Notes
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[1]
Antoine Bouët, Professeur à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, membre du Centre d’Analyse Théorique et de Traitement des données économiques (Pau) et Conseiller scientifique au Centre d’Études Prospectives et d’Informations Internationales (bouet@ cepii. fr).
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[2]
Gibson et alii, 2001.
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[3]
Dans ce cas en effet, le prix domestique est supérieur au prix mondial (la différence est le tarif). Comme le premier prix représente l’évaluation que la collectivité se fait de ce bien, et le second le coût d’obtention de ce même produit à l’étranger, la collectivité augmenterait son bien-être en augmentant ses achats au reste du monde.
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[4]
Un certain nombre d’exemples illustrant ce commentaire ont été trouvés par Lionel Fontagné lors de la rédaction d’une note intitulée “Is Europe protectionnist?” que nous avons rédigée ensemble et par Mondher Mimouni (ITC – Genève) pour une présentation orale de la base MAcMaps. Qu’ils soient ici remerciés de cette contribution et du temps consacré à la lecture d’une version préliminaire de ce document. Toute erreur est de ma seule responsabilité.
1L’opinion publique semble admettre que nous vivons dans un monde globalisé où les barrières commerciales ont beaucoup baissé. Le dernier cycle de négociations commerciales aurait contribué à cet accroissement significatif de l’accès au marché. Ces points de vue sont essentiels car ils laissent penser d’une part que nous avons vécu une phase intense d’ouverture, provoquée par l’abaissement volontaire de barrières commerciales et accompagnée de ses effets perturbateurs traditionnels sur le fonctionnement interne des économies (marché du travail, rémunérations des facteurs...), d’autre part que les seuls sujets de négociations sont aujourd’hui la libéralisation des services, les droits de la propriété intellectuelle, les questions sanitaires, phytosanitaires, environnementales, bref de nouveaux champs pour la concertation internationale.
2Ces opinions sont très largement erronées. Leur remise en cause est une grande qualité du travail de P. Messerlin. Son étude est complète et détaillée. Elle constitue tout d’abord une évaluation sectorielle fine de la protection en Europe. Globalement, le taux de protection de l’Union est estimé à 12,5% environ, ce qui constitue un niveau élevé. Certains produits seraient l’objet d’une ouverture particulièrement restreinte: les produits laitiers avec un taux de protection globale de 110%, le sucre avec 125%, la viande avec 76%.
3Ce travail permet aussi de mesurer l’évolution de la protection au cours des années quatre-vingt-dix: il est en fait assez rare de disposer de comparaison dans le temps du caractère restrictif d’une politique commerciale, effectuée à des périodes relativement éloignées.
4P. Messerlin montre que cette protection a peu baissé dans l’Union européenne: de 14,5% environ en 1990 à 12,5% en 1999. Contrairement donc à l’opinion courante, les années quatre-vingt-dix n’ont manifestement pas été celles d’une libéralisation massive.
5Le troisième point fort de son analyse est de mesurer le coût de la protection à partir d’une analyse en équilibre partiel. Ce coût serait de 7% du PIB européen en tenant compte des biens et services: “the costs of EC protection (goods and services) could easily represent 7 percent of the entire EC GDP – the equivalent of the Spanish GDP” (Messerlin, 2001, p. 40). Il s’agit ici d’une estimation qui ne prend en compte que les effets négatifs de la protection sur les consommateurs, sans tenir compte des effets positifs sur les producteurs et les recettes publiques.
6Finalement, on notera une réflexion sur le niveau de la protection dans les services, sujet très peu abordé dans la littérature et une réflexion sur l’utilisation de divers instruments politiques et leur adéquation avec les objectifs poursuivis; il s’agit là d’un thème fondamental de l’analyse du protectionnisme.
7L’idée fondamentale du travail de P. Messerlin est fondée. Il est même possible de renforcer son argumentation en soulignant qu’elle peut s’appliquer à d’autres pays (États-Unis d’Amérique, Japon, Suisse, Norvège…) et en introduisant de nouveaux arguments.
8Considérons que sa problématique générale s’articule en trois points.
- Les chiffrages récents de la protection dans les grands pays industrialisés (en Europe par exemple) ont sous-estimé les niveaux de restriction globale des échanges.
- La protection des économies industrialisées n’a pas significativement baissé depuis 1995 (fin de l’Uruguay Round).
- La protection est coûteuse au sens où il existe presque toujours d’autres moyens, plus efficaces, d’atteindre les objectifs que les gouvernements se sont fixés.
9Naturellement, toute mesure procède d’un certain nombre de conventions. Aussi, la deuxième partie tentera au contraire de moduler l’estimation faite par P. Messerlin du niveau de la protection européenne. Nous pensons que sa méthodologie conduit à une surestimation: en tenant compte de ces nouveaux éléments, l’Union européenne apparaît globalement plus ouverte que d’autres pays industrialisés, principalement parce qu’elle a multiplié des régimes préférentiels, et le Japon apparaît encore moins protégé. Ceci ne diminue en rien la qualité de son appréciation sur l’évolution de la protection européenne au cours des années quatre-vingt-dix.
10Enfin, la troisième partie vise à compléter l’argumentation de P. Messerlin à propos des distorsions introduites par la protection européenne: d’une part, l’introduction de multiples régimes discriminatoires apparaît comme un nouvel élément d’incertitude concernant l’importance des distorsions, d’autre part, la puissance commerciale que représente l’Union lui permet de manipuler les prix mondiaux, ce qui réduit l’importance de ces mêmes distorsions.
11Notre commentaire général s’articule donc autour de trois idées.
- Nous partageons le point de vue de P. Messerlin selon lequel la protection des pays industrialisés reste élevée.
