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Article de revue

La gestion décentralisée des ressources forestières en Indonésie : la biodiversité localement négociée

Pages 71 à 83

Notes

  • [1]
    N. L. Peluso, Rich forest, poor people. Resource control and resistance in Java, Berkeley - Los Angeles, Univ. of California Press, 1992 ; M.R. Dove, « The theory of social forestry intervention. The state of the art in Asia », Agroforestry Systems, n° 30, 1995, p. 314-340.
  • [2]
    Article 8j de la convention de la diversité biologique.
  • [3]
    J.-P. Chauveau et al., « La pluralité des normes et leurs dynamiques en Afrique », in W. Gérard (dir.), Inégalités et politiques publiques en Afrique, pluralité des normes et jeux d’acteurs, Karthala - IRD, Paris, 2001.
  • [4]
    Sur ce sujet, on peut lire G. Michon et al., « The Damar agroforests of Krui, Indonesia. Justice for forest farmers », in C. Zerner (dir.), People, plants and justice. The politics of nature conservation, Columbia Univ. Press, New York, 2000, p. 159-204.
  • [5]
    Hak Pengusahaan Hutan, droit d’exploiter la forêt.
  • [6]
    L’unique droit à revendiquer restait celui de la « mise en valeur » non forestière, incitant ainsi les populations à convertir la forêt en terres agricoles (F. Durand, Les Forêts en Asie du Sud-Est, Recul et Exploitations. Le cas de l’Indonésie, L’Harmattan, Paris, 1994).
  • [7]
    Ainsi, sur les 80 % des revenus de la pêche, de la forêt et des mines perçus par le gouvernement provincial, 32 % sont alloués aux districts et aux municipalités concernés par l’activité d’extraction, 32 % aux autres districts de la province et 16 % au gouvernement provincial.
  • [8]
    HPHH (Hak Pemungutan Hasil Hutan, ou droit d’exploitation des ressources forestières) et IPPK (Izin Pemungutan dan Pemanfaatan Kayu, droit d’extraire et d’utiliser le bois).
  • [9]
    Entretien avec le manager IPPK à Batu Lidung.
  • [10]
    Voir par exemple A. Dormeier-Freire et J.-L. Maurer « Le dilemme de la décentralisation en Indonésie », Archipel, n° 64, 2002, p. 255-287.
  • [11]
    P. Levang et al., (à paraître), « Impact de la décentralisation sur la gestion des ressources forestières en Indonésie. Études de cas à Kalimantan-Est », Anthropologie et Sociétés, n° 29-1, 2005.
  • [12]
    Et sans perspective de retour sur la concession après régénération forestière.
  • [13]
    H. Iskandar et al., (à paraître), « A comparison of damage due to logging under different forms of resource access in East Kalimantan, Indonesia », Forest Ecology and Management.
  • [14]
    F. Durand, op. cit.
  • [15]
    Respectivement 150 et 70 familles, soit environ 1 000 et 500 personnes.
  • [16]
    À cette occasion, l’entrepreneur « local » Berusu aurait lui-même dessiné les plans des terres qui revenaient au village de Mangkuasar.
  • [17]
    P. Levang et al., op. cit.
  • [18]
    C. Barr et al., 2001, The impacts of decentralisation on forest-dependant communities in Malinau District, East Kalimantan, CIFOR, Bogor, p. 33.
  • [19]
    G. Michon, 2002, « Du discours global aux pratiques locales, ou comment les conventions sur l’environnement affectent la gestion de la forêt tropicale », in J.-Y. Martin (dir.), Développement Durable ? Doctrines, pratiques, évaluations, IRD Éditions, Paris, p. 183-203.
English version

1Les politiques de conservation de la biodiversité sont aujourd’hui le fruit de négociations conflictuelles et complexes, dévoilées lors des conventions internationales. Pour la gestion des ressources naturelles renouvelables telles les forêts tropicales, ces conventions forgent, via leurs rapports ou leurs recommandations, un corpus de normes variables selon les époques mais dont la vocation reste stable : mettre en place, pratiquer et institutionnaliser les vœux, concepts, instruments ou outils de gestion alors débattus.

2Depuis deux décennies, la communauté scientifique et les organisations internationales reconnaissent progressivement, et de façon convergente, qu’une partie des mauvais résultats de la gestion forestière « classique » pouvait être attribuée au manque de reconnaissance et de stabilité des droits fonciers locaux [1]. Leur conclusion est qu’un renforcement du pouvoir et de la légitimité des communautés forestières, leur mise en avant dans la gestion, pourrait inverser les dynamiques de prédation et de destruction des forêts tropicales. Ainsi, les formes d’organisation, de représentation et de construction de l’espace social conduisant à la négociation locale des droits, de la propriété et de l’usage des ressources sont privilégiées. En théorie, la mise en place d’arrangements institutionnels permet de garantir la viabilité d’une gestion collective, d’éviter à la fois le pillage des ressources et la mise en place d’une propriété privée ne s’accommodant pas aux pratiques locales.

