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Article de revue

Changement climatique et société(s)

Pages 95 à 115

English version

1La réponse collective au défi du changement climatique résulte d’un processus très progressif. Il existe des spécificités françaises, mais celles-ci ne représentent que de faibles modulations dans un cheminement dominé, au plan international, davantage par les similitudes que par des différences marquées. C’est donc l’ensemble du processus d’appropriation de la question du changement climatique qu’il est nécessaire de cerner dans ses rouages profonds.

20 ans d’histoire

2La question climatique a déjà une histoire relativement longue. Si les premiers soupçons d’un effet dévastateur sur le climat des émissions de dioxyde de carbone (puis d’autres gaz à effet de serre) ont été énoncés très tôt au 19e siècle, on ne disposait alors d’aucune validation scientifique expérimentale à l’appui des théories. Ce n’est qu’assez récemment que des preuves solides ont pu être réunies. La conquête spatiale a, dans un premier temps, permis de comprendre le fonctionnement de l’atmosphère et d’en suivre la dynamique dans sa globalité. Ensuite, les progrès de l’analyse chimique et isotopique ont rendu possible une compréhension de l’évolution du climat sur maintenant près d’un million d’années, à travers l’analyse de bulles d’air emprisonnées dans les glaces polaires. Le coup de tonnerre a retenti en 1985 quand des glaciologues ont mis en évidence les fluctuations de la concentration de CO2 dans l’atmosphère au cours et après la dernière ère glaciaire. On disposait enfin des preuves recherchées. Les climatologues ont alors tiré la sonnette d’alarme auprès de l’ensemble de la communauté scientifique, des médias et des responsables politiques.

La reconnaissance scientifique du processus de l’effet de serre

3Premier constat, après les associations écologistes, ce sont les responsables politiques au plus haut niveau qui ont réagi le plus vigoureusement, au premier rang desquels Al Gore, Margaret Thatcher, Michel Rocard ou Mikhaïl Gorbatchev. La première réunion de chefs d’État sur le sujet s’est tenue en 1988 à Nordheim aux Pays-Bas. Cette même année fut celle de la constitution par le Programme des Nations unies sur l’environnement et l’Organisation météorologique mondiale du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du Climat, en anglais Intergovernmental Panel on Climate Change, IPCC). La question climatique fait alors son entrée par la grande porte sur la scène internationale.

4Mais il faut bien constater que cela n’entraîna aucun transfert vers le reste de la classe politique, notamment les partis de gouvernement. Un îlot de suivi du problème s’était constitué au plan international, sans percolation dans la société.

Le décryptage des polémiques scientifiques

5Deux points doivent être soulignés. D’abord, la science du climat est encore jeune. Le climat terrestre résulte d’un réglage sensible, intégrant un nombre considérable de facteurs parfois de sens contraire et présentant des temps de réponse forts variables. À vrai dire, la recherche avance au même rythme que le sujet qu’elle observe. Avec le temps les diagnostics s’affinent, l’ampleur de tel phénomène pourra être revue à la baisse tandis que tel autre le sera à la hausse.

6Le fait qu’il y ait des polémiques scientifiques constitue une source évidente de perturbations. On peut en tirer facilement la conclusion que les avis divergent et que rien n’est sûr. Et donc que la prudence scientifique conseille l’attente. Or, en général dans l’histoire des sciences, les polémiques sont une source d’avancée et non de neutralisation. Dans un autre registre, personne ne considère que les désaccords sur les théories économiques ou politiques exonèrent de toute décision en la matière tant qu’un accord unanime n’est pas intervenu ! L’invocation des polémiques a donc servi de refuge commode pour justifier l’inaction. À cela a été opposé le principe de précaution : puisque l’on ne peut manifestement pas se livrer à des expérimentations sur la viabilité même de la planète, il faut anticiper et prendre des mesures sans attendre.

L’entrée dans la négociation internationale

7À la suite de la constitution du GIEC s’est enclenché un processus de négociation internationale qui a débouché sur un premier traité, la convention de Rio en 1992. Élaborée dans le cadre d’une réunion internationale de très grande ampleur, le sommet de la Terre, elle a été le vecteur initial de prise en compte du sujet par les médias et a alerté le grand public. Elle reconnaît de façon très générale la nécessité de lutter contre la dérive du climat et appelle les gouvernements à prendre des mesures. Dans le cadre de l’ONU dans lequel s’est tenue la conférence, les États sont libres de leurs engagements. Dès lors, toute négociation ne peut consister qu’à rechercher l’unanimité et neutraliser le risque de veto des pays dominants membres du Conseil de Sécurité. D’où un texte d’ordre qualitatif, sans engagement précis ni dimension contraignante.

L’Europe en avant

8L’Europe a joué dans ce processus et après Rio un rôle de leader, résultat à la fois d’une motivation et d’un concours de circonstances.

9La question du changement climatique y est prise en charge par la Direction générale de l’environnement. Mais surtout, le Conseil européen compétent pour déterminer les positions européennes rassemble les ministres de l’environnement des pays membres. Leurs positions collectives ont été régulièrement plus affirmées que celles de leurs gouvernements respectifs.

10Le principal débat a porté à cette époque sur la mise en place d’une écotaxe généralisée. Celle-ci, impulsée notamment par l’Allemagne, s’est alors heurtée à un refus français.

Une portée politique sous-estimée

11Après le sommet de la Terre de 1992 et l’adoption de la convention de Rio, la négociation internationale sur le climat s’est inscrite de façon régulière dans l’actualité politique. La classe politique en a accepté le principe. Participer et suivre une négociation internationale est en soi un processus plutôt valorisant.

12Mais cette question est restée une affaire de spécialistes, acceptée dans son principe et non contestée dans ses résultats, vécue cependant par la plupart comme sans incidence sur les décisions quotidiennes des pouvoirs publics ou des entreprises. Cette forme de schizophrénie s’est prolongée plus de dix ans. La négociation du protocole de Kyoto de décembre 1997 a marqué une rupture, qui n’a cependant été perçue qu’après coup.