- Concernant la protection de l’Union européenne, nous pensons que l’estimation de P. Messerlin se situe plutôt dans le haut de la fourchette en raison d’hypothèses méthodologiques extrêmes.
- Toutefois, si la protection de l’Union européenne est probablement moins forte que ce qu’avance P. Messerlin, les raisons qui diminuent la hauteur de ce protectionnisme (multiplication de régimes préférentiels) peuvent accroître le niveau des distorsions associées.
L’état actuel de la globalisation commerciale
Le niveau actuel de la protection dans les grands pays industrialisés
Sous-estimation des niveaux de protection
12La protection de l’Union européenne, comme celle d’autres grands pays industrialisés est toujours substantielle. Les estimations de l’OCDE ou celles de l’OMC dans les années quatre-vingt-dix ont longtemps fait croire que les économies développées étaient totalement libéralisées. Ces travaux sous-estimaient substantiellement le taux de protection de ces économies, notamment par la non prise en compte de nombreux instruments (droits spécifiques, droits antidumping, quotas tarifaires…).
13Comme nous le verrons plus loin, les économies de l’OCDE ont un taux moyen de protection globale compris entre 3,5% et 12%, ce qui démontre en outre que ces économies sont inégalement protégées (base MAcMaps).
Dispersion intersectorielle des protections commerciales
14Les moyennes tarifaires cachent souvent des protections particulièrement élevées sur certains produits agricoles (les produits laitiers, taxés en moyenne à 230% en Europe occidentale non UE; le sucre de betterave est taxé à 349% en moyenne dans l’Union européenne; les viandes sont taxées en moyenne entre 110 et 122% en Asie du Sud; les tabacs taxés à 112% en Amérique du Nord [2] ou même industriels (agroalimentaire, textile, habillement).
15Cette structure tarifaire de l’Union européenne ou d’autres pays comme la Norvège (moyenne assez faible, dispersion sectorielle élevée) est totalement différente de celle de certains pays d’Amérique du Sud, dont la moyenne est supérieure (parfois de très peu) et la dispersion beaucoup plus faible. Ce point est fondamental si on considère que caractériser la politique commerciale mérite au moins l’estimation de ces deux indicateurs, qui conditionnent les niveaux de distorsions introduites.
16Le tableau 1 illustre ces éléments d’appréciation en partant d’une étude réalisée par Bouët et alii (2002a): en partant des taux NPF (Nation la Plus Favorisée) et en additionnant la protection issue des droits ad valorem, des droits spécifiques et des quotas tarifaires, ils construisent des moyennes sectorielles en pondérant les tarifs frappant chaque ligne par les importations d’un groupe de référence auquel appartient le pays en question. Les moyennes et les écarts types au niveau national sont par contre non pondérées. La structure tarifaire du Chili et de la Bolivie est remarquable tant les tarifs sectoriels sont regroupés autour de la moyenne nationale. En contraste celle du Japon ou de l’Union européenne est fortement dispersée, ce qui peut induire des distorsions significatives.
Moyenne et écart-type des structures tarifaires de huit pays sur 21 sections du SH
Moyenne et écart-type des structures tarifaires de huit pays sur 21 sections du SH
L’évolution de la protection au cours des années quatre-vingt-dix
17Contrairement à une idée reçue, la protection des grands pays industrialisés n’a pas forcément baissé, ou peut-être que marginalement, au cours des années quatre-vingt-dix. L’origine de cette opinion est certainement la conclusion de l’Uruguay Round. Comme tout cycle de négociation, il se serait traduit par une ouverture substantielle dans les pays signataires.
18Une libéralisation affichée peut rester néanmoins lettre morte. De nombreux moyens sont ainsi couramment utilisés par les gouvernements pour réduire, voire même annuler les effets d’un tel accord.
19On peut modifier l’intervention publique dans un secteur, en supprimant des instruments distorsifs, et en les remplaçant par des outils dont les conséquences sur le commerce international ne sont pas directement quantifiables, mais qui sont en fait très restrictifs: baisser des tarifs mais accroître parallèlement le soutien interne (subventions à la production) par exemple, ou remplacer des quotas par des tarifs spécifiques.
20On peut afficher une réduction moyenne globalement forte, en pratiquant des baisses plus importantes de droits sur des tarifs déjà très bas, et laisser pratiquement inchangés les niveaux de pics tarifaires.
21On peut au contraire ne pratiquer des baisses de tarif que sur les produits où il existe du “gras” (“water in the tariff”): imaginons que le droit de douane d’un pays sur un produit x devient prohibitif à partir de 150%. Si ce pays a un tarif sur cette ligne de 300%, il peut baisser ce prélèvement de moitié sans le moindre effet sur les importations nationales.
22Enfin, on peut aussi avoir des protections inutiles sur des produits où l’économie locale est très compétitive et afficher alors des efforts de libéralisation qui sont sans effet réel sur les importations.
23L’Uruguay Round a prévu des évolutions fondamentales dans le secteur de l’agriculture, notamment la tarification des barrières non tarifaires et n’a pas résolu la question des législations antidumping.
Tarification des barrières non tarifaires
24Pour procéder à cette tarification, deux instruments ont été très largement utilisés: les droits spécifiques et les quotas tarifaires.
25Premièrement, les droits spécifiques correspondent à la déclaration non pas d’un droit en pourcentage, mais d’un droit en unités monétaires par unité physique importée. Cet instrument est moins transparent qu’un droit ad valorem, il permet donc d’imposer une protection plus forte de manière dissimulée. Bouët et alii (2001b) mesurent le niveau moyen des droits spécifiques dans les pays de la Quadrilatérale, en rapportant ces droits aux valeurs unitaires des flux d’échange bilatéraux.
