Notes
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[*]
En collaboration avec Erica Fielder, Herman Prigann, Ann Rosenthal et Jeroen van Westen.
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[1]
Quand bien même il me semble important d’évoquer ces problèmes, je ne les développerai pas spécifiquement dans cet essai. Je pense qu’il est important de garder l’esprit ouvert quant aux différentes façons de travailler dans un cadre social.
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[2]
Certains de mes collègues vous diront que les arbres, les roches et les êtres sauvages ont une parole.
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[3]
Je comprends l’environnement construit comme une condition et parfois comme un cadre fondamental aux discussions sur l’environnement naturel. Cependant, dans cet article, je ne prétends pas traiter de l’environnement construit dans toute sa profondeur.
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[4]
E. Callenbach, Ecology. A pocket guide, Univ. of California Press, Berkeley & Los Angeles, 1998, p. 34.
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[5]
S. Gablik, Has modernism failed ?, Thames and Hudson, New York, 1984.
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[6]
J. Kosuth, Art after philosophy and after. Collected writings, 1966-1990, MIT Press, Cambridge, 1993.
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[7]
A. C. Danto, After the end of art. Contemporary art and the pale of history, Princeton Univ. Press, New Jersey, 1995.
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[8]
Je propose deux définitions. La pratique artistique est une action créative relative aux médias, au contenu et/ou à la discipline; l’accent principal de la réalisation étant mis sur l’authenticité créative. La recherche artistique est une action créative en relation avec la société, avec une ou plusieurs disciplines ; la réalisation est censée être reproductible et applicable partout individu.
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[9]
Le groupe est composé d’un théoricien faisant sa recherche sur une réalisation (qui tient de la performance) créée par le Welfare State International (WSI), d’un membre du groupe d’artistes londoniens Platform, d’un doctorant s’intéressant à l’art et à la culture activiste, d’un artiste public et de deux artistes communautaires, ainsi que de Malcom Miles et moi-même, doctorant à l’université de Plymouth.
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[10]
Reiko Goto est ma principale collaboratrice et ma compagne. Elle codirige le programme « 3 Rivers 2nd Nature » (http://3r2n.cfa.cmu.edu). Son travail personnel se fonde sur une relation à la vie sauvage, à l’habitat et à l’écologie. Elle crée pour et en fonction de ces éléments, tout comme l’ont fait Lynne Hull, Helen Mayer Harrison et d’autres artistes qui étudient la communauté en tant que multi-organisme. Voir http://www2.rgu.ac.uk/subj/ats/research/staff/goto.html.
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[11]
Le cadre historique décrit ci-après a été utilisé de différentes façons dans les articles suivants : T. Collins, « Art nature and aesthetics in the postindustrial public realm », in R. L. France (dir.), Healing natures, repairing relationships. Restoring ecological spaces and consciousness, Green Frigates Books, Sheffield, 2007 ; et T. Collins, « Art, landscape, ecology and change », in M. Miles et T. Hall (dir.), Urban futures. Critical commentaries on shaping cities, Routledge, Londres, 2002.
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[12]
Un texte traitant de ce thème, Earthworks. Art and the landscape of the sixties de Suzaan Boettger, a été publié en 2002. Il fournit une analyse détaillée des artistes, théoriciens, conservateurs et critiques qui ont aidé au développement de ce mouvement. Malheureusement, je n’ai pas eu suffisamment de temps pour l’examiner et en discuter dans mon article.
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[13]
J. Beardsley, Probing the earth. Contemporary land projects, Hirshhorn Museum, Washington, 1997 ; et J. Beardsley, Earthworks and beyond, Abbeville Press, New York, 1984.
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[14]
R. Hobbs, Robert Smithson : sculpture, Cornell Univ. Press, Londres, 1981.
-
[15]
L. Lippard, Overlay. Contemporary art and prehistory, Pantheon Books, New York, 1983.
-
[16]
R. Morris, « Robert Morris keynote address », in Earthworks. Land reclamation as sculpture, Seattle Art Museum, Seattle, 1979, p. 11-16.
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[17]
Des philosophes écologistes ont pris un grand plaisir à traiter ces questions. Des textes écrits par Gobster et Hull, Higgs, Jordan, Throop et d’autres encore répondent précisément au problème posé à ce sujet par Robert Elliot dans le livre Faking nature. The ethics of environmental restoration (Routledge, Londres, 1997), ainsi qu’à de nombreuses questions morales et éthiques soulevées lorsque notre relation à la nature passe d’un état d’utilité sans limite à un état de limites et de valeur essentielle.
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[18]
L’expression « biens communs » fait référence à l’idée qu’il existe des « biens publics », tels que l’air, l’eau, la terre et les paysages que nous utilisons et apprécions comme une communauté, une société, une nation ou une espèce par intérêt commun.
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[19]
J. Burnham, Great Western salt works. Essays on the meaning of post-formalist art, George Braziller Inc., New York, 1974, p. 15-24.
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[20]
A. Sonfist, Art in the land. A critical anthology of environmental art, E.P. Dutton Inc., New York, 1983.
-
[21]
B. Matilsky, Fragile ecologies. Contemporary artists interpretations and solutions, Rizzoli International Publications, New York, 1992.
-
[22]
B. Oakes, Sculpting with the environment, Van Nostrand Reinhold, New York, 1995.
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[23]
J. Kastner, B. Wallis (dir.), Land and environmental art, Phaidon Press, Londres, 1998.
-
[24]
Ibid., p. 150.
-
[25]
M. Kwon, One place after another. Site-specific art and locational identity, MIT Press, Cambridge, 2002.
-
[26]
G. Kester, Conversation pieces. Community and communication in modern art, Univ. of California Press, Berkeley, 2004.
-
[27]
M. Miles, Avant gardes. Art, architecture and urban social change, Routledge, Londres, 2004.
- [28]
- [29]
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[30]
La liste est principalement d’ordre écoféministe. Elle est intergénérationnelle et internationale et inclut quelques-uns des premiers penseurs et activistes de ce domaine, comme par exemple Helen et Newton Harrison, Lynne Hull et Betsy Damon.
- [31]
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[32]
http://www.terranova.ws.
- [33]
- [34]
- [35]
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[36]
N. Paget-Clarke, « An interview with Suzanne Lacy : Art and advocacy », Motion Magazine, 31 octobre 2000.
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[37]
Variant, « Concrete social interventions : Interview with Pascale Jeannèe of the artists’ group Wochenklausur », Variant, n° 16, 2002.
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[38]
http://wwwkeepersofthewaters.org.
- [39]
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[40]
Le dialogue socratique peut aboutir à une conclusion exacte grâce à une problématique précise. Cette méthode nécessite une connaissance des questions et des réponses.
- [41]
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[42]
http://www.littoral.org.uk/HTML01.
- [43]
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[44]
http://www.alaplastica.org.ar.
- [45]
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[46]
Traduction effectuée dans le cadre du master Traduction de l’université d’Orléans dirigé par Antoine Cazé.
1Dans cet article, je propose une vue d’ensemble des pratiques contemporaines d’art visuel qui questionnent la relation nature-société. Je présente quelques données historiques et théoriques, avant de brosser un rapide portrait de quelques praticiens intéressants. Considérant l’environnement dans un contexte social, je fournis un cadre de réflexion qui décrit trois modes de pratique : l’expression lyrique, l’engagement pratique et l’action transformatrice. Je touche ici aux notions actuelles d’art écologique et d’art biogénétique. Un dialogue entre artistes présente ensuite un groupe international d’amis et de collègues qui s’efforce de clarifier, sur le plan terminologique, les méthodes, les théories et la pédagogie pertinentes pour un domaine spécifique de pratique. Je conclus cet essai en présentant l’éventail des artistes qui ont à la fois des intentions explicites et une influence réelle sur la politique socioenvironnementale à des échelles variées dans le monde.
2Le travail que j’ai choisi de réaliser [1] défie quelques-unes des idées reçues sur la pratique d’art communautaire. Les questions d’authenticité et de représentation des intérêts communautaires se compliquent lorsque nous passons des communautés humaines (douées de la parole) aux communautés naturelles (dépourvues de langage [2]). Certains artistes que je vais présenter s’inscrivent dans des communautés socioécologiques et politiques avec des connaissances et un objectif précis. D’autres se mettent au service d’intérêts communautaires existants et offrent leurs compétences et leurs connaissances comme soutien aux affaires locales. D’autres encore s’engagent en tant que membres de groupes sociopolitiques spécifiques et biorégionaux, sous une autorité unique et motivés par un intérêt à long terme. Je ne pense pas prendre de risques en affirmant qu’il existe plusieurs moyens d’entreprendre des pratiques artistiques, sociopolitiques et communautaires ; l’idée qu’il en existerait un meilleur regroupant toutes ces conditions est un modèle de pensée résiduel de la science de l’« hypermodernité ». Selon moi, le principe que nous partageons tous repose sur l’intention morale et éthique de « ne pas faire de mal ». En effet, nous souhaitons tous nous améliorer dans nos activités, être à l’écoute de nos amis, collègues et connaissances en faisant preuve d’une attention sincère, ou encore travailler avec une passion créative afin de transférer les énergies qui, actuellement, sapent le meilleur de notre potentiel social et écologique.
