Couverture de ECOPO1_055

Article de revue

Notes de lecture

Pages 173 à 190

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Éric Sadin, La silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, L’Échappée, Paris, 2016

1 Écrivain et philosophe, Éric Sadin publie l’un des essais les plus pénétrants sur l’insolente réussite des technologies numériques qui sont au cœur du nouvel esprit du néolibéralisme en ces deux premières décennies du nouveau siècle. La Silicon Valley est le phare mondial où sont concentrées plus de six mille entreprises dont certaines jouissent d’un rayonnement planétaire : Apple, Google, Facebook, Twitter ont très vite occupé des positions quasi monopolistiques dans le monde, situées près de deux universités prestigieuses : Stanford et Berkeley. La Silicon Valley incarne dorénavant la nouvelle Terre promise ; San Francisco est désormais l’Ouest providentiel « d’une Amérique rédemptrice et salvatrice ».

2 C’est en 1938 que William H. Hewlett et David Packard « créèrent leur produit inaugural, un auto-oscillateur, dans un garage de Palo Alto » sur la façade duquel est aujourd’hui apposée une plaque mentionnant : « Ce garage est le lieu de naissance de la première région au monde de haute technologie, la “Silicon Valley”. » Ainsi est désignée la scène primitive de la légende fondatrice de la vision audacieuse et de la rupture avec un modèle d’industrie et de civilisation périmé. Il s’agit trente ans plus tard de créer « un nouveau paradigme : celui de l’ordinateur personnel » ; ainsi Bill Gates avec les débuts de Microsoft, puis Steve Jobs et Steve Wozniak, fondateurs d’Apple sur une nouvelle conception de la relation « homme-machine », célèbrent l’avènement d’une cyberculture et des médias « horizontaux », autant de figures de l’entrepreneur libertaire. Vite rappelé à l’ordre par la pesanteur des réalités économiques et l’affaissement du mythe de la créativité individuelle, ce dernier mute en une nouvelle espèce, celle de l’entrepreneur libéral libertaire n’annonçant rien de moins, à l’approche du nouveau millénaire, que la fin heureuse de l’histoire dans un monde universellement connecté. Au Forum de Davos de février 1996, le libertarien John Barlow prédisait avec aplomb l’avènement du cyberespace et la fin de toute souveraineté de la matérialité du monde : « Il n’y a pas de matière là où nous sommes. C’est de l’éthique […] ». De « l’écart entre la conscience de la naissance d’un nouveau paradigme et son indéfinition » quant à son inscription dans la réalité terrestre, naquit le mythe de la « troisième Silicon Valley », entrevoyant une « Nouvelle Frontière », mais aux fuyantes bordures. Le « mariage du siècle » entre Time Warner et AOL fut aussi celui d’un fiasco financier, les pertes atteignant 100 milliards de dollars en 2002 !

3 En septembre 2001, les attentats spectaculaires qui frappèrent les tours du World Trade Center précipitèrent l’avènement d’une économie de la connaissance loin de tous les fantasmes du siècle passé. Ce fut une frénésie de contrôle généralisé de toutes les données transitant sur le Web ou stockées dans les disques durs. Et « l’interprétation industrielle des conduites est devenue le principal pivot de l’économie numérique », ainsi que la colonne vertébrale de la « quatrième Silicon Valley ». L’économie de la connaissance qui a émergé fut en réalité celle de la connaissance des comportements, fondée sur la suggestion personnalisée de masse. Ce passage historique est celui d’une utopie numérique à dimension culturelle à une utopie « à dimension strictement économique ». Éric Sadin analyse trois modèles industriels structurants : 1) la constitution de bases de données comportementales ; 2) l’organisation algorithmique de la vie collective ; 3) la conception d’applications destinées aux individus. Nous vivons désormais dans une utopie numérique globale entendant exploiter sous une infinité de formes toutes les traces « émises par nos gestes » et mobilisant désormais, « avec ferveur, la Terre entière ». Nous ne sommes plus dans l’« économie-monde » définie naguère par Fernand Braudel, mais dans un modèle fondé sur la capitalisation mondiale de l’offre d’innovations grâce à la mise en ligne globale et synchrone « de protocoles aussitôt utilisés de façon tout aussi synchrone par des entités publiques ou privées ou par des individus », permettant d’infléchir, voire d’imposer, toujours et partout, « le cours de nos existences individuelles et collectives ».

4 C’est toute une vision de l’homme et du monde que porte l’idéologie de la Silicon Valley ; vision que l’on peut résumer sous la forme de quelques objectifs : viser au bien de l’humanité ; redonner un éclat neuf à l’optimisme technologique historique ; démontrer que l’époque est désormais aux technologies de l’exponentiel et de l’intégral. Le problème est que « le cœur de l’imperfection […] du monde, c’est l’humain », qui « dans sa finitude cognitive, ses croyances, ses hésitations, ses doutes, ses erreurs de jugement, constitue […] l’ennemi principal ». Mais l’humanité, il faut lui reconnaître ce paradoxal mérite, a créé le sésame de sa propre délivrance, « la puissance surnaturelle de l’intelligence artificielle » ; intelligence dotée de multiples facultés : interprétation des situations de tous ordres ; capacité acquise par le data mining de saisie des corrélations entre des séries de faits jusque-là insaisissables par l’esprit humain ; détention d’un puissant pouvoir de suggestion à toutes les échelles ; capacité d’une autonomie décisionnelle, soit le pouvoir d’engager des actions sans validation humaine. Autant de superpouvoirs permettant de créer de la productivité en se débarrassant des humains. L’humanité de ce siècle « doit désormais se dessaisir de ses prérogatives historiques pour les déléguer à des systèmes autrement plus aptes à parfaitement ordonner le monde et à lui assurer une vie débarrassée de ses imperfections ». Ainsi est congédiée toute politique par la clairvoyance omnisciente de l’intelligence artificielle. De cette façon, la Weltanschauung siliconienne entend faire triompher une marche automatisée du monde ordonnée par le principe cardinal du profit, « en bannissant à jamais son ennemi : l’être humain et ses intolérables limites et vulnérabilités ».

