1À titre préliminaire je voudrais remercier les organisatrices de m’avoir invité à ce colloque et surtout préciser, quitte à solliciter votre indulgence, que je ne suis nullement un spécialiste de droit professionnel, rural, notarial, médical, etc. Cela me condamne à prendre de la hauteur vis-à-vis de mon sujet et ce faisant, je retrouve une de mes spécialités, à savoir les sources du droit auxquelles j’ai consacré, entre autres, un ouvrage de synthèse (déjà !) dans la collection « Connaissance du droit ». C’est donc dans l’optique des sources du droit que je vais orienter mon propos.
2Les révolutionnaires avaient voulu qu’entre le peuple et l’État, il n’y eût aucun corps intermédiaire : avec en filigrane une source unique, la loi évidemment. Par là ils visaient en particulier les corporations, lesquelles légiféraient ouvertement, d’où leur abolition par la célèbre loi Le Chapelier. Pure utopie ! Toute profession tend à s’organiser, pour des raisons évidentes et à tant faire, mieux vaut pour tout le monde qu’elle ait une organisation au grand jour plutôt que clandestine, ce que les pouvoirs publics ont mis du temps à comprendre. De leur côté, les professionnels ont compris qu’ils avaient meilleur compte à ne pas revendiquer un pouvoir quasi législatif (bien qu’ils l’aient obtenu dans certains cas), car mieux valait influer sur le droit d’une manière plus discrète et plus consensuelle. Au terme de l’évolution et en ce début de XXIème siècle, le dialogue s’est instauré bon gré mal gré entre l’État et les partenaires sociaux, expression consacrée qui désigne d’ordinaire les syndicats, mais qui peut être appliquée à toute sorte d’organisations comme la Chambre des Notaires ou l’Ordre des médecins par exemple.
3De là cette constatation que toute profession tant soit peu organisée est un pouvoir, donc potentiellement une source du droit, directe ou indirecte. Directe si elle secrète une coutume ou émet ce qu’il faut bien appeler une législation privée : le cas-type étant évidemment la convention collective, sorte de loi-cadre qui s’impose aux contrats de travail individuels. Indirecte si les revendications ou les comportements des professionnels ou le dialogue qu’ils entretiennent avec les pouvoirs publics sont à l’origine de lois ou décrets ou d’une jurisprudence.
4Autant dire que les situations les plus variées se rencontrent dans la pratique parce que, bien entendu, l’État n’a pas toujours le dernier mot en démocratie. Que le gouvernement prenne un décret ou dépose un projet de loi sans consulter les partenaires sociaux et ceux-ci protestent avec la dernière vigueur, les médias se chargeant de relayer leurs accusations. Il arrive alors que le gouvernement recule. Plus discrète et globalement plus efficace est l’activité de lobbying. Les pôles émetteurs de droit sont le Parlement et le gouvernement, voire le juge à titre quasi officiel, mais il faut compter avec les pôles officieux des professionnels et de leurs organisations. Et les premiers doivent composer avec les seconds dans des proportions très variables.
5Partons du professionnel envisagé à la fois comme individu ou comme singulier collectif, je veux dire comme organisation prise entre les feux croisés de ses adhérents et des pouvoirs publics. Ainsi défini, le professionnel se trouve souvent en situation a priori inconfortable, le tout étant de savoir s’il parviendra à rétablir l’équilibre : ce sera ma première partie.
6Mais tout change quand il se trouve en position confortable : ce sera ma seconde partie.
I – Le professionnel en position d’inconfort
7L’inconfort atteint son maximum, au moins en théorie, lorsqu’il a en face lui soit le législateur (A), soit le juge (B).
A – Le professionnel face à la loi
8Envisageons-le successivement quand il fait face à la loi technocratique (1) ou consensuelle (2).
1 – Face à la loi technocratique
9Le professionnel doit obéir à la loi comme tout citoyen et dans le principe il ne s’en plaint pas, bien au contraire, car une législation efficace permet de dissuader ceux qui ne feraient pas honneur à la profession. La difficulté vient de ce que n’importe quel professionnel doit obéir à un bien plus grand nombre de lois que le commun des mortels. Et des lois difficiles à connaître comme à comprendre.