Créativités imbriquées : l’art dans la société, l’art dans l’environnement
3Pour étudier ces deux sujets d’art dans la société et d’art dans l’environnement, il est important de bien définir les termes utilisés. Le mot « art », employé seul, fait traditionnellement référence à la production d’un artiste articulée avec l’aval d’un appui institutionnel (du monde de l’art), et à l’impact sur le spectateur qui appelle une considération intellectuelle et/ou matérielle. Le mot « environnement » fait, quant à lui, écho à la notion de phénomène physique et à l’expérience vécue. Le terme inclut la notion d’environnement construit [3] qui, jusqu’à récemment encore, était envisagé séparément de l’environnement naturel. Le substantif « écologie » est un élément essentiel de l’analyse à venir. En effet, l’écologie est une science fondamentale qui s’intéresse aux systèmes vivants dynamiques. Ernest Callenbach, auteur environnementaliste, décrit l’écologie comme « l’étude des pratiques, des systèmes, des équilibres et des cycles [4] ». Et ce n’est pas par hasard si l’art environnemental a émergé lors de la deuxième moitié du 20e siècle, c’est-à-dire au moment où les artistes ont commencé à s’intéresser aux systèmes esthétiques. Mais je développerai ce propos plus tard.
4Notre entrée dans le 21e siècle correspond à une période de changements profonds. Dans cette société postindustrielle qui est la nôtre, nous ne pouvons plus considérer comme acquit le maintien de la nature à l’arrière-plan culturel, tandis que l’humanité se trouverait au premier plan. Lors du siècle dernier, nous avons préservé et conservé la nature hors des villes, la mettant à l’écart et la protégeant ainsi des économies et des outils industriels de l’époque. Désormais, nous devons perfectionner et élargir les programmes de préservation et de conservation en cours, aussi bien dans les paysages culturels urbains que ruraux. Nous devons également apprendre à rétablir et guérir la nature, et donc assumer la responsabilité des systèmes vivants dynamiques qui permettent la vie et son étincelle créative.
5Selon moi, l’environnement, si l’on considère ses manifestations culturelles et naturelles, est tout simplement un prolongement de ce que nous sommes. La nature et la culture, à l’instar du bois et de l’oxygène, sont les conditions matérielles nécessaires à l’apparition de cette étincelle. Pendant plus d’un siècle, la société industrielle a été, et est encore, un gigantesque brasier. Nous ne pouvons plus attendre de la nature qu’elle se maintienne seule alors que la culture brille au premier plan. L’une ne peut exister sans l’autre. L’art, au meilleur de lui-même, nous procure des moyens lyriques, critiques et transformateurs pour mettre en relation, distinguer, nommer et comprendre les expériences nouvelles et inattendues. Expériences qui, dans d’autres domaines de connaissances, pourraient ne pas être considérées comme pertinentes pour la compréhension paradigmatique du monde. Les artistes, tout comme les scientifiques, doivent apprendre à appréhender la nature non pas comme un élément en arrière-plan de la culture humaine mais plutôt comme un prolongement de l’humanité, condition essentielle de la vie.
6Dit autrement, on peut considérer l’art comme étant simplement l’une des gammes d’outils matériels et intellectuels qui avantagent et/ou informent la société humaine. Aux États-Unis, la plupart d’entre nous ne conçoivent pas l’art comme un domaine moderne de connaissances, dont émanerait une certaine valeur. L’art est perçu comme une discipline prônant ardemment la liberté d’expression, mais qui apporterait peu de choses importantes, ayant un impact négligeable sur notre conception et notre perception du monde, ou sur notre capacité collective à agir pour changer les conditions matérielles de ce monde.
7Nous sortons tout juste de cette période d’autonomie expressive. Les théoriciens et philosophes tels que Suzi Gablick, dans Has modernism failed ? [5], Joseph Kosuth dans Art after philosophy and after [6] et Arthur Danto dans After the end of art [7] ont attiré notre attention en déclarant la fin de l’art tel que nous le connaissons. Mais peu de non-spécialistes reconnaissent ce fait. Le sujet moderne de l’art a été l’art lui-même, ses supports et son histoire. Je pense que l’art s’est débarrassé de cette vision réductionniste bien avant la plupart des autres disciplines. Aujourd’hui, nous reconsidérons l’art et sa relation avec le savoir, ainsi que sa relation et ses impacts sur les conditions de l’existence créatrice de l’homme : la nature et la culture.
8Je voudrais à présent cadrer notre discussion sur l’art environnemental. Le rôle de l’artiste dans la société et l’environnement a été décrit aussi bien par des auteurs que par des praticiens, selon différentes dénominations : l’art et son contexte, l’art et la politique, l’art et la société, l’art pour le changement social, l’art et Internet, l’art et l’intérêt public, l’art communautaire, l’art profondément engagé, l’art éco, l’art environnemental, le nouveau genre d’art public, le nouveau muralisme, l’art public, le postmodernisme reconstructeur, le Récup’Art (ou art de récupération), l’art de restauration et la sculpture sociale. En ce qui me concerne, j’ai opté pour l’art dans la société. L’art dans l’environnement est tout bonnement un élément de ce vaste domaine de compétences. L’art dans la société et l’art associé à l’environnement sont des domaines en compétition au sein de la structure institutionnelle de l’art. Les institutions qui encadrent les disciplines artistiques sont organisées autour de relations historiques entre supports et technologies. Les artistes, tout comme les praticiens d’autres disciplines, ont toujours cherché à connaître le monde en le sondant grâce aux outils qu’ils ont à leur disposition. En ce sens, nos pratiques créatives, muséographiques, éducatives et critiques sont principalement définies en termes de support et de technologie plutôt qu’en termes de sujet. L’art dans la société et l’art dans l’environnement sont des domaines pour lesquels il n’existe pas d’intelligibilité critique ou pédagogique, contrairement aux arts de la technologie et des médias (de la peinture à la sidérurgie en passant par la vidéo ou les dernières avancées de la technologie informatique) qui bénéficient d’une importante infrastructure de soutien et d’un investissement pédagogique conséquent. Si les arts sont destinés à émerger d’un isolement que l’analyse réductionniste de chaque discipline s’impose, les domaines de l’art dans la société et de l’art lié à l’environnement doivent se développer dans le champ d’une pratique créative, muséographique, éducative et critique.
9Je pense que les arts tels qu’ils sont pratiqués aux États-Unis doivent repenser l’approche technologique de la connaissance et s’ouvrir aux idées sociales, biologiques et écologiques, à la pratique créative interdisciplinaire et, à terme, se développer en culture de recherche (qui commence à faire son apparition en Grande-Bretagne et au Canada) [8]. Il me paraît essentiel que nous commencions à nous former de l’intérieur pour nous ouvrir vers l’extérieur, plutôt que de sonder le monde en imposant des idées préconçues. Le rôle de l’artiste dans la société et l’environnement a été abondamment décrit par de nombreux auteurs et théoriciens contemporains, dont Carol Becker, Rosalyn Deutsche, Tom Finkelpearl, Suzi Gablik, Mary Jane Jacob, Grant Kester, Miwon Kwon, Suzanne Lacy, Lucy Lippard, Barbara Matilsky, Malcolm Miles, Arlene Raven, Harriet Senie, Sue Spaid, Heike Strelow, Meg Webster et Jane Kramer. Chacun d’entre eux a travaillé avec l’objectif de théoriser et de décrire cette pratique émergeante. Tout en se référant à de nombreux exemples, ces auteurs soulignent le manque d’intérêt pour ce domaine, en comparaison avec d’autres champs artistiques.
10Lors d’un colloque organisé par Malcolm Miles à l’université de Plymouth en 2002, un groupe d’artistes, de professeurs et d’étudiants [9] a suggéré (après avoir bataillé sur des questions d’autorité) que c’est à travers l’ensemble des pratiques lyriques, critiques et transformatrices que l’art affecte la société, sa conceptualisation, et les manifestations matérielles de la culture et de l’environnement. L’an dernier, Rieko Goto [10] et moi-même avons travaillé et retravaillé cette idée, pour en dégager la représentation ci-dessous.
Représentation graphique des modes de pratique des artistes au sein d’un cadre social et environnemental
Représentation graphique des modes de pratique des artistes au sein d’un cadre social et environnemental
11La plupart des artistes relèvent de deux ou trois de ces termes ou modes de pratique, incarnés dans leur intention conceptuelle et dans la variété de leurs œuvres. Aucun mode n’a plus ou moins de valeur qu’un autre. Le diagramme est en fait un continuum circulaire affichant des modes de pratique qui se chevauchent, organisation typique d’un diagramme de Venn ne présentant pas de hiérarchie linéaire. L’expression lyrico-créative est, à mon avis, la forme d’art social la plus répandue et la plus durable. Elle est principalement basée sur une relation interne avec les systèmes sociaux, politiques ou environnementaux. Elle est d’ailleurs née de la volonté des artistes de se sentir plus impliqués dans ces secteurs. L’engagement critique est la seconde forme la plus répandue d’art social. Il est essentiellement extérieur à son sujet social, politique ou environnemental. Par conséquent, ce mode artistique a tendance à prendre la forme d’un monologue qui a rarement la capacité ou la structure apte à recevoir ou traiter une réponse. Cette forme émerge d’un idéalisme moral, voire éthique. La troisième forme, l’action transformatrice et créative, nécessite une distance critique (externe) et une relation discursive (interne) basée sur des approches rationnelles des connaissances. Alors que les modes lyriques et critiques sont des domaines de pratique artistique depuis longtemps acceptés, l’approche transformatrice, plutôt centrée sur l’interaction créative et l’impact rationnel, est moins bien comprise et, par conséquent, plus difficile à approuver, décrire et défendre comme art en tant que tel. Ce domaine est né d’une position morale et éthique, mais fait montre d’un potentiel créatif lié au discours et au compromis. C’est dans l’œuvre d’art, qui se trouve à la jonction (l’espace interstitiel) du mode critique et du mode transformateur, que nous commençons à percevoir la dissolution de la position de l’auteur isolé et l’apparition de nouvelles formes collectives de créativité, envisagées par Joseph Beuys dans sa théorie sur la sculpture sociale. Cette théorie suggère le fait que nous sommes tous des artistes avec un rôle à jouer dans la transformation créative du tissu sociopolitique et esthétique du monde.