5 C’est à l’avènement d’une « industrie de la vie » que nous assistons. Le 10 août 2015, Google annonce la création d’Alphabet afin de sécuriser ses divers investissements boursiers. Alphabet témoigne de la volonté du monde numérico-industriel de désormais « s’immiscer dans tous les champs de la vie ». Le groupe comprend un moteur de recherche et sa régie publicitaire ; YouTube, plate-forme de vidéo en ligne ; Google Map, service de cartographie ; des départements de recherche sur la santé, l’éducation, la robotique ; et même un laboratoire dédié aux projets les plus fous, Google X ; sans oublier deux fonds de placement et d’investissement. Il s’agit de maîtriser toutes les sphères de l’existence sur Terre, « de capitaliser sur les moindres manifestations de la vie », faisant émerger une économie « adossée aux flux ininterrompus de la vie et du monde ». Jusqu’alors le capitalisme industriel se heurtait toujours à des formes de résistance à son inextinguible soif d’expansion. Malgré son extension incessante demeuraient des « angles morts », représentant des périodes de temps considérables dans la vie de l’humanité et, à ce titre, part maudite du capitalisme. Dans le nouveau monde, le technocapitalisme abolit la distance entre producteur et consommateur et laisse place à « la formulation d’offres rapportées, en temps réel, aux flux de l’existence ». Il s’agit de créer une automatisation personnalisée de la gestion de nos besoins. La start-up incarne désormais l’éternelle jeunesse du capitalisme et de façon paradigmatique « le consensus idéologique social libéral de notre temps » ; mais, malgré son apparence joviale, la start-up reproduit tous les schémas déjà à l’œuvre dans l’entreprise d’hier. « L’innovation disruptive », spécifique de notre époque, se soumet en réalité à un cadre technologique « déjà là » et l’exploite de façon quasi mécanique. La disruption est le nom d’une nouvelle défaite instituant « le degré zéro de l’imagination humaine […] présidant à l’édification d’un “monde meilleur” ». La nouvelle conjonction historique laisse présager l’instauration d’un système néoféodal fondé sur quatre castes distinctes au service de la race des seigneurs, les entrepreneurs visionnaires : la première est celle, très restreinte, des élites mondiales maîtrisant les mathématiques et la science de la programmation ; la seconde est une légion beaucoup plus nombreuse vouée à la recherche, au marketing, aux ressources humaines et financières, avec une armée de programmateurs rivés à leurs écrans ; la troisième est une sorte de lumpenprolétariat du numérique « embauché par des sociétés de fabrication du hardware, la plupart asiatiques », dans des environnements sanitaires déplorables ; la quatrième enfin, constituée des individus enrôlés dans « l’économie des plates-formes », formellement indépendants mais qui, dans les faits, sont férocement exploités par des sociétés assurant l’interface avec les clients. Le technolibertarisme relève donc de la criminalité organisée, renouant avec la tradition de « ces hors-la-loi qui ont fait l’Amérique ». La propagande siliconienne s’habille d’un appareillage rhétorique chargé de répandre la bonne nouvelle de l’économie de la donnée qui envahit le monde. La France se situe aux avant-postes avec par exemple Futur en Seine dès 2009 ou encore le salon VivaTech, conçu par Axa, BNP Paribas, Orange et Google France. Toutes ces manifestations classent les intervenants suivant une très stricte hiérarchie avec au plus haut ses prophètes visionnaires tels Mark Zuckerberg (Facebook), Jeff Bezos (Amazon) ou Xavier Niel (Free), seul représentant français. Bien au-dessous, l’aristocratie des gourous, tel le futurologue exalté Jeremy Rifkin. Au plus bas, les innombrables adorateurs dans une structure proche de celle des Églises évangélistes. « L’âge de l’accès » est le premier signe marquant le passage du normal au pathologique, visant à piloter la vie entière « à l’aide de systèmes algorithmiques “intuitifs” et “autoapprenants” ».

6 Tout comme le narcotrafiquant colombien Pablo Escobar faisait de bonnes actions en faveur des plus démunis, « la philanthropie fait partie des usages des grandes figures de l’économie du numérique », à l’image de Bill Gates créant en 2000 sa fondation vouée aux soins de santé dans les pays du Sud ; ou de Mark Zuckerberg, décidé à léguer progressivement 99 % des actions de Facebook à une fondation qui vise à « faire avancer et à promouvoir l’égalité des enfants pour la prochaine génération ». Depuis une dizaine d’années, les maîtres du numérique s’invitent dans le débat public, ne prétendant rien de moins que de réaliser le fantasme ultime de l’humanité : accéder à l’éternité. Ainsi Calico, filiale d’Alphabet-Google s’est donné pour mission de « tuer la mort » ! Au cas où la nature s’acharnerait à contrarier ce fantasme d’éradication de la mort biologique, ils gardent sous le coude une alternative : « télécharger leur conscience sur une puce », ce qui est le symptôme d’une méconnaissance totale des mécanismes complexes de la psyché humaine. Ces billevesées sont répandues grâce à une nouvelle et puissante addiction à la connexion permanente, faisant surgir un soudain repositionnement de l’individu, sans cesse assisté de formes d’accompagnement de vie gérées par des systèmes algorithmiques à la sophistication croissante. Ainsi devenons-nous de petits tyrans, enivrés par la croyance en un gain de pouvoir d’agir « à partir de soi et uniquement en vue de satisfaire son propre intérêt ». Le tyran ne serait plus alors l’incarnation historique du pouvoir autocratique, mais nous entrerions dans un monde de « microtyrans », englués dans l’illusoire sentiment de leur toute-puissance. Éric Sadin suggère l’émergence d’un nouveau malaise dans la civilisation, générateur de la multiplication de troubles mentaux et de conflits sociaux d’un nouveau type, « opposant indéfiniment volontés de puissance et volontés de domination ».