10Avec pertinence, Matthieu Poumarède définit le professionnel de manière fonctionnelle comme « toute personne destinataire d’une norme ayant un rapport direct avec sa profession ». Le terme de norme désignant à la fois la loi lato sensu et la norme technique, comme par exemple la norme de régulation thermique dont il nous dit que l’arrêté qui la fixe comprend une annexe de 1370 pages : sans commentaire !
11Pour nous en tenir à la norme juridique, le professionnel est censé comme tout le monde ne pas l’ignorer, bien que ce soit là une pure fiction… Qu’à cela ne tienne ! Il n’a qu’à se faire assister par un professionnel du droit. Mais le drame commence à partir du moment où avocats, notaires et juristes de tout poil ont les plus grandes difficultés à comprendre la loi ou tout simplement à la connaître.
12Certes la question de la connaissance a beaucoup progressé dans les trente dernières années, grâce en particulier aux bases de données, dont la base Légifrance organisée par les pouvoirs publics : à noter que ce procédé permet aussi l’accès aux diverses jurisprudences, internes et européennes, étant bien entendu que l’accès aux bases privées représente un coût non négligeable. De leur côté, les syndicats ou organisations professionnels comme le CRIDON accomplissent un grand effort de clarification et de divulgation, tandis que les éditeurs juridiques actualisent les textes dans leurs codes. Du reste le législateur consent un effort de codification qui permet de mettre entre les mains des utilisateurs un instrument commode.
13Mais, revers de la médaille, la multiplication des textes et leur origine principalement bureaucratique ont pour effet de créer des obscurités, des incohérences, voire des non-sens. Les juristes, qui ont pour métier de décoder le langage abstrait du législateur et de le traduire en propositions concrètes, butent alors sur des obstacles difficiles à franchir. Et cela malgré l’objectif constitutionnel d’intelligibilité de la loi.
14Notre collègue Fernand Bouyssou, qui est aussi Maître Bouyssou, nous a expliqué qu’il disposait d’une structure de « huit avocats, occupés à 80 % par le droit de l’urbanisme, de l’expropriation et de l’environnement urbain ». Or, il a toutes les peines du monde à connaître le droit positif de sa spécialité ! Il observe que la difficulté ne tient pas tant à l’importance des changements qu’à leur « prodigieuse accélération », lequel génère un « empilement désordonné et incessant de retouches de détail ». Même si le droit de l’urbanisme constitue un cas-limite, l’observation vaudrait encore dans une large mesure pour maints secteurs juridiques. Et tous les professionnels du droit n’ont pas une structure de huit personnes qui puissent se partager le travail d’exploration !…
15Nos amis Bouyssou et Poumarède, pourtant spécialistes du droit immobilier, avouent ne pas savoir si telle ou telle loi s’applique ! Par exemple, la loi Pinel du 18 juin 2014 entre en vigueur à compter du sixième mois qui suit sa promulgation : mais s’agit-il du 1er décembre ou du 18 ? Nul ne sait ! Et que dire si la loi nouvelle prévoit un décret d’application qui ne voit pas le jour ! Le Conseil d’État a logiquement distingué entre les dispositions qui pouvaient s’appliquer ou non sans le secours d’un décret, mais ce distinguo ne résout pas tout. Variante du cas précédent : les décrets ont été publiés, mais ne sont pas forcément entrés en vigueur. Autre complication : la loi Pinel déjà citée ne précise pas si le droit de préemption qu’elle instaure au profit du locataire d’un local à usage commercial est ou non d’ordre public. N’en jetez plus !…
16Mais la situation s’améliore grandement lorsque le professionnel met la main lui-même à l’ouvrage, autrement dit participe à l’élaboration des textes qui le régissent.
2 – Face à la loi consensuelle
17Les agriculteurs en fournissent le meilleur exemple puisqu’ils ont réussi à établir une cogestion avec les pouvoirs publics. Dans son passionnant rapport, Maître Crevel nous a fait découvrir que, soit grâce à une activité de lobbying, soit par le canal de commissions mixtes à l’échelon départemental, l’administration « consent à partager avec les représentants syndicaux de la profession agricole (entendez principalement la FNSEA) son pouvoir normatif ».
