Notes
-
[1]
E. Deléage, « Les paysans dans la modernité », Revue française de socio-économie, n° 9, 2012, p. 117-131.
-
[2]
H. Mendras, La fin des paysans, Actes Sud, Arles, 1992 [1967], p. 97.
-
[3]
E. P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique, Paris, 2004, p. 37.
-
[4]
H. Mendras, op. cit., p. 98.
-
[5]
E. P. Thompson, op. cit., p. 37.
-
[6]
F. Jarrige, « Pris dans l’engrenage ? Les mondes du travail face à l’accélération au xixe siècle », Écologie & Politique, n° 48, 2014, p. 23-35.
-
[7]
J. Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le xxie siècle, La Découverte, Paris, 2011, p. 28.
-
[8]
M. Debatisse, La révolution silencieuse, Calmann-Lévy, Paris, 1963.
-
[9]
E. Deléage, « La coproduction des savoirs dans l’agriculture durable », dans É. Coudel, H. Devautour, C. Soulard et B. Hubert (dir.), Actes du Symposium Innovation et développement durable dans l’agriculture et l’agroalimentaire, ISDA, Montpellier, 2010, p. 3-4.
-
[10]
M. Salmona, « Une pensée de l’action avec la nature et le vivant : la Mètis et Jean-Pierre Vernant », dans Y. Clot et D. Lhuilier (dir.), Agir en clinique du travail, Érès, Toulouse, 2010, p. 187, en italique dans l’original.
-
[11]
C. de Crisenoy, Lénine face aux moujiks, Seuil, Paris, 1978, p. 13.
-
[12]
A. Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique, Galilée, Paris, 1988, p. 76.
-
[13]
Ibid., p. 76.
-
[14]
Ibid., p. 49.
-
[15]
Voir par exemple les rendez-vous de l’agriculture connectée organisés par l’École supérieure d’agriculture d’Angers, <www.mutations-agricoles-chaire-sociologie-groupe-esa.com/esaconnect/>.
-
[16]
A. Gorz, op. cit., p. 115.
-
[17]
Entretien auprès d’un producteur de lait en Picardie, réalisé le 1er octobre 2016 dans le cadre d’une recherche en cours conduite avec Jocelyne Porcher, sur le développement des « fermes-usines ».
-
[18]
É. Sadin, L’humanité augmentée. L’administration numérique du monde, L’Échappée, Montreuil, 2013, p. 69-99.
-
[19]
M. Benasayag, « Organisme ou artefact ? Pour une esthétique de la résistance », propos recueillis par E. Deléage, Écologie & Politique, n° 43, 2011, p. 85.
-
[20]
Ibid., p. 90.
-
[21]
A. Gorz, op. cit., p. 113-114, en italique dans l’original.
-
[22]
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, Paris, 1994, p. 131-132.
-
[23]
J. Porcher, op. cit., p. 82.
-
[24]
Entretien auprès d’un producteur de lait en Picardie, cf. supra.
-
[25]
H. Arendt, Le système totalitaire, Seuil, Paris, 1972, p. 226.
-
[26]
Cette partie repose sur un travail que je mène depuis une quinzaine d’années auprès de paysans qui pratiquent une agriculture alternative au mode de production industriel dominant. Une enquête réalisée en 2016 auprès d’un groupe d’agriculteurs alternatifs rencontrés une première fois en 1998, confirme les quelques hypothèses formulées dans mes travaux du début des années 2000 relativement à leur conception du travail.
-
[27]
E. Deléage, « L’autre paysannerie », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 15, 2000, p. 383-397.
-
[28]
E. Deléage, « La coproduction des savoirs dans l’agriculture durable », art. cité, p. 1-8.
-
[29]
Entretien avec un éleveur bio de vaches allaitantes charolaises, réalisé le 24 mai 2016.
-
[30]
Toutes les enquêtes que j’ai réalisées depuis quinze ans auprès des agriculteurs alternatifs montrent qu’ils sont tous préoccupés d’agriculture et de culture.
-
[31]
Entretien avec un éleveur bio de vaches allaitantes charolaises croisées salers, réalisé le 15 juillet 2016.