13Il est vite paru évident, après l’euphorie de la signature de la convention de Rio, que les actes ne suivaient pas les paroles. L’explication entre pays a eu lieu à Berlin en 1995. Deux décisions lourdes ont constitué le Mandat de Berlin : les pays industrialisés doivent se voir fixer des obligations quantitatives de réduction d’émissions tandis que les pays en développement doivent en être dégagés, du fait du poids des émissions des pays riches. La négociation avança sous la pression conjointe de l’Europe et du Japon, face aux réticences américaines. Cette période a été marquée par un revirement français. Jusqu’alors, la France rejetait toute contrainte sur ses émissions, prétextant d’un niveau d’émission par habitant ou par unité de PIB bien inférieur à ceux des autres pays de l’OCDE du fait de son engagement nucléaire. La ligne officielle était de ne pas accepter d’obligations tant que les autres pays n’auraient pas rattrapé les performances françaises. En mars 1997, la France s’est alignée sur la position européenne moyennant un objectif de simple stabilisation de ses émissions.
L’engagement ultérieur de la France a été important tout au long des années de finalisation du Protocole, entre 1997 et 2001. Paradoxalement, le soutien commun de l’Élysée et de Matignon contrastait alors avec les réticences des ministères et l’indifférence du Parlement. Heureusement, la constitution de la Mission interministérielle de l’effet de serre (alors présidée par Michel Mousel), dépendant directement de Matignon, a permis d’avancer. Le dénouement réussi de la négociation et le fort relais médiatique consécutif ont entraîné a posteriori un élargissement de la prise de conscience.

Une négociation devenue opaque

14La responsabilité de cette prise en charge difficile de la question climatique est largement imputable aux participants à la négociation internationale eux-mêmes. Ont-ils voulu se valoriser? Se sont-ils laissés enfermer dans le jargon propre à la négociation ? Le résultat de cet élitisme fut dévastateur : les textes élaborés à l’issue de la négociation sont incompréhensibles pour l’individu ordinaire.

15Néanmoins, pour le grand public, le protocole de Kyoto a marqué l’entrée effective de la question climatique dans le champ politique. Cette lisibilité est venue de l’opposition entre l’Europe et les États-Unis.

Les mécanismes de Kyoto

16La conférence de Kyoto a vu s’opposer deux lignes politiques en matière de réduction des émissions.

17Pour une première catégorie de pays, il s’agissait de développer l’efficacité énergétique par des programmes techniques, impulsés notamment par les États, en ayant également recours à la réglementation et à la fiscalité. C’était la thèse européenne.

18À cela, les États-Unis opposèrent le refus de toute politique appelant des interventions d’État ou la mise en place d’une réglementation internationale. Et ils mirent en avant les permis négociables, déjà utilisés avec succès pour réduire les émissions d’oxydes de soufre et d’azote dans l’industrie lourde et la production électrique.

19Puisque c’était la condition de l’engagement américain dans Kyoto, les permis négociables furent inclus dans le Protocole malgré les réticences européennes, notamment françaises. L’aspect le plus complexe de la négociation a donc concerné les fameux mécanismes de Kyoto, à savoir les trois dispositifs de transferts d’émissions que sont les permis négociables (entre pays industrialisés), le mécanisme de développement propre (entre pays en développement et pays industrialisés) et la mise en œuvre conjointe (entre pays en transition à commencer par l’ex-URSS et pays industrialisés de l’OCDE).
Les médias se montrèrent incapables de décoder les détails de cette négociation, ce qui renforça encore davantage le changement climatique dans son statut de sujet important mais complexe, et donc hors de portée. Cette complexité a finalement protégé les négociateurs en même temps qu’elle a servi de prétexte à la classe politique pour ne guère s’y impliquer.

L’apprentissage par la catastrophe climatique

20Dès lors, les catastrophes climatiques se sont affirmées comme essentielles dans le processus d’apprentissage de la question climatique.

21Trois dates ont été particulièrement importantes : les tempêtes de décembre 1999, la canicule d’août 2003 et, en 2005, le cyclone qui a dévasté la Nouvelle-Orléans. Si pour chacune de ces catastrophes, on ne peut assurer qu’elle ait été la manifestation directe du changement climatique – il y a eu régulièrement dans l’histoire ici ou là des épisodes aussi meurtriers – ce qui importe en définitive c’est leur succession accélérée. La preuve du réchauffement est de nature statistique.

22Ces épisodes catastrophiques ont été mis en scène par les médias, qui en ont exploité avec une surabondance d’images le caractère spectaculaire alimentant leur dramaturgie quotidienne, ce qui a amené la prise de conscience du phénomène et de la vulnérabilité collective.

La prise de conscience progressive de l’ampleur de la mutation

23Il est particulièrement clair qu’en France ce fut la canicule de 2003 qui a constitué le point de basculement de l’opinion. Différents sondages ont reflété la montée de cette sensibilisation. Plus précisément, les comportements de négation du processus même de changement climatique se sont affaiblis, mais malheureusement la connaissance scientifique du sujet n’a guère progressé. Dès lors, la compréhension des responsabilités, la hiérarchie des solutions à apporter est restée largement hors de portée.

La partialité des médias

24De fait, un sujet aussi difficile soulève une question majeure : comment une société peut-elle transformer ses références, modifier ses valeurs, ses visions de l’avenir, ses comportements quotidiens ?…

25Prendre en charge la question du changement climatique constitue d’abord un enjeu culturel, bien avant d’être un enjeu technique et économique. Or, de quels instruments culturels dispose-t-on pour y parvenir ? Ceux-ci sont, à l’évidence, bien faibles. La lourde mécanique de l’Éducation nationale s’adresse aux jeunes, mais ignore les adultes, sans qu’aucun dispositif sérieux ne prenne le relais pour la mise à jour de leurs connaissances de culture générale. La formation professionnelle est inévitablement centrée sur les acquisitions professionnelles. Les médias n’ont pas de mandat public explicite de culture scientifique et se focalisent avant tout sur les événements qui ponctuent l’actualité.

