Notes
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[1]
Des courriers ou mails nominatifs ont été envoyés à 2500 allocataires identifiés comme potentiellement bénéficiaires du RSA par une requête dans les fichiers de la CAF. Il a été possible d’observer les réactions des allocataires à ce courrier en termes de prise de contact avec la CAF (téléphone, courrier, visite, connexion sur le site avec identifiant) et en termes de demande de RSA et d’ouverture de droit.
-
[2]
Cette Commission, présidée par Martin Hirsh, a produit en 2005 un rapport sous le titre : « Au possible, nous sommes tenus. La nouvelle équation sociale. 15 résolutions pour combattre la pauvreté des enfants »
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[3]
L’évaluation est complétée par d’autres analyses de la mise en œuvre du RSA (Loncle et al., 2010), (Avenel, 2009a) que nous n’aborderons pas ici.
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[4]
Les bénéficiaires du RSA expérimental n’ont pas été tirés au sort (L’Horty, 2009, p.24) car les départements ne le souhaitaient pas.
-
[5]
Ce passage l’illustre bien « Dans la phase expérimentale, un aspect capital du RSA, le soutien aux ménages modestes en emploi, n’était pas mis en œuvre. Les expérimentations n’apportent de ce fait aucun enseignement sur l’effet du RSA sur la réduction de la pauvreté » (Comité d’évaluation des Expérimentations, 2009, p.25).
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[6]
Estimations formulées en 2007 par un groupe de travail composé de la CNAF, la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) et la Direction Général du Trésor (DGT).
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[7]
Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques - L’enquête s’est faite en deux étapes : la première, par téléphone, pour interroger 15000 foyers ; la seconde, en face à face, auprès de 3 340 répondants provenant de ce même échantillon.
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[8]
60% des bénéficiaires potentiels en emploi au moment de l’enquête sont non-recourants contre 32% des éligibles sans emploi.
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[9]
Après quatre mois d’emploi (non éligibilité au RSA) il est nécessaire de refaire une demande complète de RSA car le 1er jour du cinquième mois le dossier de l’allocataire du RSA est radié des fichiers de la CAF et il est administrativement nécessaire de refaire une demande.
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[10]
L’enquête de la DARES montre que les non-recourants au RSA ont moins le sentiment d’être pauvre (42 % contre 63 % des bénéficiaires).
Introduction
1Bien que l’Union européenne n’ait jamais reçu de compétence législative en matière de protection sociale, on observe des formes de convergences (Hassenteufel, 2005) des politiques sociales au sein de l’Union européenne (UE). La « stratégie coordonnée pour l’emploi » et la Méthode Ouverte de Coordination (MOC), fondées sur un socle normatif très général, affirment un nombre limité de grands principes censés constituer un « modèle social européen » (Palier, 2001). Au sein de l’UE, cela prend forme par la diffusion progressive, de manière plus ou moins formelle, de bonnes pratiques, de propositions de réforme, ou encore de rapports suggérant l’adoption d’outils et formulant des argumentaires légitimant l’adoption de réformes (Palier, 2001). Ce modèle, traduit en normes « opérationnelles », trouve sa rationalité dans un policy mix basé sur le paradigme néolibéral (Barbier, 2002) préconisant des politiques sociales orientées vers l’incitation à l’emploi au sein des différents États membres.
2Depuis une trentaine d’années, les mécanismes de solidarité caractérisant le système de protection sociale français ne cessent de connaître des évolutions mettant l’accent sur la responsabilité individuelle et les effets pervers des prestations sociales (Elbaum, 2007). Le référentiel d’« activation » de la protection sociale développé au niveau européen se diffuse en France (Barbier, Sylla, & Eydoux, 2006 ; Barbier, 2002a, 2008). C’est ce que l’on observe avec la mise en œuvre du Revenu de solidarité active (RSA) depuis 2009. Construit pour pallier les insuffisances du Revenu Minimum d’Insertion (RMI), il vise à favoriser l’augmentation des ressources en cas de reprise d’emploi, afin de contribuer à une diminution de la pauvreté (Borgetto & Lafore, 2009). Il a fait l’objet de plusieurs évaluations, d’abord dans sa phase expérimentale (2008) puis dans sa généralisation (2011). Ce papier interroge le rôle de ces évaluations. Il propose de comprendre en quoi elles ont contribué à légitimer le dispositif, ont souligné certaines de ses limites, sans aller jusqu’à questionner la pertinence du référentiel européen d’activation sur lequel il repose. Dans cette perspective, on analyse l’inertie des politiques sociales au niveau national, liée à la difficulté de remise en question des normes diffusées au niveau européen.
3Ce travail est basé, d’une part, sur une recherche menée en 2009 sur les apports de l’expérimentation à la construction et à la généralisation du RSA (Okbani, 2009, 2014), nourrie par une analyse de documents officiels (sur le RSA, les expérimentations et leur évaluation) et d’une trentaine d’entretiens auprès de chefs de projet RSA de Conseils Généraux expérimentaux, de professionnels de la Caisse Nationale d’Allocations Familiales (CNAF) et d’un membre du Haut commissariat aux solidarités actives (HCSA). D’autre part, ce papier s’appuie sur une recherche sur le non-recours au RSA-activité, menée au sein de la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) de la Gironde en 2010. Celle-ci se compose d’une expérimentation de recherche de bénéficiaires potentiels [1], d’entretiens téléphoniques auprès de cent-cinquante non-recourants et d’une analyse comparative de la gouvernance du RSA dans les douze CAF de France. Pour finir, cette recherche se base sur une analyse des évaluations du RSA et sur des travaux en cours portant sur l’institutionnalisation de l’évaluation des politiques sociales au sein d’un organisme de sécurité sociale.
