Notes
-
[1]
A. Ibn Khaldoun, Le voyage d’Occident et d’Orient, Actes Sud, Arles, 1995, p. 148-149.
-
[2]
G. Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Seuil, Paris, 1985.
-
[3]
M. Douglas, Purity and Danger. An Analysis of the Concepts of Pollution and Taboo, Routledge, Londres, 2002, p. 62, notre traduction.
-
[4]
H. Rolston III, A New Environmental Ethics. The Next Millenium for Life on Earth, CRC Press Book, Boca Raton, 2011, p. 11, notre traduction.
-
[5]
Dans les années 1970, l’Égypte enfermait encore dans des camps militaires les lépreux et on a empêché sœur Emmanuelle de leur rendre visite… parce qu’elle était étrangère. C’est alors que le nonce apostolique au Caire lui a suggéré de s’occuper des zabalin qui étaient la catégorie sociale la plus méprisée, après les lépreux et les gens « sales », voire « les danseuses du ventre, les usuriers, les prostituées et les pleureuses professionnelles », d’après P. J. Furniss, Metaphors of Waste Several Ways of Seeing « Development » and Cairo’s Garbage Collectors, thèse de doctorat, University College, Édimbourg, 2012.
-
[6]
S. Barles, La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIIIe-XIXe siècle, Champ Vallon, Seyssel, 1999.
-
[7]
De passage au Caire en 1988, je tenais à visiter une ancienne mosquée historique dans la vieille ville. J’avais en main un plan parfaitement clair indiquant sa position, dressé par un architecte. Ne parvenant pas à la trouver, je me suis adressé à un petit épicier qui me la montra. La mosquée était désaffectée et les gens avaient tellement jeté de déchets que sa porte avait disparu derrière leur amoncellement. J’ai pu quand même y entrer car, serviable, le boutiquier m’avait prêté son échelle pour que je puisse passer par-dessus la montagne de résidus ménagers.
-
[8]
Participant aux manifestations de janvier-février 2011, le grand écrivain égyptien Alaa al-Aswany, auteur du best-seller L’immeuble Yacoubian, rapporte qu’une manifestante de la place Tahrir lui a poliment demandé de ramasser le mégot qu’il venait de jeter par terre.
-
[9]
« Révolution civilisée » n’est pas sans rappeler l’obsession des Égyptiens pour les questions de propreté, obsession que matérialisait, dès 1927, le Musée de l’hygiène du roi Fouad (1868-1936) dont la visite était obligatoire pour tous les écoliers.
-
[10]
P. J. Furniss, op. cit.
-
[11]
Dans ce but, Morsi et les Frères Musulmans mobiliseront, bien entendu, la religion et les religieux rabâchant des hadîths (dits du prophète Mohammed), du type « Être musulman, c’est être propre », que calligraphient tous les écoliers d’Égypte dès leur plus jeune âge. Ce qui n’a jamais permis de nettoyer les rues du Caire du fait de la carence des autorités de la ville (gouvernorat).
-
[12]
F. Bobin, « À Tunis, les chiffonniers sortent de l’ombre », Le Monde, 28 mai 2019.
-
[13]
Le terme de « pollution » (talawith) a plus d’écho et de signification pour les Cairotes que celui d’« environnement » (mouhit).
-
[14]
A. Raymond, Le Caire, Fayard, Paris, 1993, p. 333.
-
[15]
Ibid., p. 343.
-
[16]
Le maréchal Sissi a décidé la construction d’une nouvelle capitale administrative de dimensions pharaoniques située à une cinquantaine de kilomètres du centre du Caire. Il compte s’y installer en 2020. Pour beaucoup d’urbanistes, elle est vouée à l’échec car il est probable qu’elle risque d’être avalée par l’expansion constante du Caire. On ne sait pas encore si le ramassage des ordures de la nouvelle cité sera un service public ou pas.
-
[17]
En 2009, le documentaire Garbage Dreams a reçu la consécration du prix Al Gore Reel Current Award faisant des zabalin du Caire une attraction touristique prisée hors des sentiers battus.
-
[18]
Dans son roman Les années de Zeth, le grand écrivain Sonallah Ibrahim parle des égouts qui débordent, des immeubles qui s’effondrent et des rails du tramway qui disparaissent sous les tas d’ordures dans le quartier populaire d’Imbâba. Ibrahim, membre de la gauche égyptienne, a été emprisonné de 1959 à 1964.
