Couverture de ECOPO_036

Article de revue

Poésie, photocopie et pas travaillisme

Suivi d'un entretien avec Jacques Donguy

Pages 99 à 114

Notes

  • [1]
    C. Pélieu, « Pélieu mix – Dans la voie lactée bleue », in Soupe de lézard, La Digitale, Quimperlé, 2000, p. 45.
  • [2]
    Éditions Mille Poètes LLC, La Mure, 2007.
  • [3]
    F. Wandelère, « Livres durables et livres à jeter », La Revue Durable, n° 21, juillet-août-septembre, 2006.
  • [4]
    Les vers de Philippe Beck sont littéralement économes en papier parce qu’un souci écologique justifie, comme l’état de la langue de l’époque, une saturation de la maximalisation de la densité de l’expression.
  • [5]
    Les travaux de Philippe Castellin sur l’histoire de la revue Doc(k)s ouvrent des perspectives nombreuses sur l’attention que l’écologie devrait avoir des formes éditoriales (des formes de débat) telles qu’elles sont déchiquetées / renouvelées par les pratiques poétiques compilées dans Doc(k)s.
  • [6]
    Il s’entend que l’étouffement au gaz carbonique est comme solidaire d’un étouffement aux flux discursifs du consumérisme et que la poésie peut le faire entendre à bloc, comme il est on ne peut plus explicite dans Un ABC de la barbarie de Jacques-Henri Michot (Éditions Al Dante, Paris, 2008).
  • [7]
    V. Marange, « La petite machine écosophique », Chimères, n° 28, 1996, p. 37.
  • [8]
    F. Guattari, Les trois écologies, Galilée, Paris, 1989.
  • [9]
    M. Deguy, « À quatre titres », Aujourd’hui poème, n° 84, octobre, 2007, p. 3.
  • [10]
    C. Pélieu, Tatouages mentholés et cartouches d’Aube, 10/18, Paris, 1973, p. 33.
  • [11]
    Ibid., p. 36.
  • [12]
    Ibid., p. 45.
  • [13]
    Ibid., p. 54.
  • [14]
    Ibid., p. 25.
  • [15]
    Ibid., p. 26.
  • [16]
    Ibid., p. 93.
  • [17]
    Ibid., p. 22.
  • [18]
    Ibid., p. 26.
  • [19]
    Ibid., p. 15.
  • [20]
    C. Pélieu, « État des lieux », in Soupe de lézard, op. cit., p. 15-16.
  • [21]
    J.-M. Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Gallimard, Paris, 2007, p. 382.
  • [22]
    C. Pélieu, « L’ennemi public dans le paysage pollué », in Studio Réalité, Le Castor Astral, Bordeaux, 1999, p. 47.
  • [23]
    C. Pélieu, La rue est un rêve, Écrits des Forges & Castor Astral, Québec & Pantin, 1998, p. 53-54.
  • [24]
    W. Burroughs, « Deux préfaces de William Burroughs à des textes de Claude Pélieu », Les Cahiers de l’Herne « Burroughs Pélieu Kaufman », 1998, p. 245.
  • [25]
    C. Pélieu, « État des lieux », in Soupe de lézard, op. cit., p. 19.
  • [26]
    C. Pélieu, « Pélieu mix – Dans la voie lactée bleue », in Soupe de lézard, op. cit., p. 30.
  • [27]
    Ibid., p. 33.
  • [28]
    Ibid., p. 35.
  • [29]
    Ibid., p. 44.
  • [30]
    Ibid., p. 35.
  • [31]
    « Un trait commun à tous les grands personnages de Jules Verne, ils ne voient rien. / C’est-à-dire que ce qu’on voit, ça n’est jamais qu’un monde déjà nomenclaturé, classé, exposé et représenté. / On ne fait en vérité dans Les voyages extraordinaires que reparcourir des livres, des livres qui sont des livres de savants ou des livres en tout cas de vulgarisation scientifique. / D’ailleurs, tous les personnages de Jules Verne partent à la trace d’un personnage qui a laissé lui-même un écrit. / On part avec un guide, on ne fait que vérifier ce qui a déjà été écrit. / Il y a une deuxième contrainte qui est propre à Jules Verne lui-même qui est absolument convaincu que le monde ne cesse de se rétrécir. / Le monde ne cesse de se rétrécir parce que le savoir lui-même l’a rétréci. / Il y a donc l’obsession de l’idée que les ressources narratives sont en train de s’épuiser. Exactement de la même façon d’ailleurs que les ressources énergétiques. / Il envoie à Hetzel en 1873 Je crois, une lettre en disant j’ai plus d’imagination. Ce que je vais faire maintenant c’est de la combinaison. / C’est le cas de L’île mystérieuse qui appelle L’École des Robinsons. Dans L’île mystérieuse, une communauté d’Américains se retrouve à rejouer la fondation du monde dans une île, alors même qu’ils n’ont rien. Et progressivement, ils se rendent compte que la robinsonnade est truquée. » Philippe Mangeot dans l’Atelier de création radiophonique de Pierre Alféri, En Micronésie, réalisé par Lionel Quantin et diffusé sur France Culture le 30 janvier 2005. Les barres obliques transcrivent les remontées de la musique de Rodolphe Burger dans le montage de Pierre Alféri, l’apostrophe collé au mot, une sorte de micro-coupe qui permet de faire entendre que le propos de Philippe Mangeot est bien reprosodié par le montage radiophonique.
  • [32]
    G. Deleuze, « L’épuisé », in S. Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, Minuit, Paris, 1992, p. 59.
  • [33]
    « À l’époque du poète Saint-John Perse on pouvait encore un peu croire à son “grand âge me voici !”, mais dans le maintenant on ne croit plus à cette approximation, car il est des plus communs de vivre plus de soixante-dix ans pour les hommes et de plus encore pour chaque femme. » (H. Chopin, Le Grand Monde de la grande poésie, Le corridor bleu, Paris, 2003, p. 24).
  • [34]
    Citation d’Allen Ginsberg, en exergue à La légende noire.
  • [35]
    C. Pélieu, La rue est un rêve, op. cit., p. 10.
  • [36]
    C. Pélieu, Studio Réalité, op. cit., p. 55.
  • [37]
    J.-P. Cometti, « L’attrait du dehors », Il Particolare, n° 15-16, 2006, p. 28.
  • [38]
    Nous signalons la parution récente du livre historique ou/et anthologique de Jacques Donguy, Poésie expérimentales – Zone numérique (1953-2007), Les presses du réel, Dijon, 2007.
  • [39]
    Claude Pélieu est mort le 24 décembre 2002.
  • [40]
    Jacques Donguy parle de sa collection en province…
  • [41]
    Nous voulons souligner que Jacques Donguy n’emploie pas l’expression de « libération sexuelle ». Pour la critique de la notion de « libération sexuelle », nous renvoyons aux travaux d’Eric Fassin (L’inversion de la question homosexuelle, Édition Amsterdam, Paris, 2005), Michel Bozon et Natacha Chetcuti.
  • [42]
    Nous rapprochons ces considérations de la conclusion de l’article de Michel Deguy : « À l’œil nu, c’était, c’est le cancer de la mer, donc de la Terre. La mer, changée en tumeur de tumeur, métastase gigantesque étouffant les pêcheries du Japon… Un film d’horreur, d’anticipation, n’aurait pas osé montrer cela, qui est de science non-fiction. Le voyant, donc, c’est le cancer de la mer devenu visible sans scopie, sans IRM, mais à regard de sujet, de roseau pensant. Quel radeau lancer sur ces Méduses ? c’est la question. » (M. Deguy, op. cit.)
  • [43]
    Peut-être est-il important de signaler que l’entretien a été réalisé le 29 août 2007, c’est-à-dire antérieurement à la mort de Jean-François Bizot (le 8 septembre 2007).
English version
« Tout craque... que faire ? Rien... tourner la page ? faire les 400 coups ? effacer les mots qui font mal ? et se dire que tout ça est écrit sur le vent...
“Tout ça écrit sur du vent”, ce n’est pas vraiment un poème en prose, ni un vrai livre, c’est un instant de la pensée mêlé aux bonnes odeurs : sel, lavande, eucalyptus, bourbon, tabac de Virginie, Bay Rum, arnica, anis étoilé, papier d’Arménie [1]... »