4Dans une première partie, nous reviendrons sur les formes d’européanisation des politiques sociales et nous analyserons en quoi le RSA constitue une forme d’adaptation nationale issue du référentiel européen. Dans une deuxième partie, nous interrogerons la place de l’évaluation dans la légitimation du RSA et de son référentiel d’activation de la protection sociale. Puis, dans une dernière partie, nous étudierons en quoi l’évaluation du RSA généralisé, révélant un fort taux de non-recours, n’a pas été jusqu’à remettre en question le dispositif et sa conception de la régulation.
1 – L’activation de la protection sociale en France
1.1 – La tendance européenne à l’activation de la protection sociale
5On observe des formes de convergence des politiques au sein de l’UE. Elles sont caractérisées par trois paramètres (Hassenteufel, 2005) : la configuration d’interaction des acteurs à l’origine de la convergence (le policy making européen), la logique de traduction et d’appropriation nationale des modèles diffusés par les acteurs transnationaux, le processus d’hybridation dû à la combinaison avec des éléments présents au départ. Cette convergence s’élabore dans une dynamique top-down accentuée par le principe d’analyse du misfit (désajustement) (Börzel & Risse, 2000). Cela produit un phénomène de pression à l’adaptation en fonction du degré de compatibilité entre les institutions, les normes, les valeurs en vigueur au niveau communautaire et au niveau national.
6Dans le cas des politiques sociales, il est moins évident de déceler des signes d’inadaptation, car l’UE laisse plus de flexibilité aux États membres. La régulation européenne prend forme à travers des procédés de « benchmarking », de « naming and shaming » et du best practices office visant à harmoniser les conceptions, les connaissances et les normes d’action afin de favoriser la convergence des politiques sociales. Il s’agit d’un encadrement sur le plan cognitif et normatif qui permet une certaine « neutralité » politique par des coordinations souples (« soft law ») (Barbier, 2002b). L’influence de l’UE joue un rôle informel important d’entrepreneur politique qui passe par la construction symbolique d’un référentiel commun suffisamment flou pour être compatible avec les formes d’expression nationales et renvoyant à des valeurs et des normes sociales inscrites dans l’histoire des États membres (Barbier, 2002b). L’UE travaille donc à orienter les politiques sociales vers un sens commun réformateur en perpétuelle renégociation. Cela passe principalement par une coordination cognitive et procédurale qui génère des normes diffuses de bonne gouvernance auprès de communautés épistémiques, avec une superposition des deux politiques : la communautaire et la nationale. Cette tendance à la convergence est alors caractérisée par un enchaînement idéal typique : tout d’abord la formalisation et publicisation d’une norme, puis l’identification d’un désajustement éventuel et enfin la recherche d’un ajustement domestique.
7Dans le cas des politiques sociales de retour à l’emploi, la « stratégie coordonnée pour l’emploi » et la MOC visent une convergence se diffusant par mimétisme, en douceur, par influence réciproque. Cela prend forme par la diffusion progressive de politiques sociales orientées vers l’incitation à l’emploi. Un phénomène d’ « activation » de la protection sociale se développe en Europe (Barbier et al., 2006 ; Barbier, 2002a, 2008). Pour reprendre la définition de J.-C. Barbier « il y a activation quand est introduit un lien explicite (souvent réglementaire) entre la protection sociale et les politiques de l’emploi et du marché du travail. Cette liaison donne lieu à une redéfinition critique des programmes sociaux, sous la double justification de l’efficacité et de l’équité, dans le sens d’une préférence systématique accordée à l’engagement des bénéficiaires sur le marché du travail (l’activité), voire d’une condition - plus ou moins contraignante - d’activité introduite pour l’éligibilité aux prestations » (2002, p.308).
1.2 – Le RSA en France, un dispositif d’activation de la protection sociale
8Le lancement du RSA en France s’inscrit dans cette perspective européenne d’activation de la protection sociale. Il constitue le fruit d’un réajustement, dans la continuité du RMI et en réaction à un changement lent, mais certain, de perception de la pauvreté et d’identification de ses causes. L’émergence de la question des « trappes d’inactivité », les insuffisances supposées du mécanisme de l’intéressement et l’augmentation de la précarité de l’emploi mettent à jour les limites du système que certains considèrent comme élément perturbateur du marché du travail. L’ostensible croissance du nombre de bénéficiaires du RMI et de travailleurs pauvres, ainsi que les controverses autour des supposés « effets désincitatifs » qui l’accompagnent, contribue à façonner l’idée sous-jacente d’une politique sociale trop généreuse qui risquerait d’encourager l’inactivité. On peut penser qu’il s’agit d’une mutation progressive du référentiel global sectoriel (Muller, 2004), en partie issue de l’influence de l’UE. Ce changement va dans le sens d’un passage du Welfare à un Soft Workfare.
9Construit sur la base des questionnements soulevés dans le rapport de la Commission « Familles, vulnérabilité, pauvreté » [2], le RSA a été élaboré sur un cadre conceptuel qui se veut novateur (Borgetto & Lafore, 2009). Le RSA poursuit un triple objectif. Il se veut distributif, luttant contre la pauvreté des travailleurs à bas salaires ; incitatif, créant un écart entre revenus d’activité et minima sociaux afin d’inciter à la reprise d’emploi ; et de simplification, rendant plus lisible le système de solidarité. Il remplace le RMI pour les personnes sans activité professionnelle (RSA socle), l’allocation parent isolé (API) pour les monoparents sans activité (RSA majoré) et les anciens dispositifs d’intéressement à la reprise d’emploi pour les « travailleurs pauvres » (RSA activité). Les conditions d’éligibilité au RSA dépendent notamment de la composition du ménage, des revenus et du statut professionnel des demandeurs. Il fusionne dans un même dispositif deux minima sociaux, l’un lié à la famille (API), l’autre lié à l’inactivité (RMI), et deux compléments de revenus liés à l’activité professionnelle faisant appel à des valeurs ou « philosophies de prestation » très différentes. Le RSA vient donc changer les repères de la société sur les notions de minima sociaux, de norme d’emploi, d’incitation à la reprise d’emploi (Marc & Thibault, 2009).
