Couverture de DYRE_009

Article de revue

Introduction. Recruter, rémunérer : comment les décisions des employeurs influencent-elles la productivité, les salaires et les profits ?

Pages 5 à 15

Notes

1 – Introduction

1Ce numéro de Dynamiques Régionales est consacré à la productivité du travail et à sa rémunération au sein des entreprises privées en Belgique, et de là aux profits qu’elles en retirent.

2Ce thème est abordé sous l’angle des effets de certains choix opérés par les employeurs en matière de gestion de leur personnel. Dans ce contexte, comment les caractéristiques observables des travailleurs telles que leur niveau d’éducation et leur origine nationale peuvent-elles interférer? Quels rôles peuvent jouer différents types de contrats de travail ? Quel peut être celui de leur politique salariale? En d’autres termes, ce numéro interroge les liens entre la gestion des ressources humaines et le nœud productivité - salaire.

3Le nœud de la productivité et des salaires au niveau de l’entreprise détermine bien entendu sa compétitivité et sa profitabilité, ce qui a d’importantes répercussions sur le plan macroéconomique, tant en termes de croissance de la valeur ajoutée que de sa répartition, via la rémunération des travailleurs. Par ailleurs, les stratégies des employeurs, leurs choix de recrutement, de contrat de travail et de rémunération déterminent les conditions et les chances d’insertion des jeunes sur le marché du travail, mais aussi, d’une manière plus générale, de tous les travailleurs pouvant souffrir de stigmatisation, comme les femmes et les travailleurs d’origine étrangère.

4Les recherches présentées dans ce numéro fournissent donc un éclairage indirect sur les enjeux économiques régionaux fondamentaux que sont la productivité, la compétitivité et l’insertion socioprofessionnelle.

5Notre discussion introductive propose une clé de lecture des apports que nous offrent les chercheurs. Elle se déroule en deux temps. Dans un premier temps, nous montrons que les stratégies des employeurs répondent au cadre de régulation du marché du travail dans lequel ils évoluent. Opérés en fonction des règles du jeu, les choix de recrutement, de contrat de travail et la politique de rémunération sont des instruments qui servent deux buts : la sélection des travailleurs et l’incitation à l’effort. Les chercheurs montrent que ces outils ont des effets sur la productivité et les salaires des travailleurs qui ne sont pas univoques. Dans une seconde étape, nous tentons d’établir les conséquences possibles de ces stratégies de sélection et d’incitation sur les deux grands enjeux de la productivité et de l’insertion.

2 – La régulation du marché du travail : les règles du jeu

6Au-delà du recrutement, les variables de décision des employeurs relèvent principalement du choix du contrat de travail, qui peut être essentiellement temporaire ou permanent, et du schéma de la rémunération, qui peut mener à plus ou moins d’inégalités salariales au sein de l’entreprise et être plus ou moins en lien avec les performances des travailleurs. La stratégie des employeurs se déploie dans un cadre qui pose précisément des balises, tant sur le plan du contrat de travail et de la protection face au licenciement, que sur le plan de la fixation des salaires.

7Concernant le contrat de travail, dans le premier article de ce numéro, Giuliano, Mahy et Rycx se focalisent sur les effets du recours au contrat à durée déterminée. Il est admis dans la littérature que le degré de protection des travailleurs sous contrats à durée indéterminée implique notamment des coûts de licenciement importants que les employeurs cherchent à éviter en optant pour des contrats plus flexibles (Kahn, 2007). La volonté de se séparer d’un employé peut provenir soit d’un choc externe subi par l’entreprise, soit relever de la sélection des employés. À ce titre, la Belgique a récemment vécu une réforme importante, dans le cadre de la fusion des statuts employés-ouvriers, qui a notamment impliqué la suppression de la période d’essai au 1er janvier 2014 pour les contrats permanents [1]. Depuis lors, on a observé une augmentation du recours au travail temporaire (de 10 % en 2014 à 12,3 % en 2018 en Wallonie selon l’Enquête sur les Forces de Travail (EFT) de Statistics Belgium) et plus particulièrement une hausse du travail intérimaire. Malgré qu’il soit difficile de démontrer un lien de causalité, deux éléments d’explication peuvent être avancés : d’une part, ces contrats offrent la flexibilité requise face aux chocs externes, d’autre part, ils permettent à l’employeur de pallier l’absence de la période d’essai et d’opérer graduellement sa sélection, comme discuté plus bas.