-
[32]
A. Gorz, op. cit., p. 105, en italique dans l’original.
-
[33]
Originaires du Bazadais (sud-est de Bordeaux), ces bovins font, depuis la fin des années 1970, l’objet d’un plan de relance à la suite de leur quasi-disparition dans les années 1950-1960. En effet, avec la motorisation de l’agriculture après la seconde guerre mondiale, la bazadaise, animal de trait, est remplacée par le tracteur. Le plan de relance va réorienter l’élevage de bazadaises vers la production de viande.
-
[34]
Entretien avec un éleveur bio de vaches allaitantes bazadaises, réalisé le 25 mai 2016 et dans la ferme duquel j’ai séjourné pendant une quinzaine de jours, ce qui m’a permis d’observer son travail quotidien dans les champs et avec ses animaux.
-
[35]
J. Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, PUF, Paris, 2002, et « L’esprit du don : archaïsme ou modernité de l’élevage ? Éléments pour une réflexion sur la place des animaux d’élevage dans le lien social », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 20, 2002, p. 245-262.
-
[36]
J. Porcher, Vivre avec les animaux, op. cit., en particulier chap. 2, « Les promesses du travail », p. 45-68.
-
[37]
Entretien avec un éleveur bio de vaches allaitantes bazadaises, cf. supra.
-
[38]
Rappelons que les vaches sont des herbivores…
-
[39]
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 41.
-
[40]
Ibid., p. 95.
-
[41]
Ibid., p. 233.
-
[42]
M. Salmona, art. cité, p. 188.
-
[43]
J. Porcher, Vivre avec les animaux, op. cit., p. 31.
1 La question du travail est au cœur des préoccupations des sociétés contemporaines. Elle doit être replacée dans une histoire longue qui montre que le rapport au travail a varié suivant les époques et les sociétés. En ce sens, le travail n’est pas un invariant anthropologique, une catégorie figée de l’histoire des sociétés humaines. Néanmoins, avec l’avènement du capitalisme industriel, le travail devient le propre des sociétés modernes dont l’archétype est le travail salarié réalisé par l’ouvrier d’usine. Dans le contexte de développement du capitalisme et de l’intégration de l’agriculture au cycle de l’industrie, le travail est donc le plus souvent réduit à une catégorie économique qui dévalorise, voire rend invisibles, toutes les activités qui ne relèvent pas de cette rationalité, à commencer par les activités paysannes.
2 Il s’agit de revenir ici, de manière critique, sur la notion de travail à partir d’une réflexion sur l’évolution du rapport au travail dans l’agriculture. Je montrerai que, si de nombreux agriculteurs productivistes s’épuisent dans la reproduction d’une activité éphémère qui les conduit (avec leurs animaux quand ils en ont) à un état de désolation, certains paysans contemporains [1] « travaillent » dans une perspective différente que celle qui s’est imposée avec le développement du capitalisme, en participant, de cette manière, à la création d’un monde commun.
Agriculture industrielle et dévalorisation des activités paysannes
3 Dans les sociétés paysannes, il existait une forte interrelation entre les activités directement productives et les activités hors travail dans un contexte où l’espace et le temps étaient intimement liés, ainsi que l’a montré Henri Mendras : « Il y a des cas où l’espace est mesuré par le temps, d’autres où il l’est par la quantité de travail, d’autres encore où le temps lui-même est mesuré par le travail : des rapports logiques et vécus existent dans l’expérience des agriculteurs d’une région donnée entre ces trois “dimensions” de la vie quotidienne. Il semble établi que le travail était l’instrument de mesure principal qui donnait généralement leur valeur au temps et à l’espace [2]. » Le temps était donc globalement un « temps “orienté par la tâche” [3] » et, par conséquent, lié à des conduites humaines qui se déployaient dans un rapport concret avec le milieu environnant : « Au champ […], c’est la tâche à accomplir qui commande l’horaire, toujours modifiable en fonction de l’avancement du travail, de l’état du ciel et éventuellement même de la fatigue du travailleur [4]. »
4 L’introduction de l’horloge au xviiie siècle, qui accompagne le développement du capitalisme industriel, marque une rupture dans le rapport qu’entretiennent les sociétés occidentales au temps. Dans ces dernières, le travail industriel se développe et transforme le rapport au temps puisque « le travail [y est] mesuré en unités de temps [5] ». Il s’agit désormais d’accélérer la productivité du travail pour satisfaire aux exigences de l’industrie naissante [6]. Dans l’agriculture, l’industrialisation du travail commence au xixe siècle. Par exemple, dans le domaine de l’élevage, la naissance de la zootechnie au milieu du xixe siècle, le siècle du capitalisme industriel, a accompagné l’industrialisation de l’élevage et sa transformation en « industrie des productions animales [7] ». Cette industrialisation se généralise, suivant les secteurs de production, au cours du xxe siècle et en particulier, en