10Le volet activité du RSA constitue une des nouveautés du dispositif. Il est porteur de l’incitation financière à la reprise d’emploi, car il donne la possibilité de cumuler, de façon pérenne (contrairement à l’intéressement), revenu du travail et complément d’activité. Il s’inscrit dans la logique de mise en emploi des bénéficiaires de minima sociaux, rendant clairement perméable la frontière entre politiques sociales, politiques de l’emploi et politiques fiscales. Il traduit des modifications profondes des objectifs et des principes de la lutte contre la pauvreté. Ce dispositif vise non plus seulement à répondre à un besoin (obtenir des moyens de subsistance), mais aussi à modifier les comportements supposés être à l’origine de cette situation de besoin (Gomel & Serverin, 2011, 2012). Le RSA part du présupposé implicite que la décision de travailler résulte d’un arbitrage individuel entre les revenus sociaux et les revenus du travail (Gomel & Serverin, 2009). L’élaboration du RSA est révélatrice d’un changement dans le référentiel des politiques de traitement de la pauvreté. Il instaure l’incitation financière à la reprise d’emploi comme théorie de l’action, diffusée comme modèle pertinent de lutte contre la pauvreté. Pour simplifier, la conception de la régulation se construit de la manière suivante : il faut lutter contre la pauvreté - seul le travail permet de lutter contre la pauvreté - les personnes en situation de pauvreté ne travaillent pas ou pas assez pour sortir de la pauvreté - il faut inciter au travail pour changer les comportements et favoriser la sortie de la pauvreté - le RSA incite au travail - donc, le RSA permet de lutter contre la pauvreté.
11L’émergence du RSA a soulevé de nombreux débats dans le milieu politique. Si un consensus s’accordait à dire qu’il fallait réformer le RMI, la question de la forme de ce changement restait très controversée. Cette remise en question du modèle français au niveau national soulevait de fortes inquiétudes et tensions. Face à cela, Martin Hirsch, alors Haut-Commissaire aux solidarités actives, propose d’expérimenter le RSA.
2 – L’évaluation des expérimentations du RSA légitimant le principe de l’incitation financière à la reprise d’emploi
12L’expérimentation, rendue possible en France par deux réformes constitutionnelles de 2003, constitue, pour la puissance publique, une modalité de mesure de la rationalité de la norme législative évaluée préalablement ou postérieurement à son édiction (Gomel & Serverin, 2011). Les expérimentations du RSA, prévues dans la loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (loi TEPA), constituent la première initiative de cette ampleur en France.
2.1 – L’expérimentation conçue comme une étape stratégique de la généralisation
13Revenons sur les conditions du lancement de cette expérimentation et de son évaluation pour mieux comprendre les objectifs politiques poursuivis. Une administration de mission fonctionnant comme un « entrepreneur politique » a été créée - le Haut-commissariat aux solidarités actives contre la pauvreté (HCSA) - dont la raison d’être était notamment la création du RSA avant fin 2008. Le HCSA justifie le détour expérimental en précisant qu’il « permet d’apporter des enseignements précieux pour l’élaboration de cette réforme : il teste la capacité d’acteurs différents à se coordonner sur un projet commun qui concerne aussi bien l’accompagnement social que l’insertion professionnelle ; il donne des éléments de réponse aux multiples questions de faisabilité technique, de calcul et de versement d’une prestation nouvelle ; il fournit des connaissances précises sur les comportements des acteurs ; il produit des données solides sur les coûts et les économies générés par le nouveau dispositif en fonction des conditions de retour vers l’emploi ; il permet de mieux identifier les autres obstacles au retour à l’emploi et la manière d’y apporter des réponses sur mesure ; il donne des éléments de comparaison entre les territoires concernés par l’expérimentation et ceux qui ne le sont pas, soumis à évaluation par un comité indépendant. » (Haut-commissariat aux solidarités actives contre la pauvreté, 2008, p.5). La phase expérimentale a donc été conçue comme étape de la généralisation permettant de matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale. Elle ne visait pas particulièrement à vérifier la pertinence d’une théorie de l’action, mais devait apporter des éléments factuels sur sa faisabilité et son efficacité pour la conforter, grâce à l’appui d’un comité d’évaluation indépendant. La démarche contribuait à légitimer le dispositif par les outputs auprès des élites politiques et des acteurs de terrain.
14Dans les textes, l’expérimentation devait se dérouler sur trois ans. Dans les faits, pour le HCSA, elle n’était pas prévue pour durer aussi longtemps. Un choix stratégique a été fait de présenter la démarche comme devant durer trois ans pour assurer l’adhésion des acteurs et apporter des éléments de légitimation pour le vote de la loi. Un Conseiller du HCSA explique lors d’un entretien « comme nous avions l’optique de généraliser, on a dû interrompre l’expérimentation […] si on la gardait trop longtemps, on aurait plus la ressource, le temps suffisant pour généraliser le RSA. […]. On savait d’emblée que cela ne durerait pas trois ans, mais il fallait dire trois ans pour susciter l’adhésion. Cela n’aurait pas duré plus de deux ans, mais si nous l’avions annoncé pour 6 mois, cela n’aurait eu aucun effet ». L’objectif politique était clair, il s’agissait de faire passer la loi sur le RSA vingt ans après celle du RMI. Par ailleurs, on peut se demander dans quelle mesure, après des évaluations mitigées sur l’expérimentation, le HCSA aurait pu revenir sur ses pas, décaler voire même annuler la réforme pour laquelle il avait été mandaté. Les résultats de l’évaluation intermédiaire (même peu significatifs et fortement contestables) apportent la preuve de l’efficacité du RSA par rapport au RMI, la place d’entrepreneur politique du HCSA et le calendrier symbolique ont fonctionné comme une fenêtre d’opportunité politique (Kingdon, 1984 ; Boussaguet et al., 2010) pour mettre le RSA à l’agenda politique et faire voter la loi.