26Les droits spécifiques sont particulièrement élevés aux États-Unis, et surtout en Europe et au Japon, ce qui accrédite l’idée d’une “dirty tariffication”. Notons au passage que ces droits sont susceptibles de taxer proportionnellement davantage les exportateurs dont la valeur unitaire du produit est plus faible, par exemple les pays en développement.
27Le deuxième instrument utilisé afin de normaliser le secteur de l’agriculture à la suite de l’Uruguay Round fut les quotas tarifaires. Normalement, les produits importés sont taxés d’un premier droit (Inside Quota Tariff Rate), ad valorem ou spécifique, jusqu’à concurrence d’un quota, puis les unités supplémentaires sont taxées d’un deuxième droit (Outside Quota Tariff Rate). 1 371 quotas tarifaires ont ainsi été notifiés par 37 pays à l’OMC, avec notamment l’objectif de garantir un accès réservé aux exportateurs traditionnels (accès courant) et de concéder un accès minimum aux pays en voie de développement (Matthews et Laroche-Dupraz, 2001).
28Les pays du Sud ont dénoncé notamment des manipulations dans le calcul des consommations intérieures pour l’établissement des niveaux d’accès minimum ou la fixation de quotas tarifaires à un niveau très agrégé plutôt qu’au niveau des produits (Bureau et Tangerman, 1999). Généralement les quotas ne sont aujourd’hui pas remplis et ces instruments ont donc échoué par rapport aux objectifs d’accès courant et d’accès minimum. L’OCDE montre ainsi que le taux moyen de remplissage des quotas tarifaires des 37 pays en imposant, évolue entre 63% et 67% de 1995 à 1998 (OCDE, 2001, p. 40). L’idée d’une “dirty quotification” s’est ainsi développée.
Les législations antidumping
29La multiplication des procédures antidumping a été aussi un facteur de croissance du protectionnisme dans les années quatre-vingt-dix. Loin de condamner ces législations unilatérales, les accords de Marrakech les ont renforcées et ont incité les pays en développement à en adopter (voir Messerlin, 1995, sur ce point).
30La base de données MAcMaps recense ainsi 2996 lignes tarifaires dans le monde sur lesquelles sont notifiés des droits antidumping au milieu de l’année 1999 (voir Bouët et alii., 2001b). Le Canada, les États-Unis et l’Union européenne concentrent à eux trois 65% de ces notifications en tant que pays déclarants. Mais les pays en développement (Southern Africa Custom Union, Égypte…) ou les nouveaux pays industrialisés (Mexique, Indonésie…) en sont de plus en plus “consommateurs”. Les pays partenaires les plus touchés sont de loin la Chine et la Corée du Sud qui concentrent à eux deux 32% de ces sanctions commerciales.
31Les années quatre-vingt-dix ont certainement été marquées par une fausse libéralisation (au sens d’ouverture des économies volontairement entreprise par leurs gouvernements), mais une vraie mondialisation. La conservation de barrières douanières substantielles dans les pays du Nord s’est en effet faite parallèlement à deux phénomènes fondamentaux.
32D’une part, la poursuite séculaire des baisses des coûts généraux de transaction internationale: baisse des coûts de transport et surtout baisse des coûts d’acquisition de l’information, liée à l’apparition de nouvelles technologies de l’information. Cette évolution facilite l’accès au marché sans pour autant qu’elle soit uniquement le produit des interventions gouvernementales.
33D’autre part, l’émergence d’institutions (Organisation mondiale du commerce et Organe de règlement des différends – ORD – surtout) et de règles plus contraignantes pour les pays participant à l’échange international: consolidation des barrières tarifaires dans l’agriculture, autorisation d’un côté (boîte verte) et interdiction de l’autre (boîte rouge) d’instruments de soutien interne dans ce même secteur, naissance des accords SPS et TBT et soumission des pays aux arbitrages d’une instance multinationale (Organe de règlement des différends).
34La mondialisation s’est ainsi accrue, non pas forcément du fait d’une baisse des barrières traditionnelles aux échanges, mais à cause des évolutions technologiques et de l’apparition d’une véritable régulation multilatérale, à la fois réclamée par les mouvements citoyens et en même temps décriée dès qu’elle contrecarre les intérêts nationaux.
35Il est néanmoins important de revenir sur certaines hypothèses de travail qui permettent de mieux comprendre les conclusions de P. Messerlin.
Le niveau de la protection européenne en 1999
36Quatre hypothèses sont centrales dans l’estimation de la protection en Europe au niveau indiqué en introduction, soit 12,5%. Nous ajoutons un cinquième élément d’appréciation du protectionnisme dans cette zone: les normes et les réglementations techniques.
L’utilisation de droits de douane consolidés
37P. Messerlin utilise des droits de douane consolidés et non des droits de douane appliqués par l’Union européenne. Les premiers sont les droits maximums qu’un pays peut imposer sur un produit particulier et qu’il a négociés dans le cadre des accords multilatéraux. Les seconds sont des droits d’un niveau inférieur et qui définissent les taxes effectivement imposées lors du passage aux frontières des produits incriminés.
38La différence peut être significative: par exemple, la Corée du Sud pratique un tarif consolidé de 800% sur les céréales (SH 100890) alors que le droit appliqué est de 3% (OCDE, 1997). Utiliser l’un ou l’autre de ces droits conduit à des estimations différentes du niveau global de la protection, même si dans les pays industrialisés les différences entre droit consolidé et droit appliqué sont plus faibles.
39Notons que l’instauration de droits consolidés peut favoriser le commerce et accroître le bien-être, sans que l’accès moyen soit abaissé, la consolidation diminuant la variabilité anticipée des barrières à l’échange et réduisant l’incertitude sur l’évolution future de l’accès au marché (voir François et Martin, 2002). Autrement dit, un tarif appliqué avec un tarif consolidé qui lui est légèrement supérieur génère plus de commerce et de bien-être que le même tarif appliqué sans ce droit consolidé. Il n’en reste pas moins que pour évaluer le niveau réel de la protection, il faut utiliser les droits appliqués et non les droits consolidés.