26Mais il y a plus grave. En France, en particulier, l’autonomie des médias par rapport au pouvoir politique s’est accompagnée, au nom de la démocratie, d’une réduction de la contribution financière de l’État et donc d’un transfert de financement vers la publicité. Or les annonceurs sont avant tout motivés par le développement de leurs marchés. Un double effet est perceptible. D’abord, bien sûr, la course à l’audience avec la banalisation des programmes, ce qui ne va pas dans le sens de l’effort de culture scientifique. Mais surtout, la principale réponse au changement climatique consiste à économiser l’énergie, réduire la part des transports routiers et, concrètement, la taille des véhicules, ce qui est totalement contradictoire avec les intérêts des annonceurs. Au fil des années, les effets de cette évolution sont devenus très nets. Les médias traitent le changement climatique en mettant en scène les catastrophes climatiques, mais sont étrangement silencieux sur les réponses à apporter. Une telle dichotomie constitue un obstacle lourd à l’évolution de l’opinion.

Les stratégies des entreprises

27La confrontation des entreprises au changement climatique dépend de leur place dans le processus de production. Il y a d’abord celles dont les procédés occasionnent des émissions très importantes, ce sont essentiellement des entreprises de première transformation des ressources : cimenterie, sidérurgie, chimie, raffinage. Il y a celles, plus en aval, qui n’utilisent guère que de l’électricité dans leurs usines et dont les émissions directes sont faibles. Toutefois elles sont fortement concernées par les enjeux liés au transport des marchandises. Il y a aussi celles dont cette problématique stimule les marchés : producteurs d’isolants, d’énergies renouvelables ou de procédés propres. La directive européenne fixant des quotas d’émissions depuis janvier 2005 porte essentiellement sur six grandes branches industrielles de la première catégorie. Ainsi, certaines entreprises voient dans le changement climatique à la fois un obstacle à leur activité et à l’écoulement de leurs produits et donc à leur rentabilité. Après des tentatives assez dérisoires pour remettre en cause les fondements scientifiques du changement climatique, elles s’activent à freiner la mise en place de toute mesure contraignante et à réduire la portée des mesures prises. Ainsi, le harcèlement de certaines branches industrielles est-il parvenu à restreindre les objectifs retenus dans le plan national d’allocation des quotas mis en place par la directive européenne.

28Heureusement, d’autres entreprises adoptent clairement des comportements d’anticipation. Leur objectif n’est pas de refuser les obligations de réduction mais d’en lisser la mise en œuvre de telle sorte que les programmes de recherche, la refonte de leurs gammes de produits, la planification de leurs investissements puissent se faire sans à-coups. Ces entreprises ont vu positivement la mise en place des mécanismes de Kyoto qui attribuent une valeur financière au carbone et facilitent sa prise en compte dans les choix économiques.

L’offensive nucléaire

29La montée en puissance de la question climatique est intervenue alors que l’industrie nucléaire rencontrait des difficultés multiples. Avec l’accident nucléaire de Tchernobyl (1986), postérieur de quelques années à celui de Three Mile Island (1979), la certitude arrogante de maîtrise absolue de cette technologie s’est effondrée. Le marché mondial de vente de réacteurs s’est retrouvé au point mort, la France ayant quant à elle saturé ses besoins de centrales. La question climatique a donc été vécue par les acteurs du nucléaire comme une justification a posteriori. Non-émetteur de gaz à effet de serre, le nucléaire a permis de réduire drastiquement les émissions du secteur électrique français.

30Dès lors, les initiatives pour relancer l’industrie nucléaire, argumentées au nom de la lutte contre le changement climatique, se sont succédées. Le second mandat présidentiel de Jacques Chirac, dégagé des contraintes de la cohabitation, a constitué une offensive sur tous les fronts : lancement de l’EPR, obtention d’ITER à Cadarache, engagement dans la quatrième génération de réacteurs, loi sur les déchets…

31Cette marche en avant a cependant rencontré deux limites : l’impossibilité de faire retenir la construction de réacteurs nucléaires dans les mécanismes de Kyoto et surtout l’échec dans la constitution d’une majorité large en faveur du nucléaire au sein de l’Union européenne.
On constate pourtant clairement un retour manifeste d’intérêt en faveur du nucléaire (États-Unis, Royaume-Uni) sans que cela ne se traduise pour autant par des commandes significatives de réacteurs.

Le concept de facteur 4

32Parallèlement, les spécialistes ont tenté de mesurer le niveau de progrès à réaliser pour stabiliser le climat. Les travaux du GIEC ont mis en évidence un réchauffement compris entre 1,4 et 5,8 °C à l’échéance 2100, en fonction de la réactivité de la planète et de l’ampleur des politiques de réduction des émissions. La borne haute signifie un réchauffement équivalent à celui de la sortie de l’ère glaciaire. Mais celui-ci atteindrait ce niveau en un siècle au lieu de s’étirer sur près de 5 000 ans. Compte tenu de la dynamique enclenchée par les émissions passées et de l’inévitable lenteur à infléchir les politiques énergétiques et agricoles, les climatologues estiment en valeur moyenne le réchauffement minimal possible à approximativement 2 °C.

33C’est pour y parvenir qu’à émergé le concept de facteur 4. Élaboré par Ernst Ulrich von Weizäcker et Amory Lovins (1997), il a été à l’origine pensé comme réponse à la crise pétrolière et énergétique en élaborant un défi : faire progresser l’efficacité énergétique en divisant par quatre les consommations d’énergies primaires.

34La stabilisation du réchauffement à un niveau de 2 °C supplémentaire exige de diviser par deux les émissions mondiales de gaz à effet de serre entre 2000 et 2050. Compte tenu d’une augmentation de près de moitié de la population humaine à cet horizon et d’émissions évidemment en hausse de la part des pays en développement, une division par 4 des émissions des pays industrialisés est indispensable. Elle est en outre nécessaire pour que les meilleures technologies, les modes de vie et les organisations collectives adaptés se diffusent dans les pays en développement et évitent un emballement de leurs émissions. Ce concept stimulant de facteur 4 a donc été transposé pour développer une réponse à l’effet de serre.