3Dans cet état d’esprit, on assiste à un mouvement général de dévolution ou de décentralisation des pouvoirs étatiques qui empêchent de penser le développement politique, économique et social, sans l’échelon local. De façon manifeste dans les politiques liées à l’environnement, ces échelles de gestion sont les principaux bénéficiaires de ce nouveau référentiel. Concernant les forêts tropicales et la biodiversité qui leur est associée, le concept de « communauté autochtone et locale » devient actuellement le concept structurant de la gestion forestière [2].

4Cependant, la prédominance médiatique de l’échelle internationale dans l’édiction de ces normes ne doit pas faire négliger les échelles infraétatiques auxquelles s’appliquent les politiques.

5À travers l’exemple des forêts indonésiennes, nous portons dans cet article notre attention sur l’échelle des villages et des districts de ce pays, où les changements qu’entraînent les nouvelles règles, normes et droits relatifs à la gouvernance des politiques publiques et des ressources naturelles ont des effets multiples dépassant le cadre des dynamiques écologiques. Ainsi, aux niveaux locaux, la gestion de la biodiversité forestière, fait l’objet de luttes politiques plus ou moins explicites mêlant intérêts immédiats, enjeux de pouvoirs territoriaux et d’identités à plus ou moins long terme. Dans ce cadre local, il serait naïf de partir du principe que les communautés s’intéressent par définition et de manière obligatoire, consensuelle et linéaire à la conservation de la biodiversité car elles préféreraient s’en tenir aux pratiques et connaissances « traditionnelles » d’exploitation et d’utilisation des ressources. Au contraire, nous verrons qu’elles sont portées par l’exploitation et la captation de la rente forestière et que ce type de ressource économique et politique est bien plus discuté et disputé que le thème de la durabilité, de la biodiversité et de sa conservation.

6Il existe différentes stratégies d’appropriation des nouveaux pouvoirs villageois conférés par la décentralisation. Selon l’enjeu, chacune des parties s’accommode d’une légitimité (traditionnelle, charismatique, voire légale rationnelle) et donc d’un système de normes et de justifications qui lui est propre. Les acteurs locaux, individuels ou institutionnels jouent sur cette pluralité de registres qui leur permet de capter aussi bien les ressources du territoire que la légitimité de l’exploitation de celles-ci auprès des populations assujetties. L’instabilité, l’insécurité et les changements rapides de l’environnement économique, social, politique et écologique, entraînent une situation de clientélisme généralisé. Facteur aggravant de cette pluralité normative [3], cette nouvelle donne peut être un moyen de réduire cette insécurité en même temps qu’elle y contribue en accroissant l’écart entre normes officielles et pratiques locales. L’instabilité législative, l’accroissement des inégalités et le manque d’alternative conduisent à une situation de surexploitation des matières premières disponibles et une mise en péril de la diversité biologique.

7Ici, l’étude de cas s’intéresse à l’évolution de la gestion forestière et à la nouvelle place qu’y ont gagnée les échelons locaux d’administration pour observer comment, pragmatiquement, les problématiques liées à la gestion de la biodiversité s’imposent comme ressources politiques parmi d’autres dans la pratique des acteurs et des institutions concernées.

L’autonomie régionale et la nouvelle place du local

8En Indonésie, les textes officiels et documents d’orientation politique ont été progressivement imprégnés du discours international incitant les politiques forestières à prendre mieux en compte le poids des communautés rurales locales. Dans un premier temps, ces initiatives étaient d’autant plus rapidement mises en œuvre qu’elles étaient promues et soutenues par des réseaux de coopération internationale [4].

9Pourtant, jusqu’à la chute du régime du général Suharto, en 1998, ces cas faisaient figure d’exception dans un système d’exploitation qui confiait alors l’exclusivité de l’exploitation forestière aux grandes concessions privées HPH [5] et avait décrété le « gel » des droits des communautés locales au nom de l’« intérêt général » [6]. Après l’écroulement de l’économie en 1997 et du système politique national l’année suivante, l’autonomie régionale (otonomi daerah) s’imposa comme un moyen potentiel pour calmer les tensions séparatistes et les rancœurs accumulées contre le centre depuis plus d’un demi-siècle et 32 ans de dictature au profit exclusif du pouvoir central. C’est en matière de gestion des ressources naturelles et particulièrement forestières que les bouleversements seront les plus flagrants.