18Il faut dire qu’en cette matière le rythme des saisons et des cultures ainsi que les réalités différenciées des terroirs constituent un impératif majeur et c’est bien le cas de dire qu’on ne commande à la nature qu’en lui obéissant. À la profession agricole revient le mérite d’avoir su se faire entendre et le faire comprendre, de sorte qu’elle a été largement l’acteur-auteur de son propre droit : en témoignent le contrat d’intégration ou de travail à salaire différé, l’entraide, le statut du fermage ou le Groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC), sans parler des textes renvoyant aux usages départementaux ou de l’allongement des délais du redressement judiciaire pour tenir compte de la réalité de l’année culturale. Je ne reviens pas sur tout cela qui a été fort bien expliqué.
19Mais je tiens à souligner cette singularité d’un État qui consulte les professionnels et qui s’incline fort souvent devant leurs revendications. Est-ce parce que ce sont aussi les revendications du bon sens ? Ou bien parce que les politiques ont le plus grand souci de ce qu’ils trouveront dans leur assiette ? Le penser serait irrévérencieux, mais pas forcément inexact… Quoi qu’il en soit, nous ne voyons pas d’autre exemple d’une entente quasi parfaite entre une profession et les pouvoirs publics. Bien mieux, certaines institutions typiquement rurales à l’origine ont essaimé hors de ce secteur, comme l’attribution préférentielle qui est devenue une pièce essentielle du droit des successions.
20J’ai parlé d’entente quasi parfaite : point ne faut méconnaître en effet que l’État impose parfois des contraintes pénibles aux agriculteurs, destinées notamment à limiter la production ou à contrarier la concentration des entreprises agricoles. Mais ces contraintes ne bénéficient in fine qu’aux agriculteurs eux-mêmes, non à des tiers ; qui ne voit que les situations d’oligopole ruineraient les entreprises familiales et que les quotas visent à empêcher la chute des prix ? Ainsi le face à face n’est conflictuel qu’en apparence puisqu’il ne contraint les individus qu’au bénéfice de la collectivité particulière dont ils font partie : il s’agit donc en quelque sorte d’un corporatisme dirigé.
21Reste que si le professionnel dialogue dans une certaine mesure avec le législateur, personne ne dialogue avec le juge !
B – Le professionnel face au juge
22Ce face à face change du tout au tout selon que le juge sanctionne (1) ou entérine (2).
1 – Le juge qui sanctionne
23La question concerne le professionnel en tant qu’individu, que le juge responsabilise en protégeant son client. Cette responsabilité a fait l’objet de très nombreuses études, y compris et surtout sur le devoir de conseil et d’information qui lui incombe. Plutôt que de répéter ce qui a déjà été écrit, Pascale Deumier a sagement choisi de concentrer sa recherche sur le professionnel du droit, sujet des plus préoccupants qui concerne en pratique l’avocat et le notaire. Et elle a constaté une sévérité croissante du juge l’égard de ces hommes de loi.
24La sévérité est parfois plus apparente que réelle. En décidant, à partir de 1987, qu’il n’y a pas lieu de tenir compte des lumières que le client peut avoir sur l’état du droit -et par conséquent de ne pas se fonder là-dessus pour atténuer la responsabilité du professionnel- la jurisprudence n’a fait preuve que d’un très grand bon sens : nul, en effet, n’est bien lucide en ce qui concerne ses propres affaires et le regard extérieur revêt donc une importance capitale.
