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Article de revue

La « double détention » : conditions et droits des détenus haïtiens dans les prisons dominicaines

Pages 449 à 479

Notes

  • [1]
    Selon la plupart de mes interlocuteurs, les Haïtiens vivant en République dominicaine ne disposent d’aucun document prouvant leur nationalité. L’administration pénitentiaire les répertorient néanmoins comme étant Haïtiens en raison de leur apparence ou de leur accent. Et 98 % d’entre eux sont des hommes.
  • [2]
    Ce chiffre ne comprend pas les personnes d’origine haïtienne qui s’identifient comme Dominicains, ce qui est une catégorie compliquée à cause du cadre légal du pays. Cet article traite du statut des Dominicains d’origine dans les sections suivantes.
  • [3]
    Citation originale : « Tenemos casos de personas indocumentadas que fueron agredidos físicamente y tenemos las pruebas, los certificados médicos hechos por las mismas autoridade ». Toutes les traductions de l’espagnol sont de l’auteure.
  • [4]
    Citation originale : « Haití no se preocupa de eso… la mayoría de los haitianos no tienen protección ».
  • [5]
    Citation originale : « Hace el famoso acuerdo para durar 2 meses preso y 5 años firmando… Pero no [hay] un seguimiento para ver si cometió malos pasos, un seguimiento para que lo lleve a buenos pasos ».

Introduction

1Le système carcéral haïtien fait face à des défis considérables, avec des taux de surpopulation et de détention provisoire atteignant des proportions hors du commun (Edouard, Dandoy, 2016 ; Schönteich, Open Society Justice Initiative, 2014). Les contrastes saisissants entre Haïti et sa voisine, la République dominicaine, concernant divers indicateurs socio-économiques et institutionnels, y compris au niveau des conditions carcérales, sont d’ailleurs régulièrement soulignés. Selon les statistiques officielles de 2018 (OBMICA, 2019), quelque 469000 Haïtiens vivent en République dominicaine, formant ainsi la grande majorité de la population immigrée. En outre, ceux-ci constituent une part importante des personnes incarcérées en République dominicaine – environ 9 % – ce qui est supérieur à la proportion des Haïtiens dans la population générale (4 %) (OBMICA, 2019). La longue histoire de tensions entre les deux pays et de discrimination envers les migrants haïtiens qui vivent et travaillent en République dominicaine (Martinez, 2011) a également influencé le secteur de la justice et des prisons.

2Si le système carcéral dominicain diffère radicalement du système haïtien, les conditions de vie des Haïtiens incarcérés en République dominicaine diffèrent également de celles des détenus dominicains. Il se distingue également, par certains aspects, des conditions de détenus originaires d’autres pays. Les facteurs sociaux, économiques et politiques (tels que la pauvreté, la discrimination, l’accès difficile aux services de base et le statut d’immigration précaire ou contradictoire) contribuant à marginaliser et à exclure les Haïtiens au sein de la société dominicaine se manifestent de manière encore plus dramatique et parfois inattendue pour les détenus haïtiens qui rencontrent des difficultés supplémentaires pour s’assurer un procès équitable, survivre à la prison, ou tenter de se réinsérer effectivement dans la société.

3Depuis une quinzaine d’années, la République dominicaine a développé un « nouveau modèle de gestion pénitentiaire », à savoir des prisons respectueuses des droits humains, mieux équipées et dotées d’un personnel correctionnel professionnel.

4Malgré la construction de prisons plus récentes suivant les prérequis du « nouveau modèle », subsistent toujours celles de l’ancien modèle (situées dans des postes de police ou des casernes militaires, avec un espace réduit, un personnel restreint et des programmes limités) accueillant environ deux tiers de la population carcérale en République dominicaine. Les récits des détenus qui expérimentent ce nouveau modèle pénitentiaire témoignent, cependant, d’une réalité plus complexe : certes, les conditions de détention s’améliorent et l’offre de programmes s’enrichit, mais de nouvelles critiques se font jour tant au niveau du système disciplinaire qu’au niveau du degré d’autonomie. Les Haïtiens y décrivent des conditions de vie généralement plus pénibles et un accès limité aux programmes et services offerts. Si cette situation s’explique en partie par des contraintes telles que la barrière linguistique, à laquelle font d’ailleurs face tous les détenus étrangers, certains obstacles sont spécifiques aux détenus haïtiens.