10En 1998 donc, le ministre indonésien des forêts et des plantations modifia la situation antérieure de dépossession des communautés en autorisant, par décret, les communautés villageoises résidant dans ou près de la forêt à s’impliquer dans l’exploitation forestière par le biais de coopératives, de groupements de paysans ou d’associations. Le décret visait surtout à légaliser l’accès des populations locales à l’exploitation des produits forestiers non ligneux. Mais il apparut rapidement que les communautés locales ne se contenteraient pas des miettes de l’exploitation forestière. Elles ont très vite exigé la reconnaissance de leurs droits traditionnels sur ce qu’elles estimaient être leurs forêts et, par la suite, le droit à exploiter l’ensemble des ressources forestières, bois de grume compris. Cette exigence fut confortée par la publication de décrets complémentaires transférant la gestion des forêts depuis le gouvernement central vers les provinces et les districts, puis par la loi d’autonomie régionale.

11Cette dernière transfère la responsabilité et l’autorité de décision relative à la gestion des ressources naturelles du gouvernement central aux gouvernements des provinces, districts et municipalités. La structure hiérarchique et pyramidale de gouvernement est remplacée par une structure d’organisation parallèle entre les gouvernements de districts et de provinces et le gouvernement central. Dorénavant, les chefs des assemblées provinciales et régionales sont élus par les assemblées locales et responsables devant elles. Le chef de l’exécutif du district (bupati), n’est plus le représentant de l’État et le rôle des assemblées et instances de ce niveau de gouvernement s’accroît considérablement, notamment avec la responsabilité de construire leur propre budget et leur propre fiscalité selon leurs nécessités locales et électorales. Hormis les fonctions régaliennes de l’État, leurs attributions couvrent « tous les domaines de gouvernement » [7].

12L’élément clé de ce premier pas vers la dévolution de la gestion des ressources naturelles fut d’investir les districts de l’autorité à délivrer des permis de coupe pour de petites concessions forestières (100 hectares par permis). Ces concessions attribuées par les bupati, connues sous le sigle de HPHH et d’IPPK, étaient conçues respectivement pour permettre l’extraction de produits forestiers non ligneux et l’exploitation temporaire de petits blocs de forêts communautaires [8]. La brèche ainsi créée fut rapidement mise à profit. Avant même l’entrée en vigueur des lois d’autonomie régionale, de nombreux districts des régions forestières décidèrent de s’assurer un revenu régulier en émettant des droits à exploiter leurs ressources naturelles. Dans les faits, outrepassant les décrets d’application, les bupati attribuèrent des concessions sans tenir compte des engagements antérieurs du gouvernement central avec les grandes concessions théoriquement exclues de ces réattributions. Au niveau national, les HPH se plaignirent auprès du ministère des Forêts, mais au niveau local, elles préférèrent composer avec les bupati, nouveaux hommes forts des régions. Malgré les pressions du centre, les bupati, avec l’accord unanime de leur assemblée de district, continuèrent à attribuer les concessions d’exploitation en grand nombre et selon des règles d’attribution propres à chaque district. Le gouvernement central fut débordé par le degré d’autonomie atteint localement par les législateurs, eux-mêmes surpris et surtout désorganisés face à l’ampleur du mouvement.

13Cette désorganisation se perpétue dans la définition de la durée et de la finalité des permis de coupe. Ainsi malgré les cadres législatifs locaux prenant en compte la durabilité du mode d’exploitation et la préservation de l’environnement, la réponse des élites villageoises ou des managers locaux concernant la durée des concessions est sans équivoque : « jusqu’à ce que les objectifs soient atteints » ou encore « jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de bois[9] ».

14Moins taxés et plus rentables, en moins de deux ans, les objectifs de production sont décuplés et les IPPK ont pris largement le pas sur les HPH. Soucieux d’assurer leur autonomie financière, les districts ont encouragé le mouvement. De même, pour les communautés villageoises, la forêt est passée brutalement du statut de « source de subsistance » à celui de « source de revenu ». Villageois et notables ont su tirer parti du changement pour réclamer leur part du gâteau et sont devenus des acteurs à part entière de l’exploitation des ressources naturelles locales.