2.2 – L’évaluation des expérimentations du RSA : en tension entre méthodes scientifiques et objectifs politiques
15Pour évaluer et contribuer à formaliser l’expérimentation, un Comité d’Evaluation des expérimentations du RSA est constitué pour définir les objectifs et la méthodologie d’évaluation. Il est composé de parties prenantes de la mise en œuvre du RSA, d’universitaires (plusieurs économistes) et de personnalités qualifiées (Comité d’évaluation des Expérimentations, 2008, p.3). La méthode d’évaluation expérimentale utilisée vise à mesurer l’impact de l’incitation financière au retour à l’emploi pour des personnes bénéficiaires d’un minimum social, conformément à la théorie d’action des politiques d’activation [3]. Le design de la méthode d’évaluation expérimentale a été profilé sur la base d’une quasi-expérience [4] visant à comparer 33 territoires tests à des territoires témoins (L’Horty & Goujard, 2008).
16Cette méthode d’évaluation expérimentale s’est construite sur la base d’une tension entre des objectifs scientifiques, visant des exigences méthodologiques, et les objectifs politiques poursuivis (Allègre, 2010 ; Okbani, 2009, 2014). L’analyse du protocole expérimental par l’étude de la validité interne et externe de la méthode d’évaluation expérimentale utilisée souligne les limites considérables des résultats obtenus. La méthode et ses résultats sont soumis à des contraintes d’ordre politique qui limitent fortement l’objectivité et la pertinence de la preuve générée.
17D’une part, l’expérimentation et son évaluation ont été appréhendées de manière très différente par les divers acteurs en présence en fonction de leur position institutionnelle (Avenel, 2009b). Si pour les évaluateurs cette démarche permettait de vérifier l’efficacité de l’incitation financière, pour les départements, ce processus expérimental était non seulement un moyen de tester une mesure, mais constituait également un enjeu politique fort, leur permettant de montrer leur capacité d’initiative et d’affirmer leur position de chef de file des politiques d’insertion dans un contexte décentralisé (Loncle, Muniglia, & Rivard, 2010).
18D’autre part, le temps d’observation nécessaire à l’évaluateur a été fortement contraint par le politique. Il n’a pas permis d’analyser en quoi les bénéficiaires de minima sociaux répondent plus à des incitations financières pérennes (RSA) plutôt que transitoires (prime d’intéressement). De plus, les effets positifs du dispositif sur le retour à l’emploi, présentés dans le rapport d’étape, se sont infirmés par la suite. Si dans le rapport d’étape d’évaluation le taux de retour à l’emploi dans les zones tests est en moyenne 30% plus élevé que dans les zones témoins sur les cinq premiers mois (Comité d’évaluation des Expérimentations, 2008), dans le rapport final, après quinze mois de mise en œuvre, il n’est plus que de 9% en moyenne, à la limite de la significativité au seuil usuel de 5% (Comité d’évaluation des Expérimentations, 2009). Malgré son manque de recul sur les effets du dispositif, le rapport d’étape constitue une base pour faire voter la loi généralisant le RSA (en décembre 2008), sans qu’il soit question d’attendre le rapport d’évaluation final (sorti en mai 2009). Comme le souligne Y. L’Horty, « la généralisation du RSA a en effet été décidée avant que toutes les conclusions de la phase d’expérimentation ne soient tirées. Les résultats de l’étude d’impact n’étaient pas disponibles lorsqu’il a été décidé de généraliser le dispositif. Ici comme ailleurs, l’évaluation n’a pas précédé la décision » (2009, p.27).
2.3 – Une évaluation restrictive centrée sur l’incitation financière à la reprise d’emploi
19Le protocole expérimental et la finalité de l’expérimentation ont été définis de manière restrictive. En effet, celui-ci permettait uniquement de répondre à la question de l’impact de l’incitation financière sur la reprise d’emploi pour les allocataires de minima sociaux (donc sur l’insertion professionnelle) et non pas à celle de l’impact général du dispositif. La méthode d’évaluation expérimentale ne mesure pas l’effet du RSA sur la réduction de la pauvreté et donc l’augmentation des ressources [5], ce qui constitue pourtant un de ses objectifs. L’évaluation porte sur l’efficacité incitative de la promesse d’un accroissement de ressources, ce qui revient à une évaluation de l’efficacité du « stimulus-argent » sur la reprise d’un emploi (Gomel & Serverin, 2009).
20Cette problématisation conduit à valider l’efficacité de l’activation comme théorie de l’action pour réduire la pauvreté sans que la question de la réduction de la pauvreté soit abordée. Par ailleurs, la majeure partie des expérimentations (du 1er trimestre 2008 au 1er trimestre 2009) s’est déroulée dans un contexte d’augmentation rapide du chômage, réduisant ainsi les effets d’incitation financière à la reprise d’emploi. Or, comme le fait remarquer G. Allègre, pour que ce type d’incitation ait un impact il faut que les bénéficiaires du RSA puissent réellement trouver un travail (2010).
21La méthodologie d’évaluation expérimentale utilisée ne vise pas à évaluer l’impact global du RSA, mais mesure l’impact de la théorie d’action définie par le politique, sans vraiment interroger la pertinence du dispositif. La modélisation de l’évaluation comporte donc clairement des enjeux politiques. La manière dont la question est orientée tend à réduire le champ du débat démocratique en se focalisant sur la mesure de l’efficacité de l’incitation financière à la reprise d’emploi, mettant ainsi de côté les autres effets (prévus ou imprévus) du dispositif.