-
[19]
S. Zafar, « Garbage Woes in Cairo », EcoMENA, 3 décembre 2019, <www.ecomena.org/garbage-cairo/>.
-
[20]
M. Serres, Le contrat naturel, Flammarion, Paris, 1990.
-
[21]
M. Serres, « Philosopher, c’est passer partout », propos recueillis par Nicolas Truong, Le Monde, 4 juin 2019.
-
[22]
P. Chaillan, « Disparition. Michel Serres, une philosophie encyclopédique », L’Humanité, 3 juin 2019, p. 19-20.
-
[23]
A. Raymond, op. cit., p. 358.
-
[24]
M. Jolé, « L’hygiène publique et l’espace urbain. Exemple : Rabat », Bulletin économique et social du Maroc, 1982, p. 147-148.
-
[25]
C’est la mise en place, en 1977, du First Egypt Urban Development Project et du Greater Cairo Urban Development Project qui a porté préjudice aux zabalin. Ces deux projets impliquaient l’État et la Banque mondiale.
-
[26]
P. J. Furniss, op. cit., p. 8.
-
[27]
J. Bouverie, « Recycling in Cairo. A Tale of Rags to Riches », The New Scientist, 29 juin 1991.
-
[28]
En France, la question du recyclage du plastique donne encore lieu à des querelles. Cf. « La filière plasturgie a du mal à se recycler », Le Monde, 5 juin 2019.
-
[29]
Coup dur pour les zabalin : récemment, le gouvernement a mis en place des kiosques arborant le slogan Vendez vos déchets, pour récupérer aluminium, carton, verre, etc.
-
[30]
Les conditions de vie des zabalin sont évidemment épouvantables. Ainsi, la mortalité infantile est de 600 pour mille.
-
[31]
B. Florin, « Les chiffonniers du Caire et la “grippe porcine” », Le Monde diplomatique, janvier 2011.
-
[32]
P. J. Furniss, op. cit., afffirme que les zabalin ont écarté les musulmans de l’élevage du porc.
-
[33]
B. Florin, art. cité.
-
[34]
S. Zafar, art. cité.
Je vis la métropole du monde, vergers de l’Univers, ruche de nations, […] fourmilière humaine, portique de l’islam, trône de la royauté, éclatante de palais et de portiques au-dedans, brillante à l’horizon de couvents et d’écoles, éclairées des lunes et des étoiles de ses docteurs, apparue sur la berge du Nil, fleuve du paradis.
1Pureté et pollution façonnent les sociétés. Georges Vigarello, dans son livre Le propre et le sale [2], s’appuie sur les hypothèses du sociologue allemand Norbert Elias pour rendre compte du « processus de civilisation » qui caractérise les sociétés d’Occident entre le xiie et le xxe siècle.
2Les déchets constituent une production importante et un bon marqueur des sociétés contemporaines. « Éliminer la saleté n’est pas une démarche ou un mouvement négatif, c’est plutôt un effort positif pour organiser l’environnement », affirme Mary Douglas [3]. À cet égard, parler des zabalin (pluriel en langue arabe de zabal, chiffonnier) du Caire revient à donner la parole à Holmes Rolston III, le grand spécialiste de la philosophie environnementale, qui décrit les fleurs de Pâques, celles qui pointent après les frimas hivernaux, vigoureuses et pourtant frêles et malingres après avoir survécu aux rigueurs du climat : « La vie subit […] la pression des tempêtes, mais ce sont […] les tempêtes qui l’incitent à persévérer. Les contraintes environnementales sont à l’origine de la créativité de la vie [4]. » En fait, la corporation bien connue des zabalin a essuyé de bien nombreuses tempêtes : l’État, l’opinion publique, les médias, les Églises se sont souvent ligués pour l’effacer du paysage, mais elle a montré une résilience insoupçonnée et, tel le roseau de la fable, elle a plié sans casser. On a en effet cherché à déplacer les habitations des zabalin, on a tenté de modifier les systèmes de collecte pour les gêner, voire leur couper les vivres, et on a même voulu changer « leurs mentalités » !