France, après la seconde guerre mondiale avec la révolution silencieuse des années 1950-1960 [8]. Cette révolution silencieuse, portée par la frange moderniste des agriculteurs de l’époque, se réalise grâce au développement conjoint, dans le domaine agricole, de la rationalité économique capitaliste et de la logique technicienne. Avec l’invention de la vulgarisation agricole (à partir de 1959) puis du développement agricole (à partir de 1966), cette rationalité technicienne est transmise par les conseillers agricoles formés à l’idéologie du progrès [9]. Ces derniers vont ainsi participer activement à l’élimination symbolique et pratique des formes de travail associées à l’économie paysanne en transformant le sens même du travail paysan : « Les injonctions faites aux paysans, par les agents des structures d’encadrement agricole, d’utiliser la raison dans la pratique de l’élevage, du maraîchage, du travail de la terre, etc., eurent des effets considérables, multiples et souvent négatifs. Dissociée de […] l’intuition, de l’émotion, de la culture des sens […], si présentes dans le travail avec la matière, la nature et le vivant en général, cette manière “raisonnée” de penser la nature et le vivant fait perdre sens à la pensée de l’action [10]. »
5 Ainsi, la logique capitaliste et industrielle qui prévaut depuis plus d’un siècle maintenant a survalorisé une conception du travail réduite aux activités productives et qui dévalorise, voire occulte, toutes les activités qui ne rentrent pas dans ce cadre, c’est-à-dire, a fortiori, les activités paysannes comme l’avait écrit, dès 1978, l’économiste Chantal de Crisenoy : « L’homme déqualifié, déstructuré, normalisé, l’homme taylorisé, l’homme au travail brisé en multiples gestes inlassablement identiques, voilà pour la bourgeoisie le travailleur idéal. Le paysan est bien à l’opposé de ce rêve. Il représente le désordre car il se situe en dehors des normes du monde capitaliste et il en est au fond le perturbateur [11]. » Cette logique industrialiste s’est considérablement accélérée au début du xxie siècle un peu partout sur la planète et se traduit aujourd’hui en France par une nouvelle phase de l’industrialisation de l’agriculture. Cette dernière pose à nouveaux frais la question de notre rapport au travail et interroge les limites de sa division.
Du travail comme activité périssable à la désolation
6 Le capitalisme industriel a engendré deux types de division du travail que l’on retrouve dans l’agriculture industrielle ou productiviste. D’abord une division taylorienne des tâches au sein des exploitations agricoles, division qui est rendue possible par la technicisation de l’activité agricole (moto-mécanisation, chimisation, développement de la génétique et de l’informatique, robotisation, etc.). Ensuite une division macrosociale du travail qui correspond à un « éclatement de la production en activités productives qui ne valent plus chacune qu’en combinaison avec d’autres [12] ». Cette dernière est pour l’essentiel liée à l’organisation de l’agriculture en filières (ensemble des individus qui participent à l’élaboration d’un produit, de l’amont jusqu’à l’aval) ainsi qu’à l’existence de différents services spécialisés proposés aux agriculteurs (insémination des animaux, soins vétérinaires, prestations d’entreprises de travaux agricoles pour la préparation des sols, pour les semis, pour la moisson, services comptables, etc.). Suivant les orientations productives des exploitations agricoles, la spécialisation de l’activité est plus ou moins poussée. Elle l’est tout particulièrement chez les agriculteurs en monoproduction végétale ou animale. Et, même chez les agriculteurs qui combinent la culture et l’élevage dans une logique productiviste, il existe souvent une division du travail entre les ateliers de production. Quelles sont les implications de cette division du travail ? Elle entraîne d’abord une perte de la maîtrise de l’ensemble du processus de production, car comme l’explique André Gorz à propos de la division du travail dans l’industrie, la quantité de savoir technologique incorporé dans un produit agricole ou alimentaire industriel dépasse de loin les connaissances ou les capacités d’un seul individu [13]. Cette perte de maîtrise du processus de production est d’autant plus aiguë dans les élevages hors sol au sein desquels les animaux sont souvent nourris avec des aliments qui sont produits en dehors de l’exploitation agricole et dont la fabrication et la composition ne sont pas toujours clairement affichées. Cette « non-maîtrise » débouche finalement sur des situations d’aliénation. En effet, le « travailleur » agricole est alors non seulement privé du produit de son activité puisqu’il n’est plus qu’un rouage d’un système qui le dépasse (il produit du lait dont il ne connaît pas la destination, des pommes de terre qui finiront dans un fast-food anonyme, etc.), mais aussi lui-même « chosifié » et par conséquent privé de sa propre conscience.