5Cet article étudie les conditions de détention et les expériences vécues par les Haïtiens tant au niveau de l’ancien que du nouveau modèle pénitentiaire en République dominicaine, sous différents aspects : la détention provisoire et le recours à une assistance légale, les barrières linguistiques, l’accès à des programmes éducatifs et socioprofessionnels, les documents d’identité et le statut migratoire ainsi que le soutien de la famille.

6Les Haïtiens détenus en République dominicaine vivent dans des conditions plus précaires en disposant de moins de ressources. Mon hypothèse consiste à dire que les contraintes juridiques et politiques auxquelles font face ces détenus, combinées à l’exclusion sociale et à la discrimination raciale, se conjuguent pour les soumettre à des privations additionnelles au sein même de la prison. Autrement dit, les objectifs louables du nouveau modèle en termes de condition de détention et de réhabilitation ne s’étendent pas à l’ensemble de la population carcérale. Mais surtout, la situation des prisonniers haïtiens dépasse les enjeux migratoires et diplomatiques. Les contraintes qui affectent les Haïtiens soulignent la faiblesse centrale du nouveau modèle dominicain : les réformes n’ont jamais fondamentalement remis en cause les problèmes du système judiciaire, notamment en matière de procès équitable. Les Haïtiens en sont directement affectés, ce qui contribue plus généralement à la surpopulation carcérale et génère une méfiance envers le système tout entier. Ceci mine la légitimité du projet de réforme pénitentiaire. Pourtant, il existe des solutions. Je conclurai en considérant les réponses politiques émergentes et potentielles.

Méthodes de recherche

7Cet article se base sur une stratégie de recherche qui combine trois méthodes complémentaires, à savoir une observation ethnographique, une enquête par sondage et des entrevues individuelles, afin d’explorer les conditions de vie et les perceptions des détenus au sein des deux modèles de prison en République dominicaine.

8La recherche de terrain s’est déroulée sur une période de six mois entre 2016 et 2019, y compris trois mois consécutifs de travail intensif en 2017. Durant cette période, j’ai eu l’occasion de visiter 25 prisons différentes. Lors de ces visites, j’en ai profité pour prendre des notes sur le quotidien de la vie carcérale, en plus de la collecte de données tirées du sondage et des entretiens individuels.

9Pour réaliser cette enquête, j’ai adapté le cadre élaboré par Alison Liebling sur les critères de « performance morale » dans la gestion de la vie pénitentiaire (Measuring the Quality of Prison Life – MQPL) (Liebling, 2004 ; Liebling et al., 2011). L’outil MQPL cherche à évaluer le climat social ainsi que la qualité des relations entretenues dans les prisons. Dans le cadre de cette recherche, je me suis basée sur les questions et les thèmes (regroupés en dimensions) de la version originale, tout en apportant certaines modifications afin de prendre en compte le contexte latino-américain, suivant une adaptation du cadre pour le contexte chilien (Sanhueza, 2015).

10L’enquête par sondage a été réalisée en 2017 auprès d’un échantillon de personnes incarcérées dans des quartiers ordinaires des 17 prisons sélectionnées (10 anciennes et 7 nouvelles), à l’exclusion donc des détenus placés en isolement, dans des lieux médicaux, des quartiers de haute sécurité, des habitations semi-ouvertes ainsi que des quartiers réservés aux personnes âgées. Le choix des participants a été effectué de manière aussi aléatoire que possible sur la base des détenus qui ont accepté de participer à l’enquête.

11Un échantillon de 1240 détenus a été retenu ; 691 (56 %) se trouvaient dans les établissements traditionnels (10 centres) et 549 (44 %) dans des Centres de correction et de réhabilitation (CCR) (7 centres). Parmi ceux-ci, 104 (8,3 %) ont déclaré être des détenus étrangers. Parmi les 85 détenus qui ont mentionné leur pays d’origine, 67 (78 %) ont déclaré être Haïtiens (voir Tableau I).