1L’idée qu’une poésie puisse être écologique nous impose – contrainte grammaticale – de considérer poésie et écologie comme deux champs disciplinaires distincts dont peuvent éventuellement se dégager quelques terrains d’entente. Dès lors, en prenant l’écologie dans un sens hypocritique, en tant que discipline distincte ou type de discours, l’adjectif « écologique » n’en paraît que plus attaché à l’exigence (et/ou l’urgence) de normes nouvelles, renouvelables, de normes surtout. Ainsi entendues, les notions environnementales ne s’imposeraient à la poésie que de l’extérieur de la poésie, concernant le papier qu’elle utilise, sa consommation en carbone ou, au plus intrinsèquement, peut-être, son contenu didactique.

2Ou bien, si « écologique » veut dire quelque chose comme « solidaire d’équilibres naturels » (c’est-à-dire, devenir-vulgate oblige, que « c’était mieux avant et qu’on ferait donc bien de tout faire pour y retourner, ce qui n’empêche une marge de progrès, puisque ce sera encore mieux d’y retourner, après s’en être écarté… »), les poésies préindustrielles tant dans leur lexique que dans leur format, seraient du même coup les plus écologiques et, même dans le champ contemporain, parmi les faiseurs de ces enchantements avec Dame Nature complice. Nous pouvons signaler, par exemple, le recueil Rue des soleils bleus de Jeannette Fievet-Demont [2] pour signe d’une survivance du bucolisme (ou plus généralement, le fétichisme de quelques poètes autour de la police Garamond comme le signe d’une poésie qui affirme d’abord qu’elle se tient à l’écart de quelque prose trop prosaïque et de tous bavardages).

3En effet, lisant « Livres durables et livres à jeter [3] », nous voyons qu’en ne visant jamais que les supports et les pratiques éditoriales du point de vue de leurs valeurs industrielles, sans essayer de les recouper avec tel enjeu estampillé littéraire ou seulement stylistique, sans attention pour les implications (et même les matériques) plus inhérentes à leurs genres, la poésie ne pourrait donc être écologique que là où ses productions se soumettraient à tel ou tel label, dont les définitions lui resteront à jamais extérieures. Mais, précisément, nous sommes portés à observer comment la perturbation du monde entame y compris les pratiques poétiques, dès lors peu dissociables des éthiques discursives voulues écologiques.

4Aussi, il est bien entendu qu’il serait préjudiciable à l’écologie d’être imperméable à ce point aux enjeux que seule la poésie peut actionner. Des enjeux linguistiques, terminologiques, typographiques et politiques qui, en tant qu’elle les soulève et en tant qu’elle en suspend la séparabilité, par le décollement qu’elle opère, se fondent en tant que poésie. C’est pourquoi, au plus paradoxalement, même dans son acception normative, l’écologie peut poser quelques exigences très adaptées à la poésie : devoir de densité [4], attention au support [5], conscience d’un étouffement [6]

5En tant qu’elle n’est pas naturellement portée à répondre à telle ou telle joute normative, la poésie n’a pratiquement aucune chance d’être « écologique » au sens où, à cause du vis-à-vis, nous entendons « écologique » dans une acception sûrement réductrice. À ce titre, dépositaire du travail de la langue, la poésie demeure compétente à multiplier les adjectifs et à manier les préfixes pour permettre de dire, par exemple : « Si l’écologie est un discours sur l’habiter, alors l’écosophie ne sera rien d’autre qu’une sagesse de l’habiter, laquelle supposera que le monde n’est pas seulement physique ou biologique mais aussi social et mental, et que le levier de ces “trois écologies” est éthique (ou éthico-esthétique, éthico-politique, etc.)[7]. » Ainsi, parce qu’il installe la liberté terminologique élargie pour manier les questions environnementales, l’ouvrage de Félix Guattari [8] donne une idée de ce que la poésie et la littérature peuvent apporter à l’écologie de « mieux-disant ». Si le terme « mieux-disant » peut paraître dépréciatif, il nous excite pourtant à mieux-dire notre problème : tant qu’il s’agit de l’évaluer du point de vue de l’écologie, la poésie ne peut jamais produire que reformulations et jeux de tournures, renvoyées sur ses seuls attraits formels.

6Près de vingt ans après Guattari, nous lisons dans le mensuel Aujourd’hui poème, un dossier intitulé « Les poètes face au bouleversement climatique ». Michel Deguy parle de « géocide » et semble donner à l’écologie une telle importance que les cartes de la poésie sont redistribuées, non parce que l’état du monde est si menaçant que la poésie n’a plus le droit de ne pas être écologique, mais parce que l’écologie est de toute façon poétique : « À la différence des “questions d’environnement” qui se lèvent une à une ici et là (ce sont autant de problèmes à résoudre), l’écologie prend en vue le “tout”. S’il y a une vision aujourd’hui, ce ne peut être que celle, radicale, et que le journalisme à sensation n’épuise pas, qui se répand sous le nom d’écologie. La vision ne peut être qu’écologique. L’écologie ne peut être que “vision”, c’est-à-dire pari d’une vue globale qui risque tout sur des signes, des “prémices”… autrement dit, “poétique”[9]. »

7Parler de l’écologie comme d’une vision, en effet, pose la question de l’écologie comme poésie. Dès lors pouvons-nous interroger la liaison (ou l’homologie) entre une vision écologique du monde et une vision poétique, en réfléchissant à leurs interférences (même si, l’une pouvant porter la voix de l’autre, cela risque de larsenner). Si nous avons choisi la poésie de Pélieu pour mener cette réflexion, c’est qu’il nous a semblé pouvoir y trouver à la fois une poésie travaillée par des enjeux indiscutablement écologiques (au sens élargi par Guattari) et une sorte d’écologie poésie (celle que Deguy interprète comme vision d’un tout contaminé). Autrement dit, il s’agit pour nous, en cherchant une définition réintégrée de l’écologique auprès de la poésie, de « déformater » aussi ce que nous entendons de l’articulation entre poésie et politique.