15Ainsi, pour ses observateurs, la décentralisation promeut et assure aux régions riches en ressources naturelles une gestion autonome et un retour de ses bénéfices [10]. Théoriquement, les communautés ont tout à gagner avec le nouveau système, ce qui explique l’attraction qu’exercent les IPPK et la facilité avec laquelle les compagnies obtiennent le plus souvent les permis d’exploitation. Pourtant, en raison d’un montant de redevances jugé dérisoire, de la faible implication directe des communautés dans l’exploitation forestière, du rôle d’alibi qu’on leur fait jouer et d’une importante captation des revenus par les élites, les IPPK n’ont qu’un impact économique limité sur les communautés forestières [11]. Il n’en va malheureusement pas de même pour les impacts écologiques. En effet si le reboisement, sous forme de conversion des terres, est prévu dans les textes celui-ci est rarement mis en œuvre.

16Dans la réalité, l’impact écologique de l’exploitation forestière par les IPPK s’avère désastreux. Contrairement aux grandes concessions HPH, les entreprises contractantes des IPPK sont de faible taille, elles ne disposent que rarement de personnel compétent et de matériel performant. La durée de vie réduite (12 mois) de l’autorisation [12] ne favorise pas une exploitation durable. Pour éviter les coûteux frais de prolongation de l’autorisation, les contractants ont tendance à accélérer le mouvement et à accroître le taux de prélèvement pour rentabiliser leur investissement.

17Une étude comparative [13] entre deux HPH et trois IPPK dans le district de Malinau (Kalimantan Est) confirme que les IPPK prélèvent 9 fois plus de grumes de diamètre inférieur à 50 centimètres que les HPH ; ils endommagent 4 fois plus d’arbres que les HPH lors de l’exploitation ; et ils prélèvent 2,3 fois plus d’arbres à l’hectare.

18Connaissant l’ampleur des prélèvements et les dégâts habituellement causés lors de l’exploitation par les HPH [14], le constat ci-dessus permet d’établir que les concessions IPPK sont très dommageables pour l’environnement : créant un risque d’incendie pour des régions épargnées jusqu’alors, provoquant l’érosion des sols et atteignant à la faune aquatique des nombreuses rivières, diminuant les ressources animales et végétales, etc.

19Pour l’instant, seules des institutions internationales (de recherche, de développement, ONG) et leurs relais locaux se préoccupent des conséquences néfastes de l’autonomie régionale sur la gestion des ressources naturelles. Au niveau local, leurs fréquentes mises en garde ne sont accueillies qu’avec scepticisme ou indifférence. Ce qui n’est pas le cas de la définition des terres traditionnelles, de l’accaparement des ressources, de la forêt et des droits locaux ou « traditionnels » devenus de véritables enjeux et ressources pour les entrepreneurs politiques.

La forêt comme enjeu économique et politique local plus qu’écologique

20De fortes hiérarchies sociales, économiques et politiques héritées de l’histoire des migrations et des sédentarisations successives des populations existent entre les villages. Sur la rivière Bengalun, proche de la capitale du district – la ville de Malinau – et de l’embouchure du fleuve homonyme, Sesua et Batu Lidung sont les villages les plus importants en terme de population [15]. Ils appartiennent majoritairement à l’ethnie Berusu. Premier village sédentarisé et reconnu officiellement sur la rivière Bengalun, Sesua est considéré par ses voisins Berusu comme le « village aîné ». Géographiquement, cela se traduit par la taille des terres du village : près de 50 000 hectares, soit dix fois l’espace dont dispose Batu Lidung. Politiquement, c’est l’unique village de la vallée à avoir un représentant élu député à l’assemblée du district. Économiquement, il est le seul à héberger un exploitant forestier, même si celui-ci réside aujourd’hui en ville et ne se montre que rarement au village.

21Historiquement, le village a contrôlé les échanges commerciaux entre l’aval, débouché et demandeur de produits forestiers et l’amont, leur fournisseur. L’unique village en amont, Mangkuasar est composé d’une vingtaine de familles Punan, ethnie de chasseurs-cueilleurs nomades en cours de sédentarisation, considérée comme autochtone.

22Logiquement, dès que la possibilité fut offerte, le premier permis de concession IPPK accordé dans la région a été émis sur les terres de Sesua au nom de la compagnie de l’entrepreneur « local », « originaire » du village ; en réalité un entrepreneur d’origine chinoise marié à la fille de l’ancien chef de village, aujourd’hui devenu député. Témoignant de la nouvelle puissance des villages, les terrains furent concédés par deux fois pour un total de 1 500 hectares, avec l’accord requis et obtenu de la population, à l’endroit d’anciennes concessions HPH. Afin d’accroître son exploitation, l’entrepreneur est entré en contact avec le village « benjamin » de Batu Lidung. La population refusant d’allouer les terres qu’elle trouvait déjà trop étroites, les deux premières tentatives d’obtention des droits furent infructueuses. Cependant, comme on dit sur place, le « dumping » du député local invoquant le droit d’aînesse de son village d’origine et l’intérêt économique de l’entreprise pour la communauté Berusu finit par convaincre. Un troisième lot de permis, représentant 1 500 hectares, recouvrant presque entièrement le domaine « traditionnel du village » fut émis sur les terres de Batu Lidung.