12En prenant les œuvres les plus connues d’earth-art comme exemples, je peux facilement expliquer le fonctionnement de ce diagramme. Prenons l’œuvre mémorable de Christo et Jeanne-Claude, appelée Running Fence. Cette réalisation éphémère qui traversa en 1976 le comté de Sonoma, en Californie, jusqu’à l’océan, appartiendrait évidemment au domaine de l’expression lyrique. Par contre, les réalisations de Robert Smithson dans le cadre de son concept « site/non-site » initié en 1968 (concept qui faisait référence aux dépotoirs et aux terrains vagues industriels dans ses travaux les plus récents) entreraient inévitablement, dans la sphère de l’engagement critique. Le Viet Nam Veterans Memorial réalisé par Maya Lin, quant à lui, entre à part entière dans le domaine de l’action transformatrice. Enfin, l’œuvre de Joseph Beuys, intitulée 7000 Oaks for Kassel, trouverait, à mon avis, sa place dans l’espace interstitiel, au centre du diagramme, même si les autres réalisations de l’artiste sont éparpillées à travers tout le graphique. À l’aide de ce diagramme et en conversant avec mes amis et collègues, je tente de comprendre comment les différentes méthodes et moyens utilisés par quelques artistes, eux-mêmes travaillant avec des objectifs lyriques, critiques et transformateurs différents, ont un impact global sur la société et sur la relation qu’elle entretient avec l’environnement.
Évolution du concept et de la pratique liés à l’environnement [11]
13Pendant des générations, les artistes ont travaillé sur la dichotomie nature/culture. L’Europe est réputée pour sa riche tradition de peintures représentant des paysages. Au 17e siècle, Claude Lorrain peignait des paysages italiens qu’il choisissait spécialement en fonction de leurs références contextuelles à l’histoire romaine. Mêlant des images de la nature et une culture nostalgique, son œuvre était une source considérable d’idées sur le cadre pictural. La nature était en fait le cadre parfait pour considérer les ruines de Rome comme des éléments pittoresques d’un paysage empiriquement riche. Au 18e siècle, les artistes Thomas Cole, Frederick Edwin Church et John James Audubon, installés en Amérique, choisirent de représenter la nature et la faune sauvages du continent. Ces peintres américains brossèrent des paysages vierges, tout juste apprivoisés par les technologies des pionniers. Au 20e siècle, avec la consolidation de la période moderne, l’intérêt porté aux paysages en tant que modèles commença à s’évanouir. Les peintres délaissèrent les paysages et les thèmes externes au créateur, au support et à ses moyens d’expression. L’influence que le peintre avait sur la signification et la perception des paysages s’amenuisa en conséquence.
L’earth-art et l’art environnemental
14La relation historique liant la sculpture et le paysage est assez différente de celle existant entre la peinture et le paysage. Ce n’est qu’avec le début de l’ère minimaliste de la sculpture moderne, dans les années 1960, que le paysage commença à prendre une importance primordiale dans la pensée du sculpteur. Les earth-artists impliquaient directement le paysage dans leurs œuvres. La terre était le matériau et c’est la forme qui orientait le spectateur vers le lieu où se trouvait l’œuvre. Avec l’earth-art, la notion de valeur inhérente à l’art fut remise en cause. Les earth-artists furent les premiers à introduire leurs réalisations dans la sphère publique et à faire de l’art une interface du monde. John Beardsley, Robert Hobbs et Lucy Lippard sont considérés comme des auteurs fondamentaux dans le domaine de l’earth-art [12]. Probing the earth et Earthworks and beyond [13] sont des ouvrages de Beardsley qui font autorité dans ce domaine et qui retracent les prémices de cet art. Thomas Hobbs, qui a écrit Robert Smithson : sculpture [14], offre sans doute le meilleur ouvrage de référence sur les œuvres et les écrits de cet artiste. Enfin, Overlay [15] de Lucy Lippard est un classique. Elle outrepasse délibérément la hiérarchie du monde de l’art ainsi que les rangs des earth-artists et fournit aux lecteurs une vue d’ensemble des différentes pratiques archéologiques, historiques et contemporaines.
15Herbert Bayer, Walter De Maria, Michael Heizer, Nancy Holt, Mary Miss, Isamu Noguchi et Dennis Oppenheim font partie des premiers praticiens à avoir travaillé dans le domaine du earth-art ou de la sculpture environnementale. Ils expérimentèrent des formes géométriques simples intégrant le lieu, l’espace, le temps et les matériaux. Leur cadre de travail variait d’une nature sauvage à un environnement postindustriel. Les théoriciens et praticiens Robert Smithson, Nancy Holt et Robert Morris revendiquèrent une relation plus intégrée avec la nature en tant que système. Smithson était parfaitement conscient des cycles anthropiques et eutrophiques de la nature, et il utilisa des aires et des carrières minières comme contenu et comme contexte pour ses réalisations. Nancy Holt, son épouse et collègue, s’intéressait plus particulièrement aux relations terre/ciel et elle a créé des œuvres qui actualisaient des techniques anciennes grâce à un vocabulaire sculptural moderne. Morris, quant à lui, appréhendait les paysages postindustriels comme autant de formes et de théories. Écrivant sur le travail qu’il réalisa à Kent, dans l’État de Washington, il aborde le thème de la responsabilité éthique des artistes travaillant sur des paysages postindustriels [16]. Et en suggérant la possibilité qu’une action esthétique induise une destruction supplémentaire de la nature à cause d’intérêts industriels, il souleva les questions qui émergeront une décennie plus tard dans le cadre de la restauration écologique. L’écosystème restauré d’un point de vue esthétique est-il authentique ou contrefait [17] ? Mais alors, l’habileté humaine à restaurer la nature peut-elle provoquer une destruction plus poussée de cette dernière, plaçant la préservation d’espaces sauvages comme unique réponse culturelle viable dans notre rapport à la nature ?
Approches écosystémiques
16Parallèlement, un autre groupe d’artistes fit son apparition, avec comme préoccupation principale la théorie des systèmes et l’écologie. Hans Haacke, Helen et Newton Harrison, Alan Sonfist et Agnes Denes sont les créateurs de ce mouvement et continuent à le développer. Ce qui les différenciait des land-artists était l’intérêt qu’ils portaient aux systèmes vivants dynamiques. Contrairement aux land-artists qui s’exprimaient en s’appuyant sur le paysage, ces artistes écologiques s’unissaient avec la nature et l’écologie pour développer des images, des métaphores et des concepts intégrés. Haacke étudiait les plantes, les phénomènes naturels et la qualité de l’eau du Rhin. Le couple Harrison a obtenu un financement à l’université de San Diego et a examiné le cycle de la vie des crabes ainsi que la fonction des estuaires dans la mer de Salton et dans la baie de San Francisco. À New York, Alan Sonfist a proposé la restauration d’une forêt primaire dans les parcs de Manhattan, ce qui a donné lieu à l’œuvre Time Landscape à Soho. Agnes Denes a planté du blé dans le quartier de Battery Park City, à l’ombre des Twin Towers. Transformant une décharge en champ, l’œuvre Wheatfield est devenue une source symbolique de blé et de pain pour une ville qui avait oublié depuis bien longtemps ses relations à l’agriculture. Ces exemples ne sont que les premières réalisations mettant en scène les systèmes vivants. Alors que l’earth-art fut l’un des premiers domaines à être connus du grand public, ces artistes écologiques furent pionniers dans la démarche consistant à agir dans le plus grand intérêt de la nature et des biens communs [18]. En 1974, Jack Burnahm a publié un livre d’importance, intitulé Great Western salt works [19], dans lequel il développe une approche initiale des systèmes de l’esthétique.
17Alan Sonfist a publié Art in the land [20], une sélection de textes décrivant la vaste palette d’artistes travaillant à cette époque en relation avec l’environnement. Barbara Matilsky, conservatrice, édita le catalogue de Fragile ecologies [21]. Ce document fournit un aperçu très complet des précédents historiques de cette œuvre, ainsi que certaines des réalisations les plus importantes offertes par les artistes écologiques de la première et de la deuxième génération. Le texte publié par Baile Oaks, Sculpting with the environment [22], est unique et fait référence dans la mesure où l’auteur a demandé aux artistes d’écrire sur leur propre travail. Enfin, Land and environmental art [23], une étude internationale sur les réalisations d’artistes évoluant dans les deux domaines évoqués, a été publié par Jeffrey Kastner et Brian Wallis. L’ouvrage explore les trois générations d’artistes écologiques et d’earth-artists, ainsi que leurs œuvres, le tout agrémenté d’articles.
