Couverture de ECOPO_027

Article de revue

Au-delà de la guerre, imaginer et construire la paix !

Pages 5 à 11

Notes

  • [1]
    E. Todd, Après l’Empire. Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, Paris, 2002.
  • [2]
    L’expression est de Bill Clinton, dans son Discours sur l’État de l’Union du 20 janvier 1997.
  • [3]
    J. Julliard, « Un crime contre l’Amérique », Le nouvel Observateur, n° 1999, 27 février au 5 mars 2003.
  • [4]
    E. Todd, op. cit., p. 31.
  • [5]
    J. Stiglitz, La grande désillusion, Fayard, Paris, 2002.
  • [6]
    PNUE, Global environment outlook 3, Washington, 2001.
  • [7]
    La première formule est de Paul Ricœur dans un article du quotidien Le Monde du 24 décembre 2002 ; la seconde de Louis Aragon dans une lettre à de Gaulle du quotidien Le Soir du 29 octobre 1944.
  • [8]
    M. Walzer, « La façon juste de dire non à la guerre », Le Monde, 30 janvier 2003.
  • [9]
    M. Weitzmann, Le Monde, 30 janvier 2003.
  • [10]
    Ibid.
English version

1Ils ont déjà le contrôle du FMI et de la Banque mondiale. Ils refusent de souscrire à des engagements internationaux pour soulager la planète. Désormais, au-delà de l’OTAN et en violant ce qui reste d’autorité à l’Organisation de Nations unies, les dirigeants américains ont décidé, seuls, la guerre totale contre l’Irak, État dirigé par un sinistre dictateur, bourreau de sa propre population, mais quasi insignifiant sur le plan géopolitique. Avec cette décision, les États-Unis ont clairement montré leur mépris de l’ONU, qu’ils avaient pourtant eux-mêmes contribué à fonder à San Francisco en 1945.

D’une guerre illégitime et dangereuse pour le monde...

2Il s’agit de remplacer l’ancienne force militaire défensive et de dissuasion par une puissance militaire offensive aux ordres de la Maison Blanche. Certes, la dissuasion ne se partage pas (De Gaulle), mais ce que recherche la dernière grande puissance mondiale va au-delà de ce constat stratégique : ce n’est rien d’autre que le dépassement du système de sécurité actuel par l’affirmation d’un nouveau pouvoir militaire, spatial et cybernétique, solitaire et hégémonique, sous la présidence d’un mystique illuminé. L’ancien système des Nations unies sera après cette guerre durablement affaibli.

3Cette nouvelle situation est paradoxale, car comme l’affirme Emmanuel Todd, « Les États-Unis sont en train de devenir pour le monde un problème, [alors que] nous étions plutôt habitués à voir en eux une solution[1] ». Leurs dirigeants apparaissent désormais comme le facteur majeur de désordre international, en exigeant de l’humanité entière qu’elle reconnaisse l’existence d’un « axe du mal », dont l’Irak serait l’une des pièces maîtresses à abattre aussi tôt que possible. Au-delà d’une légitime indignation, cette décision de guerre suscite plusieurs interrogations pressantes. La première est la suivante : pourquoi le pays qui dispose du plus imposant stock mondial d’armes de destruction massive s’acharne-t-il à dénier à un autre, l’Irak, le droit d’en posséder lui-même ? Parce que, nous dit-on, les États-Unis sont un État de droit et l’Irak un État voyou. Argument paradoxal et inconsistant lorsque le premier décide de ne plus respecter le droit international et se comporte lui-même comme le plus arrogant des États hors-la-loi du monde et perd, du même coup, toute légitimité à engager la guerre. La seconde relève une incohérence : à l’époque où les dirigeants américains ne voient plus de différence « entre leur politique intérieure et leur politique extérieure[2] », il y a une contradiction flagrante entre une politique relevant de l’État de droit à l’intérieur de ses propres frontières, et celle d’un État hors-la-loi en politique extérieure. Intervenant en Irak sans l’accord des Nations unies, ils s’abaissent eux-mêmes au niveau de ceux qu’ils prétendent corriger par les armes. Les effets de cette décision sont, dans l’immédiat, négatifs sur le terrain du droit international et sont aussi un crime contre la tradition de liberté que symbolise le peuple américain lui-même.

4Au nom de quel principe politique sera-t-il désormais possible de s’élever contre toute violation du droit international, alors que cette guerre a été décidée non par un État barbare ou une organisation terroriste puissante, mais par celui censé représenter le plus haut niveau atteint à ce jour par la civilisation humaine ? C’est bien d’un véritable retournement de civilisation qu’il s’agit, du « retour du monde de Kant à celui de Hobbes[3] ».