8Par rapport à la formation des salaires, ce qui caractérise notre marché du travail est bien entendu la négociation centralisée, d’une part, et la législation sur le salaire minimum, d’autre part. Cela implique que les employeurs ont peu de marge de manœuvre dans la fixation des salaires, à la hausse comme à la baisse. Cela peut avoir pour conséquence de briser l’alignement entre productivité et salaire, qui est un thème central des articles de ce numéro.

3 – La gestion des ressources humaines : la stratégie des employeurs

9La circulation très imparfaite de l’information entre travailleurs et employeurs a des impacts importants tant sur le fonctionnement du marché du travail que sur la relation de travail en elle-même.

10En effet, l’asymétrie d’information entre employeurs et travailleurs porte, en premier lieu, sur les caractéristiques des travailleurs. La productivité intrinsèque du travailleur n’est pas observable de prime abord. L’employeur ne dispose que de signaux et base son recrutement sur ces derniers. C’est tout l’enjeu de la sélection pour laquelle le niveau de diplôme joue un rôle majeur. Nous verrons que le choix du contrat de travail participe aussi à la sélection.

11En second lieu, les actions des travailleurs ne sont qu’imparfaitement observables et, quand des facteurs extérieurs et aléatoires influencent leurs résultats, l’output d’une équipe ou d’une personne n’est qu’un reflet imparfait des efforts consentis. Dans ce contexte de supervision imparfaite, l’employeur doit déployer une série de mécanismes d’incitation à l’effort. Le choix du contrat de travail et les formes de rémunération et de promotion en font bien sûr partie.

12Concernant la sélection, le deuxième article de ce numéro, rédigé par Mahy, Rycx et Vermeylen, est potentiellement révélateur d’une course aux talents basée sur le diplôme. Cet article se penche sur la question de la suréducation et établit que la suréducation a un impact positif sur la productivité. En d’autres termes, l’inadéquation entre le niveau de qualification du travailleur et le niveau requis pour occuper le poste n’a pas d’impact négatif (excepté pour les cas de sous-qualification). Le but recherché par l’employeur serait-il de trouver la bonne personne plutôt que le bon profil ? En économie, la théorie du signal (Spence, 1973) s’oppose souvent à la théorie du capital humain (Becker, 1962 ; Mincer, 1974). La seconde stipule que l’éducation augmente véritablement la productivité du travailleur, alors que, dans la première, on démontre qu’il est possible que l’éducation ne soit qu’une manière pour le travailleur de signaler sa productivité intrinsèque. À l’extrême, l’éducation ne serait qu’une forme de « labellisation » des performances individuelles, sans effet d’accroissement de la productivité. Le fait que les travailleurs suréduqués participent à augmenter la productivité pourrait donc être le reflet d’une course aux talents entre employeurs, les employeurs cherchant à attirer les travailleurs les plus productifs, sans que le niveau de diplôme soit forcément en adéquation avec le poste : une question de personne plus qu’une question de profil donc. Le revers de cette forme de sélection pourrait être une course au signal entre les travailleurs, potentiellement au prix d’un gaspillage de ressources puisqu’un signal pur est intrinsèquement improductif. Par ailleurs, l’allongement des études supérieures peut mécaniquement freiner la hausse du taux d’emploi. Cependant, le capital humain ne se réduit pas à la productivité immédiate du travailleur dans l’entreprise. Il peut aussi générer des gains collectifs à long terme, par exemple à travers une plus grande capacité d’absorption et de diffusion du progrès technique, contribuant ainsi à l’innovation et favorisant l’économie de la connaissance.

13Le troisième article, proposé par Fays, Jacobs, Mahy, Rycx et Volral, mesure la discrimination salariale à l’égard des migrants. Il traite donc indirectement de la pénalité à l’embauche. L’article fait une distinction entre la discrimination pure et la discrimination statistique. Cette dernière rentre pleinement dans cette discussion sur les signaux puisque l’origine nationale est ici perçue comme un signal de productivité. L’employeur attribue au travailleur la productivité moyenne de son groupe d’appartenance. S’il pense que celle-ci est inférieure, il applique une pénalité salariale en vue de coller à la productivité estimée sur la base des caractéristiques observables. La discrimination pure est, elle, coûteuse pour l’employeur puisque celui-ci se prive d’embaucher des travailleurs dont la productivité reste en réalité supérieure au coût salarial. L’article tend à montrer que cette stratégie n’est pas viable dans des contextes très concurrentiels.