Une langue électrique

8Pour autant qu’elle est apparemment nerveuse, peu disposée à dûment isoler ses hauts moments de réflexivité, l’écriture de Pélieu semble suivre le rythme de ses nerfs : « Une brève douleur aspire mon attention / chronique des nerfs / pour toujours / en prise directe pour ne pas mourir[10]. » Ici, la relation entre poésie et écologie ne tient pas d’une relation de premier degré, c’est-à-dire d’un seul vis-à-vis thématique. Plutôt, nous entendons sourdre une conscience écologique aiguë, précisément dans la rumeur électromagnétique qui grésille dans les vers de Pélieu. Qui dit électromagnétique, dit que l’analyse est en cours, que l’objet n’en est pas perceptible sur le même plan. Fréquemment, comme dans les poèmes de Picabia ou de Jarry, des noms sont en position d’adjectifs et l’assimilée transfiguration est renforcée par un trait d’union : « manifestes-néons [11] », « crâne-jukebox [12] »… Plus que métaphoriques, les références au champ électrique pour désigner l’humain sont assez récurrentes, précises et perçantes pour trouver une valeur paradigmatique. Tandis qu’un crâne est comparé à un juke-box, à l’inverse, rigoureusement, des néons sont comparés à des entrailles [13]. Dans Tatouages mentholés et cartouches d’Aube, même la pollution est supersonique [14]. Et si la réalité est éclatée à cause des interférences, certes, le catastrophisme suppose qu’un point de non-retour a été franchi. Alors que, de réputation, l’écologie est toujours alarmiste, jamais catastrophiste, le point de non-retour étant, en écologie, beaucoup plus lourd à manier, il y passe pour cependant plus maniable (parce qu’entendu dans un sens plus fondamental). Par exemple, les délibérations par quotas, même remises à jour assez souvent, demeurent des raisonnements à situation plus constante que ne suppose même l’urgence à laquelle ils répondent. Loin de se laisser concerner par ces questions là, chez Pélieu, l’espoir (la joujoute téléologique) est relégué(e) : « Le jardinier ferme les yeux / le robot s’agenouille / et prie[15]. »

9En poésie électromagnétique, par définition, rester à la surface, c’est déjà approfondir. « La voix du silence, grise, pluvieuse, fleur aux lèvres l’herbe criarde creuse l’Univers-Corps – manipulations électroniques – les bruits du hasard contre les bruits de l’ombre[16]. » Les homologies cosmiques ont cours, d’autant plus cosmiques qu’elles se parasitent. Jamais l’affectation n’atteindra l’essence et, à ce titre, jamais sa pollution ne défera la définition de la nature. Au plus, ça électrise. Et, une fois électronique, la conversion n’a pas de rapport avec le champ du convertible : son irréversibilité est incontestable et non localisable, c’est-à-dire impensable. L’illusion créée par l’écologisme prophétique, c’est que la planète pourrait cesser d’être planète, que la nature soit affectée au point de perdre son essence.

10Mais ainsi formulé, reste alors à préciser à quel changement de paradigme nous expose un tel rapprochement de la poésie et de l’écologie. En tant que bouleversement du statut de la réflexivité, une fois la réflexivité prise comme chose du monde elle aussi polluée, en tant qu’elle est la seule faculté capable d’abstraction à l’œuvre dans une écriture au ras du ressenti – dès lors que le ressenti est au contact du monde qui, électrique, de toute façon surrésonne… À ce titre, parce qu’elle est électronique, la poésie « anessentialise » le monde et, en cela, peut calmer l’écologie. D’autant que les éléments minéraux se nourrissent du désespoir raisonné : « Il y a des rêves qui mordent quand la réalité joint / les mains / pour ne pas pleurer / les pierres boivent dans le creux de ma main[17]. »

11Plus généralement, plus conventionnellement surtout, nous pouvons dire que la poésie de Pélieu se procède poésie dès lors que sa langue laisse sa prosodie répondre à des effets de plan, que l’urbanité excite, dévalide et sature [18]. Et, justement, se concentrer sur le résultat poétique serait bien le meilleur moyen de ne pas apercevoir la teneur écologique des textes de Pélieu (ou la réduire à l’unique et relative promiscuité idéologique). Il n’est qu’à lire comme la musique figure en tant que texture, capable de conférer aux ambiances une connotation, pour saisir le pouvoir de l’environnement sonore à imprimer un caractère émergent, imprévisible partant de ses seules composantes.

12

« le soleil fume
les musiciens murmurent au monde
l’air ne vous refuse plus rien et moi non plus
les doigts de Dieu caressent un grêlon
égaré sur une vague de miel
et
d’électricité[19] »

13C’est que la musique est de toute façon la fin de la poésie, sa portée et son épuisement : « Qui saura dans 100 ans de quel néant ces punks sont sortis ? Ce jour-là il pleuvra peut-être une plage de viande – branleurs, poseurs, faiseurs, imbéciles musiques – poèmes que le vent n’a pas emportés, bruits-amandes scannés par les rumeurs – et en haut lieu on voudrait nous faire croire que nous sommes devenus[20]. » Par vision du tout, post-téléologie, il est entendu que la distinction entre le destin individuel et le destin collectif n’est plus opérante et que l’essence humaine est une croyance dépassée, de la même façon que la musique se confond à la rumeur. En cela pourrions-nous, avec Jean-Marie Schaeffer, lier une fin de l’exception humaine à quelque « crise de la Thèse » : « Si la tension entre une vision du monde et savoirs de l’expérience est constitutive de la vie mentale parce que les deux types de représentations, bien que remplissant des fonctions différentes, nous sont pareillement indispensables, alors toutes les propositions qui espèrent qu’on pourrait sortir de la crise de la Thèse soit en bridant “la rationalité scientifique”, soit en abandonnant les “idéologies” en faveur d’une “vision scientifique de la réalité”, sont condamnées à l’échec[21]. »

De l’impossibilité d’argumenter, de la poésie

« Encore perdu le fil… manège, torchis, un trou où s’éteignent les étoiles… Zéro ! Nada ! Zip !… l’artiste interprète quoi ?… que dalle !… la révolution a perdu son printemps… les yoyos encavés essaient encore de vendre leur baratin… pour certains, le fait qu’il y ait des jours et des nuits n’a pas d’importance – on s’écœure au fil des jours, dans les mosaïques d’exils et de parodies –, floppée de fugues et d’arias… Terminus Cul-de-Sac, Dedalus Junction, Notre-Dame des Ornières…
L’impossible récit, quasiment banal [22]… »

