Notes
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[1]
Julie Coquart, « Biodiversité : les racines du mal », Le journal du CNRS, n° 180, 2005, p. 20.
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[2]
André Micoud, « En somme, cultiver tout le vivant », in M.-H. Parizeau (dir.), La Biodiversité : tout conserver ou tout cultiver ?, De Boeck Université, Bruxelles, 1997, p. 137-151.
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[3]
Jean-Marc Drouin, « Linné et l’économie de la nature », in D. Hue (dir.), Sciences, techniques et encyclopédies, Paradigme, Caen, 1993, p. 147-158.
-
[4]
C’est en 1793 que sont rédigés les statuts du Muséum national d’histoire naturelle de Paris.
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[5]
Rappelons que pour Sigmund Freud, un symptôme est comme un texte qui reste incompréhensible tant que l’on n’a pas trouvé le contexte au sein duquel il prend sens.
-
[6]
Charles S. Peirce, Écrits sur le signe (traduction française et préface de G. Deladalle), Seuil, Paris, 1978.
-
[7]
Edgard O. Wilson (dir.), BioDiversity, National Academy Press, Washington, 1988.
-
[8]
Alors que, dans un premier temps, E.O. Wilson trouvait ce ternie too glitzy, il devait admettre plus tard qu’il lui plaisait qu’il fût maintenant aussi complètement intégré (thoroughly ensconced). (David Takacs, The idea of biodiversity. Philosophies of paradise, John Hopkins Univ. Press, Baltimore - Londres, 1996, p. 34-40).
-
[9]
Gilles Seutin, « La diversité en biologie », in M.-H. Parizeau (dir.), La Biodiversité : tout conserver ou tout cultiver ?, De Boeck Université, Bruxelles, 1997, p. 7-36.
-
[10]
Marcel Jollivet, « L’Institut français de la biodiversité », Natures, Sciences, Sociétés, vol. 12, n° 2, 2004, p. 213-215.
Questions à propos d’un titre en forme de question
1Le titre donné à cet article est celui de la commande que m’a faite la revue pour ce numéro consacré à la dite biodiversité. Commande et titre que j’ai donc acceptés tels quels. Il est pour le moins curieux toutefois que ce soit à un sociologue que l’on pose cette question. En laissant provisoirement de côté l’aspect quelque peu facétieux introduit par l’adverbe de temps « encore », on peut s’interroger en effet sur le point de savoir pourquoi c’est à un spécialiste des œuvres humaines que la question est adressée quand on s’attendrait bien plutôt à ce qu’elle le soit à un naturaliste ?
2Sauf que, à peine s’essaye-t-on à deviner l’intention des commanditaires, qu’il apparaît aussitôt que, si facétie il y a dans l’introduction de l’adverbe « encore », peut-être est-elle déjà présente dans la question toute simple : « la biodiversité est-elle naturelle ? »
3Imaginons d’abord ce qu’un naturaliste pourrait répondre à cette dernière question. À n’en pas douter que la biodiversité regroupe deux ensembles ou comporte deux formes, une forme naturelle certes, au sens de présente dans la nature sans que l’homme y soit pour quelque chose, mais aussi une forme domestique qui résulte de l’action millénaire des sociétés humaines qui, par les multiples actions de transport, de culture, d’acclimatation, d’hybridation, de sélection, tant sur les végétaux que sur les animaux, ont produit des races, variétés et cultivars innombrables. Ce qui, en substance, reviendrait plutôt à dire que la biodiversité a pu être seulement naturelle dans des temps fort anciens, mais que rigoureusement parlant, elle ne l’est plus complètement tout à fait aujourd’hui dans la mesure où l’action humaine est venue lui en adjoindre une autre. Supposons maintenant que notre naturaliste soit incité à pousser son raisonnement ; à la question « la biodiversité est-elle encore naturelle ? » on peut raisonnablement penser qu’il répondrait « oui, mais peut-être plus pour bien longtemps » (à mesure que Homo sapiens sapiens devient ultra-dominant).
4Remarquons cependant qu’à faire parler ainsi notre naturaliste de fiction, on a entériné la coupure qu’on suppose être consubstantielle à sa spécialité et qui sépare radicalement l’espèce humaine de toutes les autres : si en effet les vivants actuels, regroupés sous le titre d’espèces domestiquées au sens large du terme, méritent ainsi un classement à part (en tant qu’ils résultent de l’ensemble des interventions qui sont le fait de cette espèce singulière), c’est donc parce que la dite espèce singulière, Homo sapiens sapiens en l’occurrence, est elle-même classée à part au sein du monde des vivants.