7 L’agriculture industrielle fonctionne ainsi dans la « sphère de l’hétéronomie » qui correspond à « l’ensemble des activités spécialisées que les individus ont à accomplir comme des fonctions coordonnées de l’extérieur par une organisation préétablie. Au sein de cette sphère de l’hétéronomie, la nature et le contenu des tâches ainsi que leurs rapports sont hétérodéterminés de manière à faire fonctionner les individus et des collectifs eux-mêmes complexes comme des rouages d’une grande machine (industrielle, bureaucratique, militaire) ou, ce qui revient au même, de leur faire accomplir à l’insu les uns des autres les tâches spécialisées qu’exige une machine qui, en raison de ses dimensions et du nombre de servants requis, enlève à son personnel toute possibilité d’accorder ses activités par des procédures de coopération autorégulées [14] ». Dans l’agriculture, la « grande machine » est le complexe agro-industriel ; elle fonctionne grâce aux ouvriers de ce complexe et aux agriculteurs qui mettent en œuvre des pratiques de type industriel dans leur exploitation.
8 L’hétéronomie qui caractérise les systèmes de production agricole industriels est pour l’essentiel liée à la technicisation de ces systèmes, qui connaît aujourd’hui un nouveau développement avec la révolution numérique, l’invention de la robotique et de l’agriculture connectée [15] : robots de traite et d’alimentation, drones de suivi des cultures pour « mieux » doser les apports d’intrants ou « mieux » ajuster l’irrigation, robots de désherbage, GPS d’arpentage des parcelles, utilisation de puces RFID pour « tracer » les troupeaux, etc. Si la technicisation de l’agriculture est parfois un moyen de réduire la pénibilité du travail, « la puissance accrue de la technique a un prix : elle coupe le travail de la vie et la culture professionnelle de la culture du quotidien ; elle exige une domination despotique de soi en échange d’une domination accrue de la nature ; elle rétrécit le champ de l’expérience sensible et de l’autonomie existentielle ; elle sépare le producteur du produit au point qu’il ne connaît plus la finalité de ce qu’il fait [16] ». Dans cette conception du travail, les agriculteurs entretiennent un rapport instrumental à la nature et au vivant. Les plantes et les animaux ne sont que des outils de production dont il s’agit de tirer le maximum de rendement comme l’exprime ce producteur de lait picard : « Les vaches n’ont pas d’âme. Elles mangent tout le temps. C’est ce qu’il faut pour qu’elles pissent du lait. Les miennes [des prim’Holstein, l’archétype de la vache laitière hyperproductive] produisent 11 000 litres de lait par an. Ce sont de vraies athlètes et mes trois robots (un pour la traite, un pour l’alimentation, un pour le lisier) me permettent d’aller vers encore plus de performance [17]. »
9 In fine, ce type d’agriculture s’inscrit dans la mise en œuvre plus globale d’une « vie robotiquement ajustée [18] », selon l’expression d’Éric Sadin, ou encore d’un processus d’artefactualisation de la vie, processus valorisant « une conception selon laquelle tout ce qui existe fonctionne comme des artefacts avec des parties utiles et des parties inutiles qu’il faut soit éliminer, soit améliorer [19] ». Cette « artefactualisation » rend les individus passifs, elle les désaffecte, car comme l’explique très justement Miguel Benasayag : « Il n’y a que l’organisme qui, parce qu’il est affecté, agit. Un artefact n’est pas affecté, il est stimulé [20]. » Cette « artefactualisation » coupe les humains et les non-humains (en particulier les animaux) du monde sensible à l’intérieur duquel ils se déploient. Cette coupure réduit par ailleurs les capacités réflexives et le sens donné à son activité, car la « culture technique est inculture de tout ce qui n’est pas technique. […] À une culture professionnelle qui se coupe du monde vécu dans son épaisseur sensible correspond ainsi la production d’un monde sans valeur sensible, et à ce monde une sensibilité desséchée et qui dessèche en retour la pensée [21] ».