14Une phrase telle que « les yoyos encavés essaient encore de vendre leur baratin », peut-elle être de quelque pertinence écologique, si elle n’est d’abord entendue comme la phrase d’un poète ? C’est parce qu’il s’agit d’un poème que les glissements énonciatifs peuvent être détaillés et la prosodie discutée. Parce qu’il s’agit d’un poème, nous pouvons nous autoriser l’attention formelle la plus minutieuse et relever : par les minuscules de début de phrase, un décentrement énonciatif (puisque, dès lors, il peut s’agir d’un prélèvement), par l’abondance de points de suspension, un laisser-aller argumentatif (puisqu’il ne saurait y avoir, avec une ponctuation si relâchée, une volonté de persuasion), par la référence à la vente d’un baratin, une remise en question de tout lyrisme futur.

15Concentrée sur ses enjeux, peu détachable de la gravité de son objet, l’écologie scientifique ne saurait se trouver une légitime attention à des productions verbales aussi hostiles à l’argumentation. Pourtant, il est bien évident que cette hostilité de Claude Pélieu au baratin, à la parole qui entend répondre de ses effets, est éminemment liée à une conscience écologique, tant les facteurs environnementaux sont nombreux dans l’incapacité à débattre (et le monde désigné dans la poésie de Pélieu éminemment connoté électronique) pour que les discours s’y trouvent assez nettement directionnels. Stigmatisés poétiques, le décentrement énonciatif, ledit laisser-aller argumentatif et la remise en question de tout lyrisme futur se voient d’office confisquer toute importance par l’exigence scientifique combien plus urgente, par exemple : carrément sauver la planète. De ce point de vue-là, les formulations apocalyptisantes des déséquilibres environnementaux seraient autant d’affronts à la dimension poétique de quelque vision écologique (et, par suite, ce qui ne peut être le plus grave, une disqualification sévère de toute activité artistique). Or, s’il y a un anti-lyrisme de Pélieu, il est bien dans le refus de la spéculation et, paradoxalement, dans l’affirmation d’une tonalité incontournablement catastrophiste.

Du poète et de la photocopieuse

16S’il y a une écologie dans la poésie de Pélieu, une écologie entendue cette fois dans le sens d’une inscription idéologique ou, du moins, poésophique, c’est au nom d’une certaine pratique de l’eschatologie, d’une mise sous tension de l’avenir du monde. Et, à ce titre, le positionnement de Pélieu, tel qu’il se déploie dans sa pratique prosodique, tient d’un catastrophisme, le temps de le saturer et, en quelque sorte, de le déchiqueter. Car, ce qui grouille là-dessous « écrit enfermé dans les chiottes culturelles / écrit médiatisé décoré châtré corps et âme[23] », c’est que l’espoir tient sur des instances, tout ce qu’il y a d’organique, rien qui ne puisse tenir la route, au regard de l’avenir devenu. C’est le sens, dans la poésie de Pélieu, de la révolution électronique ; quand Burroughs préface Arrière-plan de réalité et Tempo, il écrit : « Vous pouvez vous imaginer les banalités poulets glapissant dehors avez-vous des cigarettes ? apportez aussi une tasse de thé à l’ouvrier sur le toit SVP avez-vous acheté de la nourriture pour le chat ? banlieues étrangères lointaines le coq chante après midi grise étouffante quel endroit pour débarquer avec un bateau estropié. Fin d’un rue-subdivision, une agonie de respirer ici. 19e verdure Murale sur le visage mort brûlé[24]. »

17Mais l’autre grande liaison avec Burroughs (voir l’entretien ci-joint avec Jacques Donguy), c’est l’offset, la photocopie, le collage, le texte-matériau : l’affirmation d’une matérialité des idées. Rien de nominaliste pour autant : l’idée est la déduction d’un montage et ne regarde pas les pièces montées en tant que telles. Quand il se réfère au monde électrique, de façon pratiquement systématique, Pélieu se réfère en même temps à la nature (dans une acception traditionnelle). Deux exemples : « L’hiver, parfois, boit au goulot de la lumière[25] » ou « Hypertexte. Poubelle informatique. Vous devez lire entre les images, pas entre les lignes, tas de cons[26] !… » Et comme il ne s’agit pas de prendre à partie qui que ce soit, comme le rapprochement entre les ordres électrique et naturel n’est axé par aucune forme de procès, nous pouvons entendre comme un grésillement dans lequel se confondent la hargne du poète et l’agressivité de la langue consumériste : « images & voix mortes dans le magma boche russifié[27]… » (référence au fameux « magma analogique brut » de Ponge ?), « les ordinateurs n’éternuent pas, le labo central de la Police du Rêve nous explique que ces machines sont victimes d’un virus[28]… », « Joe Flash nous fait signe et nous parle des dernières minutes électrifiées dans la fenêtre rose[29]… » Pélieu scrute avec une insistance impossible et obsédée les corruptions d’un monde urbanisé au point d’être tout-accidentel. Une poésie cinétique qui, dans le reflux d’un débit continue (ou coupé sans arrêt), impose en chemin irréversible, le refus de tous les dualismes qu’il peut rencontrer. Et quand il s’agit de revenir sur ce que fait la poésie, il n’y a pas lieu et sûrement pas moyen, de se départir dudit débit continûment discontinu, indémêlablement fulgurant : « Mots-spasmés associés entre les espaces où circulent les fantômes… l’imaginaire totalitaire planté dans un nougat lyrique… le rabbin récite la prière des morts… ombres se promenant au bras de l’absence… Mystérieux perturbateurs, enchères-ténèbres, traité de style imposé au lecteur assis dans la boutique du tatoueur… loques parlées, gammes d’enfer, couches verbales, assauts effroyables[30]… » Les titres des poèmes sont eux-mêmes très éloquents sur la non-réversibilité du processus ou, plus vertement, sur une nullité de la question de la réversibilité. Aussi, en parcourant le recueil Soupe de lézard, nous pouvons lire des textes intitulés : « État des lieux », « Pélieu mix – Dans la voie lactée bleue », « L’Heure n’est plus aux certitudes va chier la mort », « Et tout ça parce qu’il pleuvait tous les dimanches ». Et si Pélieu, en se désappropriant une langue toujours de plus en plus impropre, héritait de Cendrars ? Qu’importe l’hypothèse, pourvu qu’on ait la photocopieuse : c’est bien le primat de la reproduction mécanique sur l’originalité de la conception qui est en jeu. Déception annoncée de l’écologiste : les données environnementales ne seront jamais restituées hors du débit photocopies.