3Les élites bourgeoises européanisées ont toujours perçu les zabalin comme les colons anglais voyaient le fellah égyptien : pauvre, ignorant, malade porteur de la bilharziose, voire de la lèpre [5]. Ces élites, dans leur salon ou leur club, ne juraient que par « la modernité », « le progrès » et « la civilisation ». Elles voyaient la capitale égyptienne comme « une ville haussmannienne » et n’affichaient qu’une condescendance mâtinée de mépris (de classe ?) pour la prétendue stagnation de la vieille médina assoupie, sa taudification accélérée et ses venelles sombres des quartiers historiques de Khan Khalili, de Bûlâq, de Bab al Foutouh ou de Bab Zuweila. Elles visaient à faire passer « ses activités [de la médina] artisanales à la dynamique industrielle symbolisée par la rectification urbaine qui associe percée […] nettoiement généralisé de l’espace public […] renouvellement de l’air grâce aux grands mouvements urbains, humains et économiques [6] ». Affichant l’une des plus fortes densités de population du globe, le Caire, à l’urbanisme compliqué, majestueux ou misérable, a, en fait, poussé à la va-vite, au rythme de l’exode rural et d’une démographie galopante. Le Caire (« La Victorieuse » en arabe) peine à gagner ses nouvelles batailles qui ont pour nom : surpopulation, pollution et paupérisation.
Au Caire, la collecte des ordures n’est pas un service public
4Les ordures, les déchets, les poubelles, la propreté des rues et des espaces publics constituent un sujet inépuisable et permanent de réclamations, de protestations, de critiques et d’indignations dans les conversations et les médias en Egypte, et tout particulièrement au Caire, depuis les années 1970. De fait, l’État ne nettoie que les rues et les marchés. Le ramassage à la porte du domicile du Cairote n’est pas un service public. Dans les quartiers huppés et ceux de la classe moyenne, les zabalin collectent les poubelles pour une somme mensuelle modique. Quant aux classes populaires, elles se voient contraintes d’abandonner dans la rue les déchets et les brûlent de temps à autre [7].
5Sitôt allumée l’étincelle de la révolution du 25 janvier 2011 sur l’emblématique place Tahrir – face au Musée égyptien du Caire et à l’immeuble du Mogamma (cité administrative) avec ses 18 000 fonctionnaires, symbole des dérives de la bureaucratie égyptienne –, les manifestants et manifestantes ont institué le « jour de l’embellissement de Tahrir ». Ils se sont équipés de masques chirurgicaux et de gants en caoutchouc pour nettoyer physiquement ce lieu chargé d’histoire et de symboles, ramassant papiers gras, déchets, mégots, bouteilles en plastique et peignant les trottoirs et les lampadaires [8]. Un mot d’ordre – lancé en 2009 par le quotidien populaire al Masri al Yom (« L’Égyptien d’aujourd’hui ») – a fait florès parmi les manifestants lors de ces journées historiques : Travaille, donne de ta personne et oublie le gouvernement, et en dit long sur l’estime portée à l’action gouvernementale. Ces manifestants voulaient faire une « révolution civilisée [9] » et jeter également dans les poubelles de l’histoire, le vieil autocrate, les siens et son régime policier [10]. Ce formidable élan pour faire du Caire une capitale propre – et par extension toute l’Égypte – sera promptement récupéré, en 2012, par Mohamed Morsi, le nouveau président islamiste qui lancera une campagne baptisée « Patrie propre »… alors que ce chef d’État a si peu d’affinités politiques avec les manifestants de la place Tahrir qui ont contraint Moubarak, le vieux monarque, à démissionner le 11 février 2011. Mais la demande populaire de « propreté » (dans toutes ses multiples acceptions) était si forte que les Frères Musulmans – le « parti » de Morsi – ne pouvaient l’ignorer sans risques sur le plan politique [11].