2.4 – L’expérimentation et son évaluation comme source de légitimation dans le discours et la décision politique
22Le détour expérimental et son évaluation permettent d’apporter des éléments tangibles sur la viabilité financière du dispositif, sur son acceptabilité sociale par les acteurs, son opérationnalité et son efficacité (Okbani, 2009, 2014). Ces éléments issus de la phase expérimentale, en particulier le recours à une méthode d’évaluation expérimentale et à un comité d’évaluation indépendant, permettent de fournir une preuve (hard evidence) et de rendre compte (accountability) de l’applicabilité du dispositif. Cela a apporté aux décideurs une légitimité par les outputs (evidence based policy) auprès des parlementaires et des acteurs de terrain. Pour un conseiller au HCSA, « c’est là la principale raison pour laquelle il faut faire des expérimentations avec évaluation : c’est que soit cela marche, soit cela ne marche pas, mais on a des exemples transparents. Les résultats sont là et il y a un écart – ou pas – par rapport aux bénéficiaires du RMI et la différence est vraiment attribuée à des programmes […] c’est très très puissant en termes de force de conviction et de légitimation ».
23La légitimité du dispositif est basée sur son mode de production (expérimentation), mais aussi sur les preuves de son efficacité, fournies par l’évaluation qui intervient comme une évaluation ex ante du RSA favorisant sa mise à l’agenda institutionnel. Ces arguments légitimant le dispositif semblent d’autant plus nécessaires que les réformes dans le domaine des politiques sociales font face à des difficultés de consensus. L’instrumentation de l’expérimentation et des méthodes d’évaluation expérimentales traduisent un changement du mode de légitimation et de production des politiques sociales. On s’éloigne ainsi des théories classiques centrées sur la souveraineté et la légitimité des gouvernants pour s’orienter vers des technologies de gouvernement incarnant la rationalité (indicateurs d’efficacité, instruments, normes…). Cette mutation va dans le sens d’une technicisation et d’une dépolitisation de l’action publique, impliquant des formes de désengagements des gouvernants. On peut se demander si l’utilisation de tels instruments (Lascoumes & Le Galès, 2005) visant à produire des preuves, tout en imposant un cadrage centré sur l’activation, ne serait pas une manière d’évacuer les questions politiques du traitement de la pauvreté, de limiter les controverses afin d’éviter les situations d’inertie.
24Cette étude de cas apporte quelques enseignements sur la place que peut prendre l’évaluation dans le discours et la décision politique. Si les résultats de l’évaluation intermédiaire étaient nuancés et se sont infirmés par la suite, ils ont pour autant été utilisés dans l’argumentaire politique et repris dans le projet de loi comme éléments légitimant l’efficacité du dispositif et du principe d’activation. Les débats politiques sur le RSA se sont centrés autour d’un argumentaire basé sur la preuve et la légitimité par les outputs comme le montre le discours de Martin Hirsch à l’Assemblée nationale « Nous nous appuyons sur des résultats, sur des faits, sur des témoignages […] et non sur une idéologie. Il s’agit des expérimentations réalisées sur le fondement des dispositions que vous avez votées en juillet dernier et dont les résultats intermédiaires vous ont été transmis dans un rapport du comité d’évaluation indépendant. Dans 33 départements volontaires, 46 zones expérimentales ont été comparées à autant de zones témoins. Ces territoires expérimentaux ont concerné plus de 100 000 allocataires du RMI. Le taux de retour à l’emploi dans les zones expérimentales est de 30 % supérieur au taux de retour à l’emploi dans les zones témoins. […]. Le comité d’évaluation a estimé que cet écart était statistiquement significatif et je me réjouis que des Présidents de Conseils Généraux expérimentateurs en témoignent au sein de cet hémicycle ». Ce mode de légitimation a été efficace puisque le calendrier de la discussion a été très court et a permis de faire voter la loi rapidement. Il semble exister dans le débat politique une très forte efficacité rhétorique du recours à l’expérimentation et à l’évaluation.
25Comme n’importe quel instrument d’action publique (Lascoumes & Le Galès, 2005), l’évaluation est porteuse de valeur, nourrie d’une interprétation du social et de conceptions précises du mode de régulation envisagé. Elle induit une problématisation orientée de l’enjeu qu’elle traite et contribue à véhiculer des représentations particulières du public qu’elle entend toucher. Les choix opérés dans le cadre de la méthodologie d’évaluation expérimentale tendent à réduire le champ du débat démocratique en le focalisant sur ce que tente de mesurer l’expérimentation et à négliger les autres effets et enjeux liés à la mise en place du dispositif, écartant de fait d’autres approches du débat public (Allègre, 2010). C’est par cette perspective de rationalisation contrôlée par le cadrage initial de l’objet évalué et la dépolitisation opérée par l’appareillage « scientifique » que l’évaluation et ses résultats, instrumentalisés dans le discours politique, contribuent à faire légitimement accepter le RSA et le référentiel d’activation des politiques sociales qu’il véhicule. D’une certaine manière cela valide la théorie d’action visant à « activer » les bénéficiaires de minima sociaux, cristallisant, par là même, une représentation d’usager de minima sociaux qui ne reprendrait pas d’emploi, car il n’a pas d’intérêt financier à le faire. Représentation qui, somme toute, peut paraître stigmatisante pour ces publics anciennement considérés comme des citoyens qu’il convenait d’aider à s’intégrer dans la société, car ils étaient victimes de circonstances défavorables (Morel, 2000). Dans les faits, la mise en œuvre du RSA généralisé a montré que d’autres paramètres entrent en jeu dans la reprise d’emploi en dehors du simple gain financier.