12Pour l’approche qualitative, je me suis basée sur les données recueillies durant les entretiens individuels et collectifs, mais également sur les observations de terrain et les conversations informelles tout au long de l’enquête. Au total, 39 entrevues ont été réalisées auprès d’anciens détenus et de personnes actuellement incarcérées ; chaque entrevue dans les prisons durait entre 10 et 30 minutes. Au sein de la prison, les entretiens étaient effectués tantôt en français tantôt en mêlant français et espagnol. Dans la plupart des cas, cependant, j’ai dû faire appel à un détenu pour traduire les entretiens du créole en français ou en espagnol (l’un d’entre eux nous a précisé qu’il jouait souvent le rôle d’interprète dans le cadre des activités quotidiennes à la prison). Étant donné la réticence de certains prisonniers à s’exprimer en face-à-face, j’ai également organisé dix entretiens en groupes dans plusieurs prisons. Pour des raisons pratiques, seuls les Haïtiens s’exprimant correctement en espagnol ont participé à ces groupes de discussion. Enfin, j’ai également réalisé des entrevues auprès de 91 acteurs internes et externes au système pénitentiaire, tels que des agents pénitentiaires, des membres du système judiciaire, du personnel d’organisations non gouvernementales (ONG) et des journalistes. Les entretiens concernaient la situation des Haïtiens incarcérés (bien que la plupart d’entre eux avaient peu de connaissance sur le sujet), mais également sur la situation des migrants haïtiens qui, de façon plus générale, vivent en République dominicaine.

Tableau I

Description de l’échantillon

Type de prisonRépondants (nombre)Échantillon (%)
Ancien modèle (10 prisons)69155,7
Nouveau modèle (7 prisons)54944,3
Prison par taille
Grand (1000 + personnes) • 2 anciens, 2 nouveaux45336,5
Moyen (500-999 personnes) • 5 anciens, 3 nouveaux52442,3
Petit (100-499 personnes) • 2 anciens, 1 nouveau14111,4
Très petit (1-99 personnes) • 1 ancien, 1 nouveau1229,8
Échantillon total1240
Population totale dans les prisons de l’échantillon (septembre 2017)19268
Échantillon comme pourcentage de la population totale (hommes) dans les prisons sélectionnées (19268)6,4 %
Échantillon comme pourcentage de la population totale (hommes) dans les prisons sélectionnées (26303)4,7 %
Description de l’échantillon

Description de l’échantillon

Le système pénitentiaire dominicain : trajectoire et éléments clés des réformes

13Le processus de réforme des prisons dominicaines est l’une des rares initiatives en Amérique latine et dans les Caraïbes à adopter une approche davantage orientée sur la réhabilitation, et non sur la seule sécurité (Carranza, 2012 ; Justice Trends 2017 ; Paniagua Guerrero, 2015).

14Lancé en 2003, ce nouveau modèle de gestion pénitentiaire repose sur les efforts conjugués de quelques personnalités clés : un ex-président de l’université publique, lui-même prisonnier politique dans les années 1970, un procureur ayant une approche catholique du concept de rédemption, et un ambassadeur britannique soucieux d’attirer l’attention sur les mauvaises conditions de détention. Cette équipe informelle a obtenu des fonds internationaux et l’approbation politique pour adapter une unique prison au « nouveau modèle », ce qui impliquait de remplacer complètement l’édifice physique et le personnel pénitentiaire.

15L’instauration de ce « nouveau modèle » a duré dix ans, avec une progression dans les démarches institutionnelles. Le modèle est principalement axé sur des installations plus spacieuses, un nouveau type de personnel et davantage de programmes. Un autre profil d’agent correctionnel a ainsi été défini, l’Agente de Vigilancia y Tratamiento Penitenciario (VTP), ou agent de traitement et de sécurité pénitentiaire. Une formation a été dispensée, d’abord à petite échelle, puis dans une académie officielle (Escuela Nacional de Administracion Penitenciaria, ENAP). Elle met l’accent sur les principes des droits humains, de la hiérarchie et de la procédure, ainsi que sur le rôle des VTP dans la promotion de la réhabilitation (ENAP, 2013). En 2018, plus de 1600 agents VTP travaillaient dans les nouvelles installations, pour des tâches principalement sécuritaires. Au fil des ans, le gouvernement a rénové ou construit des « nouvelles » prisons – appelées Centres de correction et de réhabilitation (CCR). Ces centres disposent de petites installations semi-ouvertes dans des maisons rénovées pour les personnes ayant une autorisation de sortie de jour et pour les hommes plus âgés (60-100 personnes par installation). Ils possèdent également des infrastructures plus grandes pouvant accueillir 200 à 1500 prisonniers. En 2019, la République dominicaine comptait 22 prisons nouvelles (CCR) et 19 prisons non réformées.