5On sait pourtant que c’est bien plutôt pour son rôle de destruction que pour celui de création qu’il est question d’une spécificité de l’espèce humaine dans les propos actuels sur la biodiversité. Contrairement aux cinq crises précédentes, nous dit-on, « celle-ci est due en grande partie à l’action directe et indirecte de l’homme [1] ». Or, il me semble qu’une grande partie des apories actuelles traversant les propos sur la biodiversité tient à cette attention privilégiée accordée aux processus de destruction par rapport aux processus de création. Telle est en tout cas, l’intuition qui guidera la suite de ma réflexion dont un des objectifs – en faisant mine de répondre à la question posée – est de dépasser ces apories [2].
6On pourrait résumer les propos « naturalistiques » qui précèdent de la façon suivante : un, la biodiversité n’est pas que la biodiversité naturelle ; deux, mais la façon qu’à l’espèce humaine de se comporter avec cette part naturelle de la biodiversité est, en partie, à l’origine des menaces actuelles qui pèsent sur ces capacités de renouvellement. Ce qui veut dire, si l’on entend bien ce qui est dit, que la biodiversité est quelque chose qui, sous cette appellation-là, n’est venue à l’existence qu’en vertu précisément de la prise de conscience de ce problème. Où l’on voit pointer, enfin, le discours attendu du spécialiste des choses humaines : que la biodiversité est une construction sociale. Ce qui ne veut pas dire – pour rassurer les naturalistes – qu’il s’agirait par là de prétendre que la biodiversité n’existait pas, mais simplement que son existence n’est pas appréhendable indépendamment de l’histoire des régimes de son intelligibilité.
7Du coup, pour répondre à la question de savoir si la biodiversité est encore naturelle – question qui, par l’adverbe encore laisse précisément entendre qu’elle est une question qui relève de l’histoire, le sociologue, s’il veut rester dans le domaine de sa compétence, ne peut le faire qu’en transformant cette première question en une seconde : la biodiversité relève-t-elle encore de l’histoire naturelle ?
8Dire de la biodiversité qu’elle relève de l’histoire naturelle signifie qu’elle est l’objet d’un ensemble de savoirs qui, sous cet intitulé « histoire naturelle », d’une part est du domaine des spécialistes des choses de la nature lesquels, d’autre part, l’étudient sinon en excluant totalement, du moins en contenant à un rôle accessoire, le fait que l’humanité puisse y avoir un impact. La biodiversité – mais qui s’appelle alors « l’économie de la nature » (1749, C. Linné) ou « l’harmonie de la nature » (1814, B. de Saint-Pierre) et qui s’identifie à la prolificité du vivant et à la générosité du Créateur [3] – est l’objet d’un savoir séparé de celui qui est consacré à l’histoire « proprement dite » : celle que les hommes sont en mesure de faire. L’emploi du nom de Muséum [4] pour désigner en France l’institution consacrée à l’enseignement de cette histoire naturelle, atteste assez, me semble-t-il, de la prégnance de ce modèle qui, tout en séparant, d’un côté la nature et de l’autre les sociétés humaines, les appréhende l’une et l’autre sous ce même schéma de la succession temporelle. Comme si l’émergence de la conception moderne de l’histoire humaine qui en fait le résultat d’une action, ne se pouvait que sur le fond d’une autre sur laquelle l’homme n’a pas de prise.
9C’est qu’en effet, et contrairement à ce que cette appellation d’histoire naturelle peut laisser entendre à nos oreilles, il ne s’agissait pas vraiment, à cette époque, d’un savoir de la nature déjà orienté par la question de son histoire. Nous sommes, rappelons-le, dans des temps (fin 18e siècle) où les idées d’évolution n’avaient pas encore droit de cité dans le monde savant. Quand bien même la philosophie zoologique de Lamarck n’est pas loin (1809), la conception qui continue à prévaloir est celle du fixisme. Aussi bien, ce terme d’histoire naturelle n’est-il pas à entendre comme impliquant l’effort de comprendre la succession d’événements. Les savoirs qui s’y déploient, davantage sous le modèle du tableau systématique, ont bien plutôt pour horizon soit la description des lois d’une économie stable, soit l’illustration des bienfaits d’une harmonie perpétuelle créée d’un seul coup d’un seul.
