de production et de transmission des connaissances scientifiques, était faiblement interconnectée avec les mondes de l’industrie et de l’innovation technologique ; elle fonctionnait alors selon le « mode 1 ». Aujourd’hui, à l’inverse, cette interconnexion est forte et l’Université doit s’y plier. C’est la mobilité des scientifiques et des praticiens réunis dans des groupes à géométrie variable qui doit prévaloir à partir d’objectifs définis par des impératifs économiques et à partir d’injonctions de bonne « gouvernance ». Son régime de fonctionnement est celui du « mode 2 ». Autrement dit, dans les universités de « mode 1 », les scientifiques posaient des questions et y répondaient. Dans celles de « mode 2 », la société pose des questions aux universités et les groupes d’experts doivent y répondre. Et « si les universités ne s’adaptent pas [au mode 2], on se passera d’elles[19] » selon les termes de Michael Gibbons, secrétaire général de l’association des universités du Commonwealth.

18Dans un article du quotidien Le Monde paru en 2003, deux professeurs de l’Essec énonçaient sans ambages la nouvelle doxa : « Comment ne pas comprendre que, en situation de compétition, les progrès des meilleures organisations contraignent les autres à les imiter, provoquent un nivellement par le haut[20] ? » Privatiser les universités françaises, cela tombe sous le sens pour ces experts en management commercial. Il est vrai que leur statut les prédisposaient à cette posture et à anticiper les prises de position de Bruno Latour, désormais connu pour son attachement, déclaré dans Le Monde[21], à l’égard de sa ministre de tutelle pour qui « il n’existe pas d’amour sans preuves d’amour », tout autant que pour son entrée récente dans le champ des bling-bling stories[22] dont il est désormais un maître. La mauvaise foi de Bruno Latour ne surprendra que celles et ceux qui n’ont pas interrogé la posture paradoxale et le contenu théorique des propositions d’un sociologue dont le discours s’affiche en totale apesanteur sociale. Qu’en attendre sinon des énoncés discutables sur les politiques de la nature ou les rapports complexes de la modernité au monde de la connaissance ? Et au bout du compte le ralliement aux pesanteurs politiques du moment, c’est-à-dire « au parti du mouvement », celui des réseaux du pouvoir en place qui ont une puissance d’attraction évidente pour Latour ; lequel ne peut réprimer, dans sa hargne réformatrice qui n’a d’égale dans l’intention que celle de Michael Gibbons, une dernière petitesse : « Les mauvaises universités disparaîtront enfin. » Il aura lui, alors, tout son temps pour maudire les niches universitaires comme le « Collège de France et l’EHESS[23] » qui ne l’ont jamais admis en leur sein, tout en achevant son cursus honorum à Sciences-Po.

19Entre la passion de produire et d’enseigner de nouvelles connaissances et l’irrésistible désir d’endosser les vieux habits d’expert à la carte, entre la liberté de création et la servitude volontaire de la gestion managériale de l’économie de la connaissance, nous sommes tous sommés de choisir. Dans un entretien exclusif qu’il a imaginé avec Fontenelle, le philosophe Michel Blay prête au secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences ce propos subversif : « Les princes traitent toujours d’inutile ce qu’ils ne connaissent point[24]. » D’où l’on peut déduire que « toute politique de recherche qui s’orienterait exclusivement, par ignorance, vers des études finalisées et sur projet, visant à résoudre des problèmes d’un intérêt immédiat, serait, à plus ou moins court terme, vouée à l’échec[25] ».

20En s’engageant contre la réforme de l’Université et de la recherche, les enseignants-chercheurs luttent en faveur du droit à la connaissance et à la justice pour tous. Ce qui est en jeu, une fois encore, est moins les problèmes d’utilité et d’efficacité des actions humaines que ceux toujours cachés de l’accès à la connaissance et à la justice et, finalement, de la capacité et du pouvoir pour chacun d’orienter son propre avenir au sein du collectif humain. La logique de ce mouvement, explicitée d’ailleurs par de nombreux manifestants, est qu’au-delà du retrait de la réforme et à l’heure de la première crise mondiale du capitalisme mondialisé soit posée la question même de la pérennité du néolibéralime.

21C’est pourquoi les luttes dans le champ de la recherche et de l’enseignement sont indissociables des exigences de libre connaissance et de justice sociale pour tous, ainsi qu’essentielles pour l’émergence des contours de ce que pourrait être demain un nouveau monde commun pour les hommes.

Notes

  • [1]
    P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009.
  • [2]
    Ibid., p. 5.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    A. Gamble, The free economy and the strong state. The politics of Tatcherism, Duke Univ. Press, Durham, 1988.
  • [5]
    A. Gorz, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée, Paris, 2003, p. 11.
  • [6]
    Ibid., p. 82.
  • [7]
    N. Lichtenstein et S. Strasser, Wal-Mart, l’entreprise-monde, Les prairies ordinaires, Paris, 2009.
  • [8]
    Ibid., p. 64.
  • [9]
    A. Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Galilée, Paris, 1988, p. 63-66.
  • [10]
    N. Klein, No Logo, Actes Sud, Arles, 2001.
  • [11]
    N. Klein, « Reclaiming the Commons », New Left Review, n° 9, mai-juin 2001, p. 81-89.
  • [12]
    P. Dardot et C. Laval, op. cit., p. 286.
  • [13]
    Ibid., p. 286 et suivantes.
  • [14]
    M. Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, Paris, 2009 [1993].
  • [15]
    F. Schultheis, M. Roca i Escoda et P.-F. Cousin, Le cauchemar de Humboldt. Les réformes de l’enseignement supérieur européen, Raisons d’agir, Paris, 2008 ; I. Bruno, À vos marques, prêts… cherchez. La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Éditions du croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2008.
  • [16]
    M. Blay, « L’évaluation par indicateurs dans la vie scientifique : choix politique et fin de la connaissance », Cités, n° 37, 2009, p. 15-25.
  • [17]
    Ibid., p. 25.
  • [18]
    F. Castaing, « Réformes universitaires : imposer une logique de marché jusqu’à quel prix ? », Mensuel du Snesup, n° 572, février 2009, p. 12-13.
  • [19]
    Cité dans F. Schultheis et al., Le cauchemar de Humboldt, op. cit., p. 200.
  • [20]
    F. Contensou et R. Vranceanu, « L’impasse académique française », Le Monde, 29 novembre 2003.
  • [21]
    B. Latour, « Autonomie, que de crimes on commet en ton nom ! », Le Monde, 26 février 2009.
  • [22]
    G. Lachenal, « Réforme des universités : allo Latour, ici la terre », http://www.rue89.com/2009/03/05/reforme-des-universités-allo-latour-ici-la-terre.
  • [23]
    Ibid. ; on peut aussi consulter le texte mordant écrit par I. Babou et J. Le Marec, « Indiscipline répond à Bruno Latour le trop discipliné », http://indiscipline.fr/indiscipline-repond-a-bruno-latour-le-trop-discipline.
  • [24]
    M. Blay, « Les princes traitent toujours d’inutile ce qu’ils ne comprennent point », VRS, n° 375, octobre-novembre-décembre, 2008, p. 46.
  • [25]
    Ibid.
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