5En effet, les prétextes invoqués pour justifier cette guerre, en élevant le terrorisme au statut de force universelle institutionnalisent un état de guerre permanent à l’échelle de la planète, une sorte de quatrième guerre mondiale après la troisième (la guerre froide), comme si la puissance américaine avait besoin d’une tension permanente pour maintenir son hégémonie politique. S’agit-il là de la manifestation intelligente de l’hyperpuissance américaine, comme la qualifie l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine ou au contraire de la « stratégie du fou » qui consiste à se montrer sous le masque de l’irresponsabilité pour intimider d’éventuels adversaires ? Ou à l’inverse d’un signe du déclin relatif d’une grande nation, comme l’argumente Emmanuel Todd dans son dernier ouvrage ? Comment en effet expliquer le paradoxe selon lequel au moment même où le monde découvre la démocratie et apprend à se passer politiquement de l’Amérique, cette dernière subit un affaissement démocratique et « découvre qu’elle ne peut se passer économiquement du monde[4] » ? Une telle analyse concerne évidemment d’abord l’état des rapports internationaux qu’impose le système de production-consommation nord-américain : la liste de ses déficits commerciaux est tout aussi impressionnante que la dette américaine qui supporte ces derniers. Joseph Stiglitz [5], ex-économiste en chef de la Banque mondiale, va jusqu’à réaffirmer, après Keynes, qu’il est nécessaire de procéder à une régulation, mais aujourd’hui à l’échelle mondiale. Dans une économie mondiale déprimée, la tendance séculaire de l’Amérique à consommer plus qu’elle ne produit pourrait en effet être considérée alors comme un bienfait pour l’économie mondiale. La société américaine serait de ce point de vue devenue l’État régulateur des sous-ensembles sociopolitiques de la planète entière !
On doit noter que cette évolution impériale de l’économie et de la politique américaines est inacceptable du point de vue de la simple équité entre les peuples et totalement irresponsable au regard de l’impérieuse nécessité du maintien des régulations écologiques planétaires. Que penser d’une politique qui nous précipite, selon les rapports les plus officiels dans une situation caractérisée par l’effarante « dégradation de la qualité environnementale de la planète », tandis « qu’un cinquième de la population compte pour près de 90 % de la consommation mondiale[6] » ?

… à la gestation d’un monde nouveau ?

6Il n’est pas exagéré, dans ces conditions, de juger très périlleuse l’actuelle situation historique, dès lors que la politique de la plus grande puissance décide d’opposer aux peuples du monde une violence militaire et un égoïsme patriotique arc-bouté sur le maintien à n’importe quel prix de privilèges exorbitants et destructeurs. Destructeurs de toute condition écologique, sociale et politique d’un monde commun pour tous les humains. Mais peut-être aussi, contradictoirement, annonciateurs de bonnes nouvelles pour l’humanité.

7Toute situation politique nouvelle, aussi dramatique soit-elle, peut être à l’origine de changements difficilement prévisibles. Il n’en va pas autrement de cette guerre que rien n’aura pu empêcher, ni l’habileté et la justesse de la diplomatie française, ni une mobilisation sans précédent des peuples dans le monde, et tout particulièrement dans la vieille Europe. Quels enseignements positifs pour la pensée et l’action pouvons-nous tirer des six derniers mois de la vie politique mondiale ? Ils sont tout à la fois nombreux et encourageants. Tout d’abord, la puissance américaine n’a pas été capable de faire plier le seul organisme mondial ayant une quelconque légitimité en matière de droit international et, qui plus est, s’ouvre, pour la première fois depuis Yalta, une situation dans laquelle des gouvernements alliés du pouvoir américain ont été empêchés par leurs peuples d’obéir passivement aux ordres de leurs protecteurs. C’est ainsi qu’il faut comprendre la position indépendante qu’ont assumée plusieurs gouvernements dont les États sont membres du Conseil de sécurité des Nations unies : Chili, Mexique, Pakistan, ainsi que l’attitude courageuse de la quasi-totalité des pays africains et latino-américains.

8L’Europe et tout particulièrement le gouvernement français ont montré la voie d’une politique internationale qui ne soit pas dominée par les solutions de force, mais où prévaudrait la logique de la négociation. Une brèche a été portée dans la conviction follement dangereuse de la primauté de la force sur le droit, mais un coup aussi à la croyance archaïque dans l’efficacité des guerres de droit divin, croyance également partagée par les maîtres du terrorisme dans la mouvance islamiste de Ben Laden et par les apologistes de la guerre juste contre l’axe du mal qui est la bible de Bush et de ses proches. Qui plus est, le déclenchement de la guerre a déjà provoqué une révolte morale des plus jeunes générations qui s’insurgent contre l’avenir barbare qu’elle préfigure.