18Sinon que, forme de recyclage, le cut-up n’est pas non plus en soi, une pratique environnementale. Bien sûr, à peine métonymique, il y a récupération de déchets et, à ce titre, conscience que les ressources sont épuisables. Et les ressources narratives aussi sont épuisables (au moins depuis Jules Verne [31]), certes plus que les nervosités. « Ce sont ces variations, ces substitutions, toutes ces disjonctions exclusives (la nuit-le jour, sortir-rentrer…) qui fatiguent à la longue. / Tout autre est l’épuisement : on combine l’ensemble des variables d’une situation, à condition de renoncer à tout ordre de préférence et à toute organisation de but, à toute signification[32]. » En tant que recyclage, justement, la pratique du cut-up serait d’autant moins écologique tant elle tendrait à maintenir l’opposition entre le recyclé et le recyclant, entre la langue d’avant sa récupération et le temps de sa réappropriation poétique. Temps d’autant plus distinct qu’il sert une pose qui ne dirait jamais, au fond, que : « Regardez comme elle est belle, ma petite affaire poétique, ce qu’il faut de génie pour arriver à tant de virtuosité, partant d’un matériau si pauvre. » Et, comme pourrait dire Henri Chopin, maintenant que le grand âge s’est banalisé, le grand monde s’en est allé [33]. Certes, cette manière de faire du cut-up peut toujours avoir une efficacité critique, pour dire comme la langue n’a pas besoin de hauteur a priori, que la poésie n’est pas question de langue soutenue, châtiée… Mais il reste que le cut-up n’est pas écologique, pour autant qu’il part d’un état du langage, d’un environnement choisi, lorsqu’il tient de l’acrobatie. Le cut-up ne peut soutenir telle autre réflexivité que le texte se reluisant lui-même, quand il se joue surtout de son efficacité stylistique.

19Alors, si nous disons qu’à coups de prélèvements, Pélieu fait avec les moyens du bord, c’est pour dire que, tout en se posant comme écrivain, il reconnaît que son environnement évolue, l’assaille et participe encore d’une prosodie que seul peut scander un épuisement (du poète ou du lecteur, du monde en tous les cas). À ce titre, les procès opérés sous ce mode d’écriture peuvent sembler naïfs – en tant que procès, du point de vue argumentatif, toujours. Une telle naïveté ne sera que plus éclatante, si nous admettons que sa langue arrive à se racler au ras du moderne industriel et de son cru langagier spécifique. Mais il n’y a pas lieu de l’admettre sans autre détour. Si bien que ce qui suit, argumentation oblige, cela est autre détour.

Conséquences de l’épuisabilité

20Si nous entendons que la métaphore est susceptible d’avoir un impact, si nous l’envisageons comme une force, une ressource épuisable, alors comprenons-nous la parole du poète comme la projection d’un écart entre un ordre discursif démocratique libéral et la fulgurance renouvelée tant que faire se peut, fût-ce de l’impossible survie dans la métaphore. Du point de vue de ce premier degré d’implication de la poésie dans les questions environnementales, déjà peut-on aller chercher plus loin, « le pouvoir est au bout de n’importe quoi[34] », et la prononciation de l’environnement urbain tient dans une prosodie, un mode de suspension qui égare sa hauteur d’abstraction et comme pour lui tenter un peu plus d’extension et donc, peut-être pas aussi résolument qu’on ne voudrait.

21C’est aussi ce qui l’amène à critiquer sans détour l’écologie apocalyptique, qu’il porte, avec la classe politique, au rang des postures creuses : « Poseurs-rebelles que nous retrouvons membres du Parlement, chroniqueurs, caca-écolo les nuages vont vite, les bruits de l’ombre. » Autant l’arbitrage des affaires environnementales par des critères comptables est éminemment trompeur (au sens tout à fait crapuleux du terme, puisqu’il en découle d’un paragraphe qui emporte aussi bien la dénonciation d’une « grande arnaque Républicaine, daube Démocratique, boudin socialiste, fermeture Éclair du mental… »), autant la réplique de la poésie se situe au niveau du bruit de fond et se résigne hargneusement à ne pas pouvoir se dire plus distinctement…

22

« Tout craque la foudre jongle la barbaque grince
Tout craque triste musique dans les rues vides de Babylone
Tout craque angoisse & colère collent à nos viandes
Tout craque la haine ravage cœurs & cerveaux[35]. »

23Et même si, en soi, comme n’importe quel ego, Claude Pélieu n’y est pour rien, individuellement parlant, à l’état du monde (et à la prolifération des fermetures Éclair), à cause de la dureté de sa marginalité (dont il est un responsable lambda), nous ne pouvons faire l’économie de la question suivante :

Les limites égotiques de la verve radicale

« Assis sur un tapis de photocopies, je regarde brûler les orchidées – bruits, rumeurs, rues noires de foule –, le papier peint de la chambre 23 se déchire. On vieillit au milieu d’un fatras de prothèses, de pacemakers, l’écho des rumeurs se fait pierre – les touristes visitent un pays qui n’existe plus, effacé par l’ombre de l’ancienne pluie. Fricassée d’arcs-en-ciel, nuits roses et bleues, violence des microclimats, les spectres remuent les brûlures de l’Histoire – j’observe les gens, ils vont bien quelque part, bosser, glander, tirer leur coup [36]. »

24La donne énonciative est sans ambiguïté chez Pélieu. Certes, la part de dénonciation des aspects du dégoûtant du monde industriel est immanente aux phrases, jamais tout à fait le cœur du propos et d’autant moins le nerf de ses textes. Ou bien voulons-nous dire que sa poésie ne fait que dénoncer l’état du monde (et il n’y a pas de raison d’autant s’y arrêter s’il s’agit de n’y lire que ça), ou bien jouons-nous des aléas de sa méthode et voyons que l’environnement est à ce point chaotique, la courbure de toute écologie n’en saurait être ordonnée autant que nous pourrions encore le vouloir. Aussi bien, cela pourrait faire penser à une licence poétique reposant sur la défiance des rythmes émotionnels sur le calendrier des saisons et, par suite, les périodes dessinées par la Dame Nature. Sinon qu’au moment où le climat est déréglé, tellement humanisé, le poète se trouve bel et bien déchargé de sa licence poétique : quand il s’en réfère aux rythmes naturels, le poète n’a plus l’initiative de la réappropriation des périodes… Et même à la lecture d’une écologie naturaliste, Pélieu offre une réponse. Une chose est parfaitement frappante dans la poésie de Pélieu. Justement la liaison entre les registres proprement électroniques et la permanence des références à la faune, à la flore et aux cycles saisonniers.