23Conjuguant les permis accordés par les villages, une unique compagnie monopolise 30 permis IPPK de 100 hectares sur les rives de la Bengalun. Une filiale détient un quatrième ensemble de concession sur les terres de Mangkuasar. Si aucune signature d’un représentant Punan ne figure sur l’accord [16], la concession a pourtant la particularité d’être partagée sur les terres traditionnelles des deux villages. De même, elle partage les bénéfices entre eux, chacun recevant une moitié des compensations. Une répartition qui s’est par la suite réalisée par unité de chef de famille sur l’ensemble des deux villages. Sesua, dix fois plus peuplé que son voisin, reçoit donc en volume, bien plus que la communauté Punan sans que l’attribution du permis n’ait jamais fait l’objet de réunion au sein de cette dernière. En effet, l’entrepreneur avait pris soin d’engager les parties, et particulièrement le chef du village Punan, dans un système d’avances pécuniaires et d’emprunts afin d’obtenir le droit d’entrer sur la zone qu’il prévoyait d’exploiter. Le remboursement des prêts (perçus initialement par les Punan comme des dons) s’effectue sur les ressources forestières prélevées. « Qui aurait refusé ? », s’interroge encore le chef de village de Mangkuasar à l’heure où les villageois demandent des explications. Les stratégies populistes que mettent en œuvre les investisseurs en offrant des dons en nature ou en argent contraignent les communautés prises dans ce système de redevances.

24Dans les cas relatés plus haut, c’est à chaque fois un entrepreneur économique qui est à l’origine de la demande de mise en concessions d’exploitation. De manière générale, ces initiatives n’émanent que très peu des villages. Elles combinent tactiques populistes (distribution de nourriture, d’argent) et clientélisme politique. On constate alors que le poids des élites villageoises, signataires des permis, s’est accru, les populations restant dépendantes de ces dernières. Les dominations héritées du passé se traduisent avec une acuité renouvelée. Par exemple, les compensations versées par l’entrepreneur aux habitants de Sesua sont en moyenne quatre fois plus élevées que celles attribuées aux familles Punan.

25Plus inédite, il existe une stratification des rétributions, des « classes » selon lesquelles les chefs de famille touchent tout ou partie des rétributions, à l’intérieur même des communautés villageoises. Créant des lignes de fractures internes, l’appartenance à ces classes dépend de l’implication dans les travaux communs et célébrations du village, ainsi que de la lignée et de l’ancienneté de sa présence dans celui-ci. De nouvelles catégories hybrides apparaissent au sein des villages. Fondées sur l’autochtonie elles disjoignent les résidents permanents et les nouveaux arrivants. De même, les modèles et règles de la propriété foncière et de l’accès à la terre sont profondément chahutés. L’irruption de nouvelles opportunités dans la gestion des ressources fait naître des critères discriminant tel que l’autochtonie ou la participation au sein des villages.

26Curieusement, les communautés semblent moins concernées par l’impact écologique désastreux des IPPK qu’elles ne l’étaient par celui des HPH. La participation, même infime, aux bénéfices de l’opération – immédiatement engloutis dans des biens de consommation courante [17] – fait taire bien des récriminations. Qui plus est, en raison de la faible taille des concessions, leur impact écologique ne sera perceptible par les communautés que lorsque les IPPK auront exploité une partie conséquente du finage villageois.

27Pour l’instant, la grande majorité des villageois enquêtés n’a d’ailleurs qu’une vague idée de la localisation des concessions et encore moins des dégâts causés, du nombre d’arbres et de mètres cubes prélevés. Seule la promesse de conversion intéresse vraiment et fait l’objet de débat. À Sesua par exemple, beaucoup espèrent que les terrains concédés pourront être convertis en plantation d’huile de palme, synonyme de perte irréversible pour la diversité biologique et écologique pour les scientifiques, mais d’opportunités de travail, de ressources monétaires et de dividendes pour les villageois.

Le foncier et la tradition, des ressources politiques plus disputées que la biodiversité

28Avec l’autonomie régionale, la donne du secteur forestier a été complètement bouleversée. La reconnaissance de facto des droits fonciers permet aujourd’hui aux communautés de sortir du système dual dans lequel l’État supervisait de rares droits locaux reconnus. Les communautés villageoises agissent dorénavant comme les propriétaires des terres et ressources forestières et revendiquent sue la base de la tradition (adat).