La loi sur l’énergie de 2003

35La loi de juillet 2003 constitue un point d’équilibre improbable et paradoxal entre une reconnaissance du changement climatique au nom de l’écologie et l’engagement ferme dans le nucléaire. Afin d’affirmer davantage encore son engagement nucléaire, la France a été l’un des premiers pays à inscrire l’engagement du facteur 4 dans la loi. Cette mise en avant du nucléaire a cependant pour effet de masquer les insuffisances de la politique énergétique dans les autres secteurs. Ces insuffisances portent, on y reviendra plus loin, sur la maîtrise de l’énergie, le développement des énergies renouvelables et la libération des transports de leur dépendance pétrolière.

La lenteur de l’État

36Ce qu’il faut bien appeler la crise générale d’identité de l’État se répercute sur la question climatique. Pris en tenaille entre un gonflement considérable des budgets sociaux en même temps que se succèdent les promesses de baisses d’impôts, l’État dérive vers un comportement généralisé de renoncement à toute ambition stratégique. Bien évidemment, la perte de sens qui en résulte ne fait que renforcer les critiques émises à son endroit.

37Les effets de ce contexte général sur l’engagement de la lutte contre le changement climatique sont évidents. L’État s’est désengagé du secteur de l’énergie, utilisant les rentrées financières d’ouverture du capital des entreprises pour équilibrer son budget. Et, bien sûr, quand il s’agit de solliciter la dépense publique, tous les arguments dilatoires sont invoqués, que ce soit pour la recherche, la maîtrise de l’énergie, le développement des énergies renouvelables, la réhabilitation du patrimoine bâti ou les infrastructures de transport.

38Mais ce ne sont pas là les seules carences de l’État. Bien surprenante en effet est sa difficulté à gérer le débat, à enclencher l’effort éducatif et culturel indispensable et à communiquer sur le sujet. Cette insuffisance a des répercussions dommageables puisque les décisions parfois prises sont si peu valorisées que l’absence de dynamique se traduit le plus souvent par l’échec de leur mise en œuvre.

Les plans climat : une affaire de police et pas d’économie

39La France a adopté deux plans nationaux principaux de lutte contre l’effet de serre : le Plan national de lutte contre le changement climatique de janvier 2000 qui constitue la transposition des engagements souscrits dans le cadre du protocole de Kyoto et sa mise à jour, le Plan climat de juillet 2004. Une nouvelle version est en cours d’élaboration en 2006. Ces plans ont pour rôle d’engager des actions dans les différents secteurs d’activité en jouant sur les multiples instruments disponibles, la réglementation, la recherche, la fiscalité, la dépense publique…

40Si l’on en dégage les tendances fortes, ces plans apparaissent pour l’essentiel dominés par une approche réglementaire : fixer aux acteurs privés et aux collectivités locales des obligations qui réduisent les émissions. Cette dimension est d’autant plus importante que les oppositions au sein de l’État entre ministères et la pression des lobbies privés se traduisent par l’affaiblissement sinon l’abandon des mesures d’autre nature. Après une tentative faite lors du PNLCC, toutes les mesures fiscales significatives ont été abandonnées : extension de la TGAP à l’énergie, augmentation des taxes sur les carburants, en particulier le kérosène, taxation à l’achat des véhicules les plus gourmands… Surtout, la caractéristique commune à tous ces plans a été le veto de Bercy à toute mesure ayant un impact budgétaire.
À quatre ans de l’échéance fixée par le protocole de Kyoto, il ressort que la France respectera très probablement l’objectif de stabilisation de ses émissions qui lui a été fixé. Mais cet apparent succès doit être fortement relativisé. D’abord, la France a bénéficié d’un objectif bien plus facile à atteindre que d’autres pays (le Royaume-Uni ou surtout le Japon). Ensuite, cette stabilisation n’aura été possible que grâce à une augmentation de la part d’électricité nucléaire en début de période et aux effets de la hausse des prix du pétrole en fin de période. Le plus préoccupant est surtout que les politiques, fort modestes, engagées ne préparent en rien les engagements suivants à souscrire. Les objectifs de Kyoto ne constituent qu’un changement de trajectoire, l’essentiel des progrès à faire reste à venir.

Le désarroi de l’opinion

41On le voit, les signaux envoyés à l’opinion publique sont complexes et contradictoires. On met en scène les catastrophes. On explique la gravité du phénomène. Et dans le même temps, la classe politique est totalement silencieuse sur le sujet. Les plans de lutte contre le changement climatique sont obscurs et confidentiels. Les entreprises les plus impliquées, les promoteurs immobiliers ou les constructeurs automobiles, continuent leur activité comme si de rien n’était. Dans ce contexte, que croire, les messages d’alerte, les comportements d’attente ou les publicités ?

42Dès lors, les sondages décrivent un vaste dégradé d’opinions dans la société. Cela ne doit pourtant pas être interprété comme une surdité au problème, mais comme la traduction des contradictions manifestes tant des responsables publics que des médias et des entreprises. En clair, l’opinion ne bougera que quand émergeront des paroles convergentes où tous les acteurs reconnaîtront la gravité du problème et la nécessité de revoir leur stratégie en fonction de celui-ci.

Les conditions d’implication de l’opinion

43Ce constat posé, il serait illusoire et simpliste de croire que la mise en mouvement de l’opinion publique se réalisera immédiatement une fois sa sensibilisation effectuée.

44Entre la reconnaissance du problème et le passage à l’acte dans la vie quotidienne, il y a quatre étapes importantes à franchir.

Le dimensionnement des implications

45La confrontation à une limite aussi implacable que l’obligation pour l’humanité de diviser par deux ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 constitue une rupture historique majeure, un changement complet de vision du monde.