10 La conception du travail qui prévaut dans l’agriculture industrielle se réduit finalement à la reproduction d’une activité éphémère et « épuisante ». Comme l’a très justement montré Hannah Arendt, les succès de la société moderne résultant de la « libération du travail » tendent à dissimuler le fait inéluctable que la vie doit être sans cesse entretenue et renouvelée, et que le travail s’épuise dans cette reproduction incessante : « C’est, en effet, la marque de tout travail de ne rien laisser derrière soi, de voir le résultat de l’effort presque aussitôt consommé que l’effort est dépensé [22]. » Hannah Arendt souligne ici le caractère consommable des produits du travail et le fait que consommer, c’est épuiser. Dans cette recherche permanente de la quantité et de la productivité, les agriculteurs développent souvent un comportement extrêmement violent vis-à-vis de leur environnement et d’eux-mêmes. Cette violence physique et symbolique s’exprime par un état de souffrance (affective) et par une « contagion de la souffrance entre travailleurs et animaux […] d’une part, parce que les animaux souffrent et, d’autre part, parce que la relation de travail avec les animaux est une relation intersubjective [23] ». C’est ce qu’exprime ce même producteur de lait qui, après avoir décrit ses vaches comme « de vraies athlètes » et avoir tenu le discours de la performance, précise : « J’ai actuellement soixante vaches. Ma ferme est homologuée pour cent cinquante vaches mais je ne sais pas si je vais pouvoir continuer le lait. Ici en Picardie, on est ridicule par rapport au croissant laitier breton ou normand. On n’atteindra jamais leur productivité. Ou alors il faut aller vers les mille vaches, c’est cela l’avenir. Mais il faut pouvoir les adapter aux nouvelles technologies. Moi, quand mon robot de traite est arrivé, en janvier 2014, il a fallu que l’on s’adapte. Une de mes vaches allait quarante fois par jour au robot alors qu’elles doivent normalement y passer entre deux et trois fois par vingt-quatre heures. Une autre a essayé de s’échapper de la stabulation en sautant par-dessus les cornadis [barrières séparant l’aire de vie des animaux et le couloir d’alimentation qui donne sur l’extérieur dans un bâtiment d’élevage] [24]. » Ce que décrit ici ce producteur de lait, c’est la souffrance de ses vaches (et sa propre souffrance qu’il exprime implicitement) : celle qui allait quarante fois par jour au robot de traite a fait, ce que l’on appelle en parlant des humains, un burn-out et l’autre, qui a essayé de s’échapper de son enfermement, a probablement terminé prématurément à l’équarrissage.
11 Dans leur souffrance partagée avec le monde vivant et en particulier avec les animaux, les agriculteurs qui travaillent dans une logique industrielle finissent par connaître la désolation : « C’est ce qui peut se produire dans un monde où les valeurs majeures sont dictées par le travail, autrement dit où toutes les activités humaines ont été transformées en travail. Dans de telles conditions, seul demeure le pur effort du travail, autrement dit l’effort pour se maintenir en vie, et le rapport au monde […] est brisé. L’homme isolé […] n’est un sujet de préoccupation pour personne. Alors l’isolement devient désolation […] [c’est-à-dire] expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme [25]. » Animés par une culture de la consommation, ces agriculteurs sont ainsi coincés dans l’engrenage de la reproduction d’une vie perpétuellement mourante. Peut-on alors finalement dire qu’ils travaillent ? Que leurs animaux travaillent ? Est-ce que travailler ne signifie pas autre chose ? C’est l’hypothèse que je vais explorer maintenant à partir de l’analyse de formes originales de travail paysan qui renvoient à la question du sens pour celles et ceux qui les mettent en œuvre.