L’imputation des droits antidumping
40La prise en compte des procédures antidumping est une des grandes qualités du travail de P. Messerlin. La plupart des estimations négligent en effet cet aspect de la protection qui devient de plus en plus important. La méthodologie choisie conduit par contre à une surestimation des niveaux de protection.
41P. Messerlin impute en effet le droit sur la totalité de la ligne sanctionnée. Son hypothèse est qu’un droit antidumping concernerait la totalité des fournisseurs du pays en question, alors qu’il n’est appliqué qu’à un ou deux pays. Deux justifications de ce choix méthodologique sont possibles.
42Les fournisseurs concernés par les procédures antidumping sont de loin les plus importants dans la ligne considérée; répercuter le droit sur l’intégralité des fournisseurs serait une approximation acceptable et commode. C’est peu justifiable d’un point de vue empirique puisqu’au contraire les fournisseurs concernés par les procédures antidumping sont généralement minoritaires (voir le tableau 2 dans le cas de l’Union européenne).
Importance des droits antidumping en cours en 1998 et part des importations couvertes par ces procédures dans l’Union européenne
Importance des droits antidumping en cours en 1998 et part des importations couvertes par ces procédures dans l’Union européenne
43Une deuxième justification (et c’est celle de P. Messerlin) est de considérer la réaction des autres exportateurs, non sanctionnés par la procédure. Constatant qu’un pays fournisseur subit sur ses produits exportés vers ce territoire l’imposition de droits antidumping, les autres pays exportateurs augmenteraient naturellement leur prix à l’exportation vers ce marché pour ne pas subir le même type de préjudice. Le droit antidumping se répercute ainsi indirectement sur l’ensemble des fournisseurs.
44Des firmes oligopolistiques peuvent anticiper l’application d’une politique commerciale de la part des pouvoirs publics d’un pays vers lequel elles exportent et en conséquence modifier leur comportement courant: M. Yano (1989) avait ainsi montré l’effet de l’anticipation de Restrictions Volontaires à l’Exportation par des firmes sur leurs stratégies commerciales courantes. Constatons néanmoins que contrairement à ce dernier effet, il n’y a pas de modèle justifiant la cohérence de ce type d’argument dans le cas des antidumping et qu’il n’y a pas non plus de vérification empirique de cette assertion.
45C’est une hypothèse extrême que de répercuter sur tous les exportateurs d’un produit un droit bilatéral qui peut être particulièrement élevé: 691% par exemple sur les aiguilles à coudre industrielles chinoises importées en Inde. En outre, si véritablement, l’imposition d’un droit antidumping incitait tous les fournisseurs à relever unilatéralement leur prix, un pays n’aurait pas besoin de sanctionner les autres exportateurs de ce bien; or à examiner ces législations, on observe très régulièrement des procédures successives pour des pays exportateurs différents sur le même produit.
La prise en compte des régimes préférentiels
46Il s’agit là certainement de la cause majeure de l’estimation élevée du niveau de protection dans l’analyse de P. Messerlin. La plupart des grands pays industrialisés membres de l’Organisation mondiale du commerce pratiquent plusieurs régimes préférentiels. Donnons deux exemples, l’un dans le cas américain, l’autre dans le cas européen.
47Les framboises (code 0810201020 des douanes américaines) importées aux États-Unis durant la période allant du 1er septembre au 30 juin de l’année suivante sont taxées d’un montant de 0,18 cent par kg alors que pour le reste de l’année, elles sont exonérées de droit lors de leur entrée sur le territoire. Ce régime d’importation est le régime général et concerne donc tous les pays, sauf les suivants. Les pays de l’ALENA, d’Israël, de Jordanie, les pays ayant signé un accord SGP (Système Généralisé de Préférences) avec les États-Unis, ceux de l’“African Growth and Opportunity Act”, du “Caribbean Basin Economic Recovery Act” et du Pacte Andin ont un accès libre toute l’année. Au contraire, l’Afghanistan (jusqu’il y a quelques semaines !), Cuba, le Laos et la Corée du Nord supportent sur leurs framboises exportées vers ce pays un prélèvement de 2,8 cents par kg, soit un droit 15,5 fois plus élevé que ceux passant sous le régime général.
48Le fructose chimiquement pur (“Chemically pure fructose” – 17025000 du tarif européen) est taxé à l’importation en Europe par un droit de 16%, plus un tarif spécifique de 456,3 US Dollar la tonne, plus un quota tarifaire, qui par le niveau de ses taux et son mode d’administration, équivaut à un droit de 20% (cf. infra). Le premier droit est abaissé à 13,6% pour les pays du GSP européen, 7,8% pour les pays de l’Espace Économique Européen (EEE), 0% pour la Tunisie, les pays les moins développés et ceux du Pacte Andin (car ils combattent le trafic de drogue). Le droit spécifique est annulé lorsque le fructose provient de l’EEE et du Pacte Andin.
49Les États-Unis et l’Union européenne ne sont pas une exception. Les exemples précédents sont au contraire caractéristiques des régimes douaniers construits par les pays industrialisés: Japon, Suisse, Pologne, Australie… Ces préférences concernent la très grande majorité des produits. L’octroi de régimes non NPF diminue donc le tarif moyen. Ne pas intégrer ces accords régionaux ou bilatéraux et évaluer la protection d’un pays sur la base du seul tarif NPF revient de ce fait à surestimer la protection effectivement pratiquée.