16Une des caractéristiques essentielles des CCR consiste à limiter la surpopulation : s’il n’y a plus de lit disponible, l’établissement refuse toute nouvelle admission. Toutes les personnes « excédentaires » sont envoyées dans les prisons de l’ancien modèle. En 2019, les CCR accueillaient environ 35 % de la population carcérale totale (9290 détenus sur 25815, décembre 2018). Ainsi donc, après quinze années de projet de réforme, deux-tiers des détenus résidaient toujours dans les prisons de l’ancien modèle. En 2018, le procureur général a lancé un nouveau « Plan Humanisation » avec des fonds pour construire davantage de CCR, dans le but de couvrir tout le système pénitentiaire avant 2021 (Procuraduría General de la República Dominicana, 2019).

17Les établissements de l’ancien modèle sont généralement situés à l’arrière des casernes militaires ou des commissariats de police, dans des bâtiments construits il y a parfois plusieurs décennies. L’administration pénitentiaire fournit les aliments de base et l’eau, mais la plupart des détenus (65 % selon mon enquête) achètent – ou travaillent pour acheter – à l’extérieur de la nourriture complémentaire et de l’eau. La plupart des personnes qui y vivent (70 % selon mon enquête) dorment sur des matelas ou à même le sol ; celles qui dorment dans des lits paient un supplément pour ce confort. Des policiers et des militaires assurent la sécurité du périmètre et escortent les prisonniers vers et depuis le tribunal. Selon les statistiques officielles de 2018, seuls 500 agents travaillaient pour l’ensemble du système, à savoir 16000 prisonniers (soit 6 agents pour 100 détenus), plus environ quelque 250 personnes chargées de l’administration. Dans certaines prisons de l’ancien modèle, l’enseignement et les ateliers sont limités. Les prisonniers se sont également organisés en « comités de détenus » ; ils gèrent de nombreuses tâches quotidiennes, telles que la répartition des lits et de la nourriture, et sont chargés de maintenir la discipline, comme c’est le cas dans les systèmes de « co-gouvernance » que l’on retrouve dans d’autres prisons latino-américaines (Antillano, 2015 ; Darke, 2018 ; Weegels, 2018). Beaucoup de détenus vivent de petits projets générateurs de revenus, comme la vente des collations ou la location des minutes de téléphone portable. Il existe aussi un marché noir très actif pour des biens et services illicites ; l’argent liquide y circule librement.

18Le bilan des premières années d’application de la réforme pénitentiaire dominicaine montre des résultats clairs en ce qui concerne l’amélioration des conditions de détention et de vie des détenus. Cependant, une vue à long terme d’un système plus axé sur la réhabilitation n’est pas encore d’actualité. En réalité, les obstacles et les limites de l’accès à la justice au niveau des tribunaux limitent le potentiel transformateur du système judiciaire. La situation des Haïtiens dans le système dominicain met ces défis en évidence.

Tendances de la population carcérale

19Malgré son caractère progressif, le processus de réforme pénitentiaire s’est déroulé pendant une période où le nombre total d’incarcérations a augmenté, en raison de peines plus sévères, du recours généralisé à la détention provisoire et de la diminution du nombre de libérations conditionnelles. Depuis 2004, la population carcérale a presque doublé, passant de 14000 à plus de 26000 personnes, comme le montre le Graphique 1 (ligne du haut). Au cours de cette période, les établissements du nouveau modèle (CCR) ont accueilli une population carcérale croissante (ligne du bas), qui atteint désormais les 35 % environ. Mais, comme nous l’avons mentionné plus haut, en raison de l’interdiction d’avoir une surpopulation dans les CCR, les établissements de l’ancien modèle continuent d’absorber la majeure partie des détenus « excédentaires ». Certains dépassent même les 500 % de leur capacité. Une partie importante de la population carcérale est constituée de détenus en attente de jugement.

Graphique 1

Évolution de la population carcérale, 2004-2018

Évolution de la population carcérale, 2004-2018

Évolution de la population carcérale, 2004-2018

Source : Données de la Direction générale des prisons.

20Malgré la réforme judiciaire de 2004 (vers un système accusatoire, censé améliorer les procédures), les taux de détention préventive ont aug menté. En 2017, la proportion était d’environ 66 % da ns l’ensemble, pour baisser à nouveau en 2018, atteignant 160 personnes pour 100000 habitants, soit 61 % des personnes incarcérées. Dans les CCR ou les prisons traditionnelles, aucun dispositif de séparation entre les prévenus et les condamnés n’a été mis en place, tant au niveau des infrastructures carcérales que des programmes.