7 La duplication siliconienne, envisagée comme l’unique perspective d’avenir, investit la plupart des secteurs d’influence de nos sociétés. Elle est désormais adoubée par l’immense majorité des économistes, guidée par la seule idée d’apporter leur caution à l’organisation algorithmique de la société, et ce, au mépris de ses incidences de civilisation. Il est temps de nous insurger contre toutes les formes de soumission aux technologies numériques, au-delà de la seule protection de nos données personnelles. Au terme de cette réflexion forte, remarquablement documentée et très convaincante, Éric Sadin forme le vœu de faire scintiller, « à partir du tragique de notre condition, toutes nos virtualités, témoignant de la richesse irréductible et inépuisable de chaque vie humaine et de notre amour infini de la vie ».

8 Jean-Paul Deléage

Agnès Sinaï, Walter Benjamin. Face à la tempête du progrès, Le Passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2016

9 Si le paradoxe productiviste d’une croissance infinie dans un monde fini constitue le socle de la critique décroissante, il ne s’agit que d’un point de départ vers une écologie politique en construction. La décroissance ambitionne de démystifier des croyances profondément intériorisées dans les « imaginaires » de notre époque, pour reprendre un terme de Serge Latouche. Le mythe du progrès et particulièrement du progrès technique, fil rouge reliant le xixe siècle au nôtre, est depuis lors accompagné d’une ligne continue de critiques qu’Agnès Sinaï retrace finement dans ce petit ouvrage. La résistance à la tempête du progrès, métaphore d’un élan historique éradiquant tout indice du passé dans un continuum de rapports de domination, est un thème propre à Walter Benjamin. Par l’étude du tableau de l’Angelus novus peint par Paul Klee en 1920, il perçoit la catastrophe cachée derrière chaque période d’un mouvement temporel semblable à un lieu de passage qui « sans cesse amoncelle ruines sur ruines ». Agnès Sinaï nous invite à appréhender la personne et l’œuvre de Walter Benjamin comme une porte d’entrée aux idées et réflexions de la décroissance. Par la mise en lumière de la précocité et de la marginalité intellectuelle de son œuvre, Agnès Sinaï en fait un lanceur d’alerte et un précurseur des résistants à ce qu’elle nomme « la grande accélération ».

10 Si les réflexions actuelles autour de la décroissance émergent dans un contexte de raréfaction des ressources, de développement des techno­ sciences et de la technocratie, l’aube du xxe siècle de Benjamin connaît également une transformation globale de la société. L’essor de la technique entraîne jusqu’à la destruction de la société antérieure balayée par les nouveaux procédés inventés pour décupler les capacités de massacres des hommes entre eux. En effet, jeune témoin de la Grande Guerre, expérience inédite d’un progrès technique au service de la mort, et plus tard victime de la persécution et de l’horreur nazies, son œuvre est profondément marquée par ces réflexions critiques autour de la modernité. Ces premières secousses de l’effondrement du monde l’amènent à penser les profondes mutations cognitives et sociales engendrées par le développement effréné d’une technique destructrice aux mains des classes dominantes. Agnès Sinaï déroule la pensée critique complexe de Benjamin en s’appuyant sur ses multiples facettes. « Homme de lettres, critique littéraire, philosophe, collectionneur, voyageur, exilé fuyant le nazisme, écrivain », Walter Benjamin mène une existence atemporelle hors de cette marche vers le progrès. Pour l’auteure, aucun doute, c’est un véritable précurseur de la décroissance.

11 Dans cette introduction à la pensée de Walter Benjamin, Agnès Sinaï met en avant trois clés de lecture fondamentales pour comprendre cette lutte obstinée contre un monde désensibilisé et rationalisé.

12 Il s’agit d’abord d’entrer dans la vie de Benjamin, de suivre ses nombreux voyages, de Berlin à Paris, sa « ville d’adoption ». La vie de Benjamin s’enracine dans le ressenti apocalyptique du siècle dernier. À travers l’évolution de ses écrits, d’Enfance berlinoise, qui rappelle des souvenirs heureux au sein d’une famille de la bourgeoisie juive, à son livre Paris, capitale du xixe siècle, où la technique donne le rythme des modes urbaines et dépouille la ville de son authenticité, Agnès Sinaï le place en « témoin du basculement du monde ». Le progrès associé à un temps linéaire et érigé en but civilisationnel absolu par les « vainqueurs » de l’histoire forge « la chaîne de l’oppression » des classes révolutionnaires depuis l’avènement du capitalisme. Émancipatrice et destructrice, la technique fait l’objet d’une critique matérialiste chez Benjamin qu’Agnès Sinaï soulève sans trop y insister. Dans la société capitaliste, elle domine les rapports de production et subordonne les masses dépossédées de moyens d’y résister. La guerre, thème omniprésent chez Benjamin, est la forme la plus achevée de cette domination. « La technique et la guerre sont les deux faces d’une même médaille […]. »