L’intégration des droits spécifiques et des quotas tarifaires dans l’agriculture
50L’appréhension de l’ouverture du secteur agricole ne peut se faire à partir de la seule prise en compte des tarifs ad valorem. Une très grande partie de la protection de ce secteur en Europe vient des droits spécifiques et des quotas tarifaires. Il bénéficie en outre d’un important soutien à la production et de subventions des exportations.
51Pour prendre en compte l’ensemble des effets “à la frontière”, soit les droits ad valorem, les droits spécifiques et les quotas tarifaires, P. Messerlin utilise les équivalents ad valorem basés sur les équivalentes subventions à la consommation (ESC ou “Consumer Subsidy Equivalent”) calculés par l’OCDE. Ceux-ci mesurent la valeur monétaire annuelle des transferts bruts aux consommateurs de produits agricoles découlant des mesures de soutien à l’agriculture. Lorsqu’elle est négative, l’ESC mesure la taxe à la consommation impliquée par le soutien de l’agriculture locale (voir par exemple OCDE, 2000). L’ESP (pour Équivalent Subvention à la Production) inclut tous les transferts que reçoivent les producteurs dans le cadre des politiques agricoles et correspond donc à la mesure d’un phénomène plus large que la protection “à la frontière”.
52Or une estimation directe de l’impact protectionniste des quotas tarifaires et des droits spécifiques est possible, à condition de pouvoir traiter une information statistique très large. En ce qui concerne les droits spécifiques, des équivalents ad valorem peuvent être estimés en rapportant les droits aux valeurs unitaires. L’utilisation des flux bilatéraux permet une estimation plus précise que celle des flux mondiaux. La base de données MAcMaps utilise systématiquement cette méthode, ce qui lui permet de disposer d’une évaluation directe et précise de l’impact protectionniste des droits spécifiques et d’estimer l’effet de cette barrière sur chaque pays exportateur.
53Certains phénomènes singuliers apparaissent alors, comme l’inversion des préférences commerciales. L’Union européenne peut appliquer in fine des taux de protection plus importants sur les produits en provenance de pays en voie de développement, comme les pays du Maghreb que sur ceux en provenance des pays industrialisés: les produits exportés par les premiers ont des valeurs unitaires inférieures de telle sorte qu’un même droit (voire un droit plus faible) appliqué à cette valeur unitaire basse donne un équivalent ad valorem plus important. Ce n’est pas un artifice statistique: les produits de faible qualité sont effectivement davantage pénalisés par un même tarif spécifique (voir sur ce point Bouët et alii, 2002b).
54En ce qui concerne les quotas tarifaires, il est possible de connaître de manière systématique les droits inside et outside, le niveau du quota, le montant des importations réelles, la méthode d’administration du quota. On peut alors évaluer un équivalent ad valorem représentatif d’un quota tarifaire. Prenons le cas du tableau 3: le manioc (ligne 11081400 du SH8) est protégé dans l’Union européenne par un quota tarifaire. Le contingent est de 8 000 tonnes par an. Un taux dans le quota impose les produits étrangers au moyen d’un droit spécifique de 170,59 euros par tonne, le droit hors le quota est plus élevé à 260 euros par tonne. Évaluons ici la valeur unitaire des importations globales européennes en utilisant les statistiques de valeur et de volume. Un rapide calcul aboutit à des équivalents ad valorem de 52,3% et 79,6% dans et hors le quota. Si le mode d’administration est la méthode “Levied Duties”, seul le droit dans le quota est pris en compte et l’équivalent ad valorem global de ce quota tarifaire est de 52,3%. Si la méthode d’administration est “Order of presentation of requests”, les premières importations supportent effectivement un droit de 52,3%, alors que les suivantes paient le droit supérieur.
Exemple d’un quota tarifaire – Union européenne
Exemple d’un quota tarifaire – Union européenne
55Globalement, l’équivalent ad valorem du quota tarifaire est:
56Bref, quitte à traiter une information statistique très large, il est possible de mesurer directement le niveau de la protection dans l’agriculture (droits spécifiques et quotas tarifaires), non seulement à un niveau très désagrégé, mais encore en termes bilatéraux.
57En conclusion, notons qu’il est impossible de savoir a priori si l’utilisation des “Équivalents Subventions à la Consommation” de l’OCDE surévalue ou sous-évalue le niveau de protection dans l’agriculture. Mais il existe des méthodes directes et plus fiables pour ce qui concerne la protection aux frontières.
Les normes techniques, sanitaires, phytosanitaires et environnementales
58La question des normes techniques, sanitaires, phytosanitaires et environnementales est devenue fondamentale. L’Organisation mondiale du commerce autorise l’adoption d’entraves à l’échange pour des motifs sanitaires ou environnementaux lorsque la barrière adoptée est non discriminatoire, transparente, qu’elle applique la clause du “traitement national” et à condition que cette décision soit scientifiquement appuyée.
59Les importations agricoles sont ainsi l’objet depuis quelques années d’une multiplication de ce type de restrictions: Fontagné et Mimouni (2001) montrent ainsi que 865 produits agricoles sur les 878 de la nomenclature Système Harmonisé (6 digits) font l’objet d’au moins une barrière de ce type, dans au moins un pays importateur. Il faudrait dès lors intégrer ce type de mesure dans l’estimation de la protection d’un pays car même si l’OMC exige une preuve scientifique, des normes sanitaires peuvent servir des intérêts protectionnistes.
60Il est bien difficile de réaliser l’intégration de cet instrument de la même manière que celle des autres barrières à l’échange. Le calcul d’un équivalent ad valorem est délicat: l’imposition d’une norme constitue-t-il un accroissement du coût fixe ou un accroissement du coût marginal pour les firmes exportatrices?