21Environ 8 % de la population carcérale sont des détenus étrangers (voir Graphique 2) – 2053 personnes sur 25815, selon les chiffres officiels de 2018. Parmi ceux-ci, 1730 (84 %) sont des ressortissants haïtiens, soit 6,7 % de la population carcérale totale [1].

Graphique 2

Les citoyens étrangers dans le système pénitentiaire dominicain, 2018

Les citoyens étrangers dans le système pénitentiaire dominicain, 2018

Les citoyens étrangers dans le système pénitentiaire dominicain, 2018

Source : Données de la Direction générale des prisons.

22Pour mon enquête, 8 % des répondants (104 personnes) ont déclaré être des étrangers, ce qui correspond à peu près à la proportion figurant dans les statistiques officielles. Parmi ceux-ci, seules 85 personnes (6,8 % de l’échant illon tota l, soit 82 % des citoyens étrangers) ont spécifié leur pays d’origine. Dans ce groupe, 67 hommes ont déclaré être Haïtiens, soit 79 % de tous les étrangers qui ont précisé leur pays d’origine [2]. Après les Haïtiens, on trouve les Vénézuéliens (5 personnes), les Néerlandais (4 personnes), les Américains des États-Unis (3 personnes, y compris les Portoricains), suivis de quelques Canadiens, puis la Colombie et d’autres pays des Caraïbes.

23Ce qui frappe avant tout dans ces chiffres, c’est le nombre plus élevé d’Haïtiens que l’on retrouve dans le système traditionnel plutôt que dans les CCR, par rapport à la population carcérale totale : 74 % d’entre eux sont enfermés dans des v ieilles prisons, contre 65 % de la population générale. Bien que l’affectation dans l’une ou l’autre des prisons soit officiellement une décision purement discrétionnaire, dans la pratique, certains facteurs extrajudiciaires influencent cette situation. Tout d’abord, toutes les provinces ne disposent pas à la fois des deux types de prison ; la capacité des CCR est particulièrement limitée dans la partie occidentale du pays, où vivent la plupart des migrants.

24Ensuite, d’après mes entretiens, les juges sont plus enclins à envoyer certains types de personnes dans les CCR – celles considérées comme particulièrement dangereuses et les criminels notoires (et donc trop à risque pour être détenus dans les prisons traditionnelles non réglementées), ainsi que les personnes qu’ils considèrent comme « récupérables » par la société. Parfois le critère d’être perçu comme récupérable annule celui de la dangerosité. Par exemple, un ex-fonctionnaire a mentionné que les personnes qui sont accusées pour des faits plus sévères, comme le meurtre, sont envoyées dans les prisons de l’ancien modèle parce qu’elles sont considérées comme « moins aptes » à la réhabilitation (entrevue, septembre 2017). En règle générale, un juge dominicain considèrera rarement un prévenu haïtien comme tombant dans l’une ou l’autre de ces catégories de prisonniers. En outre, les Haïtiens sont moins susceptibles de bénéficier des services d’un avocat pour plaider leur placement dans l’un ou l’autre type d’établissement, en raison des barrières linguistiques et du manque de ressources.

Conditions socioéconomiques générales des Haïtiens vivant en République dominicaine

25Avant d’examiner spécifiquement la situation des détenus haïtiens, il importe de mieux connaître les conditions de vie des ressortissants haïtiens vivant en République dominicaine, en dehors des prisons.

26Les Haïtiens, de façon générale, sont confrontés à de nombreuses formes d’exclusion et à de nombreux désavantages sociaux, économiques et politiques. Cette situation trouve son origine dès le XIXe siècle, notamment lors des guerres entre les élites pour gagner leur indépendance vis-à-vis des dirigeants coloniaux (la France et l’Espagne). Ceci a conduit l’armée haïtienne à occuper le territoire dominicain (1821- 1844), et a été suivi par des guerres sporadiques jusqu’en 1856. Les tensions de cette époque persistent dans les relations contemporaines entre les deux pays, entretenant un ressentiment dominicain envers les Haïtiens, ce qui expliquerait une partie des mauvais traitements infligés aux migrants (Eller, 2016).