La prochaine génération
18De nouveaux groupes d’artistes émergent, qui s’engagent dans des processus écologiques allant au-delà des idées d’auteur, d’identité créative et de moyens de communication spécifiques aux générations précédentes. Là où l’idée moderne d’auteur était personnelle et identitaire, elle a tendance aujourd’hui à être diversifiée et collective. Lucy Lippard et Suzy Gablik ont, depuis plusieurs décennies, présenté et théorisé ces approches alternatives de l’art. « La perspective monologique, comme nous l’avons vue, est individualiste, élitiste et antisociale : l’antithèse parfaite de la pratique politique ou sociale. D’une certaine manière, l’essence de l’esthétique moderne peut se résumer par cette caractéristique unique et primordiale qui consiste à rejeter le dialogue et l’interaction [24]. » Aujourd’hui, les pratiques créatives des artistes sont de plus en plus dialogiques et interactives. Des textes récents témoignent de cette caractéristique actuelle en explorant les évolutions dans la façon dont les artistes conçoivent l’identité, leur relation avec la communauté, la société et l’environnement et, par conséquent, l’efficacité de leurs pratiques. Le récent ouvrage de Miwon Kwon, One place for another [25], s’intéresse à l’évolution théorique formelle du concept de spécificité du site, auparavant orienté par la forme et le lieu et désormais organisé par le lieu et la société. Elle étudie de manière critique les pratiques actuelles dans un contexte de plus en plus social, dans le cadre de méthodologies dialogiques explicites. Grant Kester a publié récemment Conversation pieces [26], un ouvrage qui traite de l’esthétique dialogique et qui fournit un contexte historique et philosophique rigoureux, avec une vision critique des travaux les plus importants de ce domaine réalisés dans le monde entier. Il propose un cadre esthétique allant au-delà des caractéristiques formelles, considérant à la place les questions relationnelles, morales et éthiques qui émergent des divers processus utilisés par les artistes s’intéressant au discours social transformateur. Le récent livre de Malcolm Miles étudie l’artiste dans son rapport à l’autorité, au changement et au pouvoir. Avant gardes [27] expose les modèles conceptuels du mouvement avant-gardiste du 19e siècle à nos jours et analyse les pratiques des artistes contemporains qui abordent les questions sociales, politiques, économiques et environnementales.
19Pour en revenir à la problématique environnementale, je voudrais fournir ici un cadre simple que j’utiliserai à la fin de cet article. Il y a, selon moi, deux termes qui revêtent une importance capitale dans les domaines de l’environnemental et du naturel. Le premier, l’art éco, fait référence à une relation macrobiologique avec la société. Le deuxième, l’art biogénétique, traduit, lui, principalement une relation microbiologique avec la société. Les artistes écologiques sont guidés par les écologies radicales telles que l’écologie profonde, l’écoféminisme, l’écologie sociale et la justice environnementale. Les artistes biogénétiques trouvent leur principale source d’inspiration dans une compréhension critique de la biotechnologie et de sa relation d’équité avec la société. Leur travail est organisé autour de la philosophie post-structuraliste et son analyse du langage, du sujet et du pouvoir. Je connais mieux les artistes conservateurs et penseurs de l’art écologique, mais il me semble néanmoins important d’aborder le domaine de l’art biogénétique. L’ère postindustrielle a posé de nouvelles questions à nos biens communs biologiques et écologiques. D’une part, le monde externe est altéré par un héritage de polluants industriels stagnant dans notre atmosphère, nos sols et nos eaux. Nous commençons seulement à réaliser que nous avons et que nous continuons d’avoir un impact sur la nature et les biens communs dans des proportions que jusque récemment nous pensions impossibles. D’autre part, l’extraction des ressources s’applique désormais à une échelle microbiologique, où le marché cherche à tirer profit de la manipulation et du brevetage des gènes. Les enjeux financiers sont évidemment considérables, d’autant plus que l’ambition et la spéculation économiques font fi des contraintes morales et éthiques. Ces deux exemples illustrent les significations, les formes et les fonctions qui redéfinissent radicalement les concepts d’humanité, de nature, d’espace public et de biens globaux pour le siècle à venir. Nous sommes dans une ère de flux culturels importants, une ère dans laquelle l’énergie des pratiques artistiques pluridisciplinaires pourrait résulter en un engagement créatif entraînant une évolution sociopolitique significative.
Les expositions d’art éco
20En 1999, Heike Strelow organisa l’exposition « Natural reality » qui se tint à l’espace d’art international Ludwig Forum d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne. Cette exposition, qui présentait des artistes internationaux, s’organisait autour du concept d’art écologique et environnemental, et son objectif d’inclure le corps humain en tant que site d’investigation « naturel ». Le catalogue propose une analyse raisonnée des trois thèmes de l’exposition : l’unité de l’homme et de la nature, les artistes en tant que scientifiques naturels et culturels, et la nature dans le contexte social. Une seconde exposition s’intéressant à l’art éco, intitulée « Ecovention : current art to transform ecologies », fut organisée par Sue Spaid et Amy Lipton en 2002, au Centre d’arts contemporains de Cincinnati, dans l’Ohio. Le catalogue de cette exposition explore le rôle de l’artiste dans sa démarche consistant à rendre publics certains enjeux : revaloriser des friches industrielles, protéger la biodiversité, intervenir sur les infrastructures urbaines et s’occuper de justice environnementale. Récemment, un nouveau « Green Museum » virtuel a ouvert ses portes (dans lequel Sam Bower est un des conservateurs) qui propose plusieurs textes et œuvres d’artistes écologiques, et fournit également un espace de dialogue sur le thème de l’art et de l’environnement.
Les expositions de bioart
21En 2000, Marvin Heiferman et Carole Kismaric organisèrent l’exposition « Paradise now : picturing the genetic revolution » à la galerie Exit Art de New York. Cette exposition présentait la nouvelle vague d’artistes travaillant sur les concepts, les outils, les matériaux et les problèmes liés à la microbiologie. Les artistes proposaient des illustrations, des recherches et une critique du projet Génome humain et des organismes génétiquement modifiés. En 2002, Robin Held fut le conservateur de « Gene(sis) » à la galerie Henry Art de l’université de Washington. L’exposition s’organisait autour de quatre thèmes : la séquence (le langage et la structure du discours), la limite (la séparation et le chevauchement des espèces), l’échantillon (propriété et confidentialité de l’ADN) et la matière (la réimagination du soi). Trois années auront été nécessaires au développement de ce projet. Le conservateur travailla avec les artistes, mais aussi avec des scientifiques et des fonctionnaires de la santé pour réaliser cette exposition.
De l’importance de l’ombre des arbres
22L’histoire du modernisme est inextricablement liée à la notion de manifeste. Auparavant, un manifeste était une déclaration théorique qui définissait les frontières d’une culture et la façon dont les cosignataires de ce manifeste entendaient outrepasser celles-ci. Les manifestes induisaient des espaces conceptuels dans lesquels les artistes pouvaient élaborer leurs idées et fêter leurs succès dans une intimité relative, tout en contrôlant l’accès au discours. À cette étape, ce qui m’intéresse plus particulièrement sont les discussions portant sur l’ombre des arbres. Contrairement à un espace architectural qui contrôle et oriente vos mouvements dans un espace intérieur bien précis, l’ombre de l’arbre, par exemple un chêne au milieu d’une plaine, est accessible de partout et offre une protection face aux variations climatiques. De plus, une fois identifié, ce lieu peut être célébré pour sa vitalité discursive et son intensité passionnée. On peut aller et venir sans aucune contrainte financière ou temporelle. Enfin, comme le veut la plus grande tradition démocratique, votre voix et vos opinions sont toujours les bienvenues.
23Dans cette dernière partie, je vais me pencher sur une dialectique collective (une parmi tant d’autres) qui porte sur la définition et les objectifs de la pratique éco-artistique. En 1999, à l’occasion d’un colloque organisé par Susan Leibovitz Steinman [28], Jo Hanson et Aviva Rahmani [29] à Los Angeles, je fus invité à discourir sur le sujet en compagnie d’autres artistes écologiques. Après le colloque, la Fondation Nancy Gray proposa un dîner aux participants. Nous nous retrouvâmes empêtrés dans un dialogue à la fois polémique et enrichissant et, en fin de soirée, nous désirions tous que ce débat se poursuive. Lynne Hull se proposa de parler à son ami Don Krug, professeur en technologies de l’éducation qui a écrit à de nombreuses reprises sur l’art et l’écologie pour la Fondation Getty. Il avait précédemment travaillé sur une discussion éco-artistique avec des éducateurs à l’université de l’Ohio à Colombus. Hull avait dans l’idée de mettre en place une liste de diffusion de courriers électroniques concernant l’art éco. Durant les quatre dernières années, nous avons alimenté et agrandi le groupe initial. Des participants du monde entier se connectent désormais pour débattre d’un grand nombre de thèmes. Et même si beaucoup de ces personnes trouvent pertinent le terme d’« art éco [30] », elles n’ont pas encore réussi à se mettre d’accord sur une définition (voir Ruth Wallen ci-après).