61S’il paraît difficile d’estimer un équivalent ad valorem d’une norme sanitaire, il est possible de quantifier la fréquence par pays de ce type de barrière. Fontagné et alii (2000) montrent ainsi que ces mesures sont particulièrement fréquentes en Argentine, Brésil, Nouvelle-Zélande, États-Unis et Japon. L’Union européenne apparaît en recul sur le plan de l’utilisation de cette barrière à l’échange (graphique 1).
Normes techniques, sanitaires, phytosanitaires et environnementales par pays – 1999
Normes techniques, sanitaires, phytosanitaires et environnementales par pays – 1999
62Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il ne faut pas tenir compte des normes techniques, sanitaires, phytosanitaires et environnementales dans l’estimation du niveau de la protection, mais à l’inverse on aurait tort de présenter l’Union européenne comme l’un des pays les plus protectionnistes au monde sur ce point.
63Globalement, en tenant compte de tous ces éléments méthodologiques, on obtient un niveau de protection européenne en 1999 de 8,6% (Base MAcMaps). Comme indiqué précédemment, trois raisons expliquent ce niveau faible par rapport à l’estimation de P. Messerlin. D’une part, les droits de douane appliqués sont inférieurs aux droits de douane consolidés, d’autre part, les droits antidumping ne s’appliquent pas à l’intégralité des fournisseurs d’un produit, enfin les tarifs NPF qu’utilisent l’Union européenne ne s’imposent qu’à une petite partie des partenaires commerciaux.
64Une autre question est de situer relativement la protection de l’Union européenne au sein des grands pays industrialisés. Les commentateurs ont tendance à hiérarchiser les niveaux d’accès au marché dans le monde de la façon suivante. Dans une configuration globale plutôt libérale, les économies du Nord seraient les plus ouvertes, avec à leur tête les États-Unis et le monde anglo-saxon en général (Australie, Nouvelle-Zélande, Canada…), puis les économies plus fermées de l’Union européenne (la “forteresse Europe”) et du Japon. Là aussi ces “préjugés” sont importants puisqu’ils alimentent les positions de chaque pays dans les négociations commerciales.
65Or une étude précise modifie ce point de vue. L’Union européenne, mais aussi le Japon sont en fait peu protégés. L’Union européenne pratique de nombreux régimes préférentiels qui abaissent son niveau global de protection. Le Japon est en régime de libre-échange quasi intégral dans la majeure partie du secteur industriel (excepté le textile – habillement). La Suisse et la plupart des pays en voie de développement sont beaucoup plus protégés.
Niveau de protection globale dans quelques pays de l’OCDE
Niveau de protection globale dans quelques pays de l’OCDE
Le coût de la protection en Europe en 2000
66Le niveau de la protection européenne est donc encore substantiel. La libéralisation douanière, la suppression des aides à l’exportation, la question du soutien interne dans certains secteurs (agriculture) sont des enjeux toujours fondamentaux des négociations commerciales.
67Un autre niveau d’analyse est la question du coût de cette politique. On avait en effet tendance à souligner ici et là que les distorsions engendrées par cette politique peu protectionniste étaient minimes. Réévaluer à la hausse le niveau de ces barrières augmente parallèlement le niveau des distorsions induites. L’étude de P. Messerlin conclut à un niveau très élevé du coût de la protection (soit 7% environ de la valeur ajoutée globale – voir introduction), non seulement parce que l’estimation globale des barrières se situe dans le haut de la fourchette, mais aussi parce que P. Messerlin ne retient que le coût de la protection pour les consommateurs.
68En fait, si l’on effectue, à partir du travail de P. Messerlin, un calcul classique de pertes de bien-être dues à la politique commerciale en équilibre partiel (perte de surplus des consommateurs, moins gain de surplus des producteurs et gains en recettes publiques), le coût de la protection est de 38 à 39 milliards d’euros, soit 2,5% de la valeur ajoutée totale. On retrouve ici des chiffres plus conformes aux conclusions des études traditionnelles sur le sujet: le chiffre s’appuie en outre sur un niveau de protection un peu élevé.
69Ne prendre en compte que le coût pour les consommateurs apparaît excessif. D’une part la politique commerciale est un gain en recettes publiques même si dans le cas d’une union douanière, il y a mise en commun de ces recettes et partage. D’autre part, la politique commerciale reste un outil de redistribution des consommateurs vers les producteurs locaux, même s’il est de mauvaise qualité. Ces derniers sont bien les gagnants de cette politique, même s’ils doivent consacrer des ressources productives au lobbying (“directly unproductive profit-seeking activities”).
70De toute façon le chiffre précédent du coût de la protection (2,5% de la valeur ajoutée totale) reste un chiffre élevé. Les distorsions induites sont fortes, même si l’on considère que cette politique a des objectifs précis: soutien de l’emploi en général, sécurité alimentaire ou aménagement du territoire dans le cas agricole. Il existe bien d’autres outils permettant de remplir ces objectifs et n’engendrant pas de tels coûts: baisse du coût du travail, normes et réglementations, contrats d’exploitation avec les agriculteurs… Deux autres questions sont importantes: la non prise en compte des discriminations commerciales et la question du grand pays.
La discrimination commerciale, nouvelle source de distorsions
71Le protectionnisme est coûteux, non seulement lorsqu’il est élevé, mais aussi lorsque la protection est inégalement répartie entre produits (c’est la question des pics tarifaires) et lorsqu’elle discrimine entre fournisseurs potentiels. Or la plupart des études ne prennent pas en compte ce dernier effet, principalement parce qu’on dispose rarement de données de protection bilatérale.
72La méthodologie adoptée par P. Messerlin surestime d’un côté le niveau de la protection (cf. supra), et donc le coût de la protection, en ne tenant compte que du régime multilatéral de protection; mais de l’autre, elle ne tient pas compte des importants effets qui peuvent être causés par la multiplication de ces régimes discriminatoires.