27Depuis l’époque de la dictature de Trujillo et de la répression des Haïtiens vivant sur le territoire (notamment lors du massacre de 1937 près de la frontière ha ïtiano-dominica ine), la rhétorique et les attitudes sociales anti-Haïtiens ont prévalu (Paulino, Álvarez López, 2016). Aujourd’hui, les Haïtiens travaillent principalement dans le secteur agricole, le travail domestique, la construction et autres emplois non réglementés et mal rémunérés (IACHR, 2015 ; Martínez, 2011 ; Wooding, Riveros, 2017), avec un accès limité à l’éducation (Bartlett et al., 2011). La discrimination généralisée à l’égard des Haïtiens a fait l’objet de plusieurs études universitaires, notamment sur son impact sur la santé mentale des migrants haïtiens (Keys et al., 2015). Cette discrimination combinée à la montée en puissance d’un discours politique et social anti-Haïtien a pu conduire à des actes d’agression plus manifestes. On se rappellera par exemple des attaques contre les Haïtiens dans les communautés frontalières (Kushner, 2012 ; Paulino, 2006) et des incidents de harcèlement par la police contre les Haïtiens résidant dans les villes dominicaines (Comisión Nacional de Derechos Humanos, 2018).

28La politique et les lois officielles du pays en matière d’immigration influencent considérablement ces conditions (Mazzaglia, Marcelino, 2014). Une décision judiciaire de 2008 a créé un statut ambigu pour les personnes nées en République dominicaine de parents ayant émigré d’Haïti, les privant de leur citoyenneté dominicaine et de l’accès aux documents d’identité standards, tels que les certificats de naissance (IACHR, 2015). Cette décision a eu des impacts négatifs pour l’ensemble de la population immigrée, notamment concernant l’accès aux documents de résidence et aux services publics pour lesquels ils étaient admissibles (Wooding, 2009). En outre, ces dernières années, la police, les militaires et les agents frontaliers se sont comportés de manière plus agressive envers les Haïtiens – et, de manière générale, envers toutes les personnes qu’ils considèrent comme étant Haïtiennes – sous prétexte d’appliquer la politique d’immigration (Comisión Nacional de Derechos Humanos, 2018). Bien qu’il n’existe aucune donnée statistique sur les tendances des arrestations policières, ventilées en fonction de la nationalité ou du statut migratoire, les Haïtiens et les migrants ont exprimé leur crainte d’interagir avec les autorités en raison du risque d’expulsion (Wooding, 2009). Les commentaires de certaines entrevues confirment ce fait. Par exemple, un représentant d’une ONG des droits de l’homme explique : « Nous avons des cas de personnes sans papiers qui ont été agressées physiquement et nous avons des preuves, des certificats médicaux établis rédigés par les autorités. [3] » Il a également précisé que le gouvernement haïtien n’intervenait pas pour protéger ses ressortissants face à la discrimination endurée en République dominicaine : « Haïti ne s’en préoccupe pas… La plupart des Haïtiens n’ont aucune protection » [4] (entrevue, représentant d’une ONG, 2017). Enfin, il faut noter que les Haïtiens ne sont pas les seuls affectés par ces discriminations, qui touchent plus généralement les Afro-Dominicains, notamment en raison des stéréotypes sur les étrangers ou sur les personnes considérées comme dangereuses (Sidanius et al., 2001).

29La situation des Haïtiens dans les prisons ne traite pas directement de la criminalisation des migrants qui n’ont pas de papiers officiels, parce que les personnes détenues pour des accusations liées au statut migratoire sont envoyées vers un autre système de détention du gouvernement dominicain. Ceux qui vont dans les prisons « classiques » sont accusés de délits criminels, comme le vol. Même si les conditions dans les prisons d’immigration sont également mauvaises, la fusion entre le contrôle de l’immigration et le système de justice pénale – ce qui est nommé « crimmigration » aux États-Unis (Stumpf, 2006) – n’a pas eu lieu dans la même mesure en République dominicaine.

30La suite de cet article explore les conditions matérielles et sociales d’existence des Haïtiens incarcérés dans les prisons dominicaines de l’ancien et du nouveau modèle. En raison de la convergence de structures juridiques et institutionnelles, d’obstacles pratiques et logistiques, et d’attitudes sociales, un système d’inégalités qui discriminent les détenus les uns par rapport aux autres s’est mis en place, compromettant ainsi les objectifs louables de la réforme pénitentiaire dominicaine.

La détention provisoire

31Comme nous l’avons mentionné plus haut, la détention provisoire est la principale cause de la croissance de la population carcérale en République dominicaine.