3 – L’évaluation du RSA généralisé et le non-recours : l’impossible remise en question du RSA et de son modèle d’activation de la protection sociale
26La loi généralisant le RSA prévoyait que soit institué un Comité National d’Evaluation (CNE), sensiblement sur le même modèle que ce qui avait été fait pour l’expérimentation. Ce comité, composé de plusieurs groupes de travail, devait mener une évaluation et fournir un rapport en 2011. Revenons sur la question du non-recours au RSA, problématique transversale abordée dans le rapport. Par non-recours on entend le fait de ne pas obtenir les prestations ou les services publics auxquels on est éligible (Math & Van Oorschot, 1996 ; Warin, 2009, 2010, 2011).
3.1 – Un important non-recours au RSA
27Au lendemain de la généralisation, on constate que le nombre de bénéficiaires du RSA est bien en deçà des estimations [6]. La montée en charge du RSA se révèle lente, en particulier sur le volet activité de la prestation. Bien qu’ils y aient droit, beaucoup de bénéficiaires potentiels du RSA ne le demandent pas et cela soulève de nombreuses interrogations chez les politiques et les institutions en charge du dispositif. Le rapport d’évaluation du CNE estime qu’il y a 50% de non-recours au RSA dont 68% pour le RSA activité. Dans les faits, ce taux de non-recours n’est pas une particularité du RSA et pourrait paraître normal si l’on prend en compte le temps nécessaire à la mise en œuvre d‘un nouveau dispositif. Le RMI avait, par exemple, mis trois à quatre ans à se stabiliser et une enquête avait estimé à 53% le taux de non-recours au RMI (Terracol, 2004). Cependant l’importance du non-recours au RSA activité amène à s’interroger sur le fait que le dispositif semble ne pas atteindre sa cible.
3.2 – Le non-recours et les enjeux de la non-réception de l’offre publique
28La notion de non-recours permet de questionner l’effectivité de l’offre sur le plan gestionnaire, mais également sa pertinence sur un plan politique. La dimension politique du non-recours s’exprime aussi bien quand il signale un désintérêt ou un désaccord avec ce qui est proposé, que lorsqu’il est l’effet d’impossibilités, aussi variées soient-elles (Warin, 2009, 2010). Ce phénomène constitue, en soi, un rapport social à l’offre publique et aux institutions qui la servent. Cette question est d’autant plus importante que les difficultés d’accès aux prestations et aides sociales ainsi que l’accumulation de situations de non-recours au-delà du seul domaine des prestations sociales, sont analysées comme une des causes de la pauvreté (Fragonard, Peltier, & Rivard, 2012 ; Odenore, 2012 ; Warin, 2009). Le travail sur le non-recours implique donc d’interroger fondamentalement l’offre publique et l’adéquation entre le besoin et la demande du public. L’analyse de ce phénomène intervient comme un indicateur d’évaluation de la performance et de la pertinence d’un dispositif, du système administratif qui le déploie.
3.3 – L’évaluation du RSA partiellement révélatrice des causes du non-recours
29Le rapport d’évaluation a mis en évidence l’importance du non-recours à partir des résultats de l’enquête nationale réalisée par la DARES [7]. Celle-ci apporte un éclairage sur les profils des non-recourants, le montant de leur droit potentiel et contribue à identifier leurs représentations, leur niveau de connaissance du RSA et leurs comportements. Le chapitre 2 de l’évaluation vise à « quantifier l’ampleur du non-recours aux différentes composantes du RSA […] et les différents motifs de ce non-recours. Il doit ainsi permettre d’alimenter la réflexion sur les leviers susceptibles de lutter contre ce phénomène » (Comité national d’évaluation du RSA, 2011, p. 47). L’enquête révèle les raisons évoquées par les non-recourants, comme le montre le tableau 1 ci-après.
Les causes du non-recours : une approche centrée sur la méconnaissance
Raisons possibles de non-dépôt d’un dossier (plusieurs réponses possibles) | Non-recourants n’ayant jamais bénéficié du RSA, n’excluant pas d’être éligibles (%) |
---|---|
Raisons reflétant un manque de connaissance | 68 |
Ne connaît pas assez bien le RSA | 47 |
Le RSA, c’est pour les sans-emploi | 30 |
Ne sait pas auprès de qui faire la démarche | 30 |
Pensait que c’était automatique | 7 |
Se débrouille autrement financièrement | 42 |
Par principe | 27 |
Démarche trop compliquée | 20 |
N’a pas eu le temps | 11 |
Va changer de situation | 10 |
Peur de perdre des droits connexes | 3 |
Ce n’est pas intéressant financièrement | 3 |
Les causes du non-recours : une approche centrée sur la méconnaissance
30Cette enquête révèle que la méconnaissance du dispositif ou sa mauvaise compréhension apparaît comme la première cause du non-recours pour 68% des enquêtés et notamment de son volet activité. Le CNE met en exergue l’existence d’un non-recours lié à l’instabilité des trajectoires professionnelles, à des conditions de vie relativement moins dégradées des bénéficiaires potentiels qui auraient droit à des montants de RSA plus faibles. L’enquête révèle également qu’en dehors d’une mauvaise compréhension du dispositif, 42% des non-recourants répondent qu’ils se débrouillent autrement financièrement et 27% expriment ne pas demander le RSA par principe pour ne pas dépendre de l’aide sociale. Ces explications mettent en lumière une volonté de s’en sortir par eux-mêmes, même si les ressources doivent être moindres. Cela contribue à illustrer que les mécanismes de retour à l’emploi peuvent avoir d’autres logiques que celle d’une incitation financière.