14Outre l’utilisation des signaux à l’embauche, l’usage du contrat à durée déterminée est un autre moyen de combler l’asymétrie d’information entre employeur et employé. Le passage du temps permet en effet à l’employeur d’estimer la productivité du travailleur sur la base d’une période d’observation plus longue. Le contrat à durée déterminée est-il devenu un outil de sélection incontournable ?

15Le recours au contrat à durée déterminée est étudié dans le premier article de ce numéro, mais plutôt sous l’angle de ses effets incitatifs sur le comportement productif de l’employé. Le dernier article de Mahy, Rycx et Volral consacré aux disparités salariales au sein de l’entreprise, vise aussi à capturer les incitants à l’effort. Il ressort de ces analyses que ces outils incitatifs peuvent générer des effets contre-intuitifs.

16Le recours au contrat à durée déterminée pousse effectivement le travailleur à se distinguer et à intensifier ses efforts en vue d’obtenir un contrat permanent. Mais cette issue est incertaine. Il est donc possible aussi que le travailleur alloue une partie de ses efforts à la recherche d’un autre emploi. D’une manière plus générale, l’incertitude diminue l’incitant à investir dans des compétences spécifiques au poste ou à l’entreprise. Ce risque existe également du côté de l’employeur qui pourrait réduire son offre de formation par crainte de ne pas en récolter les fruits. Ces effets sont donc potentiellement défavorables en termes de formation de capital humain et de productivité.

17Récompenser l’effort (pour peu qu’il soit observable) par la rémunération est l’autre outil incitatif étudié. Les bonus ou les différentes formes de promotion sont source de motivation extrinsèque. Certains travailleurs y répondent positivement. Mais d’aucuns argumentent que la motivation extrinsèque peut se substituer à la motivation intrinsèque (Bénabou & Tirole, 2003, 2006) et que l’effet net n’est pas clair. En outre, ces mécanismes créent des inégalités salariales qui produisent du découragement ou de la frustration chez certains travailleurs, voire conduisent à un climat de concurrence contre-productif.

18Le deuxième (Mahy, Rycx et Vermeylen) et le quatrième article (Mahy, Rycx et Volral) de ce numéro nous éclairent sur ces indéterminations. Les résultats montrent que les effets d’incitations dominent les effets négatifs pour un usage modéré des contrats à durée déterminée et une disparité salariale relativement faible, mais que pour un recours plus intensif à ces outils, l’effet marginal sur la productivité des travailleurs peut s’avérer négatif. Les auteurs estiment toutefois que la plupart des entreprises belges gagneraient en productivité en accroissant ces deux types d’incitants.

19Avant d’explorer les conséquences de ces stratégies de gestion des ressources humaines sur la productivité et l’insertion, il est utile d’évoquer un dernier mécanisme incitatif qui est aussi lié à la fixation des salaires. Il s’agit de la compensation différée. Ce mécanisme consiste à offrir un profil de rémunération qui croît avec l’ancienneté, incitant de cette manière le travailleur à se montrer performant sur le long terme. Ce qui rationalise l’usage de la compensation différée est une fois encore l’asymétrie d’information portant sur les efforts effectivement consentis par le travailleur. L’employeur ne peut observer les résultats de ces efforts que de manière ponctuelle. Les résultats seront dès lors évalués sur une longue période. Ce profil de rémunération brise lui aussi, à tout moment donné du temps, l’alignement entre la productivité et le salaire. En effet, l’incitant à l’effort est maximal pour le travailleur durant les premières années qui suivent son entrée dans l’entreprise puisqu’il vise le maintien dans l’entreprise et l’accès aux augmentations salariales. Il est donc potentiellement plus productif et moins bien payé. À l’inverse, les incitants à l’effort sont plus faibles une fois les augmentations obtenues. La productivité pourrait donc, une fois de plus, ne plus être en adéquation avec la rémunération.