9Plus important encore, l’Europe a pour la première fois joué un rôle mondial avec des pays du Sud, autrement dit entrouvert la voie à la création d’un nouvel axe pour une coopération Nord/Sud se dégageant des vieux réflexes néocolonialistes et impérialistes : ce qui avait été l’une des vagues promesses non tenues de Cancun, il y a vingt ans déjà, peut prendre consistance si les peuples prennent conscience de la possibilité offerte de ne plus accepter d’être les otages d’une politique inhumaine. Il s’agit d’un principe très ardu à mettre en pratique dans la légalité internationale : comment imposer à l’État le plus puissant du monde, et cela, bien entendu, sans un recours à la force totalement irréaliste, le respect du droit défini par la communauté des nations ?
Cette crise a aussi marqué, d’une certaine façon, la fin de la diplomatie secrète. Les manœuvres visant à briser l’émergence d’un pôle européen démocratique qui fasse front à l’unilatéralisme américain ont toute chance d’aboutir à un effet inverse à celui escompté. On peut l’imaginer en observant les difficultés que rencontre dès aujourd’hui Tony Blair dans son propre pays et dans son propre parti. Déjà, le gouvernement canadien a pris ses distances avec la décision unilatérale de Bush, son proche allié. Qui ne peut comprendre qu’au delà des premiers succès faciles de la Blitzkrieg contre Saddam Hussein et qui aboutiront rapidement à la chute espérée du dictateur sanglant, d’immenses difficultés vont surgir avant l’aboutissement d’heureuses solutions politiques en Irak même et dans tout le Moyen-Orient ?
À nous de travailler intelligemment à l’élaboration d’une culture laïque dans les relations internationales, d’une culture libérée des fantasmes archaïques qui animent les porteurs de mort, les frères jumeaux : ceux qui, dans l’Amérique profonde, veulent la guerre avec Bush contre l’axe du mal et les terroristes qui, en terre d’Islam, sont les justiciers purificateurs d’Al Quaïda. La réflexion écologique peut être, dans ce contexte, l’un des leviers pour réconcilier enfin la population mondiale avec elle-même, dans une perspective de justice et de paix planétaire et durable, seule issue concevable aux dramatiques sursauts d’un monde en proie à une crise sans fin.

Imaginer et gagner la paix !

10Ce doit être l’œuvre de notre revue de contribuer à toute réflexion en ce sens et de se retrouver dans notre pays au cœur d’un consensus qui est le produit d’une tradition historique séculaire, celle de l’Europe des États de droit et du projet humaniste de paix perpétuelle. Si l’on peut comprendre les positions pro-américaines des dirigeants polonais ou tchèques, encore sous le traumatisme de la domination russe, encore faut-il leur rappeler que la démocratie dans leurs pays n’a pas été conquise par les chars et les bombardiers américains. Quant au rejet des positions de la diplomatie française dans notre propre pays, il n’est le fait, en définitive, que d’un petit nombre de personnalités, incapables d’admettre l’idée d’être pour une fois du même côté que la France et son président.

11Il est désormais nécessaire d’imaginer la paix, impératif de la gagner [7]. Si le terrorisme a produit les éléments les plus récents de la détérioration de la guerre conventionnelle, il se situe, comme l’a montré Paul Ricœur, dans une tradition séculaire de dégradation : croisades, guerres coloniales, Seconde Guerre mondiale d’extermination sont quelques-uns des paliers historiques de cette dernière. Ce vieux fond historique resurgit dans la guerre de l’axe du bien de Bush contre celui du mal de Ben Laden, la guerre de l’inspiré de Dieu président des États-Unis, et dans celle des fous de Dieu d’Al Quaïda, qui ne sont identifiables à aucun État.