31Par ailleurs, la complexité des démarches à faire pour bénéficier du RSA revient également de manière significative puisque 20% des non-recourants l’ont évoquée. Elle peut constituer un obstacle considérable pour les personnes en situation d’instabilité professionnelle [8], une des caractéristiques des éligibles au RSA activité, les plus sujets à la précarité de l’emploi de courte durée. Le CNE finit par conclure « une meilleure information sur le RSA ne suffira pas à résoudre complètement le problème du non-recours si celui-ci est en partie la conséquence d’un faible intérêt manifesté pour l’allocation ou d’un refus de principe » (Comité national d’évaluation du RSA, 2011, p.15). L’évaluation du RSA a effectivement permis de révéler le non-recours, effet inattendu du dispositif, qui n’avait pas été détecté par l’évaluation des expérimentations, car tel n’était pas son objet.
3.4 – Les limites de l’évaluation dans l’analyse du non-recours au RSA : une volonté de ne pas interroger la pertinence ?
32La question du non-recours est abordée par le CNE de manière particulièrement descriptive, sans prendre en compte l’approche politique du phénomène qui permettrait d’interroger sa pertinence. En dehors de la méconnaissance, la question de non-réception de l’offre, de l’adaptation du RSA à son public sont assez peu développées.
33D’une part, les réponses évoquant la complexité des démarches de demande de RSA et l’instabilité de la situation renvoient d’une certaine manière à un refus de la forme du dispositif, un non-recours par complication (Okbani, 2013b). Le dispositif, dans ses modalités de fonctionnement, peut se révéler en partie inadapté au public qu’il entend toucher à savoir les travailleurs pauvres, pour la plupart en situation d’instabilité professionnelle. Pour eux (les intérimaires, autoentrepreneurs et travailleurs indépendants), le maintien du RSA peut induire de nombreuses démarches à réitérer [9]. L’enquête téléphonique menée au sein de la CAF de la Gironde révèle que 15% des répondants se trouvent dans cette situation : « les démarches administratives trop compliquées, trop longues et mal expliquées ».
34D’autre part, les réponses des non-recourants du type « se débrouille autrement financièrement », « par principe » ou « ce n’est pas intéressant financièrement » peuvent dans les faits être associées à un refus du dispositif sur le fond, une forme de non-recours « volontaire ». Ces non-recourants, principalement en emploi, sont dans une perspective de recherche d’alternative ou stratégie d’éviction, de refus de principe du dispositif lié à des freins psychologiques (d’identification au groupe social des travailleurs pauvres bénéficiaires de minimum social, peur de la stigmatisation, sentiment de culpabilité, manque de légitimité) ou à des raisons politiques (affranchissement de l’aide sociale, non-intérêt). Enfin, ils peuvent également être dans une perspective de calcul coût/ avantage, où le montant du RSA ne suffit pas à compenser le coût psychologique et physique de la démarche. L’enquête téléphonique révèle que seulement 43% des personnes interrogées pensent que le RSA est un bon dispositif. On observe que 28% des répondants qui connaissaient le RSA savaient qu’ils pouvaient en bénéficier, mais ne le demandaient pas « volontairement » (Okbani, 2013a). En effet, la « catégorie sociale de bénéficiaire du RSA » construite par les institutions publiques peut générer des formes de refus de l’assignation identitaire et des images sociales véhiculées par des représentations négatives du dispositif et de son public (Avanza & Laferté, 2005). Comme le souligne J.-C. Barbier « Pour les personnes, en effet, qui connaissent, de façon permanente ou plus ou moins temporaire, une situation de pauvreté, l’essentiel ne tient pas dans la logique économique ou les fonctionnalités des réformes, mais dans le regard que la société dans laquelle elles vivent, société forcément située nationalement, porte sur elles » (2008, p.18). Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que les non-recourants aient moins le sentiment d’être pauvres que les bénéficiaires de RSA [10]. Les images véhiculées par le RSA et les représentations induites par le référentiel d’activation peuvent contribuer à générer des phénomènes de rejet du dispositif, sans parler des nombreux débats sur la fraude aux prestations sociales et sur les « assistés » qui desservent l’image du dispositif, nuisent à l’accès au droit et entravent sa remise en question (Okbani & Warin, 2012).
35Le dispositif ne parvient que partiellement à atteindre sa cible et l’évaluation du CNE cherche à comprendre les causes de ce non-recours à travers la parole des non-recourants. Elle ne questionne pas clairement la construction du dispositif, son mode de fonctionnement par rapport au public visé, ni le référentiel d’activation sur lequel il se base. Pour autant, les réponses apportées et les études déjà menées sur le non-recours amènent à s’interroger sur le décalage qui existe entre la construction du dispositif d’activation, véhiculant des représentations spécifiques du public visé, et le fort non-recours au RSA activité qui peut témoigner des effets d’éviction du dispositif et des contreparties qu’il impose en termes d’image sociale. Le fort taux de non-recours au RSA activité vient mettre en lumière le fait que l’incitation financière à la reprise d’emploi n’est pas le seul vecteur de retour ou de maintien dans l’emploi puisqu’une grande partie des travailleurs pauvres, potentiellement éligibles au RSA s’en dispensent. Il semble donc exister un paradoxe structurel entre le référentiel d’activation sur lequel se base le RSA (il faut inciter financièrement à l’emploi pour réduire la pauvreté et l’assistance) et le non-recours au droit (les éligibles ne demandent pas le RSA et préfèrent se débrouiller autrement même si c’est financièrement désavantageux).
36Par ailleurs, il est intéressant de souligner que le rapport d’évaluation du RSA généralisé précise « bien que difficiles à estimer dans un cadre non expérimental, les effets sur la reprise d’emploi apparaissent faibles et peu significatifs. »(Comité national d’évaluation du RSA, 2011, p. 23).