4 – Les conséquences sur la productivité du travail

20Le ralentissement de la productivité est au centre des préoccupations des économistes. L’économie wallonne n’y échappe pas : les gains annuels de productivité apparente (par emploi) y sont progressivement passés de 2 % dans les années quatre-vingt à zéro en moyenne au cours de la présente décennie. Les études, nombreuses sur le sujet, montrent que les multiples facteurs déterminant la croissance de la productivité sont à l’œuvre à différentes échelles. Sur le plan macroéconomique, elles pointent par exemple les conditions générales en matière d’infrastructures, de qualifications de la population, de capacités de recherche et d’innovation. Elles mettent aussi souvent en évidence l’effet des glissements sectoriels, qui induisent une réallocation des emplois vers les services où la productivité croît moins rapidement et où ses sources semblent aussi plus difficiles à appréhender. Toutefois, la diversité des situations qui existe entre firmes à l’intérieur même des branches d’activité, notamment le fait que - en Belgique particulièrement - les entreprises les plus proches de la frontière technologique affichent des rythmes de croissance de la productivité nettement supérieurs à celles du bas de la distribution (par exemple, De Mulder et Godefroid, 2018), plaide pour la recherche des ressorts productifs au plan microéconomique, recentrant précisément le propos sur le rôle joué par les gestionnaires d’entreprise, en matière de ressources humaines, dans le contexte réglementaire auquel ils font face. Ces disparités laissent penser à un manque de dynamisme du tissu de firmes (OCDE, 2019), et à des rigidités dans l’allocation des ressources, de manière générale, et des travailleurs, en particulier, dont certains resteraient en quelque sorte coincés dans des positions relativement moins productives en comparaison de leurs compétences et possibilités intrinsèques. Une des hypothèses étudiées à cet égard dans le dernier article de ce numéro (Mahy, Rycx et Volral), est que la relative compression des salaires n’enverrait pas les signaux incitatifs adéquats pour conduire à une allocation optimale sur le plan global. Par ailleurs, la discrimination salariale envers les travailleurs étrangers, analysée dans le troisième article (Fays, Jacobs, Mahy, Rycx et Volral), mène notamment à la suréducation et donc aussi potentiellement à une sous-exploitation de leurs compétences.

21En Belgique, la comparaison entre les régions semble ainsi à première vue témoigner de cet alignement imparfait entre productivité et salaires. En effet, bien que la progression des salaires et de la productivité ait tendance à être plus lente en Wallonie qu’en Flandre, des écarts de coût salarial unitaire persistent entre les deux régions, de l’ordre de 5 % sur l’ensemble de cette décennie (IWEPS et al., 2019). Selon Rycx et al. (2016), qui se basent sur une base de données et une méthode similaire aux contributions de ce numéro, les différences interrégionales de salaires et de productivité disparaissent cependant pratiquement dès que sont prises en compte diverses caractéristiques propres aux firmes, notamment la composition de la main-d’œuvre en termes de qualifications, de contrats, de temps de travail, etc. Le caractère régional n’est donc en soi d’aucun secours, la clé des divergences de productivité et de salaires reste à trouver au sein des pratiques de gestion des entreprises.

22Il n’en reste pas moins qu’une allocation inadéquate des emplois peut être source de pertes de productivité au niveau agrégé. Ainsi, l’insuffisante mobilité professionnelle des travailleurs peut accentuer les problèmes de mismatch de qualifications. Ces derniers sont clairement documentés dans cette édition, au travers du deuxième article (Mahy, Rycx et Volral) et du quatrième article (Fays, Jacobs, Mahy, Rycx et Volral). D’une part, le phénomène de surqualification traduit une compétition entre employeurs pour attirer les profils hautement qualifiés et induit une sous-exploitation de leurs compétences. Elle renforce aussi la difficulté pour les firmes les plus productives de recruter ces hauts profils, limitant leurs gains de productivité au moins à court terme et freinant éventuellement ces gains à plus long terme via la diffusion de l’innovation (OCDE, 2019); surtout dans les environnements technologiques plus contraints par les pénuries. D’autre part, et à l’inverse, l’inadéquation peut conduire à renforcer la rareté de postes peu ou moyennement qualifiés, ce qui a aussi des conséquences sur l’insertion socioprofessionnelle (voir ci-après).

23En outre, dans le premier article (Giuliano, Mahy et Rycx), c’est encore la meilleure allocation des ressources humaines, dans le temps cette fois, qui est, au fond, à la base des choix de l’entreprise en matière de contrats de travail. Comme le suggèrent les auteurs, le recours aux contrats à durée déterminée pourrait ainsi être privilégié dans certains secteurs de services où l’ajustement face à la demande paraît important et s’avérer source de productivité. Le dernier article (Mahy, Rycx et Volral), qui traite de la dispersion salariale, peut également s’envisager à l’aune de l’allocation efficace des ressources. La mobilité professionnelle - que l’on associe généralement aux mouvements d’emplois entre firmes - peut aussi s’envisager simplement en termes de carrière entre différentes fonctions au sein d’une entreprise. L’article pointe les raisons qui peuvent, au sein d’une organisation, limiter la dispersion salariale (découragement, sentiment d’injustice, sabotage, etc.) et donc potentiellement l’évolution de certaines carrières pour les hauts profils. Dès lors, les talents seraient non seulement sous-exploités au sein de la firme, mais ne trouveraient pas non plus d’opportunités auprès d’autres employeurs, si ceux-ci pratiquent une compression salariale comparable. Pour l’économie dans son ensemble, une telle situation implique un capital humain inexploité.