6On notera que ce qu’il est convenu d’appeler « Printemps arabe » n’a pas toujours conduit à la belle croisade pro-propreté lancée sur la place Tahrir au Caire. En Tunisie par exemple, depuis la révolution du 10 décembre 2010-14 janvier 2011, les rues de la capitale, Tunis, ainsi que celles des autres grandes villes offrent, pour un pays qui se veut touristique, un spectacle lamentable et désolant de containers-poubelles débordant de déchets, de hordes de chiens et de chats en liberté et où les grèves des éboueurs municipaux sont devenues récurrentes. En Tunisie aussi, la nouvelle corporation des chiffonniers – qui ramassent surtout les bouteilles en plastique pour les vendre à des unités de recyclage – s’organise pour défendre ses droits et pour lutter contre la stigmatisation [12]. Tout comme pour les zabalin du Caire, en Tunisie aussi, omniprésence du contrôle social par le regard des autres ! Un projet de loi sur l’économie sociale et solidaire, annoncé en grande pompe par le gouvernement, n’a toujours pas été adopté par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et la marche des chiffonniers de Tunisie pour leur reconnaissance ne fait que débuter.
7Au Caire, capitale abritant près de 25 millions de personnes, les autorités de la ville ne considèrent pas la collecte des ordures comme un service public, alors que la production quotidienne de déchets est de l’ordre de 15 000 tonnes [13]. Énorme défi pour le gouvernorat dans cette cité qui a hérité des Mamelouks (1250-1517) une magnifique médina couronnée par la citadelle de Saladin ainsi que d’une ville moderne – voulue dès 1863 par le khédive Ismaïl – aux ponts impressionnants sur le Nil et aux avenues au tissu quasi haussmannien, occidentale, héritée de la colonisation anglaise. « Le développement impétueux dont le Caire a été le théâtre pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler a troublé et compliqué l’image que l’on peut essayer d’en proposer. La ville traditionnelle de la fin de l’époque ottomane, les deux villes de l’époque coloniale ont été absorbées dans un ensemble dont la diversité exclut les conclusions simples [14] », écrit André Raymond qui parle d’un Caire « en morceaux ». On réalise que la collecte des ordures et la propreté de la ville posent de sérieux problèmes aux habitants d’abord et aux édiles ensuite… d’autant que la ville n’aura une municipalité qu’en 1949. Jusqu’à cette date, cinq administrations différentes géraient la capitale depuis 1929. « L’entretien du Caire dépendait de crédits, généralement maigres, qui étaient mis à sa disposition sur le budget général », poursuit André Raymond [15].
8C’est pourquoi, traditionnellement, au Caire, la ville la plus peuplée du continent africain et du monde arabe et qui s’étend continuellement dans les déserts qui l’entourent [16] dans un environnement économique et social difficile, le ramassage des ordures est du ressort des zabalin. Il s’agit d’une corporation informelle, peut-être parmi les plus étudiées et les plus scrutées au monde par toutes sortes de disciplines et par un nombre impressionnant d’ONG (Fondation Ford, Oxfam, etc.) et d’organismes internationaux (dont la Banque mondiale et l’Organisation mondiale de la santé). Pour ne rien dire des activités si médiatisées de sœur Emmanuelle qui va s’intéresser aux zabalin dès 1971 [17].
9Pour autant, les zabalin demeurent socialement stigmatisés. Ces derniers ainsi que quelques entreprises privées locales et étrangères ramassent 60 % des déchets du Caire. Le reste jonche les rues ou est jeté dans des décharges anarchiques [18]. Rien d’étonnant à ce qu’une telle gestion des déchets urbains provoque de sérieux problèmes tant sur le plan écologique que sur celui de la santé (rongeurs, moustiques, cafards, odeurs nauséabondes) dans la capitale et ses environs immédiats [19]. En effet, le rejet des déchets dans les plans d’eau, les canaux d’irrigation, voire directement dans le Nil, ont conduit à la contamination de l’eau potable dans plusieurs quartiers de la ville. Les pollueurs sont rarement poursuivis car, comme pour les déchets de Naples, des ententes criminelles font dérailler la justice. Le bien commun n’est pas encore sujet de droit [20]. Pas même concernant Sa Majesté le Nil… alors que le lac Erié, dans l’Ohio (États-Unis), a acquis ce droit par la volonté de ses riverains [21]. Il n’en demeure pas moins que cette contamination des nappes phréatiques et de certains plans d’eau fait qu’au Caire, on échappe rarement au pilonnage publicitaire payé par telle ou telle eau minérale ou de source. Michel Serres ne mâche pas ses maux quand il accuse les « collabos de la pub et du fric [22] ». Le résultat est que l’eau fournie par les services de l’État n’emporte plus la confiance des citoyens. Ainsi, le prestige de l’État est atteint… et le plastique des bouteilles d’eau vides vient exacerber le capharnaüm qui règne dans la cité. L’urbaniste Galila El Kadi affirme que la population ressent que la ville est divisée en deux : il y a des quartiers « raki » (chics) et des quartiers « chaa’bi » (populaires). Les critères de cette distinction sont parfaitement clairs : il s’agit du bruit, de la densité démographique, de la nature des bâtiments, des services et de la propreté. « À Imbâba, le quartier d’al-Munîra est très peuplé, pas propre. La rue al-Basrawî n’est pas goudronnée, il n’y a même pas d’égouts [23]. »
10Le ramassage des ordures est sous-traité aux zabalin, aux entreprises privées, aux multinationales et aux ONG. Il en résulte que tous les Cairotes ne sont pas également servis quant à la collecte des ordures. Celle-ci peut aller de 0 % dans les bidonvilles (achwiyèt, constructions anarchiques en arabe) de Matariyya, Chubrâ al-Khayma, Imbâba… à 90 % dans les quartiers huppés d’Héliopolis, de Muhandisîn, de Maâdi, Garden City… Les ordures jouent ainsi le rôle de révélateur de l’organisation sociale et des échelons de la hiérarchie dans l’Égypte contemporaine.