29Souvent, les groupes dominants forgent des alliances stratégiques avec les populations les plus en amont car celles-ci possèdent des terres vastes et souvent peu exploitées. On observe alors de véritables processus d’avalement et de captation de certaines élites par d’autres. C’est le cas de certains villages Punan de l’amont qui, récemment sédentarisés, s’établissent directement dans des villages situés plus en aval. Le village d’accueil récupère, par cette présence, les vastes terres encore inexploitées de ses nouveaux habitants.

30L’instrumentalisation des compréhensions locales des droits fonciers sur les terres « traditionnelles » consacre les nouveaux sentiments de puissance et modes d’action locaux qui se caractérisent par une augmentation de la prise de parole dans la sphère politique. On assiste à une forte croissance des contestations et actions collectives de type manifestation ou barrage des routes forestières, consécutives de revendications personnelles (« vous, exploitant forestier, avez abîmé ma terre ») qui se règlent par des dédommagements financiers ou bien de conflits entre villages à propos de la définition géographique des terres « traditionnelles ».

31D’une autre manière, certains groupes perçoivent la redéfinition des villages comme une opportunité pour renvoyer des voisins non désirés, arrivés il y a trois ou quatre décennies, aujourd’hui plus entreprenants et économiquement plus puissants. C’est le cas de l’ethnie Tidung, traditionnel relais de l’administration coloniale et post-coloniale, aujourd’hui en rivalité avec les Berusu. Quelques individus réclamant ces droits n’ont même jamais vécu sur ces terres. Parmi eux, un particulier a même essayé de réclamer la totalité du district, mais son action a échoué devant le refus du bupati d’éditer le décret [18]. Comme pour l’attribution des concessions villageoises, les représentants des communautés locales se voient attribuer un nouveau rôle et émergent en tant qu’acteur de différenciation sociale. Celle-ci est liée au territoire (origine de naissance, temps de l’installation). Dans le même temps, des groupes historiques ou individus possédant une position sociale particulière à l’échelle du village déterminent l’histoire et la trajectoire sociale du terrain et de ses habitants.

32La compréhension et les représentations populaires des droits sur les terres coutumières sont, à l’instar des lois en vigueur, floues et fluctuantes. Leurs pratiques consacrent de nouveaux modes de justification et d’interprétation des lois. Par exemple, les communautés locales de la région croient que, suite à la décentralisation, la propriété de la terre leur est revenue. Les villageois indiquent que leurs droits sur la terre sont reconnus alors que c’est en réalité la capacité à réclamer les droits sur le foncier qui est légitimée par les textes. Dans les textes, les concessions HPH restent valides tant qu’elles n’ont pas été chevauchées par les IPPK. Pour faire valoir son bon droit, il faut des preuves.

33Une certaine surestimation (fondée mais exagérée) de la perception des opportunités et droits offerts par l’autonomie régionale permet aux élites locales de déterminer leurs prérogatives en matière de propriété foncière. De ce fait, émerge un second type de conflit au sein des villages du district où il existe, de manière récurrente, des désaccords sur l’autorité du ou des représentants du village. Le fait qu’ils retirent personnellement une part substantielle des revenus de l’exploitation forestière entraîne des rivalités internes aux communautés et la contestation des alliances hégémoniques en leur sein. Partout, ou presque, la légitimité des autorités locales (villageoise ou du district) sont en situation de compétition et doivent parallèlement s’enquérir des nouvelles aspirations des villageois.

34Pour l’instant, seul Sesua, sous l’impulsion de quelques individualités, et du fait de connections étroites avec les centres administratifs et donc un accès facilité aux informations, développe un registre de justifications sur les droits fonciers qui lie fortement l’identité du groupe au territoire. À travers celui-ci, les élites locales construisent leur légitimité et peuvent justifier de leurs pratiques sur le territoire. Ainsi, l’actuel député local a d’abord effectué un travail de formalisation et d’écriture des droits traditionnels de sa communauté – une entreprise inédite au niveau du district – puis l’a socialisé aux différentes communautés Berusu de la région.