12En réponse à cette dégradation, les entreprises collectives et institutionnelles de maintien de la paix ont commencé à prendre corps au XXe siècle, comme l’avait anticipé Emmanuel Kant dans son projet de paix perpétuelle. L’effondrement du système soviétique et la disparition d’un ennemi identifiable n’ont pas arrêté la technoscience dans sa quête permanente d’armes de plus en plus sophistiquées ; plus encore, ils ont aggravé la disparité de la répartition de la puissance militaire dans le monde. La guerre anglo-américaine contre le peuple irakien a montré qu’en dépit du beau préambule de la Charte des Nations unies « Nous les peuples du monde », rien ne pouvait, pour l’instant, arrêter la guerre décidée par les plus puissants. C’est dans ces conditions qu’il nous faut désormais, comme le propose Paul Ricœur, « imaginer la paix » ou encore, comme l’écrit Michaël Walzer, chercher « La façon juste de dire non à la guerre[8] ». Il ne s’agit pas de céder aux clichés infantiles du pacifisme, « oui à la paix, non à la guerre ». Ces derniers reposent en effet sur l’image rassurante mais fausse, et qui légitime d’ailleurs aussi dans l’opinion l’idéologie sécuritaire selon laquelle nous aurions vécu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans un monde paisible, pacifié par l’Occident. Ce monde était fondé sur l’équilibre de la terreur, le coup d’État et l’oppression des peuples, polonais, hongrois par la puissance soviétique ; chilien, vietnamien, moyen-orientaux par la puissance américaine. C’est d’ailleurs dans ce cadre que les dirigeants américains et leurs alliés avaient fourni des armes à Saddam Hussein et financé les hommes de Ben Laden en Afghanistan durant la guerre contre la défunte Union soviétique. C’est dans ce contexte que la rapacité impérialiste des États-Unis vis-à-vis du pétrole est un argument particulièrement pauvre comme première explication de la guerre faite au peuple irakien. Il est plus sérieux d’examiner l’argumentation de Paul Wolfowitz qui a clairement défini le double but de la prise de contrôle des puits de pétrole irakien : réduire le poids du régime saoudien, tenu pour responsable du financement des réseaux d’Al Quaïda ; et créer en Irak une dynamique économique libérale, sur le modèle américain, et annonciatrice à long terme d’un Moyen-orient sous hégémonie anglosaxonne. Si « La sécurité est le plus grand ennemi des hommes », comme le déclame Hécate dans Macbeth, il faut bien comprendre que nous sommes passés de la sécurité assurée par l’équilibre de la terreur « à l’ère de la terreur déséquilibrée[9] », et que nul ne peut nous plonger dans le chaos, puisque nous y sommes déjà, comme l’écrit encore très justement Marc Weitzmann, qui conclut : « Un Talleyrand aurait dit à Bush qu’il devait regarder, derrière l’ombre ténébreuse de Saddam, le reste du monde islamique où le sentiment de défaite peut déboucher sur la terreur de la vengeance. Mais Talleyrand n’a pas su retenir Napoléon non plus[10] ».
Nous voici donc revenus à la nécessité d’imaginer la paix et à la responsabilité d’y œuvrer pratiquement pour le long terme, durablement. Cela n’est guère concevable sans l’analyse précise du lien étroit entre la nature de l’économie capitaliste en ce début de XXIe siècle et les ressorts politiques profonds de cette guerre. Ainsi pourrions-nous avec Paul Ricœur « imaginer l’état de paix comme l’exact contraire de la peur de la mort violente, qui suscite toutes les formes d’attaque anticipées ». Et aussi travailler à ce qu’il nomme l’optatif de la tranquillité, cela dans l’acceptation calme des différences humaines à l’échelle de la biosphère, notre Terre humaine ; cela encore dans le respect de cette dernière dont nous ne saurions poursuivre indéfiniment le viol permanent, sans courir le risque de notre propre disparition, non seulement en tant que genre, mais aussi comme espèce.
Le 20 mars 2003, première nuit de la guerre contre le peuple irakien


Date de mise en ligne : 01/07/2011.

https://doi.org/10.3917/ecopo.027.0005

Notes

  • [1]
    E. Todd, Après l’Empire. Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, Paris, 2002.
  • [2]
    L’expression est de Bill Clinton, dans son Discours sur l’État de l’Union du 20 janvier 1997.
  • [3]
    J. Julliard, « Un crime contre l’Amérique », Le nouvel Observateur, n° 1999, 27 février au 5 mars 2003.
  • [4]
    E. Todd, op. cit., p. 31.
  • [5]
    J. Stiglitz, La grande désillusion, Fayard, Paris, 2002.
  • [6]
    PNUE, Global environment outlook 3, Washington, 2001.
  • [7]
    La première formule est de Paul Ricœur dans un article du quotidien Le Monde du 24 décembre 2002 ; la seconde de Louis Aragon dans une lettre à de Gaulle du quotidien Le Soir du 29 octobre 1944.
  • [8]
    M. Walzer, « La façon juste de dire non à la guerre », Le Monde, 30 janvier 2003.
  • [9]
    M. Weitzmann, Le Monde, 30 janvier 2003.
  • [10]
    Ibid.
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