24À la lumière de ce qui vient d’être évoqué, et alors que je commençai à réfléchir sur cet article, j’ai demandé à quelques confrères de me donner leur définition de l’art écologique ainsi que leurs positions philosophiques et théoriques et leurs opinions sur l’efficacité de ce travail. Je conclurai avec mes propres réflexions sur l’objectif, l’efficacité et la politique de cet article.
25Erica Fielder [31] est une artiste écologique installée en Californie du Nord qui exerce ses activités sur l’ensemble du territoire des États-Unis. D’après moi, elle fait partie des artistes les plus doués travaillant sur la connaissance et l’interface de l’écosystème à l’échelle intime de la relation de personne à personne ou de personne à communauté. Voici les commentaires personnels qu’elle m’a transmis sur ce domaine.
« L’art écologique est le fusionnement entre l’histoire naturelle, l’écologie, les sciences de la Terre et l’art, et vise à transmettre des principes écologiques au grand public.
« L’éthique environnementale est constamment présente à mon esprit et j’ai créé une grille d’analyse à travers laquelle je passe toutes mes actions avant de passer à l’acte. Ce raisonnement me place dans un contexte qui me permet de savoir si j’agis ou non en tant qu’espèce. Par “agir en tant qu’espèce”, j’entends le fait d’être en relation avec d’autres espèces et avec les systèmes naturels qui gravitent par et autour de moi. C’est ainsi que se conçoit mon art. Je suis impressionnée par les réalisations des autres artistes écologiques, mais elles ne m’inspirent pas toujours. Je travaille pour trouver des moyens de mêler l’être humain au cadre qui l’entoure, et non pas pour créer quelque chose que les humains peuvent observer à distance. Mon travail est ainsi composé d’une grande partie sensorielle car c’est à travers nos sens (au moins 53 ont été identifiés et d’après mes propres recherches, je pourrais probablement en ajouter d’autres) que nous expérimentons le monde et que nous apprendrons à l’aimer.
« Cette caractéristique découle évidemment de la façon dont notre langage (qui n’identifie que cinq sens) limite notre relation à la Terre et l’expérience que nous avons de nous-mêmes avec les systèmes naturels. Je pense que la raison principale qui nous a conduits à détruire notre biosphère est due à ce manque de conscience sensorielle. Comment notre langage nous a-t-il poussés à ça ? Notre langage a-t-il évolué au moment même où nous commencions à nous détourner de notre environnement ? Quand tout cela a-t-il eu lieu dans le passé ? Quelles autres orientations aurions-nous pu envisager ? J’aimerais avoir le temps de faire des recherches et de réfléchir plus longuement à ces questions. »
27Herman Prigann [32] est un artiste écologique d’origine allemande, installé en Espagne et réalisant la plupart de ses œuvres en Europe. Il bénéficie d’une expérience importante dans l’art public et il s’est énormément investi dans plusieurs projets de restauration dans la vallée de la Ruhr en Allemagne. Prigann a développé le concept d’intervention sur les systèmes, dont le but est de restaurer des espaces d’Europe orientale abîmés par l’extraction des ressources. Il a nommé ce projet « Terra Nova ». Herman a répondu à mes questions, en gardant toujours à l’esprit deux notions prépondérantes que sont les objets métamorphiques et les lieux sculpturaux.
« Concevoir l’environnement consiste à traduire d’un point de vue culturel notre compréhension de la nature. Ici, l’environnement est appréhendé et défini comme un paysage culturel mûr et construit (anthropique). Les objets métamorphiques dessinent des lieux sculpturaux dans le paysage qui renvoient à la nature dans les campagnes, les banlieues et les villes. L’objet devient le point d’intersection dans son environnement, en tant que métaphore et objet artistique. D’une certaine manière, l’objet, si l’on considère son dessein en termes de message, change tout autour de lui. La structure interne des objets est développée une première fois lors de la sélection du matériau, puis dans les dimensions du projet et une troisième fois dans ses intentions en termes de message qui émerge de l’interaction de ces différents aspects. Voici un exemple : Bois + Terre + Pierre = décomposition lente + végétation volubile = très forte croissance. Ceci définit un concept représenté dans une architecture minimaliste, représentant les références à nos relations avec la nature, dans sa substance et sa forme. On peut logiquement faire une référence à la nature et l’histoire par la décomposition et la croissance, car celles-ci refaçonnent et dissolvent l’architecture originelle avant de la ramener dans le cycle naturel. Ainsi, la conception de nature est présentée et définie comme un processus, comme une durée.
« L’une des caractéristiques majeures des objets métamorphiques est leur sensation spatiale. Ainsi, contrairement à une sculpture que nous expérimentons, dans une certaine mesure, de l’extérieur lorsque nous passons à côté, il y a pour ces objets une perception intérieure qui s’ajoute à cette vision extérieure. En ce sens, c’est une sorte d’espace artistique architectonique qui, placé dans la nature, devient une transformation culturelle.
« L’art qui conçoit les événements naturels comme des matériaux et comme les lieux où ils prennent effet influence le contexte écologique, et ce de plusieurs façons. D’une part, il influe sur le matériau lui-même, étant donné que la métamorphose est inhérente au processus temporel de décomposition. Ici, le contexte écologique fait partie de l’expression esthétique de l’œuvre d’art ou, dit autrement, l’aspect esthétique de cette combinaison est mis en avant par une telle œuvre d’art. Les objets métamorphiques véhiculent le temps et la transformation de notre époque comme un élément esthétique fondamental. D’où leurs multiples formes au fil du temps. Et les traces des conditions architectoniques passées sont visibles dans les restes décomposés et envahissants de l’objet.
« Ces lieux sculpturaux sont donc intégrés d’un point de vue écologique, mais ils affichent toujours de nombreux stigmates de l’œuvre d’art d’origine. À ce moment précis, la nature et l’œuvre d’art sont réunies. Ces objets ne sont ni préservés ni restaurés, ils sont livrés au processus écologique. À travers les objets métamorphiques, nous animons un dialogue sur la dialectique nature/culture. Notre “compréhension actuelle de la nature” est évidente dans la suppression à grande échelle de ces connexions et a atteint un paroxysme temporaire dans la crise écologique. »
29Ann Rosenthal [33] est une théoricienne et artiste écoféministe, qui enseignait dernièrement en tant que professeur invité à l’université du Maryland. Elle fait preuve d’un engagement important et régulier dans les communautés créatives féministes, tant sur Internet que dans divers endroits du monde. Son site et ses installations dans des galeries visent à comprendre comment nos constructions sociales de la nature ont mis en péril les systèmes humains et non humains. Son œuvre théorique traitant de l’art écologique et de ses fondations morales et éthiques est un ouvrage de référence pour bon nombre de personnes évoluant dans ce domaine. Le programme qu’elle a établi pour son cours d’art écologique (développé alors qu’elle enseignait à l’université Carnegie Mellon) est l’un des plus exhaustifs et élaborés de tous ceux que j’ai pu voir en la matière.
L’art écologique : des valeurs communes
30Le paysage de l’art écologique est vaste, fondé sur un art conceptuel, activiste et communautaire, et influencé par l’écologie, l’histoire environnementale, l’écologie sociale et profonde, l’écoféminisme, la science postmoderne, le paysagisme et les critiques postmodernes. Face à une telle diversité, qu’est-ce qui unit nos formes et nos méthodologies ? Je pense que ces liens qui nous unissent sont tout simplement les valeurs que nous recherchons dans notre travail et notre vie. Je présente ici quelques-unes des valeurs fondatrices que j’ai pu identifier dans notre pratique.
311. L’éthique de la Terre : cette éthique consiste à reconnaître le fait que nous sommes membres d’une « communauté » indépendante, formée non seulement d’humains mais aussi « de sols, d’eaux, de plantes et d’animaux, ou plus généralement, de terre » (A. Leopold).
322. L’approche systémique : elle visualise les structures et les relations grâce à des systèmes variés d’informations et de connaissances, et applique les enseignements fournis par les écosystèmes à nos communautés humaines (F. Capra).
333. La durabilité : cette valeur conceptualise nos vies, notre travail, nos produits, nos relations et nos systèmes sociaux, pour répondre aux besoins présents sans toutefois empêcher les générations futures de satisfaire à leurs propres besoins (Commission mondiale de l’environnement et du développement).
344. La diversité sociale et biologique : la compréhension de cette diversité des disciplines, des cultures et des espèces est une donnée préalable pour le fonctionnement des systèmes et leur capacité de résilience.
355. La justice sociale et environnementale : il faut insister sur le fait que toutes les espèces ont droit à un environnement propre, nécessaire à notre santé et aux systèmes écologiques qui soutiennent la vie.
366. La collaboration : elle rapproche les frontières entre les disciplines, les cultures, les classes, les sexes, les communautés et les espèces, tout en respectant ce que chaque catégorie apporte à la mise en place de solutions utiles à chacune.
377. L’intégrité : une valeur qui vise à combler le fossé entre ce qui nous est cher et la manière dont nous agissons dans le monde.