10Certes, comme on le sait, toujours sous ce même nom d’histoire naturelle, cet ensemble de savoirs va peu à peu intégrer la question de l’évolution, ayant fait que la diversité de la nature présente résulte d’une histoire de très longue durée. Il n’en restera pas moins que, dans cette évolution, l’homme ne comptera toujours pour rien.
11Il est donc possible de répondre à la question transformée : non, la biodiversité ne relève plus de l’histoire naturelle dans la mesure où celle-ci, toute entière orientée vers la connaissance de la nature sans l’homme, exclue de son projet scientifique l’étude des effets de son intervention.
12D’où l’on tirera l’hypothèse que les conditions d’apparition de la biodiversité (de sa construction sociale, en tant que problème), se tiennent dans le moment où cette histoire naturelle, en rencontrant l’histoire humaine proprement dite, cesse d’exister en tant que telle. Ce qui veut dire que la biodiversité, comme le ferait un symptôme, révèle qu’un cadre d’intelligibilité nouveau est en train d’advenir qui peut lui faire une place [5].
De la « biodiversité » comme d’une expression que l’on peut comprendre de trois manières
13Considérer la biodiversité comme un symptôme consistera donc à la prendre en tant qu’expression singulière qui, apparue il y a quelques décennies, a permis de faire prendre en compte par nos contemporains le problème que constituerait pour les générations futures la mise en cause de la reproduction du processus vital à l’échelle de la planète toute entière.
14Pour cela, en spécialiste de la production des œuvres humaines qui prend très au sérieux le rôle que l’invention et la reconnaissance sociale très rapide de cette expression ont pu avoir dans la prise en compte du dit problème, je m’appuierai pour analyser cette expression sur les trois formes d’intelligentio (de compréhension) que la philosophie médiévale distinguait (et que Charles S. Peirce a plus ou moins repris à son compte dans sa théorie générale des signes [6]), à savoir : l’intelligence des choses sensibles, l’intelligence des choses rationnelles et l’intelligence des choses mystiques.
15Ce à quoi nous invite l’exercice de la première de ces formes d’intelligence consiste à considérer l’expression « biodiversité » pour ce qu’elle est en tant qu’objet de langage : un signifiant certes, mais plus encore, une figure rhétorique, c’est-à-dire un tour, une manière spécifique d’utiliser les ressorts de la langue pour lui faire produire un effet figuratif, dans l’ordre de l’imaginaire, de façon à faire ressentir, à faire comme « toucher du doigt », à émouvoir, à rendre imaginable, bref à atteindre son destinataire en tant qu’il est un être sensible, c’est-à-dire doté de sens et donc de sensibilité à son environnement (ici à son environnement acoustique). Selon cette première approche, on saisira donc le terme « biodiversité » comme une figure, c’est-à-dire comme un percept construit qui, mieux que l’énumération savante des diverses diversités génétique, spécifique et écologique, permet de figurer de façon plus économique et efficace le fait même de la diversité de la vie. En d’autres termes, la figure « biodiversité » fonctionne ici comme un slogan, ou comme une formule « attrape-tout » qui, quasi tautologique au demeurant, offre à tout un chacun une appréhension holistique propice aux mobilisations affectives.
16C’est dans ce même ordre du percept sensible que l’on pourrait ranger – du côté iconique et non plus rhétorique – les innombrables exemples d’illustrations imagées qui ne cessent de donner à voir la belle et bonne prolificité du vivant. On pense à cet égard au logo spiralé des parcs nationaux français qui, par la superposition surabondante des silhouettes des espèces, figure quelque chose comme « la galaxie du mouvement incessant de la vie ». Et n’en va-t-il pas de même avec tous ces films qui, du Microcosme à La marche de l’empereur en passant par Le peuple migrateur ne cesse de nous donner à voir la belle et bonne diversité du vivant ?
17Est-ce à dire alors que cette diversité du vivant n’était plus susceptible d’une appréhension naturelle (au sens « d’allant de soi ») pour qu’il faille inventer une nouvelle manière de la figurer ? Peut-être bien en effet qu’à la mesure de la distance prise par nos contemporains d’avec la connaissance sensible de la nature – celle qui est inhérente à sa fréquentation quotidienne alliée au rapport pratique qu’on entretient avec elle – la biodiversité était-elle en train de cesser d’être « naturelle » ? Et que, du coup, il faille que des médiateurs trouvent une manière nouvelle de la rendre à nouveau tangible ?