24En creux, c’est la question des déterminants d’un déficit de dynamisme dans les mouvements de réallocation de la main-d’œuvre qui peut se poser à la lecture des articles proposés. À cet égard, un élément qui peut être naturellement mis sur la table est celui de l’incertitude. Pour la Wallonie, Meunier et al. (2018) montraient par exemple que le taux de churning (la proportion de mouvements de main-d’œuvre qui excède la dynamique de création et destruction d’emplois) enregistrait une tendance baissière en Wallonie durant la période post-crise caractérisée par une forte incertitude, cette dernière favorisant une forme d’attentisme ou d’inertie, les travailleurs hésitant à changer d’emploi. Ce thème de l’incertitude est abordé sous l’angle de l’employeur par le deuxième article (Mahy, Rycx et Vermeylen), qui fait apparaître que le risque de faillite renforce l’attrait – en termes de productivité – pour des stratégies de suréducation. Quant au dernier article (Mahy, Rycx et Volral), il suggère que l’environnement plus risqué réduit l’opportunité d’accentuer les différences salariales au sein de l’entreprise ou, en d’autres termes, de recourir à des mécanismes de rémunération à la performance. Ils indiquent donc tous deux la possibilité que les entreprises adoptent un comportement plus conservateur dans un contexte incertain, plus susceptible de maintenir un alignement imparfait entre salaires et productivité, contre-productif au niveau macroéconomique.

5 – Les conséquences sur l’insertion socioprofessionnelle

25Les stratégies des employeurs en termes de recrutement et de contrat de travail répondent donc au cadre de régulation du marché du travail. Elles ont un impact sur la productivité, mais elles ont aussi des répercussions sur l’insertion socioprofessionnelle. Les profils plus fragiles sont particulièrement mis sous pression.

26Commençons par les personnes les moins qualifiées. Le signal du niveau d’éducation semble crucial. L’article de Mahy, Rycx et Vermeylen, deuxième article de cette édition, est consacré à l’impact de l’éducation requise et de l’inadéquation entre le niveau requis et le niveau effectif sur la productivité, les salaires et les profits. Les résultats présentés dans cet article révèlent que la sous-éducation pèse sur la productivité. Parallèlement, le système relativement centralisé de fixation des salaires ne permet pas à l’employeur de compenser cette perte de productivité par des coûts salariaux inférieurs. En conséquence, les employeurs préfèrent ne pas prendre le risque d’embaucher les travailleurs qui ne parviennent pas à signaler leur talent par le biais du diplôme. Cette prévalence du signal sur le marché du travail pourrait probablement être atténuée si le contenu en capital humain des formations, c’est-à-dire le gain de productivité réel qu’elles procurent, était renforcé. Cela souligne une fois encore l’importance des formations et filières professionnalisantes.

27Deuxièmement, les femmes sont également sous pression et les faits tendent à indiquer qu’elles y répondent plus fortement que les hommes, tant en termes d’éducation que de productivité au travail. En ce qui concerne l’éducation, les chiffres nous montrent que la part des femmes diplômées de l’enseignement supérieur a très nettement progressé ces dernières années en Wallonie, pour s’établir à environ une femme sur deux, au point de largement dépasser la part des hommes, qui est d’environ un homme sur trois (parmi les 25 à 49 ans, selon l’EFT de Statistics Belgium). Les femmes investissent donc plus que les hommes en éducation, ce qui est de prime abord un paradoxe. En effet, l’écart salarial persiste en leur défaveur à niveau d’éducation donné (de 8 % pour le secondaire supérieur à 18 % pour le master en Belgique en 2014 [2]). Le rendement de l’éducation est donc inférieur pour les femmes. On s’attend dès lors à ce qu’elles investissent moins si elles anticipent que ce rendement inférieur va persister dans le futur. La théorie du signal permet de résoudre ce paradoxe apparent. En effet, les femmes étant statistiquement discriminées sur le marché du travail, les femmes les plus productives doivent redoubler d’efforts pour se signaler. Par ailleurs, les résultats de Garnero et al. (2016) indiquent que l’effet des contrats à durée déterminée sur la productivité, rapporté par Giuliano, Mahy et Rycx dans le premier article de ce numéro, est essentiellement tiré par les femmes. Plus précisément, il semblerait que les femmes répondent plus que les hommes au caractère temporaire du contrat en augmentant leurs efforts et leur productivité, vraisemblablement pour se signaler une fois encore.