73Rappelons que l’application de ces régimes est à l’origine de deux effets statiques: des créations de trafic, d’échanges commerciaux, lorsque les producteurs locaux sont concurrencés par les producteurs des pays pour lesquels on baisse les barrières et des détournements de trafic lorsqu’un fournisseur traditionnel (en régime non discriminatoire) est remplacé par un fournisseur d’un pays qui bénéficie du traitement commercial favorable. Globalement, un détournement de trafic implique que le pays subit une augmentation du prix des biens qu’il achète sur le marché mondial.
74Il est difficile d’estimer l’importance des effets de création de trafic et de détournement de trafic, on peut néanmoins donner certains éléments d’information. L’Union européenne pratique beaucoup de régimes tarifaires préférentiels comme on l’a vu précédemment, en contrepartie de quoi son taux global de protection est bien inférieur à celui qu’elle affiche au sein de l’OMC. C’est encore plus le cas d’un pays membre de l’Union européenne comme la France qui est en libre-échange avec ses principaux partenaires commerciaux (Allemagne, Royaume-Uni…) et applique la politique commerciale de l’Union pour les pays extérieurs: donc à la fois son tarif global moyen doit être très bas, et parallèlement cette baisse de tarif doit créer et en même temps détourner des échanges commerciaux dans des proportions importantes.
75C’est ce que montre le tableau 5 construit à partir de la base MAcMaps pour GTAP, appliqué à la France pour 1999. Pour 25 secteurs, ce tableau indique d’une part une moyenne simple des tarifs appliqués aux différentes zones exportatrices (65) représentées dans la base GTAP, puis une moyenne pondérée de ces tarifs par les importations en provenance de chaque zone, ensuite l’écart-type et enfin le tarif minimum et le tarif maximum. Rappelons qu’il s’agit là de taux global de protection qui intègre les droits ad valorem, les droits spécifiques, les quotas tarifaires et les prohibitions.
Indicateurs de structures tarifaires pour la France, 1999
Indicateurs de structures tarifaires pour la France, 1999
76Certains secteurs sont l’objet d’une discrimination particulièrement forte entre fournisseurs, ce que révèlent aussi bien la mesure de la dispersion que l’écart entre taux maximum et minimum. Sur la viande non préparée, la France pratique des taux de 0% à 279,5% selon les pays, sur les céréales des tarifs allant de 0,6% à 53,1%, sur la viande préparée des tarifs de 0,0% à 90,3%. La moyenne pondérée est dans le premier de ces secteurs supérieure à la moyenne simple, ce qui peut être la conséquence de détournements de trafic.
77Il est impossible d’estimer à partir de ces seules informations l’importance des effets de création de trafic et de détournement de trafic, et donc l’importance des distorsions engendrées par la discrimination commerciale pratiquée par la France. Néanmoins ces discriminations sont très fortes dans les produits agricoles et agroalimentaires, ce qui fait craindre des distorsions importantes.
L’Union européenne est un grand pays
78L’Union européenne est une puissance commerciale de premier plan; elle est donc susceptible d’influencer par sa demande extérieure nette ou son offre extérieure nette les prix mondiaux. L’argument du tarif optimum permet ainsi de penser que pour un grand pays, l’imposition d’un tarif réduit sa demande interne et donc contribue à baisser significativement la demande exprimée sur le marché mondial. Le prix mondial de ce bien baisse ce qui représente une amélioration des termes de l’échange pour ce pays.
79Si au contraire un grand pays taxe ses exportations, son offre extérieure nette se réduit, ce qui baisse significativement l’offre mondiale. Le prix mondial de ce bien s’accroît, ce qui est aussi une amélioration des termes de l’échange pour ce pays.
80La politique commerciale optimale consiste alors pour un grand pays à diminuer les quantités importées ou exportées, par des taxations ou des contingents. Comme la réduction des volumes échangées constitue parallèlement à l’amélioration des termes de l’échange un effet négatif [3], un grand pays n’a pas intérêt à accroître indéfiniment son tarif.
81Le graphique 2 utilise un modèle d’équilibre général calculable simple construit au sein du CATT (Université de Pau – pour un exposé complet, voir Bouët et alii, 2001) et calibré sur les données de GTAP pour l’Union européenne (1999).
Utilité de l’Union européenne en fonction d’un tarif uniforme-concurrence imparfaite
Utilité de l’Union européenne en fonction d’un tarif uniforme-concurrence imparfaite
82Il s’agit d’un modèle uni-national (“single country trade model”) alliant des secteurs en concurrence pure et parfaite et des secteurs en concurrence imparfaite (ces derniers étant pour l’essentiel l’agroalimentaire et l’industrie excepté le textile-habillement. La concurrence imparfaite est modélisée comme une concurrence monopolistique où les entreprises supportent un coût variable et un coût fixe (exprimé en une certaine quantité d’unités produites). On suppose l’effet-Ford négligeable et on adopte l’hypothèse “Chamberlinienne” de grands groupes; il y a toujours un nombre important de variétés par secteur. Ainsi le taux de marge est constant par secteur. D’autre part, il y libre entrée et libre sortie dans le secteur de telle sorte que le nombre de firmes s’ajuste pour annuler les profits à long terme.
83Dans tous les secteurs, les entreprises répartissent leur production entre vente locale et exportations selon une fonction CET (substituabilité imparfaite). Les consommations intermédiaires sont proportionnelles au produit. La valeur ajoutée est une fonction CES d’un facteur composite regroupant travail et capital, et d’un facteur spécifique (terre et ressources naturelles) pour les secteurs agricoles et extractifs, une fonction CES uniquement du travail et du capital dans les autres secteurs.