38Ruth Wallen [34] est une artiste écologique installée à San Diego. Elle est maître de conférences à l’université de Californie à San Diego et est responsable du programme d’arts innovants interdisciplinaires au Goddart College du Vermont. Wallen est titulaire d’une licence en sciences environnementales et d’une maîtrise en art. Elle a réalisé des œuvres d’art publiques en Californie et a également développé une série de travaux sur les amphibiens et les changements environnementaux. Ruth a choisi de travailler à partir d’opinions et d’intérêts divergents révélés lors de réunions sur l’art écologique et développés sur une liste de diffusion. Voici la définition qu’elle a ainsi pu élaborer.
« L’art écologique, ou art éco en abrégé, fait appel à la fois au cœur et à l’esprit. En effet, l’art peut être un moyen de développer une appréciation intuitive de l’environnement, de dégager des valeurs clés, de préconiser une action politique et d’élargir la compréhension intellectuelle.
« L’art écologique est bien plus qu’une simple peinture, photographie ou sculpture traditionnelle représentant le paysage au naturel. Et quand bien même ces œuvres peuvent être plaisantes à regarder, elles sont généralement basées sur des perceptions préconçues grandioses ou pittoresques du monde naturel.
« Au contraire, l’art écologique est fondé sur un esprit qui se concentre sur les interrelations. Celles-ci incluent non seulement des propriétés physiques et biologiques, mais aussi les aspects culturels, politiques et historiques des systèmes écologiques. L’orientation d’une œuvre d’art peut varier, du décryptage de la structure complexe d’un écosystème à l’étude d’un problème particulier (comme un type spécifique de relation), en passant par une interaction avec un lieu donné ou un engagement dans une fonction restauratrice ou de médiation.
« L’art éco peut explorer, réimaginer ou tenter de guérir les aspects de l’environnement naturel qui sont passés inaperçus ou qui reflètent la négligence humaine. En passant par l’imagerie visuelle, l’humour ou la juxtaposition d’éléments disparates, l’œuvre peut défier les préconceptions du spectateur et/ou l’encourager à changer de comportement. La métaphore est souvent considérée comme un élément clé de l’art écologique. Elle aide à la fois à rendre apparents les modèles de relations existants et à imaginer de nouveaux genres d’interactions. »
40Jeroen van Westen [35] est un éco-artiste néerlandais qui exerce à travers toute l’Europe. Il utilise des matériaux et des outils qui impliquent une pratique à l’échelle du paysage. Cependant, contrairement aux paysagistes, il est confronté à quelques-uns des problèmes esthétiques les plus importants de la nature urbaine, tels que les débordements d’égouts ou les décharges. Au-delà de cette pratique d’art public, Westen utilise l’outil multimédia dans son approche sur la terre, la nature et ses expériences dans plusieurs pays.
« Ces questions (de définition, de théorie, de philosophie et d’efficacité) sont évidemment présentes dans ma pratique quotidienne, et oui, j’ai écrit sur ces thèmes à plusieurs reprises, surtout sous forme de pensées personnelles livrées sur mon site, mais toujours en néerlandais. C’est la question de l’efficacité qui m’importe le plus. Et après réflexion sur le sujet, je sais que le point commun des différentes réponses à cette question est le temps.
« Le changement de comportement, l’espace pour (re)créer un paysage, la compréhension du changement de position de l’humanité… tout cela nécessite du temps pour prendre forme. Il faut tout d’abord se poser les bonnes questions avant qu’un concept ne devienne effectif. Et les bonnes questions ne peuvent être posées qu’après un grand nombre de recherches, de questionnements, de conclusions, de re-questionnements, etc. Au final, les réponses sont simplement des intuitions. Je ne connais pas de responsables [en charge de la protection de la nature], mais je leur fais confiance et je les invite à me faire confiance aussi, à nous donner du temps. Nous avons besoin que ces personnes nous laissent du temps, nous donnent accès à la société et qu’elles puissent garantir du temps même quand nous ne serons plus là.
« L’aspect philosophique de la question est, à mon avis, très compliqué à expliquer aux Américains car leurs relations avec la nature et le paysage sont vraiment très différentes des nôtres. Nous considérons le paysage comme un élément qui va au-delà de la nature ; c’est un cycle perpétuel de changements et de réactions qui ne nécessitent pas forcément de communication entre la nature et les gens. La nature suit son cours sans se soucier des humains et les humains exploitent la nature. Ainsi, aux Pays-Bas, plusieurs grands philosophes étudient la relation que nous avons avec le paysage, généralement basée sur la théorie de Plessner. Cette théorie met en évidence la qualité principale de l’homme consistant à pouvoir se regarder comme s’il était hors de son corps tout en agissant sur ce qu’il observe depuis sa position excentrique. Ces philosophes se trouvent à un moment charnière quant à la perception de la médiatisation. Si nous considérons la nature à travers des lunettes ou des appareils électroniques, observons-nous toujours la nature, sommes-nous toujours capables de “fusionner” avec elle ? Beaucoup sont sceptiques sur ce point de vue et parlent de la séparation comme d’une condition inhérente à l’homme. D’autres soulignent de quelle manière nous amalgamons les machines comme une extension de nos sens, de nos réflexes, etc. (les voitures, par exemple). Ces deux positions font évidemment écho à différents types d’écologistes. Il y a les écologistes qui ont une pensée rétrograde, c’est-à-dire les conservateurs qui travaillent à la restauration en tenant compte des écosystèmes. Les autres, que l’on peut comparer aux préservationnistes et conservationnistes américains, aspirent à un rattachement et travaillent dans l’objectif d’intégrer la nature à la culture, pensant plus en termes de processus qu’en termes de systèmes. Je suis plus proche du deuxième groupe d’écologistes. J’ai absolument confiance en ma paire de lunettes et j’attends avec impatience le jour où je devrai porter un appareil acoustique pour me sentir intégré à la nature autant que possible. »
42Mes amis et collègues m’ont fait part d’arguments passionnants, de leurs intentions précises et du cadre écologique nécessaire pour envisager ce travail. Fielder m’a légèrement incité à « agir en tant qu’espèce » et, ainsi, à devenir un être parmi d’autres à engager tous ses sens. Prigann, quant à lui, suggère que la nature et la culture doivent toutes deux « appartenir au processus écologique ». Rosenthal expose la structure dans toute sa complexité, « l’éthique de la terre, les systèmes, la viabilité, la diversité sociale et biologique, la collaboration et l’intégrité ». Toutes ces notions dirigent notre pratique et fournissent un cadre d’analyse. Wallen travaille avec chacun d’entre nous dans le but de nous faire prendre conscience que l’œuvre peut « défier les idées préconçues du spectateur et/ou l’encourager à changer de comportement ». De manière imperceptible mais ferme, elle pose une responsabilité importante sur nos épaules. Westen nous rappelle qu’il nous est possible de « travailler à des restaurations, de parler d’écosystèmes ou d’inviter la nature dans notre culture ». Tous ces artistes m’aident à ouvrir de nouvelles perspectives pour comprendre la complexité de l’art écologique, étendant ainsi ma vision de l’art, de la nature, de la culture, des phénomènes naturels et du langage. Ils m’ont également permis d’avancer sur la compréhension de certains concepts, expériences et phénomènes inattendus mais bienvenus dans ma volonté de comprendre la nature d’une manière nouvelle.
Objectif, efficacité et politique
43Au début de cet article, j’ai expliqué que les artistes changeaient le monde grâce à un mélange dynamique d’expression lyrique, d’engagement critique et d’action transformatrice. Ces trois composantes me paraissent essentielles pour que l’art ne perde pas de sa vitalité et de sa capacité à s’auto-alimenter. Mais une question subsiste : que signifie la notion d’efficacité pour un artiste ? C’est simplement le fait d’atteindre un objectif et, selon moi, il est aisé de trouver des objectifs d’ordre lyrique, critique et transformateur. Pour un artiste, qu’est-ce que signifie travailler sur la société avec un objectif précis ? Nous pouvons influencer le monde en termes de culture matérielle, mais les artistes travaillent avec une contrainte économique et matérielle très importante. Suzanne Lacy, artiste réalisant des performances dans le champ social, est plutôt éloquente à ce sujet et commente comme suit le travail qu’elle réalise dans le Kentucky : « En matière d’art et de changement, les gens ont toujours tendance à comparer ce qui n’est pas comparable, comme un projet artistique d’une valeur de 20 000 dollars et une exploitation à ciel ouvert de plusieurs millions de dollars. La quantité de ressources rend le degré d’effort très différent, en termes d’échelle et d’effets [36]. » Cependant, malgré un travail réalisé sous des contraintes matérielles considérables, Suzanne Lacy, qui travaille avec des adolescents à Oakland, a réussi à changer la politique à l’échelle locale. Elle a permis le développement d’une politique en faveur de la jeunesse avec les forces de police d’Oakland, qui ne se concrétisa pas seulement en un changement temporaire de la perception et de la compréhension des individus mais également en une action sociopolitique avec des conséquences à long terme. Le groupe d’artistes autrichiens Wochenklausur est également très actif dans ce domaine. Ces artistes ont établi une série importante d’interventions visant à améliorer la politique en Autriche, au Japon et au Kosovo. Ils travaillent à partir du capital culturel des institutions artistiques pour pénétrer dans une communauté, puis définissent précisément ce qui peut être changé dans cette communauté et enfin développent un projet mettant en avant les intérêts locaux. Le travail se base sur la conviction que l’approche alternative de l’art « ouvre des portes et offre des solutions fonctionnelles qui n’auraient pas été réalisables en passant par des méthodes et des institutions conventionnelles [37] ». Il serait maladroit de ma part de ne pas citer ici deux autres artistes d’importance : Lily Yeh et son œuvre intitulée The village of the humanities, et Rick Lowe et son projet « Row houses ». Ces deux personnes ont adopté et entretenu des relations avec les communautés dans lesquelles elles travaillent, s’engageant dans des pratiques artistiques et culturelles afin de fournir un équilibre aux communautés en crise. Tout cela conduit finalement à des scénarios de développement alternatif permettant aux individus d’accéder à une égalité et à une stabilité sociale et communautaire. Ces deux réalisations sont désormais des modèles nationaux reconnus, largement évoqués en littérature, sur les sites Internet et dans les journaux.