De l’œuvre pour produire du sens et un monde commun
12 Certains paysans contemporains travaillent dans une perspective différente de celle qui s’est imposée avec l’industrialisation de l’agriculture [26]. Ces derniers développent, parfois avec leurs animaux, un rapport au travail qui s’éloigne de la conception uniquement économique de l’activité de production. Plus précisément, ces paysans pratiquent une agriculture qui leur permet de s’épanouir, c’est-à-dire de se libérer dans le travail et de se libérer du travail [27].
13 Se libérer dans le travail signifie concrètement, pour eux, travailler différemment dans leurs fermes. Il s’agit en particulier de limiter les travaux répétitifs propres à l’industrialisation de l’activité agricole en valorisant l’articulation entre le travail physique et le travail intellectuel. Cette valorisation passe par la co-construction de savoirs originaux qui s’éloignent des prescriptions normalisées de la recherche agronomique [28]. Elle permet surtout d’entretenir un autre rapport au travail qui procure satisfaction et plaisir ainsi que l’exprime cet éleveur des Deux-Sèvres : « Je travaille un peu moins qu’avant [depuis la création d’un groupement d’employeurs] c’est-à-dire, avec le temps de réunion agricole et toutes mes activités liées au Civam [association regroupant des agriculteurs alternatifs], à la Confédération paysanne, je travaille environ soixante heures par semaine. C’est encore trop. Mais c’est mieux qu’avant et je prends plaisir au travail. C’est déjà important [29]. » Ce plaisir au travail – qui fait écho en creux à la souffrance exprimée par les agriculteurs en systèmes industriels – se traduit également par un besoin de se dégager du temps pour faire autre chose, de se libérer ainsi du travail strictement lié à l’activité de production agricole, à travers diverses activités militantes, culturelles, artistiques [30], etc., ces activités « hors travail » étant parfois néanmoins liées au travail agricole lui-même puisque la plupart de ces paysans envisagent leur activité comme un mode de vie qui engage à la fois l’espace domestique et l’espace professionnel : « J’ai quelques grosses périodes de travail : il y a les enrubannages au mois d’avril, les foins au mois de juin et puis les moissons mais c’est la CUMA [coopérative d’utilisation du matériel agricole] qui assure les moissons, et puis les vêlages qui ont lieu entre janvier et fin mars, sauf pour une dizaine de vaches qui vêlent à l’automne. Mais les vaches vêlent toutes seules… Elles sont autonomes… y compris sur le plan alimentaire. Et cela me laisse donc pas mal de temps pour lire, pour écouter la radio. J’écoute beaucoup la radio en travaillant. France Inter ou France Culture. Cela me fait réfléchir sur mon activité. Je suis fan de la radio [31]. » Pour ces paysans, « travailler n’est pas produire seulement des richesses économiques ; c’est toujours aussi une manière de se produire [32] », donc de créer et de donner un sens à son activité et plus globalement à sa vie.
14 En travaillant différemment, ces paysans inventent finalement des savoir-faire originaux et fabriquent des produits non standardisés à l’image de cet éleveur de bazadaises, vaches allaitantes « rustiques » à la robe grise [33] : « Avec mes bazadaises que j’élève pour faire du veau sous la mère, je bricole l’agriculture [34]. » Le « bricolage » (l’invention d’un produit non standardisé) dont parle cet éleveur se construit dans un rapport de « partenariat » avec son environnement et en particulier avec ses animaux, avec lesquels il entretient des liens qui relèvent du don et du contre-don, comme l’a montré Jocelyne Porcher dans ses travaux [35]. Plus concrètement, cet éleveur travaille avec ses animaux et l’on peut faire l’hypothèse, avec Jocelyne Porcher, que ses animaux travaillent avec lui [36], ainsi qu’il l’exprime lui-même : « Je suis en connexion avec mes animaux. Les vaches m’appellent. Si elles ne m’appellent pas, c’est qu’elles n’ont pas besoin de moi [37]. » Précisons au passage que cet éleveur n’écorne pas ses animaux (alors que cette pratique est la norme dans les « productions animales » et dans de nombreux élevages), qu’il les laisse « vivre » au pré (avec un système de pâturage tournant que l’éleveur a savamment élaboré) la quasi-totalité de l’année [38] (ils sont rentrés quelques semaines l’hiver lorsque la température et surtout l’humidité créent un « inconfort », en particulier pour leur mobilité), qu’il ne pratique pas l’insémination, préférant, comme il le dit lui-même, « laisser les vaches et le taureau se rencontrer quand ils le souhaitent ».