13 Deuxièmement, sa critique matérialiste du progrès souligne un engagement intellectuel et politique atypique. De filiation marxiste, Benjamin développe un communisme non partisan et peu orthodoxe en ce qu’il est teinté d’un « messianisme judaïque ». Ces deux idéologies influencent profondément sa pensée et expliquent la marginalité de l’œuvre de cet « utopiste sans système ». Défenseur d’une pensée indépendante, il ne peut être classé dans aucune case idéologique de son époque, à l’instar des penseurs actuels de la décroissance. En revanche, sa démystification du progrès technique comme base du progrès social à travers le temps passe par une grille de lecture matérialiste et dialectique : « L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un temps homogène et vide. » Pour Benjamin, le temps n’est ni homogène, ni vide, ni linéaire, et le mythe d’un progrès inéluctable est institué de toutes pièces par des idéologies ancrées dans des contextes productivistes particuliers. Benjamin combat la posture idéaliste de ces idéologues en les confrontant à la réalité matérielle d’un monde divisé entre vainqueurs et victimes de l’histoire : « Il n’y a pas de progrès. Toujours et partout dans le camp terrestre, le même drame, le même décor […]. » Il affectionne particulièrement l’idée nietzschéenne d’une répétition de l’histoire et la vision cyclique du temps historique chez Auguste Blanqui qui traduisent cette emprise du messianisme juif sur sa pensée. Benjamin appréhende l’histoire d’un point de vue familier habité d’un sentiment de déception constamment renouvelé face aux moments révolutionnaires manqués. Agnès Sinaï s’empare de ce sentiment et le met en parallèle avec celui des penseurs de la décroissance au regard du « fétichisme de la marchandise » dans la société capitaliste. La production et la consommation de masse sur lesquelles repose la croissance économique, d’objets démultipliés, autrefois singuliers et fabriqués selon une utilité propre, inspirent ce même sentiment mélancolique. Ce sentiment si familier chez Benjamin, c’est ce qu’Agnès Sinaï décrit comme « la perte de l’aura sous l’effet du choc ».

14 Toute l’œuvre de Benjamin se dévoile finalement dans cette approche poétique de la vie dont l’ensemble des objets, mais surtout les œuvres d’art, subiraient la perte de l’« aura », c’est-à-dire de leur « contenu de présence sensible et immédiate » dans la tempête du progrès. Le concept de l’aura, authenticité unique, est finement abordé dans son texte « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » et figure parmi ses plus importants apports intellectuels. C’est le troisième aspect fondamental du livre d’Agnès Sinaï. L’art et particulièrement la poésie comme appréciation sensible du progrès, est omniprésent chez Benjamin qui en fait un moyen d’expression et d’analyse de la société moderne, par l’étude approfondie de Baudelaire et du regard désillusionné qu’il porte sur la ville moderne. La référence à Baudelaire dans la compréhension des enjeux contemporains de la technique donne une triple temporalité à l’ouvrage, qu’Agnès Sinaï rassemble autour de la figure du flâneur. Baudelaire, Benjamin et les penseurs de la décroissance aujourd’hui ont en commun cette valorisation de la position du flâneur. S’il est un personnage parasitaire pour les capitalistes, lui seul prend le recul et le temps nécessaire pour détacher l’esthétique de l’utile dans la réalité matérielle de la ville et l’admirer en soi.

15 L’ouvrage d’Agnès Sinaï nous propose de redécouvrir Walter Benjamin sous l’angle de son rapport à la modernité technique, afin de porter un regard neuf et actuel sur son œuvre. La critique matérialiste du progrès technique que l’on retrouve dans ses écrits ferait presque de lui un écologiste à son insu. En exposant la nature contestataire du travail de Walter Benjamin, ce petit livre intègre définitivement le penseur allemand dans le corpus critique de l’écologie politique.

16 Laureen Chiche

Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, La Fabrique, Paris, 2017

17 Le dérèglement climatique est une composante centrale de l’« Anthropocène », cette nouvelle ère géologique découlant des perturbations d’origine anthropique des paramètres de l’Holocène depuis l’industrialisation du xixe siècle. C’est cette origine anthropique du dérèglement climatique qu’Andreas Malm, dans ce recueil d’articles, se propose de préciser, en rappelant dès son avant-propos que c’est une minorité de capitalistes britanniques du début du xixe siècle qui est responsable du basculement dans l’ère de la machine à vapeur (et donc du dérèglement climatique), et non l’espèce humaine tout entière comme Anthropos indifférencié. C’est contre ce grand récit antihistorique de l’Anthropocène qu’Andreas Malm rappelle qu’il y a bien une sociogenèse historique du dérèglement climatique, faite de décisions capitalistes et non d’une téléologie de l’humanité maîtresse du feu. Le dérèglement climatique ne procède ni de la démographie humaine, ni d’une nature humaine « pyrophile », mais d’un basculement historique vers de nouveaux rapports de production, ceux de l’économie fossile et de ses conflits de classes.

18 Dans « Qui a allumé ce feu ? Pour une histoire de l’économie fossile », Andreas Malm appelle à un dépassement de l’histoire des effets sociaux des perturbations climatiques non anthropogènes, toujours suspecte de déterminisme climatique, au profit d’une histoire des causes sociales du dérèglement climatique d’origine anthropique, nécessairement politique puisqu’en identifiant des responsables et des alternatives écartées, elle identifie aussi des pistes de sortie de l’économie fossile, fondée sur une dynamique de combustion croissante de combustibles fossiles. Ainsi, en Inde, ce n’est pas l’Anthropos mais bien l’Empire britannique qui a introduit au xixe siècle l’économie fossile, avec ses bateaux à vapeur et ses chemins de fer comme fer de lance de l’entreprise coloniale et, pour alimenter cette infrastructure fossile et sa consommation croissante, une production exponentielle de charbon. Et cette économie fossile a été imposée aux populations locales, lesquelles utilisaient du charbon dans des quantités infimes, mais ne voulaient pas être asservies à sa production à une échelle industrielle. Le capitalisme fossile colonial britannique força ces populations au travail houiller par une série de stratégies coercitives, malgré des problèmes récurrents de main-d’œuvre. Au cours du xixe siècle, l’Empire britannique devient même un impérialisme fossile, colonisant des territoires entiers pour un charbon destiné à alimenter leur marine de guerre et de commerce. L’Empire britannique a ainsi soumis une partie du monde au capitalisme fossile au cours du xixe siècle, avec comme conséquence notable l’empoisonnement au CO2 des travailleurs des mines souterraines de charbon et, comme condition, leur assujettissement au travail salarié ou forcé. Loin d’être un représentant naturel de l’Anthropos, l’Empire britannique a agi en fonction de ses intérêts propres.