35Par ces différents positionnements au niveau du village, de la communauté coutumière et, plus largement, dans les différents réseaux politiques locaux, l’image donnée est celle d’un père qui prend en charge l’avenir de ses enfants. Au village, l’entretien de cette image se manifeste par exemple par le financement d’une nouvelle « maison communautaire » pour l’ensemble du groupe ethnique dispersé dans une demi-douzaine de villages de la région. Faisant de Sesua le centre de la communauté Berusu, il devient un personnage incontournable concernant les décisions foncières. Mais pas seulement. Ainsi, au cours des célébrations rassemblant l’ensemble de la communauté, l’ancien chef de village, aujourd’hui député, a organisé les festivités et l’inauguration de la maison des traditions. Durant les fêtes, après avoir dirigé une prière catholique, les présages lus dans les entrailles d’un cochon égorgé lui ont été favorables et il a été félicité publiquement par l’oracle pour son travail d’exploitation forestière et le fait d’œuvrer pour la communauté. L’ensemble des villageois présents a suivi l’approbation.

36Les registres de justification touchant au foncier, et par ricochet à l’utilisation des terres et donc à la biodiversité, sont donc complexes et multiples. Ici, le religieux, le coutumier et la représentation politique sont mobilisés pour justifier de la légitimité individuelle sur le groupe et par extension, sur le territoire et les ressources qu’il contrôle. Inédites jusqu’alors, les opportunités offertes par l’exploitation forestière multiplient les lieux et instances de pouvoir et de légitimité à investir.

37De manière générale, devant l’incroyable enchevêtrement des histoires des migrations et des droits locaux, personne n’est à l’abri d’une revendication sur les terres qu’il occupe, cultive ou sur lesquelles le groupe chasse actuellement. Les groupes qui ont migré durant la période de réinstallation des villages en aval, dans les années 1960 et 1970, se sentent particulièrement vulnérables aux définitions de l’adat basées sur la présence historique des groupes sur les territoires. En effet, les groupes que le gouvernement a fait migrer à cette époque ont quitté leurs terres d’origine. D’autre part, des groupes comme celui des Berusu, installés à partir du milieu du 20e siècle dans la région ont, depuis le début, revendiqué en premier lieu des droits sur « leurs » terres traditionnelles. La pression mise par ces premiers résidents sédentaires de la région, mieux informés et mieux relayés par l’administration, est opposée à la réalité du peuplement autochtone des populations nomades dépourvues de relais aux pouvoirs locaux. Les conséquences sont de vifs conflits entre les villages. La plupart d’entre eux considèrent les débats et le processus d’attribution des terres non clos. Le gouvernement local, quant à lui, confesse que les revendications liées à l’histoire locale seront difficiles à résoudre sans froisser de nombreux groupes de la région.

Décentralisation et biodiversité, quels effets ?

38Après des décennies de promotion d’une conservation stricte, pointant – par exemple – les activités destructrices des paysans essarteurs, le paradigme scientifique a évolué et admet que les forêts tropicales ne peuvent être conservées sans l’implication des « communautés locales » qui y sont installées. Les peuples forestiers sont considérés comme une garantie de l’utilisation durable des milieux forestiers et de la conservation de la biodiversité [19]. Les pratiques locales deviennent des objets dignes de considération par les politiques internationales et les bailleurs de fonds : elles font partie des solutions et ne sont plus simplement des problèmes. Ce renversement des perceptions accompagne aujourd’hui l’émergence du discours global sur la nécessité d’une meilleure prise en compte des droits des populations forestières.

39Aux niveaux nationaux, les politiques forestières des pays du sud intègrent progressivement cette composante, en donnant davantage de droits aux communautés locales et plus de légitimité à leurs pratiques. Elles collaborent avec les bailleurs de fonds pour la mise en œuvre de réformes politiques par le biais de projets visant à renforcer le rôle des communautés locales dans l’aménagement des milieux forestiers, et plus globalement par la mise en œuvre de programmes de décentralisation et de dévolution de pouvoirs aux échelons infraétatiques.

40À l’échelle locale, on peut observer que la gestion de la biodiversité fait l’objet de luttes politiques, notamment sur l’établissement d’un régime de règle régissant ses usages et droits. Devenues ressources politiques, ces règles et pratiques se rattachent, pour un seul ou pour différents acteurs, à plusieurs registres scientifiques, institutionnels ou idéologiques s’entremêlant ou s’opposant : dévolution des pouvoirs aux populations locales et/ou institutionnalisation des régimes de propriété ne coïncident pas forcément dans leurs effets sur l’utilisation ou non des ressources.

41Dans le cas étudié, la délégation de pouvoir aux communautés, ne semble pas plus efficace que l’approche conventionnelle en matière de conservation des ressources. Une des raisons est sans doute que la participation véritable représente encore l’exception et non la règle.