15 Finalement, ces paysans produisent quelque chose d’original, d’artisanal, d’unique et qui a la capacité de se transmettre d’une génération à l’autre ; ils ne sont donc pas dans un rapport de prédation destructrice vis-à-vis de la nature. Ils œuvrent au sens arendtien du terme, c’est-à-dire ils coproduisent des biens ayant aussi une valeur esthétique et qui ont la capacité de durer. En outre, comme l’écrit Hannah Arendt : « La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde [39]. » Ce monde commun permet aux hommes de vivre ensemble, il les relie, il les rassemble, et ce, d’une génération à l’autre puisque « le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous [40] ». Et c’est dans la parole et l’action que les hommes construisent et réactivent ce monde commun. Bref, dans l’agriculture, c’est dans l’échange et la co-construction – avec les autres paysans, et potentiellement avec les animaux et avec la nature – que ce monde commun s’édifie, s’élabore, car « une vie sans parole et sans action […] est littéralement morte au monde [41] ».
17 Pour conclure, dans les systèmes agricoles industriels dont font partie les « productions animales », le travail des hommes – et des animaux – se réduit à une activité éphémère et périssable, qu’il faut sans cesse renouveler. Dans cet univers, on ne travaille pas pour se produire mais pour se consumer dans un processus souvent mortifère pour les hommes, pour les animaux et pour la vie en général. Dans les systèmes agricoles alternatifs au mode de production industriel, les paysans ont une « manière de penser, de dire et “d’agir” le travail avec la nature, [et cette manière se nourrit] de métaphores, d’images très riches, de représentations sociales de l’action avec les bêtes, la terre, les légumes [42] ». Ces paysans travaillent avec les animaux et avec la nature pour être autonomes, c’est-à-dire pour préserver leur capacité à définir les conditions de leur hétéronomie. Et les animaux travaillent avec les éleveurs dans un rapport intersubjectif et qui privilégie le lien si l’on admet que « travailler avec les animaux, c’est vivre avec les animaux [43] ».
Mots-clés éditeurs : Agriculture, travail, œuvre, désolation, monde commun
Date de mise en ligne : 31/05/2017.
https://doi.org/10.3917/ecopo1.054.0035Notes
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[1]
E. Deléage, « Les paysans dans la modernité », Revue française de socio-économie, n° 9, 2012, p. 117-131.
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[2]
H. Mendras, La fin des paysans, Actes Sud, Arles, 1992 [1967], p. 97.
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[3]
E. P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique, Paris, 2004, p. 37.
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[4]
H. Mendras, op. cit., p. 98.
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[5]
E. P. Thompson, op. cit., p. 37.
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[6]
F. Jarrige, « Pris dans l’engrenage ? Les mondes du travail face à l’accélération au xixe siècle », Écologie & Politique, n° 48, 2014, p. 23-35.
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[7]
J. Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le xxie siècle, La Découverte, Paris, 2011, p. 28.
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[8]
M. Debatisse, La révolution silencieuse, Calmann-Lévy, Paris, 1963.
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[9]
E. Deléage, « La coproduction des savoirs dans l’agriculture durable », dans É. Coudel, H. Devautour, C. Soulard et B. Hubert (dir.), Actes du Symposium Innovation et développement durable dans l’agriculture et l’agroalimentaire, ISDA, Montpellier, 2010, p. 3-4.
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[10]
M. Salmona, « Une pensée de l’action avec la nature et le vivant : la Mètis et Jean-Pierre Vernant », dans Y. Clot et D. Lhuilier (dir.), Agir en clinique du travail, Érès, Toulouse, 2010, p. 187, en italique dans l’original.