19 Andreas Malm, malgré ses critiques du grand récit de l’Anthropocène, n’en défend pas moins une chronologie analogue, avec l’industrialisation de l’Angleterre au xixe siècle comme point de départ : il rappelle qu’il n’y a d’Anthropocène qu’à partir du moment où il y a une rupture historique avec l’Holocène, et cette « nouveauté » (kainos, en grec ancien) n’arrive ni en 1610 ni en 1945, mais bien avec l’augmentation des émissions de CO2 à partir du deuxième quart du xixe siècle, aboutissant au niveau actuel, historiquement inédit. Le capitalisme fossile est donc bien en cause. Mais l’URSS et ses « pays frères » étaient également des économies fossiles extrêmement polluantes. Faut-il incriminer, dès lors, l’esprit industriel ? Ici, Malm révèle ses limites politiques, en idéalisant l’impact environnemental de l’ère préstalinienne (les bolcheviks n’abandonnent nullement, en reprenant Bakou en 1920, ses installations pétrolières) et surtout en refusant de qualifier l’URSS de « capitalisme d’État », comme Lénine l’avait pourtant désignée dès 1918 : un tel cadre analytique permettrait pourtant de réintégrer l’URSS et ses émules comme variantes non libérales du capitalisme fossile et donc comme coresponsables du Capitalocène. Mais Malm se refuse à une telle conceptualisation, sans doute en raison de ses convictions marxistes-léninistes, et préfère parler de stalinisme fossile, pour faire du capitalisme libéral l’unique adversaire d’une solution au dérèglement climatique. Bien évidemment, il s’agit actuellement de son principal adversaire, mais il vaudrait mieux y réfléchir à deux fois avant d’emprunter des voies analogues à celles qui ont montré historiquement leurs limites.

20 Malm conclut son article par une critique de Dipesh Chakrabarty, qui fait de l’augmentation des émissions de CO2 en Inde et en Chine une conséquence des politiques de réduction de la pauvreté dans ces deux pays, signe d’une prétendue contradiction entre l’impératif de justice sociale et celui de préservation d’un climat supportable, et qui affirme qu’il n’y a pas d’inégalité face aux effets du dérèglement climatique. Contre cet argumentaire qu’il juge fallacieux, Malm rappelle l’impact climatique extrêmement faible d’une grande partie de l’humanité (y compris des classes populaires en Inde), et qu’il existe bien une vulnérabilité supérieure des populations pauvres face aux effets du dérèglement climatique. En définitive, la responsabilité historique des centres capitalistes n’est pas seulement d’avoir émis de fortes quantités de CO2, mais également d’avoir entraîné l’intégration du monde entier au capitalisme fossile.

21 « Les origines du capital fossile : le passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique » est un aperçu de son maître ouvrage, Fossil Capital, dont nous avons fait une recension dans le n° 54 d’Écologie & Politique. Nous nous permettons d’y renvoyer largement. Disons simplement, en bref, qu’Andreas Malm y montre qu’il n’y a pas eu d’adoption massive des machines à vapeur dans l’industrie textile anglaise avant 1825-1830, soit cinquante ans après l’invention de Watt, à rebours de tout « déterminisme technologique » ; que cette industrie s’est d’abord développée à l’aide d’énergie hydraulique ; et enfin que ce basculement des années 1825-1830 s’est fait non pour des raisons techniques mais pour des raisons capitalistes (automatisation-vapeur des machines textiles en réponse aux luttes des ouvriers qualifiés, adoption massive des machines à vapeur puisqu’elles permettent aux capitalistes de mieux faire face à une limitation légale du temps de travail par une accélération du procès productif, possibilité de localisation des machines à vapeur près des marchés urbains de travailleurs et de consommateurs). Il s’agit donc bien des débuts d’un Capitalocène, et non d’un « Anthropocène » ou d’un « Technocène ».

22 « “L’enfer, c’est ça” : quelques images dialectiques dans la fossile-fiction » est d’abord une relecture de fictions passées à l’aune du dérèglement climatique, partant d’un défaut de ce genre d’exercices au sein des études littéraires des fictions climatiques. Constatant un manque de fictions climatiques adaptées au contexte contemporain de dérèglement climatique, Malm encourage le développement de la « fossile-fiction », c’est-à-dire de fictions d’un monde au climat déréglé, reliant clairement ce dérèglement à ses causes sociales. Pour Malm, ce genre de fictions permettrait de faire « découvrir dans l’analyse du petit moment singulier le cristal de l’événement total » (Walter Benjamin). En attendant, Malm invite à une relecture des ouvrages de « pétrofiction » (Des hommes dans le soleil de Ghassan Kanafani) et de « charbofiction » (Typhon de Joseph Conrad), mais aussi de Walter Benjamin. Les premiers permettent de ressentir certains des effets du dérèglement climatique (chaleur, inégalité face à ses effets, indifférence aux plus vulnérables), tandis que Walter Benjamin permet de se souvenir qu’« il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite ».