25Là où la sévérité apparaît vraiment, c’est lorsque le juge exige que les membres des professions juridiques éclairent leurs clients sur « l’état actuel du droit positif ». Tous les chercheurs, tant universitaires que doctorants, connaissent la difficulté de cette tâche, encore accrue de nos jours par l’inflation législative et jurisprudentielle (trois juridictions françaises et deux européennes, sans compter les juridictions inférieures !) ou le cas échéant par le nombre des conventions internationales que notre pays a ratifiées. Et que dire des usages professionnels ! Les avocats, les notaires connaissent fort bien leurs usages propres, mais ne savent pas grand-chose des usages qui règnent dans les différentes branches de l’agriculture, de l’industrie ou du commerce…
26À ce compte, les solutions sur lesquelles on peut tabler sont parfois bien incertaines. Or, les tribunaux obligent l’avocat ou le notaire à faire connaître à leur client cette incertitude, laquelle ne saurait évidemment tenir à l’insuffisance de leurs connaissances ! Bien mieux, une pertinente analyse des arrêts de la Cour de cassation permet à Pascale Deumier de conclure que l’homme de loi doit dans une certaine mesure identifier une évolution jurisprudentielle et anticiper une solution prévisible, ce qui suppose une analyse très fine et, à la limite, consiste à lire dans une boule de cristal.
27Et de noter que les Mutuelles du Mans, qui assurent 80 % des avocats, ont vu le nombre de dossiers annuels croître de 750 en 1991 à 14.000 en 1994. Voilà, si on l’en croit, un véritable tableau d’apocalypse ! Mais je voudrais ici apporter un important bémol.
28Tout d’abord, si 14.000 avocats ont déclaré à leur assureur qu’ils avaient fait l’objet d’une réclamation de la part de leur client, cela ne veut pas dire, loin de là, que toutes ces réclamations aient abouti. Ensuite, parmi celles qui ont abouti, on doit défalquer les cas d’erreur impardonnable comme l’oubli d’un délai ou la méconnaissance d’un élément de droit facile à détecter. Et au bout du compte, les condamnations pour mauvaise lecture de la boule de cristal ont toutes les chances de rester l’exception. Pratiquée autour de nous tous, l’observation courante révèle que la plupart des avocats -entendons des avocats sérieux- n’ont jamais été condamnés dans toute leur carrière.
29Alors, cessons de prendre le juge pour un épouvantail et un ennemi ! D’ailleurs celui-ci, signe de bienveillance, entérine à l’occasion les créations de la pratique.
2 – Le juge qui entérine
30Il suffit ici de raconter une histoire qui commence au 19ème siècle, à savoir : après le décès de leur auteur, les héritiers vont trouver leur notaire aux fins de partager la succession. La preuve de leur qualité d’héritier ne fait pas difficulté, mais en toute logique le notaire devrait leur demander s’il n’existe pas d’autre héritier qu’eux : preuve négative et par conséquent diabolique. Toutefois lui ou quelque autre de ses confrères -on ne sait pas qui est l’inventeur du procédé- a imaginé de faire témoigner deux personnes qui déclareront qu’à leur connaissance il n’y a pas d’autre héritier. Le cher maître, ô combien respectable et respecté, explique donc à ses clients qu’il va leur falloir trouver deux témoins connaissant bien leur famille. Il ne leur dit pas en vertu de quel texte il le faut, pour la bonne raison que ce texte n’existe pas, mais les héritiers s’inclinent de confiance. Après audition des témoins, le notaire va dresser un acte, dit de notoriété, revêtu de sa signature.
31Que voilà une preuve bien fragile ! Toutefois, par ce même phénomène de confiance, tous intéressés -banquiers, conservateurs des hypothèques, gérants d’immeubles et autres- vont débloquer les fonds et tirer toutes conséquences utiles, ce qui permettra de procéder aux opérations de partage et de stabiliser la situation des héritiers. Cela sans qu’apparemment personne n’ait l’idée de contester en justice ce mode de preuve. En effet, il faut attendre 1984 pour que le cas se présente devant la Cour de cassation et celle-ci entérine la pratique notariale : l’acte de notoriété, déclare-t-elle, « établit la qualité d’héritier dans la mesure où la véracité de ses énonciations n’est pas contestée » [1]. Enfin, la loi du 3 décembre 2001 entérine à son tour et institue en droit l’acte de notoriété, qu’elle dote d’une valeur officielle. Une intervention législative qui arrive comme les carabiniers…
32Cet exemple, qui vaudrait encore pour l’acte de « notoriété acquisitive » évoqué par Jean-Louis Bergel, est celui d’un circuit long. Mais il advient aussi qu’en présence d’un usage ou d’une pratique professionnelle, le juge constate l’usage ou tienne la pratique pour légale au bout d’un temps assez bref, offrant alors l’exemple d’un circuit court : c’est surtout vrai quand le professionnel ne souffre plus d’inconfort. Nous retrouverons donc cette question dans notre seconde partie qu’il est maintenant temps d’aborder.