18Telle est bien en effet ce que nous apprend l’histoire concrète de la première apparition de ce terme : qui fût inventé par Walter G. Rosen, initiateur du Forum on BioDiversity qui s’est tenu aux États-Unis du 21 au 24 septembre 1986, sous l’égide de la National Academy of Sciences avec le concours de la Smithsonian Institution. Le succès en fut tel que, après l’édition de l’ouvrage issu de ce forum et intitulé simplement BioDiversity [7], alors que ce terme ne figurait pas dans la liste des mots-clés du Biological Abstract, quatre ans plus tard, il y apparaissait soixante-douze fois. Walter G. Rosen, physiologiste végétal, qui avait été à l’origine de cette nouvelle discipline mission-oriented au début des années 1980, à savoir la biologie de la conservation, était un de ces chercheurs qui, impliqués par la portée de leurs travaux, en souhaitaient une diffusion au-delà des seuls cercles académiques [8]. Ainsi, et en dépit des craintes de la très conservatrice National Academy of Science à l’endroit de l’emploi de ce vocable, c’est bien parce qu’il est un buzzword qu’il a permis à ces savants de faire partager leurs soucis.
19Mais, en tant qu’il ne s’adresse pas seulement à des êtres sensibles mais aussi à des humains dotés de capacité de raisonnement, le terme de « biodiversité » est aussi relevable du deuxième type d’intelligence. Ce n’est plus du signifiant dont il sera question ici mais du signifié : de quoi veut-on parler quand on parle de biodiversité ? Par-delà ce que le percept en suggère, comment va-t-on pouvoir s’y prendre pour concevoir ce vers quoi il fait signe ? La biodiversité fonctionne alors comme un quasi-concept ayant vocation à permettre d’articuler ensemble les différentes échelles à partir desquelles, jusqu’à présent, on conceptualisait les différentes diversités observables du vivant, à savoir les niveaux génétique, spécifique et écologique. Comme nous l’apprend encore l’histoire du mot qui la désigne, la biodiversité est née dans le sillage de l’invention de cette nouvelle discipline, la biologie de la conservation qui, dans les années 1980, se proposait d’allier l’écologie et la biologie de l’évolution. La biodiversité alors, parce qu’elle sert de langage commun à ces différents spécialistes (d’où ma manière de l’écrire avec un trait d’union), permet de les constituer potentiellement tous ensemble comme membres d’une même communauté. C’est-à-dire comme appartenant à cette scène unifiée à l’intérieur de laquelle vont pouvoir se déclarer et se réguler les controverses à son sujet (sur ses définitions, sa mesure, le sens et la vitesse de son évolution, etc.).
20Il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, d’exposer en détail comment ces multiples débats vont peu à peu instituer la réalité de la biodiversité. Tout au plus peut-on retenir que pratiquement rien n’y est établi de façon stabilisée qui ne repose sur un jeu de conventions extrêmement complexe et toujours en mouvement [9]. Au niveau génétique d’abord, si la mesure de la variation intraspécifique est basée sur la variation phénotypique, elle sera calculée à partir de l’analyse de la variance pour estimer l’importance relative de la variabilité intra et interpopulationnelle. Mais, si on souhaite mesurer la diversité génétique sur le matériel génétique lui-même, on l’estimera alors à partir des trois indices : le pourcentage des gènes étudiés qui sont variables dans la population, le nombre moyen d’allèles différents recensé pour chaque gène et le taux d’hétérozygosité. Plus complexe encore est l’estimation de la diversité spécifique puisque s’y opposent toujours deux conceptions à ce sujet : la conception « biologique » (une espèce est une entité démographiquement et évolutivement distincte parce que ces membres ne peuvent se reproduire hors de leur espèce), et la conception « phylogénétique » (qui met l’accent non plus sur la reproduction mais sur la différenciation des unités spécifiques et sur la parenté de leurs membres). Enfin, on pourrait penser que, parce qu’elle a été l’approche choisie par la conférence des parties à la convention sur la biodiversité, l’approche écosystémique ne pose pas de problème. Et pourtant, même si la définition légale d’un écosystème (art. 2 de la Convention) est acceptée par tous : « complexe dynamique formé de communautés de plantes, d’animaux et de mico-organismes et de leur environnement non vivant qui, par leur interaction, forment une unité fonctionnelle », les questions commencent quand il s’agit de s’entendre sur où débute et où s’arrête une « communauté ».