23 « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer : sur la révolution dans un monde qui se réchauffe » est, contrairement aux autres chapitres, un texte explicitement militant paru dans Socialist Register. De multiples sources officielles projettent une augmentation des troubles sociaux en raison du réchauffement climatique, et la sécheresse en Syrie a été un des facteurs de déclenchement du soulèvement de 2011. Le réchauffement climatique dégradera en effet les conditions de travail d’une majeure partie des travailleurs. Pour autant, il n’y a pas de lien automatique entre réchauffement climatique et révolution sociale, précise Malm. Mais il faudrait prendre la « catastrophe imminente » comme Lénine l’avait prise en octobre 1917 dans une situation de quasi-famine, c’est-à-dire comme un vigoureux accélérateur de révolution, une opportunité, même si des risques de contre-révolution, de « fascisme climatique » ou d’une « politique de canot de sauvetage armé » ne sont pas à écarter. En Russie, les problèmes d’approvisionnement alimentaire avaient d’ailleurs encouragé une prise en main centralisée de celui-ci, précipitant une centralisation bureaucratique qui allait mener au stalinisme. Pour Malm, il s’agissait d’une nécessité justifiée, ce dont on peut douter au vu des ravages de cette politique de réquisition forcée et de l’absence de famine généralisée dans l’Ukraine makhnoviste. Malm se fait l’avocat explicite d’une solution étatiste au dérèglement climatique, avec un programme de mesures immédiates, et affirme qu’« il faut des décisions et des décrets de l’État » tout en critiquant « l’action horizontale directe ». Mais nous ne sommes plus en 1917, et l’histoire en décidera peut-être autrement, évitant du même coup une deuxième URSS.

24 Armel Campagne

Baptiste Monsaingeon, Homo detritus. Critique de la société du déchet, Seuil, Paris, 2017

25 Homo sapiens est désormais érigé en force géologique planétaire. Si ce sont bien nos déchets qui fondent la preuve irréfutable de l’entrée dans cette nouvelle époque, « ne faudrait-il pas plus simplement parler de Poubellocène » ? C’est à travers cette comparaison avec l’Homo œconomicus que Baptiste Monsaingeon propose de réfléchir à ce que pourrait être Homo detritus, possible héritier du consommateur idéal : un jeteur idéal en somme. Des déchets de plus en plus encombrants en dépit de l’idéal du zéro déchet vers lequel il est impératif de tendre, à toutes les échelles de nos sociétés. L’ouvrage de Baptiste Monsaingeon vise à rendre plus intelligibles « ces processus enfouis au fond de la mémoire de nos civilisations ».

26 C’est à la charnière des xixe et xxe siècles qu’apparaissent la gestion spécifique du déchet solide et l’acception moderne du déchet. Avec la disparition des pratiques synergiques entre villes, campagnes et industries, naît une nouvelle catégorie de matières résiduelles ayant l’abandon pour seul horizon. Avec l’adoption du « tout-à-l’égout », les vidanges et les boues tendent à disparaître du paysage urbain, « laissant à la surface des villes le reste du détritique urbain : les déchets solides ». L’invention de la poubelle, du nom du célèbre préfet Eugène Poubelle, est comparable à l’entrée symbolique dans l’ère du déchet moderne. Des professions disparaissent et de nouvelles pratiques industrielles émergent. Les chiffonniers qui font vivre 500 000 personnes en France à la fin du xixe siècle, voient tout simplement leur métier interdit une cinquantaine d’années plus tard. Après la seconde guerre mondiale, le centre de gravité du déchet se déplace vers l’espace du stockage individuel ; le déchet n’est plus un moment transitoire de la matière mais un absolu, et commence à se populariser le dicton célèbre de la profession : « Quand on tient le trou, on tient le marché. » Cette mutation s’accompagne d’une part de la multiplication des espaces voués à leur simple stockage, en particulier à la périphérie des grandes villes : il s’agit de décharges plus ou moins contrôlées ; et de l’autre de l’industrialisation progressive de la gestion des déchets. Simultanément s’étend la pratique de la mise en décharge océanique, l’exemple le plus célèbre étant celui de Yomenoshima, « l’île de rêve », émergeant à la fin des années 1950, en plein centre de Tokyo où l’on retrouve notamment aujourd’hui un centre de loisirs et une serre avec jardin botanique tropical. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, un vent de liberté souffle sur les sociétés capitalistes développées ; « et l’acte de mise au rebut devient, dans la culture du consumérisme de masse naissant, un geste libératoire, presque jouissif ».

27 Les « Trente Glorieuses » sont un moment décisif de la mutation de nos rapports aux déchets qui deviennent le carburant privilégié de la croissance. Mais au tournant des années 1970, la question des déchets se retrouve au centre de questions écologiques plus globales dans le processus de mondialisation en cours. Les deux plus grands géants des ordures que sont Véolia Environnement et Sita Environnement, filiale de Suez, constituent une sorte de « duopole » de la gestion des déchets solides et sont leaders de l’émergence de modèles techno-économiques alternatifs à la simple « mise en décharge » ; ils inaugurent la période de « mise en économie de l’environnement ». La puissance publique n’est plus en mesure de peser face à celle, technico-économique, des grands groupes industriels mondialisés. Le plus étonnant est cet enrôlement des individus dans le credo récurrent de l’écocitoyenneté qui promeut une politique des petits gestes évacuant ainsi la politique des grands choix. Paradoxalement, le rite d’accoutumance que représente le « bien jeter » s’impose désormais comme un frein au développement d’une prise de conscience profonde, sociale et écologique des mécanismes sous-jacents et bien réels du mode de production et de consommation de masse du néocapitalisme.