32En 2000, la grande majorité des personnes détenues dans les prisons éta ient en détention ava nt jugement : environ 82 % du tota l, avec un taux de 141 détenus pour 100000 habitants (Walmsley, 2017). La réforme judiciaire de 2004 a entraîné une forte diminution du nombre de cas de détention provisoire, beaucoup de détenus ayant été libérés lors du changement de modèle. Quelques années plus tard, les taux avaient à nouveau augmenté, bien qu’ils soient restés en deçà de ceux d’avant 2004. En 2017, la proportion était d’environ 66 % dans l’ensemble pour ensuite rebaisser en 2018, avec 160 personnes pour 100000 habitants, et 61 % de détenus provisoires, selon les statistiques officielles.

33Le nouveau Code pénal, qui a été révisé et adopté dans le cadre de la réforme judiciaire, donne la possibilité au juge de prononcer des peines alternatives à l’emprisonnement telles que l’assignation à résidence, la mise en liberté (avec ou sans conditions), la remise en liberté assortie d’une caution, la liberté surveillée ou le placement dans un autre établissement (par exemple, dans un hôpital psychiatrique) (Duce et al., 2009). Selon les statistiques compilées en 2017 par l’Office national du défenseur public (Oficina Nacional de Defensa Pública, 2017), les juges ont imposé la détention provisoire dans 42 % des cas, la présentation périodique aux autorités étant la deuxième mesure la plus courante (23 %). Dans environ 28 % des cas, le juge a exigé une caution ; certains d’entre eux (7,6 %) n’ayant pas été en mesure de la payer se sont retrouvés en détention. Ceux qui avaient payé ont été libérés (20,8 %). Seuls 5 % ont été libérés sur engagement personnel, et moins de 1 % a bénéficié d’une libération sous surveillance institutionnelle ou avec assignation à résidence ou encore, moyennant certaines restrictions de déplacement.

34De nombreuses personnes en détention provisoire ont accepté une négociation de peine en échange d’un aveu de culpabilité. Selon certaines entrevues, les détenus vivent la détention provisoire comme une peine à durée indéterminée, parfois pendant des années. Par conséquent, les détenus préfèrent souvent accepter une condamnation (par un accord de plaidoyer) parce que le résultat est une peine fixe. Comme l’explique un avocat : « ils plaident coupables avec le fameux accord de plaidoyer, et passent ensuite deux mois en prison et cinq ans avec l’obligation de s’enregistrer [au tribunal, chaque mois]… Mais il n’y a pas de contrôle pour voir si quelqu’un a fait quelque chose de mal ou pour l’orienter vers des mesures positives.] » [5] (Entrevue, personnel d’ONG, 2017, traduction de l’auteure).

35Au sein de mon échantillon, 44 % des répondants étaient en situation de détention provisoire, un chiffre plus bas que les statistiques officielles qui indiquent que 60 % des détenus sont en attente de jugement (2018, statistiques du DGP). Parmi les détenus haïtiens interrogés, 50 % avaient déjà fait l’objet d’une condamnation pénale, les autres 50 % étant dès lors en situation de détention provisoire (58 personnes haïtiennes sur 67 ont déclaré leur statut juridique). Les statistiques officielles ne croisant pas la nationalité et le statut juridique des détenus, nous ne sommes donc pas en mesure de corroborer si les Haïtiens sont davantage susceptibles d’être mis en détention provisoire que les ressortissants dominicains ou que les autres détenus étrangers. Ce qui est clair, c’est que les conditions de détention auxquelles les Haïtiens font face, combinées avec la contestation de leur statut migratoire, comme cet article le décrit, augmentent les défis pour résoudre leurs cas aux tribunaux selon un procès en bonne et due forme.

36L’accès aux services d’un avocat de la défense est l’un des principaux leviers dont dispose un détenu pour garantir une procédure régulière : 52 % des répondants ont déclaré avoir un avocat pour les défendre. Parmi eux, 59 % ont indiqué qu’il s’agissait d’un avocat commis d’office. L’enquête révèle également que, dans 20 % des cas, l’avocat de la défense avait demandé la détention préventive de son client, une stratégie surprenante qui semble particulièrement préjudiciable et contraire aux droits de la défense. À défaut de plaider une alternative à la détention préventive, nous pouvons extrapoler pour dire que le recours à cette mesure avant jugement est plus probable pour les Haïtiens ne disposant pas des ressources économiques ou ne parlant pas couramment l’espagnol.