11Travaillant sur les déchets ménagers et l’urbanité contemporaine dans les villes du Maroc et de la Tunisie, Michèle Jolé montre que les idées de pollution, pureté et contamination deviennent visibles par le canal des relations entre les gens et comment, en retour, ces relations sont façonnées et modelées par de telles idées [24].
Une communauté stigmatisée
12En Égypte, le terme zabalin renvoie à une catégorie sociale bien identifiée, marquée par la stigmatisation de ceux qui manipulent déchets, rejets et excréments.
13Cette stigmatisation a été malheureusement portée à l’écran, en 1980, dans le film Prenez garde, messieurs de Mohamed Abdelaziz. Cette œuvre cinématographique a beaucoup desservi les zabalin en ressassant des stéréotypes éculés et des préjugés odieux, sans fondement aucun. Le spectateur égyptien prend au pied de la lettre cette œuvre de fiction et se voit conforté dans ses préjugés quand il affirme que « c’est le zabal qui produit la saleté ». De plus, le film donnait l’impression que tous les zabalin étaient des crypto-riches et qualifiait d’« indécent » le travail de leurs enfants dans la collecte ou le tri des déchets. Bien des intellectuels ont porté aux nues ce film, critique de la politique d’infitah (ouverture) lancée en 1974 par le président Anouar Sadate. Ils y voient une dénonciation de la libéralisation économique et de la destruction des valeurs sociales. Philip Furniss montre que cette politique a fait du tort [25], en réalité, aux zabalin et conclut, résumant le film : « Le thème du déchet est une métaphore de la modernité et la réussite du zabal est un déclin de la modernité [26]. »
14Cette vision biaisée des zabalin est bien peu justifiée au regard du service rendu à la communauté [27].
Une communauté bien soudée et indispensable
15Sur les 15 000 tonnes de déchets produits par la capitale égyptienne, la corporation des zabalin collecte quotidiennement environ 5 000 tonnes et en recycle 90 %. Une authentique prouesse que ce taux sans équivalent dans le monde et encore non atteint même en Occident.
16C’est ainsi que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les zabalin ont créé des systèmes de recyclage efficaces et appliqué, bien avant le rapport Brundtland (1987), des techniques de récupération durable [28]. À dos d’âne ou avec de petits pick-ups cahotants, ils parcourent dès potron-minet les rues de la ville pour récupérer les déchets dans la rue, montent, le cas échéant, chez l’habitant en étage pour prendre livraison de sa poubelle et nettoient les escaliers des immeubles. Il existe des accords entre les zabalin sur les parcours à emprunter, accords scrupuleusement respectés par les parties et qui passent aux enfants à la mort du père. De plus, certains zabalin passent des contrats payants avec de grands hôtels pour prendre en charge leurs poubelles. Les zabalin ne fréquentent pas les quartiers pauvres car leurs ordures y ont peu de valeur : elles ne renferment pas de canettes en aluminium, de bouteilles en verre ou en plastique, de métaux, de composants électroniques, de cartons, de papier journal [29]… Les zabalin sont donc au service des riches et de la classe moyenne.