21Ainsi donc, bien plus qu’une simple expression forgée pour édifier la multitude, la biodiversité en tant que concept, dessine l’espace de la diversité des débats légitimes à son sujet et aussi le type de titre qu’il convient de pouvoir exhiber pour y avoir accès. Remarquons au passage, qu’à permettre cette extension par-delà ses découpages disciplinaires, la biodiversité est aussi le concept qui, parce qu’il vient renforcer le champ sémantique déjà pullulant des mots en bio (biosphère, biotope, biocénose, biodégradable, biophysique, produits bio, biocompatible…), contribue à ce qu’accède à la reconnaissance publique cette manière de rapporter l’ensemble des choses et des êtres existants à l’ordre du vivant. Ce n’est pas de naturo-diversité qu’il est question, mais bien de bio-logie.
22Enfin, comme l’atteste son inscription dans les multiples conventions internationales et lois et règlements des États, la biodiversité relève en troisième lieu de la compréhension des choses mystiques. Par ce terme devenu bien étrange à nos oreilles, la pensée médiévale désignait l’ensemble de ce que nous appellerions aujourd’hui les entités symboliques (ou fictions juridiques efficaces) par le truchement desquelles les êtres humains organisent leur vie commune. Approchée à l’aide de cette troisième forme de compréhension, la biodiversité apparaît non plus seulement comme percept, non plus seulement comme concept, mais comme précepte. La biodiversité, en tant qu’elle a été montrée comme étant en danger, en tant que l’existence de ce danger a été attestée de façon argumentée par les savoirs, est ce qui nous oblige à son endroit. Voilà pourquoi je l’ai orthographiée avec l’initiale majuscule dont elle est dotée chaque fois que c’est ce sens-là qui est en cause (comme dans la convention de Rio), et qui oblige le lecteur à une certaine révérence à son endroit. Instituée comme une sorte de réfèrent majeur, placée au-dessus de tout à partir du moment où c’est du maintien de son renouvellement que dépendent nos existences, la biodiversité accède alors bien au rang de ces choses que le Moyen Âge appelait mystiques et que nos philosophies disent transcendantes. C’est au nom de ce réfèrent à majuscule que vont être prises des résolutions engageant les communautés humaines d’aujourd’hui à se convertir à de nouvelles pratiques salvatrices.
23Bien entendu, ce que j’ai séparé ici artificiellement pour l’analyse, n’est qu’un pâle modèle du processus concret et historique par lequel, ces trois dimensions étant toujours strictement inextricables les unes des autres, a pu advenir la réalité de la biodiversité qui fait qu’aujourd’hui elle puisse être prise en compte. C’est parce que les savants ne sont pas que savants mais aussi impliqués comme citoyens, parce que les militants ne sont pas des idiots qui ne connaîtraient rien des controverses scientifiques, parce que les juristes et les diplomates peuvent vouloir servir des valeurs que, leurs efforts à tous se conjuguant, il est devenu possible que la biodiversité advienne sans que personne en particulier ne puisse s’en attribuer le mérite. Ce qui ne veut pas dire que la biodiversité n’existait pas avant que ce mot la désigne, mais simplement qu’elle ne comptait pas. L’œuvre humaine, à la fois collective et inassignable en quoi consiste sa désignation sous les trois formes qu’on vient de voir, est-ce par quoi elle a pu accéder au monde signifiant.
Immanence du moment symbolique au moment pratique
24Par les développements précédents, j’espère avoir réussi à montrer comment la biodiversité est quelque chose qui a pu en venir à être prise en compte dans l’ordre des œuvres humaines. Comment elle est quelque chose qui est venu prendre place dans nos représentations du monde. La question que je voudrais me poser maintenant est celle de savoir si cette prise en compte dans cet ordre-là, celui des représentations, aurait pu advenir si n’avait pas eu lieu un autre type de travail à même de la rendre possible. Un travail dont l’objet n’est plus la manière de désigner la biodiversité (pour la faire prendre en compte), mais la manière de compter elle-même qui a pu permettre non seulement que l’expression advienne mais qu’elle soit précédée d’un article défini. En d’autres termes, pour que la biodiversité ait pu advenir comme problème, encore a-t-il fallu que d’aucuns s’organisent pour faire converger leurs énoncés à son sujet qui parviennent à faire admettre qu’elle puisse être perçue comme une totalité, ce qui veut dire concrètement, comme une totalité sinon définissable mais du moins comptabilisable.