II – Le professionnel en position confortable
33Cette position sera celle du professionnel au milieu de ses pairs (A) ou bien -et là il jouit même d’une supériorité de principe- en présence de son client (B).
A – Le professionnel au milieu de ses pairs
34Les professionnels d’une activité a priori quelconque se donnent, consciemment ou non, des usages qui finissent par devenir obligatoires. Envisageons successivement divers usages professionnels (1) et les pratiques du commerce international (2).
1 – Les usages professionnels
35Tout corps ou toute corporation tend par un phénomène naturel à développer des usages. Pour prendre un exemple que nous connaissons tous bien, le corps des universitaires applique lors des soutenances de thèses des règles dont la majorité ne sont pas écrites et qui prennent l’allure d’un véritable rite, auquel on ne saurait davantage déroger que le prêtre à celui de la messe.
36Nous avons vu tout à l’heure qu’un usage des agriculteurs est de passer verbalement des baux ruraux. Mais l’usage des commandes verbales, en particulier par téléphone, existe dans de nombreux secteurs du commerce. En pareil cas, la Cour de cassation soit admet que cet usage crée l’impossibilité morale de demander un écrit, soit plus directement déclare contra legem que l’usage écarte l’exigence de la preuve écrite formulée par le Code civil [2]. L’oralité est ici double : un usage oral (ou peut-être gestuel) qui légitime les accords verbaux.
37Par exception à ce caractère oral, les déontologies font l’objet d’une codification par les soins soit de la profession, soit des pouvoirs publics à l’écoute de la profession. Joël Moret-Bailly a montré que la déontologie des médecins ou des avocats a peu évolué depuis bientôt deux siècles, à travers toutes les interventions législatives ou décrétales qui s’empilent sans ajouts majeurs. Cette permanence a de quoi intriguer. En vérité, la déontologie révèle l’idée que la profession se fait d’elle-même aussi bien que l’image qu’elle veut donner à tous. Elle présente donc un aspect idéologique très accusé et constitue l’équivalent d’un marqueur identitaire.
38Les déontologies comportent deux faces bien distinctes : déontologie interne (comportement entre confrères) et externe (comportement envers le client). La première revêt un caractère coutumier : une fois pour toutes, il n’y a pas de différence palpable entre usage et coutume. La seconde mélange ce caractère coutumier avec des éléments de législation privée ou semi-publique.
39Mais quittons la profession libérale. Tout autre est la situation lorsque les professionnels du commerce contractent dans un espace international.
2 – Les pratiques du commerce international
40L’affaire concerne les contrats entre professionnels (ou à tout le moins entre professionnels et institutionnels) : construction d’installations industrielles, montages bancaires, achat d’usines clé en main, affacturage, etc. Et encore la régulation des marchés financiers, dont Julien Commarieu nous a révélé les arcanes et qui renouvelle la fameuse lex mercatoria.
41Celle-ci suscite des controverses qu’il n’y a pas lieu d’aborder maintenant. Mais, en écoutant Estelle Forher, j’ai pu mesurer que ces querelles tiennent largement à ceci qu’on essaie généralement de lui donner une nature unitaire, alors qu’elle mélange coutume, pratique contractuelle, quasi législation, jurisprudence, doctrine, etc.
42Coutume : les usages du commerce international sont coutumiers au départ, mais ils ont été codifiés, et aussi systématisés, par la Chambre de commerce internationale (CCI). Cette systématisation les déforme un peu et cela nous rappelle la rédaction de nos coutumes à la fin du Moyen Âge, lesquelles avaient de ce fait perdu leur caractère originel pour se transformer peu ou prou en législation.
43Quasi législation : la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) élabore « des documents uniformes qui reprennent les clauses habituellement insérées dans les contrats internationaux afin d’en faire des clauses-types ». Il y a là, pour le moins, une amorce de législation mondiale sous l’égide prestigieuse de l’ONU.