42Si l’impact économique des nouvelles concessions forestières de type IPPK est insensible pour un ménage villageois, ses incidences écologiques sont désastreuses pour l’avenir et la durabilité de la communauté villageoise encore dépendante des ressources forestières. Comme la gestion de la biodiversité en générale, celles-ci ne font pourtant que rarement l’objet de débat. Les villageois étant plus préoccupés par leurs problèmes fonciers, leurs revendications territoriales et celles de leurs voisins.

43La conservation de la biodiversité, qui ne procure que des avantages futurs, souvent mal définis et de nature immatérielle, voire sans valeur monétaire directe, tend à être sous estimée par les communautés. Aussi, elles peuvent logiquement la considérer en conflit avec leurs propres aspirations au développement. Si les populations locales peuvent très bien espérer retirer, à la marge, des avantages matériels et un meilleur niveau de vie de la gestion communautaire des forêts, cet objectif n’est pas toujours compatible et ne garantit en rien sa durabilité. Le problème de la disparition des forêts ne sera donc pas résolu en offrant aux ruraux pauvres des incitations économiques supplémentaires et en leur transférant uniquement de plus en plus de responsabilités, mais en créant d’autres opportunités plus intéressantes.

Notes

  • [1]
    N. L. Peluso, Rich forest, poor people. Resource control and resistance in Java, Berkeley - Los Angeles, Univ. of California Press, 1992 ; M.R. Dove, « The theory of social forestry intervention. The state of the art in Asia », Agroforestry Systems, n° 30, 1995, p. 314-340.
  • [2]
    Article 8j de la convention de la diversité biologique.
  • [3]
    J.-P. Chauveau et al., « La pluralité des normes et leurs dynamiques en Afrique », in W. Gérard (dir.), Inégalités et politiques publiques en Afrique, pluralité des normes et jeux d’acteurs, Karthala - IRD, Paris, 2001.
  • [4]
    Sur ce sujet, on peut lire G. Michon et al., « The Damar agroforests of Krui, Indonesia. Justice for forest farmers », in C. Zerner (dir.), People, plants and justice. The politics of nature conservation, Columbia Univ. Press, New York, 2000, p. 159-204.
  • [5]
    Hak Pengusahaan Hutan, droit d’exploiter la forêt.
  • [6]
    L’unique droit à revendiquer restait celui de la « mise en valeur » non forestière, incitant ainsi les populations à convertir la forêt en terres agricoles (F. Durand, Les Forêts en Asie du Sud-Est, Recul et Exploitations. Le cas de l’Indonésie, L’Harmattan, Paris, 1994).
  • [7]
    Ainsi, sur les 80 % des revenus de la pêche, de la forêt et des mines perçus par le gouvernement provincial, 32 % sont alloués aux districts et aux municipalités concernés par l’activité d’extraction, 32 % aux autres districts de la province et 16 % au gouvernement provincial.
  • [8]
    HPHH (Hak Pemungutan Hasil Hutan, ou droit d’exploitation des ressources forestières) et IPPK (Izin Pemungutan dan Pemanfaatan Kayu, droit d’extraire et d’utiliser le bois).
  • [9]
    Entretien avec le manager IPPK à Batu Lidung.
  • [10]
    Voir par exemple A. Dormeier-Freire et J.-L. Maurer « Le dilemme de la décentralisation en Indonésie », Archipel, n° 64, 2002, p. 255-287.
  • [11]
    P. Levang et al., (à paraître), « Impact de la décentralisation sur la gestion des ressources forestières en Indonésie. Études de cas à Kalimantan-Est », Anthropologie et Sociétés, n° 29-1, 2005.
  • [12]
    Et sans perspective de retour sur la concession après régénération forestière.
  • [13]
    H. Iskandar et al., (à paraître), « A comparison of damage due to logging under different forms of resource access in East Kalimantan, Indonesia », Forest Ecology and Management.
  • [14]
    F. Durand, op. cit.
  • [15]
    Respectivement 150 et 70 familles, soit environ 1 000 et 500 personnes.
  • [16]
    À cette occasion, l’entrepreneur « local » Berusu aurait lui-même dessiné les plans des terres qui revenaient au village de Mangkuasar.
  • [17]
    P. Levang et al., op. cit.
  • [18]
    C. Barr et al., 2001, The impacts of decentralisation on forest-dependant communities in Malinau District, East Kalimantan, CIFOR, Bogor, p. 33.
  • [19]
    G. Michon, 2002, « Du discours global aux pratiques locales, ou comment les conventions sur l’environnement affectent la gestion de la forêt tropicale », in J.-Y. Martin (dir.), Développement Durable ? Doctrines, pratiques, évaluations, IRD Éditions, Paris, p. 183-203.
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