17Les déchets collectés prennent le chemin du village de Moqattam (appelé aussi « Cité des ordures ») au sud-ouest du Caire. Cinquante mille zabalin vivent dans le Moqattam où fonctionnent plus de sept cents ateliers de recyclage. Là, les déchets sont triés par les femmes et les enfants de zabalin, mais le tri des plastiques est du ressort exclusif des hommes. Les divers déchets sont transformés en tapis, en compost, en aliments pour bétail… Une partie du verre récupéré se retrouve sous forme de vases et de bibelots, joliment colorés, de différentes formes, non dénués d’esthétique rappelant l’art brut. Ces objets en verre sont proposés aux touristes dans les échoppes du souk de Khan Khalili, non loin de la grande mosquée d’El Azhar.
18Au cours des dernières décennies, les zabalin ont fait évoluer leurs méthodes de tri, construit leurs propres machines et mis au point un système qui assigne un poste de travail à chaque homme, à chaque femme et à chaque enfant [30]. Les déchets ont en effet changé depuis le début de la saga zabalin quand les produits organiques étaient séchés pour servir de combustible ou qu’ils étaient mélangés à divers excréments pour servir d’engrais. L’arrivée du plastique et des métaux et le changement des façons de consommer des Cairotes (pizzas, fast-food, street-food…) ont profondément changé la donne pour ces professionnels.
19Les zabalin sont les enfants de l’exode rural. Anciens ouvriers agricoles dans les champs de canne à sucre et de coton, la réforme des terres agricoles édictée par le coup d’État du Mouvement des officiers libres du 23 juillet 1952 a accéléré les départs vers la ville initiés dès les années 1930 par les zabalin dits wahia (originaires des oasis du sud). Les vagues suivantes sont désignées par le terme zribya, car les personnes vivent dans des enclos (zriba en arabe) avec leurs bêtes. « La corporation se fonde sur la communauté, renforcée par l’endogamie, les alliances de parenté et les connaissances de voisinage, toutes ces dimensions étant instrumentalisées dans les réseaux professionnels. Cela n’exclut pas, loin de là, les inégalités entre familles et entre quartiers parmi lesquels prédomine celui de Manchiat Nasser [31]. » Exode particulier cependant que celui des zabalin « zribya » : il n’est pas motivé par l’industrialisation.
20En 2002, les zabalin ont été écartés au profit des multinationales italiennes, espagnoles et françaises. « Modernes, mécanisées et rationnelles », le pouvoir y voyait l’antidote au zabal et à son « karou » (charette) tiré par un âne. Les firmes ont été autorisées à collecter les poubelles non seulement au Caire mais aussi dans les gouvernorats de Gîza et d’Alexandrie. Cette privatisation – inspirée par la Banque mondiale – a fait du ramassage des poubelles la propriété exclusive de ces entreprises. Certaines artères de la capitale ont été interdites aux zabalin dont les revenus ont fortement chuté. Mais quelques gros bonnets ont créé des ententes avec les multinationales et ainsi tiré leur épingle du jeu. Quant aux petits, ils en ont énormément souffert. L’expérience a duré une dizaine d’années et a été un échec total ; le gouvernement finissant par admettre, en 2009, que la collecte des déchets solides s’était dégradée de manière alarmante depuis l’arrivée des entreprises étrangères. De fait, la saleté des rues s’était fortement accrue et la pollution par les fumées et les particules issues des ordures brûlées menaçaient sérieusement l’air de la capitale et la santé des Cairotes déjà incommodés par un parc automobile hors d’âge.