46Seule une petite minorité de la population peut en tirer des conclusions immédiates dans ses choix techniques, politiques et comportementaux. Pour l’essentiel de la population, une telle révélation engendre avant tout de l’angoisse. Une image du confort et probablement de ce qu’est le plaisir de vivre dans les sociétés modernes s’effondre. Cette angoisse débouche visiblement sur trois attitudes. La première est le refus ; celui-ci ne s’appuie pas réellement sur une argumentation scientifique détaillée mais procède surtout du rejet d’un problème trop dérangeant. La plus commune est l’oubli : la sensibilisation semble acquise un jour et le lendemain la vie quotidienne reprend comme si de rien n’était. Mais l’oubli n’est pas total, il procède le plus souvent d’une sorte de cloisonnement mental. La prise de conscience peut être réactivée jusqu’à ce qu’un palier soit franchi et que la contradiction devienne ingérable. La dernière attitude est celle de la fuite en avant, de la flambe ! Puisque c’est foutu, profitons-en tant qu’il en est encore temps.

47Pour que ces trois catégories d’opinion évoluent, il faut neutraliser l’angoisse excessive en donnant au problème une dimension précise. On en revient alors à la nécessité exprimée plus haut d’un grand programme culturel et pédagogique tourné à la fois (et simultanément) vers les enfants et les adultes de tous âges.

48Bien évidemment, tout discours catastrophiste est contre-productif. En même temps qu’il tente de culpabiliser les personnes, il avoue en quelque sorte l’impossibilité de faire évoluer la société au plan des pouvoirs publics et des entreprises. Cette charge contre les citoyens a pour effet immédiat d’accroître leur angoisse et de renforcer les trois mécanismes de défense indiqués précédemment. De plus, celui qui apporte ainsi la mauvaise nouvelle en sort discrédité pour la violence ressentie de son attitude.

49Sont évidemment très rares les personnes qui, dans la société française, connaissent leurs consommations personnelles d’énergie et leurs émissions de gaz à effet de serre. Chacun est donc placé dans la situation bien inconfortable d’une injonction de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre alors qu’il n’a aucune idée des quantités qu’il émet et à quelle occasion. L’expression la plus claire entendue de ce dilemme est la suivante : « Vous nous demandez de réduire nos émissions, mais on ne nous a pas appris à les compter ! ».

50La première étape de l’acceptation réelle du problème se joue donc dans l’aide à la quantification par chacun de ses émissions. En clair, les points durs sont le chauffage domestique, une question que l’on peut assez facilement résoudre sur la durée et surtout les transports, un sujet sur lequel on verra par contre que la mutation devra être très importante.
Cette demande de quantification concerne bien évidemment tous les acteurs, d’où l’importance de démarches d’établissement de bilans carbone d’entreprises, de collectivités publiques ou de produits à travers l’analyse de l’ensemble de leur cycle de vie, de la fabrication à l’usage puis au traitement des déchets.

L’identification des solutions techniques

51Une fois que l’étape précédente a permis d’identifier les émissions dont on est directement responsable, il faut ensuite acquérir une compréhension des réponses techniques, organisationnelles ou comportementales qui vont permettre de les réduire. Cette étape est décisive pour identifier les marges de manœuvre et les points durs et trouver un réglage entre ce qui est de l’ordre de la technique et ce qui relève de la conduite individuelle.

52La demande du public est forte pour trouver des points d’ancrage qui permettent de dépasser l’angoisse initiale. Y donner une réponse exige un effort massif et stable de culture scientifique. Il n’y a pas de solution technique magistrale qui constituerait une réponse unique ni même centrale à l’effet de serre mais une gamme complexe de solutions techniques et de changements de comportement au réglage subtil.

53Le risque est grand de croire qu’une réduction des émissions exige une réduction proportionnelle des consommations et donc du niveau de vie. C’est ce parallélisme qui inspire le discours sur une nécessaire décroissance. Une telle injonction ouvrirait peu de perspectives aux générations à venir dans un pays comme la France mais surtout fermerait largement l’horizon des populations des pays en voie de développement qui non seulement n’auraient jamais eu accès à une société de consommation ni, plus important, à des conditions de vie moins dures, mais s’en verraient irrémédiablement exclues. Heureusement, les marges de manœuvre sont considérables tant les gaspillages sont grands.

54Une division par deux des émissions des gaz à effet de serre au plan mondial ou sa traduction française, une division par quatre, d’ici 2050, exigent à la fois d’importants progrès scientifiques et une réduction drastique des coûts de certaines des technologies émergentes.

55Le point décisif dans cette phase critique de compréhension est d’assimiler que le lien entre développement économique et consommation d’énergie ou émissions de gaz à effet de serre n’est heureusement pas aussi contraint. Ainsi en France, alors que la croissance économique par habitant a été de 72 % entre 1973 et 2005, la croissance de la consommation d’énergie par habitant n’a été que de 5 %. L’effort d’économie d’énergie aurait été plus tenace dans les années 1990, la France aurait déjà cessé de faire croître sa consommation d’énergie tout en gardant une croissance économique de 2 % l’an. Autre illustration sur la même période, au Japon, la consommation d’énergie nécessaire pour alimenter un point de PIB a chuté de 47 %, presque une division par deux. Il n’est pas étonnant dans ces conditions de constater qu’un Américain dont le niveau de vie est en moyenne de 20 % supérieur à un Européen consomme deux fois plus d’énergie.

56La voie à défricher est donc celle de construire des modes de vie satisfaisants mais moins gaspilleurs de matières premières et moins destructeurs de l’environnement.
Lorsqu’un puzzle, constitué pièce par pièce, de technologies, de transformations organisationnelles et de changements de comportements commence à être identifié par le public comme une réponse crédible, il génère un réel soulagement. L’avenir est moins perçu comme un trou noir menaçant, une représentation de l’avenir prend forme tant pour la société que pour chacun dans son destin personnel et celui de ses enfants.