44La politique nécessite une connaissance immersive, une distance critique et une intervention tactique. Cependant, il me semble indispensable de penser de manière critique au fait que des artistes travaillent sur des problèmes politiques et à la signification de l’efficacité dans ce domaine. Les efforts politiques se font sur la durée et nécessitent un consensus. Le long terme et le consensus sont des concepts étrangers aux arts visuels, qui sont principalement orientés vers un effort à court terme et qui s’attachent aux impacts d’une exposition. Les artistes cités ci-après ont mis au point des solutions leur permettant de participer aux discussions durant tout le processus politique. Certains savent comment utiliser les institutions culturelles comme tremplins pour le changement, d’autres travaillent sur le terrain à une échelle locale, nationale ou internationale en gardant à l’esprit un objectif politique précis. La question finale concernant l’efficacité est un sujet compliqué auquel il faudrait consacrer un article entier. Si l’efficacité se fait sentir au bout d’un certain temps, à des degrés divers et comme un processus de consensus, elle sera difficile à identifier. Les artistes que je vais présenter font preuve d’une très grande implication (qui s’étend au-delà de l’art) et ont clairement affirmé leur intention de modifier la politique, en se consacrant aux domaines de la culture, de la politique et des changements environnementaux. Je ne prétends pas proposer une liste complète ou exhaustive, mais plutôt un échantillon de réalisations intéressantes, liées à la politique et dispersées dans le monde entier.
45Betsy Damon [38], directrice et fondatrice de l’association Keepers of the waters, a été impliquée pendant plus de vingt ans dans des débats fondamentaux sur le thème de l’eau et a travaillé au sein de communautés réparties dans tous les États-Unis et en Chine. En 1998, elle a achevé la réalisation d’un parc public de 2,4 hectares dans la ville de Chengdu située au confluent des rivières Fu et Nan. Le parc abrite un système de traitement d’eau, plusieurs sculptures aquatiques et un centre d’éducation sur l’environnement. En 2000, elle est retournée en Chine pour mettre en route plusieurs projets en collaboration avec le Beijing Water Bureau.
46Jyoti Duwadi [39] est titulaire d’un doctorat en sciences politiques. Cet artiste autodidacte est issu d’une famille d’artistes et d’écrivains népalais et vit en Caroline du Nord. Influencé par sa relation avec Barbara Matilsky, théoricienne et conservatrice de « Fragile ecologies », ainsi que par les conditions environnementales propres au Népal, il débuta ses recherches sur le mythe hindou du roi des serpents (le roi Naga qui régnait autrefois dans la vallée du Katmandou). Duwadi et Matilsky ont développé un projet et une exposition qui mettent en valeur le concept actuel de restauration écologique liée à l’ancien mythe du roi Naga.
47Helen et Newton Harrison ont pris part à une importante recherche environnementale basée sur l’art et à une étude analytique de la politique publique pendant plus de trente ans. Ils ont observé les estuaires et les forêts de séquoias du nord-ouest américain, offrant ainsi un aperçu des impacts sociaux, politiques et économiques des politiques actuelles. Grâce à une collaboration avec des scientifiques, des économistes et des responsables régionaux, le couple a mis au point un dialogue socratique [40] sur le potentiel de changement. Depuis leur retraite anticipée de l’université de Californie à San Diego, ils ont travaillé durant une décennie aux Pays-Bas, en Allemagne et en Angleterre au développement de projets socioécologiques proposant des alternatives politiques encadrées par des métaphores poétiques autochtones, verbales et visuelles. En 2003, ils ont mis un terme à leur plus grande réalisation, une exposition itinérante subventionnée par l’Union européenne, la Fondation allemande pour l’environnement, la Fondation Schweisfurth et un réseau de musées européens. Cette exposition présente une étude des effets engendrés par la restauration de la biodiversité dans les montagnes d’Europe. Le fait que les rivières puissent redevenir la principale source européenne d’eau pure est d’ailleurs l’une des conséquences de cette restauration. L’exposition « Peninsula-Europe » détermine les limites des ressources environnementales et le potentiel d’un programme international de préservation, de conservation et de restauration basé sur un modèle biorégional.
48Jay Koh [41], artiste et conservateur né à Singapour, travaille à Cologne, en Allemagne, où il a étudié la chimie et la biologie. Ses convictions sociales et politiques ont fait de lui un artiste. Dans ses travaux, il a abordé la reproduction génétique et la parole et l’action citoyennes. Il a lancé des projets transculturels en Asie et entre l’Asie et l’Europe, et est le directeur fondateur de The International Forum for Intermedia Art. Ce forum a pour objectif de modérer le paradigme culturel historico-colonial qui surestime les valeurs culturelles des pays développés et ébranle par ailleurs les pratiques culturelles et les arts des nations en voie de développement.
49Littoral : Ian Hunter et Celia Lerner [42]. Installée dans le petit village de Rosendale de l’East Lancashire, dans le district anglais de Lake, l’organisation Littoral promeut l’insertion sociale dans les milieux ruraux et urbains. Ses fondateurs ont fait appel au terme de littoral (défini par l’espace d’interaction dynamique entre la terre et la mer) comme métaphore décrivant un nouveau moyen de comprendre les défis contemporains mondiaux qui résistent aux pratiques professionnelles conventionnelles. Hunter et Lerner tentent de comprendre comment aborder les problèmes sociaux, économiques et environnementaux, et plus particulièrement les questions morales et éthiques restées jusqu’ici insolubles, puis essaient d’y apporter une réponse. Littoral est actuellement impliqué dans le programme « The arts and agricultural change » dont le but est d’introduire les arts et les pratiques artistiques dans les communautés agricoles comme une mesure enrichissant la vie (et l’économie) des petits fermiers. Les membres de l’organisation travaillent également en relation avec des chauffeurs de bus nord-irlandais, catholiques et protestants, qui, malgré la violence interconfessionnelle, se sont collectivement engagés à desservir toutes les routes selon un système de rotation, comme forme d’engagement pour leur région et leurs communautés.
50Platform : Dan Gretton, James Marriott et Jane Trowell [43]. Depuis 1983, Platform a contribué à imaginer et créer une société écologique et démocratique, en se concentrant tout particulièrement sur la ville de Londres et sur la vallée de la Tamise sujette aux marées. Le groupe a recours au talent des artistes, des scientifiques, des activistes, des économistes et des citoyens concernés, pour travailler de manière interdisciplinaire et résoudre les problèmes de justice sociale et environnementale. Ce travail repose sur le dialogue, les échanges, les réseaux, des méthodologies consensuelles et un souci des conséquences écologiques des matériaux utilisés tout au long du processus. Depuis 1996, le groupe a concentré ses recherches sur l’industrie pétrolière internationale et ses effets sur les communautés et l’environnement. Les artistes abordent ce problème d’un point de vue personnel/familial, en soulignant le rôle de deux générations de culture automobile, ainsi qu’une série d’injustices environnementales, comparables à celles qui ont pu exister lors des régimes politiques les plus répressifs de l’histoire. Ces dernières années, Platform a développé l’une des bases de données les plus importantes sur l’industrie pétrolière anglaise. James Marriott et Greg Muttitt ont cosigné des rapports politiques d’importance sur l’oléoduc Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie (ou oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan) de la compagnie pétrolière British Petroleum, ainsi que sur les universités et l’industrie pétrolière.
51Ala Plastica : Silvina Babich, Alejandro Meitin et Rafael Santos [44]. Ala Plastica est une organisation artistique et environnementale installée à Rio de la Plata en Argentine, dont l’objectif est de mettre en place des projets, des recherches, des processus et des produits en relation avec les préoccupations sociales et environnementales. L’organisation s’intéresse tout particulièrement à l’estuaire de Rio de la Plata et aux communautés socioécologiques qui se sont développées au fil du temps le long des cours d’eau et des zones côtières. Ces communautés se voient fortement affectées par les économies industrielles et postindustrielles. Elles sont également affectées par les intérêts internationaux qui transfèrent les systèmes polluants depuis les économies mondiales développées et hautement contrôlées jusqu’aux marchés urbains industriels des pays en voie de développement dont la régulation environnementale est moins rigoureuse. Ala Plastica a travaillé à la restauration de plantes indigènes dans les estuaires, à l’aménagement biorégional et à la plantation d’arbres dans les zones urbaines. Enfin, ce groupe a créé des équipes communautaires de surveillance, de sauvetage et d’informations suite à la marée noire désastreuse de 1999 qui ravagea la plage de Magdalena.