-
[11]
C. de Crisenoy, Lénine face aux moujiks, Seuil, Paris, 1978, p. 13.
-
[12]
A. Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique, Galilée, Paris, 1988, p. 76.
-
[13]
Ibid., p. 76.
-
[14]
Ibid., p. 49.
-
[15]
Voir par exemple les rendez-vous de l’agriculture connectée organisés par l’École supérieure d’agriculture d’Angers, <www.mutations-agricoles-chaire-sociologie-groupe-esa.com/esaconnect/>.
-
[16]
A. Gorz, op. cit., p. 115.
-
[17]
Entretien auprès d’un producteur de lait en Picardie, réalisé le 1er octobre 2016 dans le cadre d’une recherche en cours conduite avec Jocelyne Porcher, sur le développement des « fermes-usines ».
-
[18]
É. Sadin, L’humanité augmentée. L’administration numérique du monde, L’Échappée, Montreuil, 2013, p. 69-99.
-
[19]
M. Benasayag, « Organisme ou artefact ? Pour une esthétique de la résistance », propos recueillis par E. Deléage, Écologie & Politique, n° 43, 2011, p. 85.
-
[20]
Ibid., p. 90.
-
[21]
A. Gorz, op. cit., p. 113-114, en italique dans l’original.
-
[22]
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, Paris, 1994, p. 131-132.
-
[23]
J. Porcher, op. cit., p. 82.
-
[24]
Entretien auprès d’un producteur de lait en Picardie, cf. supra.
-
[25]
H. Arendt, Le système totalitaire, Seuil, Paris, 1972, p. 226.
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[26]
Cette partie repose sur un travail que je mène depuis une quinzaine d’années auprès de paysans qui pratiquent une agriculture alternative au mode de production industriel dominant. Une enquête réalisée en 2016 auprès d’un groupe d’agriculteurs alternatifs rencontrés une première fois en 1998, confirme les quelques hypothèses formulées dans mes travaux du début des années 2000 relativement à leur conception du travail.
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[27]
E. Deléage, « L’autre paysannerie », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 15, 2000, p. 383-397.
-
[28]
E. Deléage, « La coproduction des savoirs dans l’agriculture durable », art. cité, p. 1-8.
-
[29]
Entretien avec un éleveur bio de vaches allaitantes charolaises, réalisé le 24 mai 2016.
-
[30]
Toutes les enquêtes que j’ai réalisées depuis quinze ans auprès des agriculteurs alternatifs montrent qu’ils sont tous préoccupés d’agriculture et de culture.
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[31]
Entretien avec un éleveur bio de vaches allaitantes charolaises croisées salers, réalisé le 15 juillet 2016.
-
[32]
A. Gorz, op. cit., p. 105, en italique dans l’original.
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[33]
Originaires du Bazadais (sud-est de Bordeaux), ces bovins font, depuis la fin des années 1970, l’objet d’un plan de relance à la suite de leur quasi-disparition dans les années 1950-1960. En effet, avec la motorisation de l’agriculture après la seconde guerre mondiale, la bazadaise, animal de trait, est remplacée par le tracteur. Le plan de relance va réorienter l’élevage de bazadaises vers la production de viande.
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[34]
Entretien avec un éleveur bio de vaches allaitantes bazadaises, réalisé le 25 mai 2016 et dans la ferme duquel j’ai séjourné pendant une quinzaine de jours, ce qui m’a permis d’observer son travail quotidien dans les champs et avec ses animaux.
-
[35]
J. Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, PUF, Paris, 2002, et « L’esprit du don : archaïsme ou modernité de l’élevage ? Éléments pour une réflexion sur la place des animaux d’élevage dans le lien social », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 20, 2002, p. 245-262.
-
[36]
J. Porcher, Vivre avec les animaux, op. cit., en particulier chap. 2, « Les promesses du travail », p. 45-68.
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[37]
Entretien avec un éleveur bio de vaches allaitantes bazadaises, cf. supra.
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[38]
Rappelons que les vaches sont des herbivores…
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[39]
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 41.
-
[40]
Ibid., p. 95.
-
[41]
Ibid., p. 233.
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[42]
M. Salmona, art. cité, p. 188.
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[43]
J. Porcher, Vivre avec les animaux, op. cit., p. 31.