La représentation d’un calendrier

57Cette image nouvelle de l’avenir ne débouchant généralement pas sur une action forte et constante, la conviction que les solutions sont accessibles doit encore être confortée par un échéancier clair des solutions où s’articulent de façon convaincante les actions à court terme, les investissements ayant des effets à moyen terme et des perspectives de recherche venant progressivement en renfort. Et cela est du ressort du politique.
La lutte contre la dégradation du climat exige donc au niveau de l’Europe et de l’État un effort sérieux de planification de long terme et, de la part des entreprises les plus concernées, une programmation précise de leurs investissements et des réductions d’émissions à en attendre. Le Plan climat adopté au niveau national doit devenir le lieu où tous ces projets s’emboîtent. Pour le moment aspiré par la mode de dérégulation et de privatisation, l’État renonce à toute organisation du long terme rendant les inévitables arbitrages à venir d’autant plus brutaux mais aussi difficiles.

L’équité dans le passage à l’acte

58Pour obtenir un passage à l’acte massif des différentes catégories d’acteurs dans la société, il reste encore une étape à franchir : celle de l’équité et de la simultanéité dans la mise en action. De cela, on peut donner une formulation simple : « Je fais, si tu fais, si nous faisons tous ! ». Donner des garanties d’équité est bien évidemment de la responsabilité du politique. À lui le rôle délicat de metteur en scène de cette mise en mouvement des collectivités locales et des autres acteurs publics, des entreprises et des particuliers.

59Il conviendrait de rechercher, par exemple, la plus grande cohérence possible entre les changements de gammes de véhicules mis en vente par les constructeurs et l’évolution des attentes des acquéreurs.

L’absence de projection à long terme

60Il y a quelque incohérence, après avoir focalisé le débat sur la stabilisation des émissions fixées dans le cadre du protocole de Kyoto, à repousser en réalité l’adoption de politiques plus consistantes à plus tard. Or, comme on le verra plus loin, les politiques les plus déterminantes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre sont des politiques à effet lent : la réhabilitation du parc bâti, le développement des énergies renouvelables et surtout la mutation indispensable des transports. Il faut bien évidemment, à l’inverse, enclencher la réflexion sur le long terme et, après un large débat, mettre en place une planification à l’échelle correspondante.

L’effet de levier des conduites exemplaires

61Parallèlement, la perception des politiques à conduire doit bien évidemment se nourrir de références concrètes. De ce point de vue, on observe un net retard en France par rapport à l’Allemagne ou au Royaume-Uni du fait de la faible capacité d’initiative des collectivités territoriales. En France, au nom de l’égalité de tous devant la loi, les collectivités locales n’ont pas le droit d’élaborer des règlements aux dispositions en avance sur la loi nationale dans leurs prescriptions d’urbanisme. Si elles s’y engagent, tout plaignant obtiendra d’un tribunal l’annulation de la décision. Cette inertie bride non seulement l’innovation mais également interdit tout effet d’apprentissage. La capacité légale à innover pour les collectivités locales a en revanche permis à des villes aussi différentes que Freiburg im Brisgau, Barcelone ou Badington (près de Londres) de devenir des références européennes.

Le retour nécessaire de la prospective

62La période qui s’ouvre se situe aux antipodes de celle qui s’était écoulée entre décembre 1985, moment du contre-choc pétrolier, et septembre 2000, début de la nouvelle crise pétrolière. Pendant cette période, les États se sont retirés des entreprises énergétiques, contrôlées maintenant par le privé, ont réduit leur effort de recherche, ont renoncé à la prospective et à la planification et ont finalement abandonné pour l’essentiel leurs politiques énergétiques en réduisant leur implication financière. Paradoxalement, les États ont aussi refusé que l’énergie devienne compétence européenne alors que pourtant la dépendance commune à l’égard des importations excédera 70 % en 2030 au rythme actuel. Il en est de même des grandes entreprises du secteur qui ont externalisé les fonctions de prospective. Ce sont là autant de fonctions décisives en période de mutation qui viennent gravement à manquer.

63Une remise en cause profonde des discours publics tenus depuis 20 ans va devoir intervenir, et ce dans le contexte d’une évidente perte de crédibilité.

64L’histoire montre en effet un mouvement de balancier. Quand l’énergie est abondante, pas chère, les technologies en progrès et les rentabilités fortes, des voix s’élèvent pour demander la privatisation du secteur de l’énergie ; ce fut le cas dans les années 1960 et après la chute des cours de 1985. Quand l’approvisionnement énergétique est menacé, que les prix flambent, que des difficultés technologiques ou environnementales surviennent, alors on en appelle à l’État ; ce fut le cas après les destructions de la seconde guerre mondiale et après les chocs pétroliers.

65Il faut maintenant faire le constat que l’on entre dans une période énergétique des plus difficiles : déclin inexorable à échéance d’un demi-siècle des ressources pétrolières puis gazières, défi climatique, besoin d’investissements considérables, nécessité de progrès considérables d’efficacité énergétique… Pourtant, on s’active encore à déréguler alors qu’il faut de façon urgente reréguler le secteur de l’énergie.

Le panier de technologies

66La question du changement climatique percute essentiellement cinq questions majeures.

Le chauffage des bâtiments

67Le chauffage des bâtiments et la production d’eau chaude participent pour 20 % aux émissions de gaz carbonique. C’est un domaine où les technologies sont largement disponibles. Une vision de long terme prend corps avec une vie domestique progressivement dégagée de l’utilisation des combustibles fossiles et donc des émissions de gaz à effet de serre : un habitat extrêmement bien isolé, des équipements domestiques très peu consommateurs et des comportements attentifs largement aidés par l’électronique. Les logements valoriseront au mieux l’énergie de leur environnement : la géothermie pour le chauffage, le rayonnement solaire pour la production d’eau chaude, le chauffage et la production d’électricité par la pose d’une peau encapsulée de cellules photovoltaïques sur les façades, vitrages et toitures exposés au soleil. On parle alors de maisons à énergie positive. Les progrès considérables déjà enregistrés dans la construction neuve (réduction de 60 % des consommations de chauffage en 30 ans à confort inchangé) devront être amplifiés. L’enjeu le plus difficile sera de réhabiliter la totalité de l’habitat existant, un chantier pourvoyeur d’emplois mais qui va nécessiter des décennies. L’augmentation des prix des énergies rend maintenant ces travaux rentables.