52Judy Ling Wong [45] est la directrice de Black Environment Network (BEN), une organisation de renommée internationale, pionnière dans le domaine de la participation ethnique environnementale et implantée au Royaume-Uni. Wong bénéficie d’un bagage universitaire en arts et en psychothérapie. Elle est aujourd’hui une figure majeure du mouvement environnemental, connue dans le monde entier. En tant que directrice du BEN, son rôle consiste à stimuler la participation ethnique à la préservation de l’environnement et à aider les organisations environnementales à agir avec conscience et efficacité au sein des communautés ethniques. Judy Ling Wong considère l’environnement et l’accès à la nature comme des éléments essentiels à la vie de chaque individu.
53Dans cet article, j’ai fait mon possible pour montrer aux lecteurs en quoi consistent les pratiques environnementales contemporaines. J’ai tenté d’intégrer l’environnement et la société, et de fournir une vue d’ensemble des problèmes écologiques et biogénétiques qui prévalent aujourd’hui, ainsi qu’un éventail de réalisations en lien avec la justice environnementale et les questions politiques. J’ai également inclus dans cet article un dialogue d’artiste pour identifier des pratiques, des méthodes, des théories et des pédagogies sur ces problématiques. Enfin, j’ai conclu en proposant une liste d’artistes qui, à mon avis, ont une grande influence sur la politique. La question politique est plutôt délicate. Nombreux sont les artistes qui osent la soulever, mais peu ont véritablement le pouvoir, la compétence et la volonté nécessaires pour en mesurer les conséquences. L’autre côté de cette relation instrumentale à la politique implique que de très bonnes idées soient susceptibles de l’influencer sans en faire un objectif primordial. Au final, nous devons une grande partie des idées sur les pratiques de l’art social et environnemental à la conviction de Joseph Beuys selon laquelle il faut reconquérir le potentiel créatif. En effet, chacun de nous doit prendre conscience de ses capacités créatives et s’en servir pour influencer la politique locale, ce qui suggère donc que ce n’est pas un problème personnel mais global. En ce sens, la question de la place de l’auteur n’est plus vraiment une priorité pour ceux d’entre nous qui visent d’abord un changement social et environnemental.
Notes
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[*]
En collaboration avec Erica Fielder, Herman Prigann, Ann Rosenthal et Jeroen van Westen.
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[1]
Quand bien même il me semble important d’évoquer ces problèmes, je ne les développerai pas spécifiquement dans cet essai. Je pense qu’il est important de garder l’esprit ouvert quant aux différentes façons de travailler dans un cadre social.
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[2]
Certains de mes collègues vous diront que les arbres, les roches et les êtres sauvages ont une parole.
-
[3]
Je comprends l’environnement construit comme une condition et parfois comme un cadre fondamental aux discussions sur l’environnement naturel. Cependant, dans cet article, je ne prétends pas traiter de l’environnement construit dans toute sa profondeur.
-
[4]
E. Callenbach, Ecology. A pocket guide, Univ. of California Press, Berkeley & Los Angeles, 1998, p. 34.
-
[5]
S. Gablik, Has modernism failed ?, Thames and Hudson, New York, 1984.
-
[6]
J. Kosuth, Art after philosophy and after. Collected writings, 1966-1990, MIT Press, Cambridge, 1993.
-
[7]
A. C. Danto, After the end of art. Contemporary art and the pale of history, Princeton Univ. Press, New Jersey, 1995.
-
[8]
Je propose deux définitions. La pratique artistique est une action créative relative aux médias, au contenu et/ou à la discipline; l’accent principal de la réalisation étant mis sur l’authenticité créative. La recherche artistique est une action créative en relation avec la société, avec une ou plusieurs disciplines ; la réalisation est censée être reproductible et applicable partout individu.
-
[9]
Le groupe est composé d’un théoricien faisant sa recherche sur une réalisation (qui tient de la performance) créée par le Welfare State International (WSI), d’un membre du groupe d’artistes londoniens Platform, d’un doctorant s’intéressant à l’art et à la culture activiste, d’un artiste public et de deux artistes communautaires, ainsi que de Malcom Miles et moi-même, doctorant à l’université de Plymouth.
-
[10]
Reiko Goto est ma principale collaboratrice et ma compagne. Elle codirige le programme « 3 Rivers 2nd Nature » (http://3r2n.cfa.cmu.edu). Son travail personnel se fonde sur une relation à la vie sauvage, à l’habitat et à l’écologie. Elle crée pour et en fonction de ces éléments, tout comme l’ont fait Lynne Hull, Helen Mayer Harrison et d’autres artistes qui étudient la communauté en tant que multi-organisme. Voir http://www2.rgu.ac.uk/subj/ats/research/staff/goto.html.
-
[11]
Le cadre historique décrit ci-après a été utilisé de différentes façons dans les articles suivants : T. Collins, « Art nature and aesthetics in the postindustrial public realm », in R. L. France (dir.), Healing natures, repairing relationships. Restoring ecological spaces and consciousness, Green Frigates Books, Sheffield, 2007 ; et T. Collins, « Art, landscape, ecology and change », in M. Miles et T. Hall (dir.), Urban futures. Critical commentaries on shaping cities, Routledge, Londres, 2002.
-
[12]
Un texte traitant de ce thème, Earthworks. Art and the landscape of the sixties de Suzaan Boettger, a été publié en 2002. Il fournit une analyse détaillée des artistes, théoriciens, conservateurs et critiques qui ont aidé au développement de ce mouvement. Malheureusement, je n’ai pas eu suffisamment de temps pour l’examiner et en discuter dans mon article.
-
[13]
J. Beardsley, Probing the earth. Contemporary land projects, Hirshhorn Museum, Washington, 1997 ; et J. Beardsley, Earthworks and beyond, Abbeville Press, New York, 1984.
-
[14]
R. Hobbs, Robert Smithson : sculpture, Cornell Univ. Press, Londres, 1981.
-
[15]
L. Lippard, Overlay. Contemporary art and prehistory, Pantheon Books, New York, 1983.
-
[16]
R. Morris, « Robert Morris keynote address », in Earthworks. Land reclamation as sculpture, Seattle Art Museum, Seattle, 1979, p. 11-16.
-
[17]
Des philosophes écologistes ont pris un grand plaisir à traiter ces questions. Des textes écrits par Gobster et Hull, Higgs, Jordan, Throop et d’autres encore répondent précisément au problème posé à ce sujet par Robert Elliot dans le livre Faking nature. The ethics of environmental restoration (Routledge, Londres, 1997), ainsi qu’à de nombreuses questions morales et éthiques soulevées lorsque notre relation à la nature passe d’un état d’utilité sans limite à un état de limites et de valeur essentielle.
-
[18]
L’expression « biens communs » fait référence à l’idée qu’il existe des « biens publics », tels que l’air, l’eau, la terre et les paysages que nous utilisons et apprécions comme une communauté, une société, une nation ou une espèce par intérêt commun.
-
[19]
J. Burnham, Great Western salt works. Essays on the meaning of post-formalist art, George Braziller Inc., New York, 1974, p. 15-24.
-
[20]
A. Sonfist, Art in the land. A critical anthology of environmental art, E.P. Dutton Inc., New York, 1983.
-
[21]
B. Matilsky, Fragile ecologies. Contemporary artists interpretations and solutions, Rizzoli International Publications, New York, 1992.
-
[22]
B. Oakes, Sculpting with the environment, Van Nostrand Reinhold, New York, 1995.
-
[23]
J. Kastner, B. Wallis (dir.), Land and environmental art, Phaidon Press, Londres, 1998.
-
[24]
Ibid., p. 150.
-
[25]
M. Kwon, One place after another. Site-specific art and locational identity, MIT Press, Cambridge, 2002.
-
[26]
G. Kester, Conversation pieces. Community and communication in modern art, Univ. of California Press, Berkeley, 2004.
-
[27]
M. Miles, Avant gardes. Art, architecture and urban social change, Routledge, Londres, 2004.
- [28]
- [29]
-
[30]
La liste est principalement d’ordre écoféministe. Elle est intergénérationnelle et internationale et inclut quelques-uns des premiers penseurs et activistes de ce domaine, comme par exemple Helen et Newton Harrison, Lynne Hull et Betsy Damon.
- [31]
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[32]
http://www.terranova.ws.
- [33]
- [34]
- [35]
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[36]
N. Paget-Clarke, « An interview with Suzanne Lacy : Art and advocacy », Motion Magazine, 31 octobre 2000.
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[37]
Variant, « Concrete social interventions : Interview with Pascale Jeannèe of the artists’ group Wochenklausur », Variant, n° 16, 2002.
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[38]
http://wwwkeepersofthewaters.org.
- [39]
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[40]
Le dialogue socratique peut aboutir à une conclusion exacte grâce à une problématique précise. Cette méthode nécessite une connaissance des questions et des réponses.
- [41]
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[42]
http://www.littoral.org.uk/HTML01.
- [43]
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[44]
http://www.alaplastica.org.ar.
- [45]
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[46]
Traduction effectuée dans le cadre du master Traduction de l’université d’Orléans dirigé par Antoine Cazé.