21Un autre coup dur a frappé les zabalin le 30 avril 2009 quand le Conseil des ministres, sous la présidence de Hosni Moubarak, a décrété l’abattage des 350 000 porcs élevés par les chiffonniers du Moqattam. Ces bêtes représentaient des revenus conséquents pour le budget des zabalin, pour la plupart chrétiens (évangélistes et coptes) [32] qui les abattaient et vendaient la viande aux grands hôtels et aux étrangers. La raison invoquée pour ce massacre était la « fièvre porcine » (grippe A/H1N1) d’origine mexicaine – pourtant non transmissible à l’homme, assuraient en chœur l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Mais une panique collective s’était emparée du pays soumis à l’état d’urgence depuis 1981. L’absence d’une presse libre et la politisation de la question de la part du parti de Moubarak et de la confrérie des Frères Musulmans ont contribué à anesthésier les Égyptiens, y compris le pape copte Chenouda III ! L’abattage des porcs a donné lieu à de très fortes confrontations avec la police mettant en évidence le caractère autoritaire du régime de Moubarak et la brutalité de sa police anti-émeute. Un zabal a confié à Bénédicte Florin : « Que l’on soit chrétien ou musulman, c’est la perte de nos animaux qui nous a achevés. On pouvait contourner le problème de la privatisation, mais pas celui des cochons [33]. »
22L’abattage des cochons a conduit à une forte accumulation de déchets organiques dans les rues du Caire. De plus, inconnue avant 2002, la fouille des grands containers (dans les quartiers populaires, rarement vidés) et des poubelles en ville, voire à même les énormes décharges anarchiques dans le désert, s’est développée de manière explosive. En ville, à part quelques îlots aisés et les espaces touristiques, les rues demeurent jonchées d’immondices de toutes sortes.
23Mais pour beaucoup d’experts, l’implication des zabalin est essentielle pour tout plan de gestion durable des ordures et le gouvernement a tout intérêt à fédérer toutes les parties prenantes dans ce but [34]. La crise de la fièvre porcine a cependant permis au pouvoir d’affaiblir peut-être durablement cette corporation honnie, déjà isolée sur le plan social et renvoyant de l’Égypte une image du passé… d’autant que les barons du régime lorgnent vers les terrains de Moqattam pour construire des tours et s’enrichir par la vente d’immeubles.
24Une chose est claire en tout cas : la contestation du temps de Moubarak était impossible. Sous le régime du maréchal Sissi, elle l’est tout autant. Les zabalin le savent parfaitement. Et si le traitement qui leur est infligé n’était qu’un « échantillon » des exactions qu’un régime autoritaire fait subir à 90 millions d’Égyptiens ? Et si l’accumulation des ordures n’était que le pitoyable et patent échec d’un régime obnubilé par sa seule permanence et incapable de donner à sa population un environnement digne du passé et de la grandeur d’une ville qui fascinait déjà Abderrahmane Ibn Khaldoun ?
Notes
-
[1]
A. Ibn Khaldoun, Le voyage d’Occident et d’Orient, Actes Sud, Arles, 1995, p. 148-149.
-
[2]
G. Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Seuil, Paris, 1985.
-
[3]
M. Douglas, Purity and Danger. An Analysis of the Concepts of Pollution and Taboo, Routledge, Londres, 2002, p. 62, notre traduction.
-
[4]
H. Rolston III, A New Environmental Ethics. The Next Millenium for Life on Earth, CRC Press Book, Boca Raton, 2011, p. 11, notre traduction.
-
[5]
Dans les années 1970, l’Égypte enfermait encore dans des camps militaires les lépreux et on a empêché sœur Emmanuelle de leur rendre visite… parce qu’elle était étrangère. C’est alors que le nonce apostolique au Caire lui a suggéré de s’occuper des zabalin qui étaient la catégorie sociale la plus méprisée, après les lépreux et les gens « sales », voire « les danseuses du ventre, les usuriers, les prostituées et les pleureuses professionnelles », d’après P. J. Furniss, Metaphors of Waste Several Ways of Seeing « Development » and Cairo’s Garbage Collectors, thèse de doctorat, University College, Édimbourg, 2012.
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[6]
S. Barles, La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIIIe-XIXe siècle, Champ Vallon, Seyssel, 1999.
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[7]
De passage au Caire en 1988, je tenais à visiter une ancienne mosquée historique dans la vieille ville. J’avais en main un plan parfaitement clair indiquant sa position, dressé par un architecte. Ne parvenant pas à la trouver, je me suis adressé à un petit épicier qui me la montra. La mosquée était désaffectée et les gens avaient tellement jeté de déchets que sa porte avait disparu derrière leur amoncellement. J’ai pu quand même y entrer car, serviable, le boutiquier m’avait prêté son échelle pour que je puisse passer par-dessus la montagne de résidus ménagers.
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[8]
Participant aux manifestations de janvier-février 2011, le grand écrivain égyptien Alaa al-Aswany, auteur du best-seller L’immeuble Yacoubian, rapporte qu’une manifestante de la place Tahrir lui a poliment demandé de ramasser le mégot qu’il venait de jeter par terre.