28 L’émergence et la généralisation de l’usage du plastique sont la nouvelle matrice d’une éternité « prête-à-jeter ». Bien des matériaux fabriqués depuis la fin du xixe siècle s’avèrent non seulement dangereux, mais aussi incapables de réintégrer les cycles naturels : métaux lourds, matières radioactives ou polymères de synthèse. Ainsi, les débris plastiques qui flottent à la surface des océans se décomposent en minuscules fragments qui, portés par les courants, « tendent à constituer de véritables soupes détritiques, des océans de plastique ». À la suite de la multiplication d’expéditions scientifiques d’identification de ces soupes détritiques, la problématique des pollutions marines par les résidus plastiques est officiellement reconnue comme un problème incontournable par le livre vert du Programme des Nations unies pour l’environnement en 2011. La colonisation protéiforme par les déchets plastiques n’est pas confinée aux océans : ainsi des recherches menées au sud de Hawaï témoignent de l’omniprésence de ces matières multicomposites le long du littoral que des auteurs proposent de nommer « plastiglomérat » et dont l’origine est l’incinération sauvage de débris plastiques. Présentés comme porteurs de progrès technique, écologique et social, les plastiques ont pu, des décennies durant, s’instituer en figure de proue de la modernité consumériste et même, aux États-Unis, comme un moyen d’émancipation de la femme, promue comme ménagère libérée de certaines contraintes domestiques. Sous ses innombrables formes, le plastique a envahi les sociétés contemporaines jusqu’à générer un nouvel écosystème technologique et culturel à grande échelle dont la remise en question semble désormais impossible. Face à la multiplication de cas d’enfants s’étant étouffés avec des sacs plastiques, une rééducation est nécessaire ; aux États-Unis, elle est prise en charge par la Society of the Plastics Industry. Celle-ci propose de modifier la composition des sacs pour les rendre plus fragiles, relançant ainsi l’idée de l’obsolescence programmée, selon laquelle la destruction rapide des biens, leur mise au rebut, constitue la condition même d’une croissance illimitée. Avec l’avènement du « prêt-à-jeter », l’objet produit est destiné à être mis au rebut. La plasticité s’est érigée comme vecteur de développement pour des économies fondées sur la consommation de masse, les emballages plastiques constituant un modèle du genre. Mais la défiance persistante à l’égard des matières plastiques est désormais réactivée par la prise de conscience de leurs dangers potentiels « liés à leur difficile, voire impossible dégradation » à l’échelle moléculaire. L’histoire séculaire est désormais une dimension essentielle de la colonisation de la planète à toutes les échelles : « Des gigantesques océans de plastique aux particules nanométriques […], les polymères et leurs additifs composent désormais notre environnement autant que nos corps et ceux de l’ensemble des organismes vivants. » Et alors que leur succès s’est pour une grande part fondé sur leurs facultés à préserver l’environnement, nous sommes désormais contraints de tenter de nous protéger de leur prolifération invasive.

29 Identifiées comme l’un des grands maux de la modernité urbaine, les immondices en putréfaction « ont été progressivement bannies des centres-villes des Nords » à partir de la fin du xixe siècle. Du même coup, l’aban-don de ces restes organiques en a fait des externalités négatives, « acte de naissance pour l’acception contemporaine du déchet ». La rupture métabolique de l’échange ville-campagne des déchets organiques est à l’origine d’une baisse générale de la fertilité des sols. L’agronome productiviste, un siècle durant, a validé le principe selon lequel seule la fertilisation artificielle des sols était en mesure de permettre des rendements répondants aux besoins de la croissance démographique. Ce n’est qu’avec le déclin des « Trente Glorieuses » que la valorisation et la séparation des déchets organiques sont devenues un enjeu dans les pays riches. Ce traitement des déchets biodégradables est désormais un nouveau chantier pour les gestionnaires des systèmes techniques du résiduel, héritier du sacro-saint modèle de l’incinérateur. Il ne s’agit pas de revenir à l’essentiel, c’est-à- dire de repenser les fondamentaux de l’entretien et de l’enrichissement des sols ; mais d’optimiser les systèmes techniques dominants en mobilisant la nouvelle armée verte des écocitoyens, prenant notamment conscience de l’immense gaspillage alimentaire dont ils seraient responsables dans les pays du Nord. La Corée du Sud a poussé cette logique à l’extrême en contraignant la population et le consommateur final à trier 98 % des déchets alimentaires afin d’approvisionner divers types d’élevage ou les usines de compostage ou de méthanisation.

30 En France, la Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2015 tend à systématiser ce nouveau cours sous forme de redevances incitatives, en interdisant la mise au rebut ou la destruction de denrées alimentaires et en « rendant obligatoire le don des invendus à des associations dédiées ». L’auteur souligne que le déchet organique constitue un terreau particulièrement riche pour penser des alternatives au modèle productiviste centralisé ; les nouveaux chiffonniers révélant peut-être le potentiel subversif des déchets : lombricompostage, « freeganisme » pour lequel les poubelles peuvent s’instituer comme des cornes d’abondance à partager. Le partage devient ici une nouvelle manière de contester par la mise en œuvre de réseaux collaboratifs. Au-delà de leur diversité, ces mouvements inventent de nouvelles formes de vivre ensemble, de modèles alternatifs à l’échange marchand, « des façons de réinventer les relations à ce qui reste ». Le concept de « zone d’autonomie temporaire » (temporary autonomous zone ou TAZ) ne se définit pas, mais s’invente dans l’action, souvent installée dans une ZAD (zone à défendre). L’auteur rapproche le défi consistant à faire du gaspillage le lieu de réinvention de l’abondance, de celui de la surenchère mutuelle qui caractérise le potlatch ; cette forme de dérision consistant à faire de l’excédent une occasion de fêter la pure dépense « est le lieu d’une forme de dépassement possible d’une conception délétère du déchet ».