La production électrique

68La production électrique européenne reste largement dominée par les combustibles fossiles (charbon, lignite et gaz) tandis que le nucléaire en assure un tiers et les énergies renouvelables (essentiellement l’hydraulique) 15 %. Tout d’abord, les avis convergent enfin sur la priorité au développement autant qu’il est possible des énergies renouvelables, les seules dont dispose l’Europe sur son sol. Si les techniques progressent, ces ressources sont souvent diffuses et à production discontinue, elles ne peuvent donc assurer avant longtemps la plus grande part de la production électrique.

69Outre les économies d’électricité, trois voies s’ouvrent ensuite qui comportent toutes des inconvénients majeurs. D’abord, assurer la transition par le gaz, trois fois moins émetteur de gaz carbonique que le charbon par kilowattheure ; c’est aujourd’hui la solution la plus prisée dans le monde, mais elle est très dépendante des disponibilités futures en gaz. Avec la cogénération et demain la pile à combustible, cette stratégie permet en outre d’associer production électrique décentralisée et besoins de chaleur avec des rendements exceptionnels. Ensuite, revenir au charbon, le seul combustible fossile abondant pour plusieurs siècles. Mais cette stratégie est conditionnée par la maîtrise de la séquestration des émissions de gaz carbonique dans le sous-sol (anciens gisements de pétrole et de gaz et nappes aquifères très profondes au confinement garanti). Enfin, le nucléaire. Assurer une part massive de l’électricité d’origine nucléaire au niveau mondial bute sur deux écueils : les disponibilités en uranium, la maîtrise des risques et du détournement de cette industrie à des fins militaires. À travers une quatrième génération de réacteurs, c’est un retour aux surgénérateurs qui s’engage pour dépasser la pénurie de combustible, mais au prix de constituer une filière alimentée au plutonium. À l’évidence, entre ces trois voies l’histoire n’a pas encore tranché. La transition par le gaz permettra de réduire les émissions mais ne suffira pas, le recours au charbon est inéluctable, notamment en Chine et en Inde, la séquestration du gaz carbonique dans le sous-sol est donc surtout indispensable pour les pays en développement. Quant au nucléaire, il n’est au mieux qu’une solution de transition bien chère, arrivant d’ailleurs probablement trop tard pour une division par deux des émissions en 2050.

Les activités industrielles

70Le secteur industriel est, de tous, celui qui a le plus réduit ses émissions depuis trente ans. Cela résulte essentiellement de sa sensibilité à réduire les coûts. À dire vrai, cette réduction découle du passage de beaucoup de procédés vers l’électricité. Les voies de progrès sont encore importantes : développement du recyclage des produits en fin de vie – le recyclage de l’aluminium consomme 20 fois moins d’énergie que sa production à partir du minerai de bauxite – changements de procédés, par exemple production de l’acier sans passer par la fonte, récupération de chaleur et cogénération, optimisation des procédés par contrôle électronique…

L’agriculture

71L’agriculture est à la veille d’une nouvelle grande transformation. Sa contribution au changement climatique résulte peu de ses consommations d’énergie. Elle provient des pratiques agricoles elles-mêmes : l’usage intensif d’engrais azotés qui génère des émissions de protoxyde d’azote, les labours profonds qui libèrent le méthane des décompositions anaérobies, la pratique des sols nus après récolte qui contribue au déstockage du carbone des sols, l’élevage en stabulation qui produit plus de méthane que la vache à l’herbe… Elle est aussi à la fois l’un des secteurs les plus exposés au changement climatique, perte de récolte en cas de canicule ou de pluviométrie excessive ou difficulté d’approvisionnement en eau, et l’un des rares qui puissent contribuer aux solutions : développer l’utilisation du bois comme énergie et matériau de construction, des biocarburants, recycler la matière organique issue des déchets… La maîtrise du climat passera aussi par une alimentation moins carnée.

La mutation profonde des transports

72C’est le secteur des transports qui devra, de loin, connaître la mutation la plus forte. D’une part, sa dépendance à près de 96 % du pétrole se traduit par des émissions équivalentes de gaz à effet de serre. Ensuite, il est soumis à quatre forces puissantes qui ont pour effet d’aggraver les tensions : l’aspiration individuelle au voyage, la mondialisation des échanges économiques, l’accroissement des parts de marché de la voiture individuelle et l’étalement urbain parallèlement à la concentration des emplois dans les grandes agglomérations.

73Il est d’autant plus évident que le secteur des transports connaîtra une crise grave que la tendance est à un pétrole moins accessible et plus cher. Il s’agit là de tendances avérées depuis plus de 30 ans. Pourtant, les politiques publiques comme les constructeurs automobiles n’en ont toujours pas tenu compte. On assiste à une montée en gamme continue des véhicules, un développement anarchique du camionnage sur longue distance, à une stagnation sinon un recul des parts de marché des transports collectifs et à des choix d’urbanisme qui n’ont guère commencé à anticiper les contraintes futures.

74On utilisera inévitablement encore largement la voiture dans ce siècle, mais celle-ci devra changer, et le plus tôt sera le mieux : redimensionnée à la baisse, avec une vitesse de pointe ajustée aux limitations de vitesse et une place croissante à l’électricité (purement électrique ou hybride). Cette mutation est indispensable parce que l’on ne dispose guère d’alternatives au pétrole pour les transports sur longue distance : transport maritime – le cordon ombilical d’une économie mondialisée – le transport aérien et le camionnage sur longue distance ; ils seront prioritaires pour les biocarburants.

75C’est dans ces domaines que les révisions vont devoir être les plus déchirantes. La réorientation nécessaire doit s’adosser sur une politique européenne claire : priorité au rail pour les transports de marchandises longue distance, développement d’un réseau de transport des personnes à longue distance s’appuyant sur une arborescence TGV et capable de réduire la place de l’avion.