44Doctrine : les Principes Unidroit relatifs aux contrats du commerce international, lesquels sont d’origine doctrinale, résultent aussi d’un travail de systématisation à partir des pratiques existantes.
45Jurisprudence arbitrale : n’ayant pas de for et ne jugeant pas au nom d’un État, l’arbitre peut aisément appliquer un droit transnational. Mais dans bien des cas, il ne se borne pas à constater un usage et réalise plutôt un mixage entre pratiques contractuelles et constantes des législations nationales en cause…
46Jurisprudence française : officiellement la Cour de cassation ne peut appliquer que la loi d’un État, celui que désigne la règle de conflit. En fait, elle utilise les usages commerciaux couramment observés pour compléter la loi étatique, en particulier dans le domaine de la vente internationale. Mais çà et là elle applique les usages du commerce international sans passer par le détour d’une loi, française ou étrangère, lorsque les parties se réfèrent dans leur contrat aux Règles et Usances Uniformes de la CCI (en matière notamment de crédit documentaire). Ou bien encore elle apprécie le caractère fautif de la rupture d’un contrat eu égard aux usages du commerce international, qu’elle considère -un peu fictivement- comme un fait !
47Mais quels que soient les cas de figure, une constante demeure, à savoir que c’est toujours la pratique spontanée des opérateurs internationaux qui crée le droit en la matière ou du moins qui en fournit les bases sur lesquelles les acteurs les plus variés vont édifier ce droit. Cela dit, un phénomène du même genre peut s’observer en France dans les rapports du professionnel et de certains particuliers.
B – Le professionnel en présence de son client (en droit interne)
48Ici je voudrais développer deux aspects qui sont comme les deux faces de la pièce de monnaie : le professionnel créateur de modèles (1) et le professionnel législateur privé (2).
1 – Le professionnel créateur de modèles
49Les organisations professionnelles proposent des modèles de contrats à leurs adhérents, modèles parfois inspirés d’initiatives individuelles qui ont fait tache d’huile. Je ne crois pas qu’on en ait parlé aujourd’hui, mais je sais qu’en matière commerciale les grands cabinets d’avocats intègrent des clauses appropriées dans leurs banques de données et que ces clauses s’appliquent parfois à l’échelon mondial. Toutefois les créations les plus spectaculaires ont été, en matière civile, celles de la pratique notariale, que la loi devait très largement entériner.
50Dès le 19ème siècle, les notaires avaient fait preuve de créativité, comme le prouvent entre autres l’acte de notoriété, déjà évoqué, ou la renonciation de la femme mariée à son hypothèque légale. Mais cette créativité devait s’exercer à une très grande échelle dans la seconde moitié du 20ème siècle. En effet, la copropriété et le lotissement connaissent à cette époque un développement exponentiel en même temps qu’apparaissent la promotion immobilière et la commercialisation sur plans. Cette massification de l’objet-immeuble, si l’on peut dire, a incité le notariat à un effort remarquable d’imagination, fort bien décrit par Jean-Louis Bergel.
51S’agissant des lotissements, les notaires ont inventé le désormais classique cahier des charges : a) réglementant les constructions susceptibles d’être édifiées sur les lots et la destination de ceux-ci, b) organisant les règles du voisinage et c) régissant tant les rapports du lotisseur et de ses acquéreurs que les rapports des acquéreurs entre eux (souvent avec des réseaux de servitudes réciproques).
52En matière de copropriété, le notariat a créé le règlement de copropriété (suppléant à l’époque à un très court article du code civil !), le lot transitoire, la construction en volumes et la propriété spatio-temporelle.
53Enfin, la commercialisation sur plans inventée par les promoteurs obligeait les notaires à imaginer un règlement de co-jouissance (dans le cas des sociétés dites d’attribution, autre création de la pratique notariale) et surtout à assurer la protection des acquéreurs au moyen de la formule, plus expédiente que celle de la société, de la vente en état futur d’achèvement. Là encore le notariat a rempli sa mission mieux que bien.