25Certes, comme on vient de le voir, cette comptabilisation est encore loin d’être aboutie – si tant est qu’elle puisse l’être un jour. Pour autant, je ne pense pas qu’il s’agisse là d’un argument dirimant. Bien plus que dans l’actualisation, c’est dans son projet que ce tient l’essentiel, en ce sens qu’il est celui qui oblige tous les laboratoires à s’aligner sur lui. Comptabiliser la nature et, beaucoup plus concrètement, numériser toutes les informations à son sujet, est bel et bien ce qui fait l’actualité du travail quotidien des multiples centres de recherche et innombrables conservatoires des ressources génétiques de par le monde. Ainsi, le seul Conservatoire national botanique du Massif Central peut-il faire état d’une base d’environ 2 100 000 données géo-référencées sur son territoire d’agrément au 1er janvier 2005 (10 départements répartis dans trois régions administratives, Auvergne, Rhône-Alpes et Limousin), et toutes accessibles dans sa base CHLORIS.
26La biodiversité, en tant qu’elle résulte de cet effort de connaissance mondialement distribué – qui a dû pour cela normaliser les manières de définir ces éléments constituants (voir le programme REFTAX de l’Institut français de la biodiversité (IFB), centré sur les référentiels taxinomiques [10]), est de fait de moins en moins « naturelle » (encore dans un autre sens), puisque constituée de références informatisées accessibles et partageables par toute la communauté de ceux qui s’y intéressent. N’est-il donc pas possible de dire que, loin que ses trois niveaux soient enfin intégrés, La biodiversité n’existe comme totalité qu’à la mesure de son uniformisation telle que l’outil informatique permet de la construire ? Un peu comme si ses trois niveaux (génétiques, spécifiques et écologiques) n’étaient réellement subsumés que comme les trois fichiers d’un même et unique dossier potentiel ?
27Enfin, par-delà les moyens techniques de son uniformisation actuelle, il faudrait peut-être aussi se demander si ce n’est pas en devenant La biodiversité, que celle-ci cesse (encore dans un autre sens) d’être naturelle. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Que plus un objet technique est évolué (« concret » dirait G. Simondo) et plus il est autonome et intégré dans son milieu qui, dès lors, devient par rapport à lui comme son écosystème. Reprenant l’idée maîtresse de Francis Bacon selon laquelle « on ne commande bien à la nature qu’en lui obéissant », la biodiversité (objet technique concret constitué par le réseau des savoirs biologiques en cours d’intégration) ne serait alors que la manière qui, en faisant de la nature vivante son milieu (et sa ressource), signale l’individuation en cours d’un nouveau système technique : celui de gestion du vivant.
28Ce que, bien entendu, on savait depuis le début en tant que, sérieusement, c’est bien ce qui affleurait derrière la plaisanterie de l’adverbe « encore ».
Notes
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[1]
Julie Coquart, « Biodiversité : les racines du mal », Le journal du CNRS, n° 180, 2005, p. 20.
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[2]
André Micoud, « En somme, cultiver tout le vivant », in M.-H. Parizeau (dir.), La Biodiversité : tout conserver ou tout cultiver ?, De Boeck Université, Bruxelles, 1997, p. 137-151.
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[3]
Jean-Marc Drouin, « Linné et l’économie de la nature », in D. Hue (dir.), Sciences, techniques et encyclopédies, Paradigme, Caen, 1993, p. 147-158.
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[4]
C’est en 1793 que sont rédigés les statuts du Muséum national d’histoire naturelle de Paris.
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[5]
Rappelons que pour Sigmund Freud, un symptôme est comme un texte qui reste incompréhensible tant que l’on n’a pas trouvé le contexte au sein duquel il prend sens.
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[6]
Charles S. Peirce, Écrits sur le signe (traduction française et préface de G. Deladalle), Seuil, Paris, 1978.
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[7]
Edgard O. Wilson (dir.), BioDiversity, National Academy Press, Washington, 1988.
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[8]
Alors que, dans un premier temps, E.O. Wilson trouvait ce ternie too glitzy, il devait admettre plus tard qu’il lui plaisait qu’il fût maintenant aussi complètement intégré (thoroughly ensconced). (David Takacs, The idea of biodiversity. Philosophies of paradise, John Hopkins Univ. Press, Baltimore - Londres, 1996, p. 34-40).
-
[9]
Gilles Seutin, « La diversité en biologie », in M.-H. Parizeau (dir.), La Biodiversité : tout conserver ou tout cultiver ?, De Boeck Université, Bruxelles, 1997, p. 7-36.
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[10]
Marcel Jollivet, « L’Institut français de la biodiversité », Natures, Sciences, Sociétés, vol. 12, n° 2, 2004, p. 213-215.