84Les consommateurs maximisent une utilité CES qui dépend de la consommation d’un bien agricole composite et des consommations des autres biens. Le bien agricole composite est une fonction CES des consommations de tous les biens agricoles. Les consommations de chaque bien sont une fonction CES des consommations de biens locaux et étrangers. Enfin, dans les secteurs en concurrence imparfaite, la consommation de bien local est une fonction composite des consommations des différentes variétés locales. Cette arborescence permet de mettre une substituabilité différente entre biens agricoles d’une part et entre le bien agricole composite et un bien industriel ou entre deux biens industriels d’autre part. Finalement, il apparaît du commerce intra-branche.
85Le modèle est utilisé de deux façons différentes. D’une part on évalue des changements de politique commerciale en supposant que l’Union européenne est un petit pays et donc que l’offre d’importations et la demande d’exportations sont infiniment élastiques. D’autre part, on suppose que l’Union est un grand pays et donc qu’elle peut au contraire manipuler ses termes de l’échange.
86Le graphique 2 démontre deux éléments. D’une part, l’Union européenne a, toutes choses égales par ailleurs, intérêt à établir une politique protectionniste, même lorsqu’on considère que c’est un petit pays, c’est-à-dire qu’elle ne peut manipuler les termes de l’échange mondiaux. En fait ce résultat, désormais classique de la nouvelle théorie de l’échange international, est la conséquence des hypothèses de concurrence imparfaite: l’imposition d’un tarif dans ces secteurs détourne la demande vers les variétés locales, ce qui accroît la profitabilité des firmes qui les produisent. Il y a alors accroissement du nombre de variétés locales, alors que les paramètres étrangers ne sont pas affectés. L’utilité s’accroît pour des petites augmentations de tarif malgré la hausse des prix des biens étrangers. Notons qu’un tarif n’est pas ici un instrument de premier rang, puisque l’objectif est d’accroître le nombre de variétés.
87D’autre part, l’hypothèse de grand pays, tout à fait réaliste dans le cas européen, accroît les gains d’utilité tirés d’une politique protectionniste. Par son poids dans de nombreux secteurs, l’Union européenne peut abaisser les prix mondiaux et ainsi améliorer ses termes de l’échange.
88Il n’est donc pas du tout certain que l’Union européenne, toutes choses égales par ailleurs, ait intérêt unilatéralement à diminuer son tarif. Ce modèle montre que le tarif uniforme optimal est de 19% environ, ce qui est bien supérieur au tarif moyen actuel. L’Union européenne se situerait plutôt dans la zone où toutes choses égales par ailleurs, un accroissement de son tarif augmente son bien-être.
89Cet argument doit néanmoins être manié avec prudence. D’une part, les gains en termes de bien-être, obtenus dans le cadre de la politique commerciale optimale d’un grand pays, peuvent être faibles. Dans le cadre du modèle précédent, le gain maximal de bien-être est de 0,9% pour l’Union européenne.
90D’autre part, un accroissement du tarif n’est pas forcément envisageable, car il pourrait conduire des partenaires commerciaux à accroître le leur. Or la théorie des représailles commerciales montre qu’une guerre de tarifs optimum est très généralement négative pour tous les partenaires commerciaux (on lira sur ce point l’article fondateur de Harry Johnson, 1953).
91Par contre un enseignement de ce modèle est que l’Union européenne n’a pas forcément intérêt à baisser unilatéralement sa protection actuelle; elle n’a intérêt à le faire que si certains partenaires (États-Unis, Japon…) le font aussi. Parallèlement, elle peut aussi choisir d’abaisser sa protection vis-à-vis uniquement des pays en développement, par l’octroi de régimes préférentiels, dans un souci de favoriser le développement de leurs exportations.
Conclusion
92Au moment de l’ouverture de nouvelles négociations commerciales internationales, alors que les partis politiques et les lobbies sectoriels affirment leurs positions sur la politique commerciale de l’Union européenne, l’étude de P. Messerlin est fondamentale. Elle montre que nous sommes loin encore d’un monde globalisé et que de substantielles barrières à l’échange entravent toujours les importations de marchandises et de services. Les distorsions issues de la politique commerciale sont donc encore fortes et nombreuses. Même si le processus d’ouverture doit être graduel et maîtrisé, la participation pleine et active de l’Union européenne à des négociations commerciales multilatérales est fondamentale. Outre les nouveaux sujets de discussions (barrières techniques, droits de la propriété intellectuelle…), la libéralisation doit être poursuivie, notamment dans l’agriculture, le textile-habillement et les services [4].
Bibliographie
Références
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- Yano, M., 1989. Voluntary Export Restraints and expectations: an analysis of export quotas in oligopolistic markets, International Economic Review 30 (4), novembre, 707-23.
Notes
-
[1]
Antoine Bouët, Professeur à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, membre du Centre d’Analyse Théorique et de Traitement des données économiques (Pau) et Conseiller scientifique au Centre d’Études Prospectives et d’Informations Internationales (bouet@ cepii. fr).
-
[2]
Gibson et alii, 2001.
-
[3]
Dans ce cas en effet, le prix domestique est supérieur au prix mondial (la différence est le tarif). Comme le premier prix représente l’évaluation que la collectivité se fait de ce bien, et le second le coût d’obtention de ce même produit à l’étranger, la collectivité augmenterait son bien-être en augmentant ses achats au reste du monde.
-
[4]
Un certain nombre d’exemples illustrant ce commentaire ont été trouvés par Lionel Fontagné lors de la rédaction d’une note intitulée “Is Europe protectionnist?” que nous avons rédigée ensemble et par Mondher Mimouni (ITC – Genève) pour une présentation orale de la base MAcMaps. Qu’ils soient ici remerciés de cette contribution et du temps consacré à la lecture d’une version préliminaire de ce document. Toute erreur est de ma seule responsabilité.