25En miroir réfléchissant d’un magma verbal, si rapide dans le renouvellement de ses postures qu’il offre une réflexivité chaque fois moins réversible, Claude Pélieu rompt avec le paradigme déjà péri-paradigmatique selon lequel : « Un art “en contexte”, en relation avec un environnement non exclusivement artistique, est un art “hors de soi” dont le concept échappe ou devrait échapper au cercle endogamique que l’art autonome du dix-huitième siècle nous avait durablement légué[37]. » Et l’un des effets de cette rupture est de consommer sans reste l’opposition entre littérature, écologie et quelque production verbale.

26C’est pourquoi, à défaut d’être repensée, tant par la poésie que par la nécessité d’une écologie volontiers plus anti-poétiquement visionnaire, la réflexivité est tout à sa reprogrammation prochaine.

27* * *

28En contrepoint à cette étude (ou/et en complément documentaire), il nous a paru intéressant d’offrir un point de vue plus diachronique sur la poésie de Pélieu, en organisant un entretien avec Jacques Donguy [38] qui, ayant connu Claude Pélieu, a pu restituer les enjeux estampillés de l’époque d’écriture des textes que nous avons pu lire.

29Pour vous, c’est un moment, une génération ?

30Oui, moi, j’étais en correspondance avec Claude Pélieu. Et Mary Beach, parce qu’il ne faut jamais les séparer. En fait, je les ai rencontrés très tardivement. Je les ai rencontrés quand ils sont venus en France, invités plus ou moins par Joël Hubaut, à Honfleur. Physiquement. Sinon, j’étais en correspondance dans les années 1970. Je les ai rencontrés physiquement relativement tardivement. Faudrait retrouver les dates, mais c’était peut-être… C’était pas tellement loin de la disparition, de la mort de Claude Pélieu [39].

31Ce qui est amusant c’est que, dans la correspondance, il parle de ce voyage en France et évidemment il n’avait jamais d’argent, il ne pouvait pas venir. Moi, j’ai une correspondance littéraire, il parle de projets littéraires, de publications… Et c’est là qu’il faut rattacher à l’époque, c’est-à-dire post-Mai 68, tout ce qui s’est passé après 68. Chose que j’ai suivie pas mal. Notamment, il y avait tout ce qu’on appelait la Free Press. Qui consistait, par exemple, à avoir une offset de bureau et à l’installer, pas dans le Larzac, mais dans une vallée près de Périgueux ou dans l’Ariège. Et, avec ça, on sortait des choses qui pouvaient être soit du côté du fanzine, soit du côté… […] [40]. Par exemple, il y avait L’or vert, c’était une revue offset de bureau, tournant autour de l’écologie. Donc, en fait, l’écologie comme phénomène public démarrait à l’époque. Et c’était des gens comme Bernard Froidefond, des gens qui ont complètement disparu, qui n’ont jamais eu une grande visibilité disons médiatique. Mais il y avait tout ce courant. Moi, à l’époque, je les achetais. Donc, j’ai toute une collection de ce type. L’écologie faisait partie de cette mouvance. Il y avait aussi, évidemment, tous les mouvements autour de la sexualité [41]. Donc, l’homosexualité masculine, évidemment toutes les revues comme Le torchon brûle. C’est des numéros qui mériteraient, à mon avis, un autre sort que de rester dans un grenier quelque part…

32Est-ce qu’il y avait une conscience à ce moment-là ou est-ce qu’elle s’est construite depuis, du rapport entre le propos, écologique, et le support, le choix du fanzine, l’offset, le côté « fait à la maison » ?

33C’est-à-dire qu’il y a une sorte de mélange. Moi, j’ai vu des numéros de L’or vert, justement, sous forme de bande dessinée. C’est aussi l’époque de Dumont, évidemment. Et donc, disons, le côté catastrophique, qu’on retrouve curieusement dans des films de science-fiction. Après, il y a des films grand public. Mais, là, c’était sous forme de bande dessinée et c’était sur la société de consommation ou les dérives de la société de consommation. Le titre est d’abord stupide parce que, même si c’est un titre de Baudrillard, ce n’est pas la société de consommation, c’est la société de surconsommation ou d’incitation à la consommation qui serait le vrai titre du livre. Et, donc, vous aviez à travers ces bandes dessinées, des visions un peu apocalyptiques du futur urbain. Ceci est passé dans, je dirais, un imaginaire cinématographique, dans les films de science-fiction, on imagine toujours que c’est la troisième guerre mondiale, une catastrophe nucléaire [42]. On pourrait aussi relier ça à certains films de Godard d’avant 68, La chinoise… Donc, il y avait tout un courant de… l’an 0, le refus de l’année 0. L’an 0, c’était quand même le refus de la société de consommation, c’était dire on reprend tout à zéro. À l’époque, il n’y avait pas le chômage comme aujourd’hui, il n’y avait pas de gros problèmes de chômage. Et, donc, il y a eu cette idée d’utopie et de reprise à zéro de ce que devait être la société, de comment elle devait fonctionner, sur quelle base elle devait fonctionner. C’était aussi la remise en question de structures traditionnelles de la famille, avec les communautés dans le sud de la France…

34Donc, le souci écologique était inséparable d’une préoccupation révolutionnaire, résolument, puisqu’il s’agissait d’une remise à plat…