Perspectives

76Ces quelques illustrations concernant différents secteurs économiques indiquent à quel point notre vie va changer. On ne peut bien évidemment pas renvoyer la patate chaude dans le camp de la technologie, les produits que nous consommons résultent largement de nos choix de consommateurs, eux-mêmes façonnés par l’imagination des services marketing des entreprises.

La projection dans les vies futures

77Une réappropriation s’impose. Elle ne pourra résulter comme on l’entend trop souvent aujourd’hui de « petits gestes quotidiens ». D’ailleurs, les statistiques montrent qu’il y a loin des intentions pieuses affichées devant les sondeurs d’opinion aux actes réels enregistrés par les statistiques de consommation. C’est d’une vision générale de leur vie future dont nos concitoyens ont besoin. L’élaborer ne sera pas simple. Il va falloir d’abord tordre le cou à une idée très répandue, mais fausse, que la réduction de notre consommation de combustibles fossiles et de nos émissions de gaz à effet de serre sonne le glas de toute aspiration au développement. Nos enfants ont avec leur téléphone portable et leur ordinateur connecté à Internet plus de possibilité d’accès à des personnes, à des musiques, à des connaissances que toutes les générations cumulées qui les ont précédés. Formulons un vœu, que l’humanité s’engage dans la voie d’une société relationnelle qui peut elle aussi générer de l’activité économique, mais avec en compensation le souci permanent d’optimiser l’utilisation des ressources rares et de réduire les atteintes à l’environnement. La mutation de civilisation ne s’enclenchera concrètement que si une intuition se répand, celle d’une vie satisfaisante, où l’on exprime pleinement sa personnalité dans la liberté, mais où la paix mondiale et la solidarité sociale ne seront possibles qu’avec une morale personnelle attentive aux ressources et aux impacts. Cela veut aussi dire que la question du changement climatique ne pourra trouver réponse sans un progrès démocratique considérable en associant les citoyens notamment par l’implication dans l’élaboration des plans climat locaux.

L’intérêt économique à long terme

78La période de bas prix du pétrole de 1985 à 2000 a eu des effets dévastateurs avec une divergence totalement schizophrénique entre l’intérêt financier de court terme et les préoccupations énergétiques et environnementales de long terme. On était à contre-courant de l’histoire de ce siècle. Si le changement climatique n’est pour rien dans la hausse du prix des énergies, il faut profiter de leur convergence. Avec des prix élevés des énergies, les choix faits au nom de motifs purement économiques se rapprochent des exigences de long terme.

79Alors que dans la période précédente, la lutte contre le changement climatique était assimilée à un surcoût pour l’économie avec à la clé un ralentissement de la croissance et son effet dévastateur sur l’emploi, la démonstration s’inverse maintenant.
Avec la perspective enfin reconnue que les hydrocarbures sont entrés dans une période de prix élevés et qu’à échéance au mieux d’une génération s’amorcera le déclin inexorable de la production pétrolière mondiale, alors toute politique permettant d’économiser ces ressources précieuses allège les factures présentes et surtout futures. Or, les investissements lourds demandent le plus souvent plus de 10 ans pour être réalisés ; la mise en place d’une nouvelle filière demande de l’ordre d’une génération. La mutation ne peut être que progressive et le temps perdu ne se rattrape pas. Un effort de prospective doit être engagé au plus vite pour élaborer un calendrier en étant attentif aux secteurs les plus lents à évoluer : la production électrique, la gestion des bâtiments, les infrastructures de transport. L’humanité va devoir changer de trajectoire, de civilisation, ce ne sera pas la première fois. Ce qui est décisif en la circonstance est moins l’angle de braquage que l’anticipation de celui-ci et la maîtrise de la trajectoire. Il faut absolument réduire au maximum la violence de cette mutation. Il faut avoir à l’esprit que ces transitions peuvent accroître gravement les inégalités économiques et sociales et sont souvent violentes. À l’inverse, comme ce fut le plus souvent le cas dans l’histoire, ceux qui comprennent le plus vite les évolutions historiques en sont les bénéficiaires. C’est paradoxalement parce que l’Europe et le Japon sont pauvres en énergie qu’ils comprennent mieux ce siècle que les États-Unis, qu’ils font de meilleurs choix et qu’ils peuvent proposer aux pays en développement un mode de vie à la fois accessible et satisfaisant.

L’extrême difficulté de la négociation sur la suite de Kyoto

80Comme les dispositions du protocole de Kyoto doivent être revues pour le 1er janvier 2013, une nouvelle négociation internationale s’est engagée, sans les États-Unis pour le moment, qui devra impérativement déboucher à l’horizon 2008-2009.

81Comme précédemment, cette négociation sera impulsée par l’Union européenne. L’objectif affiché par les climatologues est de contenir le réchauffement à une dérive de 2 °C, ce qui implique de plafonner la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère à 450 ppm. Cela revient à diviser par deux les émissions mondiales d’ici 2050. Pour s’engager dans cette voie, l’Union européenne devrait souscrire un engagement de réduction de l’ordre de 25 à 30 % d’ici 2020. Ce sera autrement exigeant que le 8 % de réduction de Kyoto.

82Or, ce n’est pas avec les dispositions actuellement engagées que l’on pourra réduire les émissions à un tel niveau. La question des transports est en la matière particulièrement critique. Développer les infrastructures de transport collectif, basculer une grande partie du fret de la route vers le rail exige des investissements très lourds dont la plupart impliquent des chantiers qui s’étirent sur plus de 10 ans. Des objectifs ambitieux à l’horizon 2020 seront définitivement hors de portée si dans les années qui viennent les décisions ne sont pas prises et les moyens financiers réunis.
À l’évidence, la négociation ne pourra sérieusement avancer d’ici 2009 sans une prise en charge effective par les populations. Nous n’avons que quelques années pour comprendre et accepter la donne de ce siècle, inventer de nouveaux modes de vie et rechercher l’indispensable convergence entre le Nord et le Sud qui conditionne tout accord international effectif et durable.

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