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[9]
« Révolution civilisée » n’est pas sans rappeler l’obsession des Égyptiens pour les questions de propreté, obsession que matérialisait, dès 1927, le Musée de l’hygiène du roi Fouad (1868-1936) dont la visite était obligatoire pour tous les écoliers.
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[10]
P. J. Furniss, op. cit.
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[11]
Dans ce but, Morsi et les Frères Musulmans mobiliseront, bien entendu, la religion et les religieux rabâchant des hadîths (dits du prophète Mohammed), du type « Être musulman, c’est être propre », que calligraphient tous les écoliers d’Égypte dès leur plus jeune âge. Ce qui n’a jamais permis de nettoyer les rues du Caire du fait de la carence des autorités de la ville (gouvernorat).
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[12]
F. Bobin, « À Tunis, les chiffonniers sortent de l’ombre », Le Monde, 28 mai 2019.
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[13]
Le terme de « pollution » (talawith) a plus d’écho et de signification pour les Cairotes que celui d’« environnement » (mouhit).
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[14]
A. Raymond, Le Caire, Fayard, Paris, 1993, p. 333.
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[15]
Ibid., p. 343.
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[16]
Le maréchal Sissi a décidé la construction d’une nouvelle capitale administrative de dimensions pharaoniques située à une cinquantaine de kilomètres du centre du Caire. Il compte s’y installer en 2020. Pour beaucoup d’urbanistes, elle est vouée à l’échec car il est probable qu’elle risque d’être avalée par l’expansion constante du Caire. On ne sait pas encore si le ramassage des ordures de la nouvelle cité sera un service public ou pas.
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[17]
En 2009, le documentaire Garbage Dreams a reçu la consécration du prix Al Gore Reel Current Award faisant des zabalin du Caire une attraction touristique prisée hors des sentiers battus.
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[18]
Dans son roman Les années de Zeth, le grand écrivain Sonallah Ibrahim parle des égouts qui débordent, des immeubles qui s’effondrent et des rails du tramway qui disparaissent sous les tas d’ordures dans le quartier populaire d’Imbâba. Ibrahim, membre de la gauche égyptienne, a été emprisonné de 1959 à 1964.
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[19]
S. Zafar, « Garbage Woes in Cairo », EcoMENA, 3 décembre 2019, <www.ecomena.org/garbage-cairo/>.
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[20]
M. Serres, Le contrat naturel, Flammarion, Paris, 1990.
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[21]
M. Serres, « Philosopher, c’est passer partout », propos recueillis par Nicolas Truong, Le Monde, 4 juin 2019.
-
[22]
P. Chaillan, « Disparition. Michel Serres, une philosophie encyclopédique », L’Humanité, 3 juin 2019, p. 19-20.
-
[23]
A. Raymond, op. cit., p. 358.
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[24]
M. Jolé, « L’hygiène publique et l’espace urbain. Exemple : Rabat », Bulletin économique et social du Maroc, 1982, p. 147-148.
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[25]
C’est la mise en place, en 1977, du First Egypt Urban Development Project et du Greater Cairo Urban Development Project qui a porté préjudice aux zabalin. Ces deux projets impliquaient l’État et la Banque mondiale.
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[26]
P. J. Furniss, op. cit., p. 8.
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[27]
J. Bouverie, « Recycling in Cairo. A Tale of Rags to Riches », The New Scientist, 29 juin 1991.
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[28]
En France, la question du recyclage du plastique donne encore lieu à des querelles. Cf. « La filière plasturgie a du mal à se recycler », Le Monde, 5 juin 2019.
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[29]
Coup dur pour les zabalin : récemment, le gouvernement a mis en place des kiosques arborant le slogan Vendez vos déchets, pour récupérer aluminium, carton, verre, etc.
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[30]
Les conditions de vie des zabalin sont évidemment épouvantables. Ainsi, la mortalité infantile est de 600 pour mille.
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[31]
B. Florin, « Les chiffonniers du Caire et la “grippe porcine” », Le Monde diplomatique, janvier 2011.
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[32]
P. J. Furniss, op. cit., afffirme que les zabalin ont écarté les musulmans de l’élevage du porc.
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[33]
B. Florin, art. cité.
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[34]
S. Zafar, art. cité.