54Bref, cette pratique s’est largement transformée en législation publique, succédant à une sorte de législation privée.
2 – Le professionnel législateur privé
55Que la pratique notariale ait été de facto législatrice se passe de démonstration. Il reste qu’en la forme, les différentes lois du 28 juin 1938, du 13 juillet 1965 ou du 3 janvier 1967 ont été votées par le Parlement et promulguées par le Président de la République, en quoi elles ne se distinguaient pas de toutes les autres lois, quelles qu’en aient été leurs sources d’inspiration souvent très variées.
56Soit ! Mais que se passe-t-il dans l’intervalle et quelle est la nature juridique du modèle contractuel au moment où tout le monde l’applique sans que la loi l’ait encore consacré ?
57Certains parlent alors de coutume, mais une fois pour toutes la thèse de Pascale Deumier (Le droit spontané, 2002) a fait justice de cette erreur. Selon l’auteure en effet -et nul n’a pu la contredire-la coutume qui est spontanée vient de la base et se hisse peu à peu vers un sommet qui peut être soit le juge, lorsqu’il en constate l’existence positive, soit le Parlement quand elle passe en législation : en pareil cas, nous assistons donc à une démarche « montante ». À l’inverse, la loi par exemple est « descendante » puisqu’elle s’abat de tout son haut et sans délai (en principe) sur les citoyens de base que nous sommes tous.
58Or, raisonnons un peu ! Lorsqu’ils sont entre eux, les notaires constituent à n’en pas douter une base, laquelle secrète des usages coutumiers, relatifs entre autres à la confraternité, et dont la méconnaissance pourrait faire l’objet de sanctions devant l’instance disciplinaire interne. Mais l’application d’un modèle contractuel a trait aux rapports du notaire avec son client et cette fois, c’est l’ensemble des clients qui constituent la base. Et le phénomène n’a rien de spontané : le notaire explique à son client la nécessité pratique de procéder de la sorte et si d’aventure le client ne s’inclinait pas devant son autorité, un refus d’instrumenter dans ces conditions finirait par le convaincre : démarche descendante typique dont le notariat constitue le sommet ! En bref, la pratique notariale impose le modèle contractuel, dans un gant de velours certes mais avec une main de fer. Et Jean-Louis Bergel n’avait pas tort quand il parlait d’actes-règles à propos du cahier des charges ou du règlement de copropriété.
59Force est donc de reconnaître que le notariat se comporte comme un législateur au petit pied, en termes plus juridiques comme un législateur privé. Ou à la rigueur semi-public puisque le notaire est un officier public (encore que la Cour de Luxembourg conteste cette qualification…). On a soutenu -thèse d’ailleurs controversée- que dans l’ancienne France méridionale le notaire exerçait une juridiction gracieuse. À ce compte, doit-on s’étonner qu’il ait aujourd’hui des fonctions législatives ? En tout cas, le caractère législatif du modèle contractuel apparaît bien lorsque le Parlement en reprend tous les termes ou presque dans une loi. Un phénomène du même ordre se produit d’ailleurs dans le cas d’une convention collective étendue par arrêté ou d’une déontologie externe reprise en législation ou encore avec la loi permettant aux organisations interprofessionnelles du secteur agricole de conclure un accord prévoyant, par exemple, d’imposer la conclusion de contrats-type dès lors que cet accord aura fait l’objet d’un arrêté d’extension.
Conclusion
60Pour finir, nous avons constaté que les professions, quand elles ne sont pas elles-mêmes productrices de droit (coutumier), rayonnent vers toutes les sources classiquement répertoriées : elles sont à l’origine de normes publiques ou privées, jurisprudentielles ou légales, dures ou souples, négociées ou imposées, etc. Une fois de plus il faut combattre l’idée d’un droit venu d’en-haut, comme parole d’Évangile et obéi avec dévotion : le droit vient de partout et en particulier de ces corps intermédiaires que nos ancêtres avaient voulu abolir, comme ils avaient voulu abolir les privilèges et avec le même insuccès, faute de voir que la démocratie nouvellement instaurée en multiplierait le nombre. Mais ceci est une autre histoire.