31 La rencontre entre la matérialité corruptible du déchet organique et de ces pratiques « révèle aux jeteurs le lien fondamental reliant ce processus de dégradation au mouvement même du vivant ». Et parce qu’il n’est pas d’existence en soi des déchets, toujours soumis au travail du temps, celui qui les étudie les appréhende comme des indices précaires et éphémères « du paysage, de l’environnement humain et, plus largement, du monde ». Chez l’écocitoyen, à l’inverse, la rencontre avec le déchet tend à « faire disparaître » localement la charge d’immonde qui rend insupportable la présence des rebuts. À travers de multiples dispositifs de recyclage, la sphère technique mime des processus réputés naturels. Recyclage, zéro déchet, économie circulaire sont désormais les maîtres mots d’une idéologie visant « la maîtrise conjointe des flux résiduels et des pratiques de mise au rebut ». L’économie circulaire est un slogan majeur des sociétés contemporaines, fédérant institutions nationales et internationales, politiques de tous bords, acteurs industriels et jusqu’au secteur associatif et militant. Avec la constitution de deux sphères strictement distinctes (biologique et technique), l’économie circulaire s’inscrit dans la continuité des grandes réformes du déchet et prétend offrir ainsi aux sociétés contemporaines des perspectives d’éternité. Du local au global, l’objectif (et le modèle) de l’économie circulaire est celui du cercle parfait, tendant à se substituer à l’oxymore du développement durable. À la suite de Denis Duclos, l’auteur interroge la désirabilité même d’une société de l’économie circulaire : « Si l’on ne se nourrit plus que de soi-même, si la civilisation n’est plus qu’un phénomène défini par le recyclage, n’entre-t-on pas dans une autoconsommation, une autophagie qui rappelle les fusions condamnées par les sociétés plus anciennes sous les termes d’inceste ou de cannibalisme ? » Et une société sans restes, sans traces, n’est-elle pas déjà une société sans histoire ? L’auteur évoque le minimalisme désenchanté du « zéro déchet » à propos de la pratique circulaire appliquée au niveau domestique par Béa Johnson, porte-parole du mouvement qualifié par elle-même de global et qui n’a pas hésité à pratiquer un périple mondial de sensibilisation au zéro déchet, tout en concédant que ses voyages souffrent d’une lourde empreinte carbone. Tout autre est la démarche de Paul Connett, professeur émérite de chimie, autre figure de proue de ce mouvement zero waste qui essaime dans le monde. Critique d’une croissance érigée en dogme, ce dernier entame son combat contre les déchets autour de l’incinérateur comparé à « un aspirateur toxique à déchets ». La réussite de ce mouvement est subordonnée à une forte mobilisation des populations et à une profonde transformation des modes de vie. Et si le réseau d’associations zero waste semble viser un idéal d’autonomie des populations, sa mise en pratique remet en doute sa faisabilité car l’esprit du zéro déchet est en un sens rattrapé par le nouvel esprit du capitalisme.

32 La structure mondialisée du marché des déchets vient notamment remettre en question l’apparente réussite de certaines expériences, en particulier celle de San Francisco dont une part du succès tient à l’exportation annuelle vers la Chine de 18 à 20 millions de tonnes de déchets dits recyclables : une fois traitées dans des conditions dites « économiquement viables », ces matières premières dites secondaires sont réexpédiées dans les pays du Nord en tant que matériaux « recyclés ». La vision optimiste focalisée sur des problématiques locales minimise les enjeux globaux, générateurs d’inégalités économiques et sociales. Envisagée par ses promoteurs comme une « ré-évolution » industrielle et sociale, elle suppose un découplage entre la croissance économique et celle des flux énergétiques et matériels. L’idéal de circularité parfaite se heurte à la dure réalité des sociétés capitalistes développées. Les bons résultats revendiqués par les acteurs concernés participent du camouflage d’une évidence : « À l’échelle globale, la production de déchets, industriels ou non, n’a jamais été aussi importante […] et le scénario dit business as usual […], le plus réaliste, prévoit que la production de déchets aura triplé d’ici 2100. » En faisant de l’innovation éco-industrielle la clé de voûte de leur projet d’économie circulaire, ses promoteurs sont dans le déni du second principe de la thermodynamique élargi par Nicholas Georgescu-Roegen. À maints égards, l’idéal d’une société sans déchets fait écho à l’idéal de perfection qui structure l’histoire de la modernité occidentale : la promesse d’immortalité se love dans le projet d’une société « sans restes ».

33 Derrière les formules communes d’économie circulaire ou de zéro déchet coexistent cependant deux projets contradictoires : d’un côté, celui d’une approche macroscopique faite d’innovations dans le cadre d’une croissance verte ; de l’autre, celui d’un zéro déchet à l’échelle du foyer renvoyant au principe de décroissance. S’opposent ainsi deux visions de l’avenir, appuyées l’une sur les high-tech, l’autre sur les low-tech ; à l’intersection de ces deux projets, la continuité des villes en transition, cherchant à inventer un vivre ensemble « zéro carbone ». Ni les uns ni les autres ne s’élèvent cependant à une critique informée des schèmes de production structurellement engagés dans la poursuite indéfinie de quantités pharaoniques de matières hors contrôle. Les déchets qui prolifèrent jusqu’aux confins du monde sont d’ores et déjà un matériau qui rompt systématiquement le cercle réputé vertueux et fantasmé de l’économie circulaire. L’événement Anthropocène semble sceller l’imminence de la catastrophe : nous sommes tenus de comprendre ce qui est afin d’anticiper ce qui vient !

34 Rappelant que dans son ouvrage inachevé, Paris, capitale du xixe siècle, Walter Benjamin songeait à faire du chiffonnier le modèle d’un nouveau genre de savant, l’auteur affirme la nécessité pour ces derniers de s’affirmer comme des activistes politiques. La matérialité de ces déchets impose toujours de les maîtriser et de les isoler pour assurer notre propre survie. En refusant de les qualifier comme déchets, les nouveaux chiffonniers pourraient contribuer à nous les faire percevoir pour ce qu’ils sont, à savoir rien d’autre qu’une production monstrueuse. Ainsi, le modèle du chiffonnier est une invite à reprendre politiquement la main sur les déchets pour bâtir une contestation collective, « une mutinerie peut-être, face à ceux qui prétendent œuvrer à la maîtrise du monde en se l’appropriant ». Ainsi se conclut l’ouvrage magistral et inclassable de Baptiste Monsaingeon.

35 Jean-Paul Deléage

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