Conclusion
37L’analyse de ces deux évaluations du RSA, illustre en quoi l’évaluation est un instrument d’action publique qui peut occuper une place particulière dans l’élaboration, la conduite et la remise en question d’un dispositif. Les démarches d’évaluation peuvent contribuer à légitimer un dispositif et le référentiel d’activation sur lequel il s’appuie ou révéler les causes de sa non-demande sans pour autant remettre en question sa pertinence ou ses effets induits, alors même qu’il ne parvient pas à atteindre 68% de sa cible. L’évaluation semble s’inscrire à court terme dans une perspective d’action pour le politique qui les initie : légitimer la mise en place d’un dispositif par des éléments factuels sur son efficacité avant sa généralisation et a priori mieux comprendre sa non-demande pour favoriser l’accès au droit. Elles apportent de la lisibilité et des connaissances sur le dispositif tout en orientant les questionnements a priori vers une perspective d’efficacité de l’action publique. D’une certaine manière, elles contribuent à légitimer le RSA tout en légitimant également la conduite de l’action publique par les pouvoirs publics.
38Dans les faits, on observe un double champ d’inertie. Le premier champ d’inertie est structurel, lié à la difficulté de la conduite du changement. D’une part, réformer le RMI constituait une question sociétale controversée et éminemment politique. Au niveau national, on observe d’importantes difficultés de remise en question du système de solidarité nationale, non seulement du fait de la dépendance au sentier (Palier & Bonoli, 1999 ; Pierson, 2000), mais également parce que cela suscite de fortes inquiétudes et soulève des positionnements politiques et idéologiques rendant complexe le consensus. D’autre part, du fait de la structuration politico-administrative des acteurs des politiques sociales nationales, ce type de réforme impliquait une approche multiniveaux (départemental, national et européen) pour lequel il était d’autant plus délicat d’aboutir à un consensus puisqu’il s’agissait de réinterroger le modèle national en vue de s’adapter aux normes européennes. Le passage stratégique par la phase expérimentale, impliquant les départements, chefs de file de l’insertion dans un contexte décentralisé, et son évaluation sont donc venus apporter une légitimation par les outputs. Cela a favorisé la conduite du changement dans une perspective de rationalisation et de dépolitisation afin d’ajuster les politiques sociales françaises aux orientations de l’UE.
39Le deuxième champ d’inertie, que l’on pourrait appeler le « potentiel évaluatif », se situe au niveau de la capacité cognitive, normative, instrumentale et formative de l’évaluation des politiques publiques. Dans les deux cas que l’on observe, le rôle de production cognitive de l’évaluation semble restreint, voire contraint par le référentiel d’activation de la protection sociale. Au niveau national, les évaluations ne remettent pas en question le dispositif ni son référentiel d’activation de la protection sociale, diffusé comme norme au niveau européen. Pour schématiser, c’est comme s’il y avait une forme de prise de conscience des limites du dispositif, mais qu’il existait un frein à la recherche d’alternatives, car le RSA s’inscrit dans une dynamique européenne et que c’est « ce qu’il faut faire » pour « s’ajuster ». Si la mise en œuvre du dispositif ne peut pas être jugée satisfaisante du fait du non-recours, elle s’inscrit dans une forme d’adaptation nationale à un modèle européen « flou » dont il semble délicat de se détourner. Cela peut conduire à des formes d’inertie des politiques nationales : inertie structurelle liée à la gouvernance multiniveaux et inertie du potentiel évaluatif. Cela interroge plus globalement le rôle que le politique entend donner à l’évaluation, et par là, l’orientation que ces deux cas donnent à l’institutionnalisation de l’évaluation de politiques sociales et ses usages dans le champ politique.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : RSA, européanisation, activation, évaluation, expérimentation
Mise en ligne 01/07/2018
https://doi.org/10.3917/dyre.002.0034Notes
-
[1]
Des courriers ou mails nominatifs ont été envoyés à 2500 allocataires identifiés comme potentiellement bénéficiaires du RSA par une requête dans les fichiers de la CAF. Il a été possible d’observer les réactions des allocataires à ce courrier en termes de prise de contact avec la CAF (téléphone, courrier, visite, connexion sur le site avec identifiant) et en termes de demande de RSA et d’ouverture de droit.
-
[2]
Cette Commission, présidée par Martin Hirsh, a produit en 2005 un rapport sous le titre : « Au possible, nous sommes tenus. La nouvelle équation sociale. 15 résolutions pour combattre la pauvreté des enfants »
-
[3]
L’évaluation est complétée par d’autres analyses de la mise en œuvre du RSA (Loncle et al., 2010), (Avenel, 2009a) que nous n’aborderons pas ici.
-
[4]
Les bénéficiaires du RSA expérimental n’ont pas été tirés au sort (L’Horty, 2009, p.24) car les départements ne le souhaitaient pas.
-
[5]
Ce passage l’illustre bien « Dans la phase expérimentale, un aspect capital du RSA, le soutien aux ménages modestes en emploi, n’était pas mis en œuvre. Les expérimentations n’apportent de ce fait aucun enseignement sur l’effet du RSA sur la réduction de la pauvreté » (Comité d’évaluation des Expérimentations, 2009, p.25).
-
[6]
Estimations formulées en 2007 par un groupe de travail composé de la CNAF, la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) et la Direction Général du Trésor (DGT).
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[7]
Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques - L’enquête s’est faite en deux étapes : la première, par téléphone, pour interroger 15000 foyers ; la seconde, en face à face, auprès de 3 340 répondants provenant de ce même échantillon.
-
[8]
60% des bénéficiaires potentiels en emploi au moment de l’enquête sont non-recourants contre 32% des éligibles sans emploi.
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[9]
Après quatre mois d’emploi (non éligibilité au RSA) il est nécessaire de refaire une demande complète de RSA car le 1er jour du cinquième mois le dossier de l’allocataire du RSA est radié des fichiers de la CAF et il est administrativement nécessaire de refaire une demande.
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[10]
L’enquête de la DARES montre que les non-recourants au RSA ont moins le sentiment d’être pauvre (42 % contre 63 % des bénéficiaires).