28Troisièmement, les personnes d’origine étrangère sont aussi mises en difficulté par le processus de sélection. L’article de Fays et ses coauteurs mesure l’ampleur de la discrimination salariale à laquelle elles sont confrontées. Même si cette mesure ne concerne pas le recrutement à proprement parler, les arguments qui y sont déployés s’y appliquent parfaitement. En effet, l’article décrit le phénomène de discrimination statistique par lequel l’employeur attribue au travailleur la productivité moyenne supposée de son groupe d’appartenance. La discrimination salariale a donc, à profil égal, de grandes chances de nous indiquer une discrimination à l’embauche également. L’article établit aussi que la probabilité de suréducation est plus grande parmi les personnes d’origine étrangère. On peut vraisemblablement en conclure qu’ils doivent, à productivité égale, envoyer des signaux plus forts pour s’insérer.

29Parlant d’insertion sur le marché du travail, il est naturel de se pencher, en quatrième lieu, sur les jeunes. Les jeunes en début de carrière sont particulièrement concernés par les contrats temporaires. Ainsi, en 2018, 58 % des jeunes travailleurs wallons de moins de 25 ans occupaient un emploi temporaire (EFT, Statistics Belgium). Comme nous l’avons discuté plus haut, le travail temporaire participe au dispositif de recrutement et de sélection des employeurs. Il les aide à combler l’asymétrie d’information, particulièrement auprès des jeunes sans expérience professionnelle qui n’ont pas encore eu l’opportunité de se signaler, autrement que par leur niveau de diplôme. La pression qu’ils subissent dans leur parcours académique se poursuit donc suite à leur entrée sur le marché du travail. Par ailleurs, le mécanisme de compensation différée implique qu’ils devront probablement patienter avant d’être rémunérés à la hauteur de leur productivité.

30Pour conclure en nuance, mettons en évidence que les recherches présentées dans ce numéro nous rappellent aussi les bienfaits d’une relation de travail durable, les effets de la tenure. D’une part, une relation de travail qui offre mutuellement des perspectives suffisantes incite à investir dans la relation. Cela permet potentiellement plus de formations offertes par l’employeur et plus d’investissement spécifique de la part de l’employé. D’autre part, le passage du temps réduit l’asymétrie d’information. Les auteurs du troisième article (Fays, Jacobs, Mahy, Rycx et Volral) pointent comme effet bénéfique la réduction graduelle des discriminations salariales envers les travailleurs d’origine étrangère.

Bibliographie

  • Becker, G. S. (1962) « Investment in Human Capital : A Theoretical Analysis », Journal of Political Economy, 70(5), pp. 9-49.
  • Bénabou, R. et Tirole, J. (2003) « Intrinsic and Extrinsic Motivation », Review of Economic Studies, 70, pp. 489-520.
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  • De Mulder, J. et Godefroid, H. (2018) « Ralentissement de la productivité : constats et tentatives d’explication », Revue économique de la BNB, décembre, pp. 53-70.
  • Garnero, A., Giuliano, R., Mahy, B. et Rycx, F. (2016) « Productivity, wages and profits among Belgian firms : do fixed-term contracts matter ? », International Journal of Manpower, 37(2), pp. 303-322.
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  • Mincer, J. A. (1974) Schooling, Experience, and Earnings, NBER Books. OCDE (2019) In-Depth Productivity Review of Belgium, OECD Publishing.
  • Rycx, F., Saks, Y. et Tojerow, I. (2016) « Misalignment of productivity and wages across regions ? Evidence from Belgian matched panel data », Banque nationale de Belgique, Working Paper Research, 300.
  • Spence, A. M. (1973) « Job Market Signaling », Quarterly Journal of Economics, 87, pp. 355-374.

Date de mise en ligne : 29/01/2020

https://doi.org/10.3917/dyre.009.0005

Notes

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