35Pélieu, c’était un peu différent, parce qu’il était aux États-Unis, donc il était très lié à la Beat generation. Il a traduit comme on sait chez Christian Bourgois les textes de Burroughs. Justement, Le ticket qui explosa, rien que le titre est déjà tout un programme, est déjà programmatique, pour quelqu’un dont la famille était quelque part liée quand même à la société informatique, puisque c’est grâce à ces quelques petits revenus que William Burroughs quelque part a pu survivre, à Tanger, devenir écrivain (bon, il avait toujours une petite rente des fameuses machines Burroughs). On peut considérer que Burroughs, c’est un peu la mauvaise conscience de cette société. Une sorte de miroir froid, on pourrait dire les choses un peu comme ça, avec toutes sortes de composantes personnelles. On sait le drame qui, au Mexique, le meurtre de sa femme, avec le jeu de Guillaume Tell, etc., je pense que ça a été aussi un déclencheur pour l’écriture chez lui. Mais, à partir de là, mais aussi l’expérience de la drogue aussi. Mais l’expérience de la drogue, justement, bon, il y a aussi le psychédélisme. C’est un peu compliqué. Parce que le psychédélisme, c’était aussi à l’époque l’expérience à travers la drogue, de toutes les possibilités de la conscience, d’exploration du cerveau disons « in vivo » avec les moyens dont on ne connaissait pas évidemment tous les dangers à l’époque. Pélieu était dans ce contexte-là et ses correspondants et ceux de William Burroughs étaient à l’époque toutes ces revues, tous ces fanzines, tous ces gens qui étaient très souvent en province et qui faisaient des petites publications parallèles. Bon, le livre qu’a fait malheureusement Bizot [43] est extrêmement dommageable parce qu’il avait un très beau sujet sur l’underground et il en a fait quelque chose où il a essayé de mettre tous les noms un petit peu connus de l’establishment culturel et en éliminant tout ce qui faisait vraiment le terreau (parce qu’Actuel n’était pas seul, il y avait évidemment quantité de… toute une presse parallèle qui avait trouvé un moyen de faire des publications hors contrainte économique, hors contrainte publicitaire, etc.). Donc, il aurait été intéressant à travers ce livre de montrer au moins un certain nombre de ces fanzines, publications, qui mélangeaient la littérature et très souvent, donc, la Beat generation. Le démarrage de William Burroughs comme écrivain connu officiel, c’est évidemment le fait qu’il soit allé aux États-Unis et pris en main par les universités américaines, etc. Mais tant qu’il était en Europe ou en Afrique (Tanger), il publiait dans des revues ronéotées parfois, dans des revues, Karl Weisner en Allemagne, etc. Moi, j’ai toute une collection de ces revues puisque je les ai gardées de l’époque. Ce serait intéressant de… Parce que ça apportait à la fois les revendications de minorités sexuelles, le positionnement écologique (bon on n’a vraiment parlé d’écologie qu’après Mai 1968), mais tout ça, ça passait à travers ces revues et, en même temps, les comics, la bande dessinée, etc. La bande dessinée qui est devenue quelque chose de complètement commercial et récupéré commercialement actuellement, à l’époque, c’était un instrument de revendication, de lutte. Et tout ça était mélangé, vous pouviez avoir des textes de la Beat generation : par exemple, Bernard Froidefond était un passionné de Kerouac et spécialiste de Kerouac. Mais c’est quelqu’un qui n’a jamais réussi, il a fait juste une revue, The Star Screwer, « le baiseur d’étoiles », et où il y avait tous les noms de la Beat generation. La différence avec Claude Pélieu, c’est qu’il avait cette connexion avec Christian Bourgois et qu’il a publié chez Christian Bourgois des traductions de Burroughs, de Ginsberg. Sur Pélieu, il y a eu une petite polémique sur les traductions. Comme moi je l’ai rencontré à Honfleur, c’était son anniversaire ou quelque chose comme ça. Je me suis très vite rendu compte que c’était une traduction à deux mains : c’est-à-dire que c’est une traduction de Mary Beach, qui est américaine (donc qui était complètement compétente pour faire une traduction), réinventée par Claude Pélieu. C’est-à-dire qu’il y a une collaboration entre un poète et quelqu’un qui connaissait quand même l’anglais, avec quelqu’un qui était de langue américaine de naissance, Mary Beach. Donc, c’est vraiment une traduction à deux. Donc, la polémique qui a eu lieu sur les traductions de Pélieu, n’a donc pas lieu d’être, à mon avis, parce qu’il y avait cette collaboration. En gros, j’ai bien compris qu’il s’agissait d’une traduction philologique de Mary Beach et une réécriture de Claude Pélieu – ce qui est très souvent le cas pour les traductions ; les meilleures traductions sont faites par quelqu’un, au final, qui est dans la langue. Donc, c’est là où je me suis rendu compte que le rôle de Mary Beach était très important dans ces traductions.

36Ce qu’il faut comprendre aussi, c’est que Pélieu a toujours pratiqué les collages et son rêve c’était que Bourgois, par exemple, publie un livre de collages. D’où l’importance des collages que j’ai ramenés et donc, quelques expos de collages et projets de livres.

37Le rêve d’un livre de collages, ça voulait dire d’assumer le collage comme poème, c’est-à-dire de véritablement l’affirmer non pas comme une œuvre non seulement plastique, mais comme une œuvre pleinement poétique…

38C’était assez ambigu. La galerie Galéa à Caen a exposé des collages de Pélieu quand il est venu en France. On les a aussi exposés, d’ailleurs, à Paris. Mais c’était des collages toujours politiques, aux limites du politique.

39Mais son envie d’en faire un livre, elle était motivée politiquement ?

40Non, surtout l’importance qu’il y attachait, lui. Parce qu’évidemment le collage était considéré comme quelque chose de pas très important. Maintenant, peut-être que ça passerait mieux à cause de la reconnaissance de Schwitters et tout ça. Mais moi effectivement à titre personnel, ça m’intéressait. Et, en fait, on avait eu un échange de correspondances à l’époque, à la fin des années 1970, où j’envoyais toujours des lettres avec des collages, et lui me renvoyait des lettres avec des collages, sur un bloc ou… donc c’était jamais des correspondances avec uniquement… Alors, évidemment, on peut rattacher ça à la poésie visuelle ou alors le fait, la culture offset (c’est-à-dire le fait que l’offset permet d’imprimer aussi bien du texte que de l’image, ce qui est à mon avis à l’origine de la poésie visuelle, quelque part). Donc, le fait que l’image soit du texte au même titre que le texte typographique.

41Ce qui me saisit aujourd’hui, à la lecture de ces textes, c’est qu’il y a vraiment, à les lire d’un point de vue écologique, une force transgressée formidable de ce parler-là du monde. Et je me demande s’il avait conscience dans les années 1970, que pour autant que ça s’inscrivait dans la mouvance écologique (mais peut-être plus par proximité avec les militants, cette population-là), ses pratiques poétiques étaient aussi des pratiques linguistiquement transgressives vis-à-vis du parler militant de l’écologie, qui s’est profondément galvaudé depuis.

42Je pense que les préoccupations écologiques n’apparaissent pas directement dans les textes. C’est plus intéressant par rapport à des problématiques qui sont encore actuelles, sur l’Amérique en général, et aussi sur la fascination-répulsion de l’Amérique (grand classique !). Une anecdote sur Pélieu, de Jean-Jacques Lebel qui avait été le voir à New York : il n’est même pas allé à Woodstock, il était devant sa télévision dans sa chambre. En fait, il n’habitait même pas à New York, il habitait dans la Coopers Town, une grosse bourgade loin de New York, donc c’était très compliqué pour aller le voir en plus. Certains sont allés le voir aux États-Unis, je pense à Joël Hubaut.

Notes

  • [1]
    C. Pélieu, « Pélieu mix – Dans la voie lactée bleue », in Soupe de lézard, La Digitale, Quimperlé, 2000, p. 45.
  • [2]
    Éditions Mille Poètes LLC, La Mure, 2007.
  • [3]
    F. Wandelère, « Livres durables et livres à jeter », La Revue Durable, n° 21, juillet-août-septembre, 2006.
  • [4]
    Les vers de Philippe Beck sont littéralement économes en papier parce qu’un souci écologique justifie, comme l’état de la langue de l’époque, une saturation de la maximalisation de la densité de l’expression.
  • [5]
    Les travaux de Philippe Castellin sur l’histoire de la revue Doc(k)s ouvrent des perspectives nombreuses sur l’attention que l’écologie devrait avoir des formes éditoriales (des formes de débat) telles qu’elles sont déchiquetées / renouvelées par les pratiques poétiques compilées dans Doc(k)s.
  • [6]
    Il s’entend que l’étouffement au gaz carbonique est comme solidaire d’un étouffement aux flux discursifs du consumérisme et que la poésie peut le faire entendre à bloc, comme il est on ne peut plus explicite dans Un ABC de la barbarie de Jacques-Henri Michot (Éditions Al Dante, Paris, 2008).
  • [7]
    V. Marange, « La petite machine écosophique », Chimères, n° 28, 1996, p. 37.
  • [8]
    F. Guattari, Les trois écologies, Galilée, Paris, 1989.
  • [9]
    M. Deguy, « À quatre titres », Aujourd’hui poème, n° 84, octobre, 2007, p. 3.
  • [10]
    C. Pélieu, Tatouages mentholés et cartouches d’Aube, 10/18, Paris, 1973, p. 33.
  • [11]
    Ibid., p. 36.
  • [12]
    Ibid., p. 45.
  • [13]
    Ibid., p. 54.
  • [14]
    Ibid., p. 25.
  • [15]
    Ibid., p. 26.
  • [16]
    Ibid., p. 93.
  • [17]
    Ibid., p. 22.
  • [18]
    Ibid., p. 26.
  • [19]
    Ibid., p. 15.
  • [20]
    C. Pélieu, « État des lieux », in Soupe de lézard, op. cit., p. 15-16.
  • [21]
    J.-M. Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Gallimard, Paris, 2007, p. 382.
  • [22]
    C. Pélieu, « L’ennemi public dans le paysage pollué », in Studio Réalité, Le Castor Astral, Bordeaux, 1999, p. 47.
  • [23]
    C. Pélieu, La rue est un rêve, Écrits des Forges & Castor Astral, Québec & Pantin, 1998, p. 53-54.
  • [24]
    W. Burroughs, « Deux préfaces de William Burroughs à des textes de Claude Pélieu », Les Cahiers de l’Herne « Burroughs Pélieu Kaufman », 1998, p. 245.
  • [25]
    C. Pélieu, « État des lieux », in Soupe de lézard, op. cit., p. 19.
  • [26]
    C. Pélieu, « Pélieu mix – Dans la voie lactée bleue », in Soupe de lézard, op. cit., p. 30.
  • [27]
    Ibid., p. 33.
  • [28]
    Ibid., p. 35.
  • [29]
    Ibid., p. 44.
  • [30]
    Ibid., p. 35.
  • [31]
    « Un trait commun à tous les grands personnages de Jules Verne, ils ne voient rien. / C’est-à-dire que ce qu’on voit, ça n’est jamais qu’un monde déjà nomenclaturé, classé, exposé et représenté. / On ne fait en vérité dans Les voyages extraordinaires que reparcourir des livres, des livres qui sont des livres de savants ou des livres en tout cas de vulgarisation scientifique. / D’ailleurs, tous les personnages de Jules Verne partent à la trace d’un personnage qui a laissé lui-même un écrit. / On part avec un guide, on ne fait que vérifier ce qui a déjà été écrit. / Il y a une deuxième contrainte qui est propre à Jules Verne lui-même qui est absolument convaincu que le monde ne cesse de se rétrécir. / Le monde ne cesse de se rétrécir parce que le savoir lui-même l’a rétréci. / Il y a donc l’obsession de l’idée que les ressources narratives sont en train de s’épuiser. Exactement de la même façon d’ailleurs que les ressources énergétiques. / Il envoie à Hetzel en 1873 Je crois, une lettre en disant j’ai plus d’imagination. Ce que je vais faire maintenant c’est de la combinaison. / C’est le cas de L’île mystérieuse qui appelle L’École des Robinsons. Dans L’île mystérieuse, une communauté d’Américains se retrouve à rejouer la fondation du monde dans une île, alors même qu’ils n’ont rien. Et progressivement, ils se rendent compte que la robinsonnade est truquée. » Philippe Mangeot dans l’Atelier de création radiophonique de Pierre Alféri, En Micronésie, réalisé par Lionel Quantin et diffusé sur France Culture le 30 janvier 2005. Les barres obliques transcrivent les remontées de la musique de Rodolphe Burger dans le montage de Pierre Alféri, l’apostrophe collé au mot, une sorte de micro-coupe qui permet de faire entendre que le propos de Philippe Mangeot est bien reprosodié par le montage radiophonique.
  • [32]
    G. Deleuze, « L’épuisé », in S. Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, Minuit, Paris, 1992, p. 59.
  • [33]
    « À l’époque du poète Saint-John Perse on pouvait encore un peu croire à son “grand âge me voici !”, mais dans le maintenant on ne croit plus à cette approximation, car il est des plus communs de vivre plus de soixante-dix ans pour les hommes et de plus encore pour chaque femme. » (H. Chopin, Le Grand Monde de la grande poésie, Le corridor bleu, Paris, 2003, p. 24).
  • [34]
    Citation d’Allen Ginsberg, en exergue à La légende noire.
  • [35]
    C. Pélieu, La rue est un rêve, op. cit., p. 10.
  • [36]
    C. Pélieu, Studio Réalité, op. cit., p. 55.
  • [37]
    J.-P. Cometti, « L’attrait du dehors », Il Particolare, n° 15-16, 2006, p. 28.
  • [38]
    Nous signalons la parution récente du livre historique ou/et anthologique de Jacques Donguy, Poésie expérimentales – Zone numérique (1953-2007), Les presses du réel, Dijon, 2007.
  • [39]
    Claude Pélieu est mort le 24 décembre 2002.
  • [40]
    Jacques Donguy parle de sa collection en province…
  • [41]
    Nous voulons souligner que Jacques Donguy n’emploie pas l’expression de « libération sexuelle ». Pour la critique de la notion de « libération sexuelle », nous renvoyons aux travaux d’Eric Fassin (L’inversion de la question homosexuelle, Édition Amsterdam, Paris, 2005), Michel Bozon et Natacha Chetcuti.
  • [42]
    Nous rapprochons ces considérations de la conclusion de l’article de Michel Deguy : « À l’œil nu, c’était, c’est le cancer de la mer, donc de la Terre. La mer, changée en tumeur de tumeur, métastase gigantesque étouffant les pêcheries du Japon… Un film d’horreur, d’anticipation, n’aurait pas osé montrer cela, qui est de science non-fiction. Le voyant, donc, c’est le cancer de la mer devenu visible sans scopie, sans IRM, mais à regard de sujet, de roseau pensant. Quel radeau lancer sur ces Méduses ? c’est la question. » (M. Deguy, op. cit.)
  • [43]
    Peut-être est-il important de signaler que l’entretien a été réalisé le 29 août 2007, c’est-à-dire antérieurement à la mort de Jean-François Bizot (le 8 septembre 2007).
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