37Dans le cas des Haïtiens interrogés, tous ceux qui ont répondu à cette question ont déclaré ignorer quelle mesure avait été demandée par leur avocat lors de la première audience. Cela suggère que les Haïtiens sont moins susceptibles de suivre la procédure lors de l’audience, probablement en raison des barrières linguistiques et de l’absence d’un traducteur au tribunal. De nombreux interlocuteurs m’ont fait savoir que les traducteurs judiciaires étaient rares, en dépit des dispositions légales en vigueur. Certains fonctionnaires du tribunal ont affirmé que la plupart des Haïtiens comprennent l’espagnol de base. Mais mes observations sur le terrain suggèrent que ce n’est pas suffisant pour comprendre une audience. Lors de mes visites en prison où se trouvait un groupe d’Haïtiens, seuls deux ou trois parmi ceux-ci parlaient l’espagnol avec aisance.

Les barrières de la langue

38Les barrières linguistiques touchent particulièrement les Haïtiens, et ce, à chaque étape de la procédure pénale jusqu’à la détention.

39Dans mon travail sur le terrain, j’ai constaté que les prisonniers haïtiens passaient généralement leurs journées entre eux, séparés des autres prisonniers dominicains, et parlaient principalement le créole. Certains parlaient un peu le français, mais cela ne leur était d’aucune utilité pour les aider à naviguer au sein du système judiciaire dominicain ou dans leurs activités quotidiennes. Même si les autres détenus étrangers, exceptés les Latino-Américains, présentaient également des difficultés linguistiques, la plupart des Européens et ceux des territoires néerlandais dans les Caraïbes pouvaient parler un peu d’anglais.

40Il n’est pas rare de rencontrer des détenus haïtiens parlant l’espagnol, sachant qu’un grand nombre d’entre eux ont vécu en République dominicaine pendant plusieurs mois, voire des années, avant leur incarcération. Ils proposent informellement et volontairement leurs services de traducteur à leurs congénères (ou au chercheur de passage). L’un d’entre eux s’est même présenté comme « coordinateur linguistique » de l’établissement, sur un ton qui donnait à penser qu’il s’agissait d’un emploi à plein temps (entrevue P3, prison TM6, novembre 2017). Il nous a expliqué que les agents pénitentiaires étaient au courant de ce rôle. Ceux-ci lui offraient certains privilèges ainsi qu’à quelques autres détenus haïtiens bilingues pour qu’ils puissent aider les détenus haïtiens unilingues. Ce travail n’entrainait cependant pas de reconnaissance formelle ou de compensation sous forme de salaire, de titre ou de documents légaux pour faire avancer l’un ou l’autre dossier au tribunal.

41Toutefois, les détenus haïtiens restent dépendants de ces traducteurs informels pour choisir leurs activités, ce qui limite leur marge de manœuvre. En outre, pour les programmes qui impliquent une certification formelle, comme l’école primaire ou secondaire ou des formations professionnelles plus spécifiques, la langue d’apprentissage est l’espagnol et le « traducteur informel » n’est généralement pas autorisé à être présent. Durant les visites, nous avons observé des prisonniers haïtiens s’enseigner mutuellement les rudiments de l’espagnol dans chaque prison, mais c’était de leur propre initiative et complètement improvisé en termes d’espace, de matériel et de contenu.

42Dans une prison située à l’ouest de la République dominicaine, un directeur d’établissement de type CCR m’a expliqué qu’il avait essayé d’embaucher des agents pénitentiaires « VTP » qui parlaient un peu le créole et/ou étaient prêts à prendre des leçons de créole. Cependant, dans ce centre, qui comptait une proportion plus élevée d’Haïtiens qu’ailleurs, je n’ai constaté aucun agent qui parlait le créole ; les détenus utilisaient le même système de traducteur informel.

43En ce qui concerne les procédures judiciaires formelles, les citoyens étrangers ont droit à un traducteur lors des audiences officielles. Cependant, mes entrevues m’ont appris qu’il était difficile de prévoir la présence d’un traducteur à l’audience ; cela dépendait de la persévérance et de la bonne volonté des officiers de justice et des avocats. La plainte la plus souvent entendue de la part des étrangers anglophones et des Haïtiens était que l’audience devait être reportée justement en raison des difficultés que rencontrait le juge à trouver un traducteur. À deux reprises, une personne m’a expliqué que le juge proposait de maintenir l’audience sans traducteur, ou de la retarder jusqu’à ce que celui-ci soit disponible. La personne détenue avait donc le choix entre une audience dans une langue qu’elle ne comprenait pas ou la détention provisoire pour une période indéterminée. Un citoyen américain interrogé a expliqué que son avocat (privé) exigeait un paiement pour engager un traducteur judiciaire, en dépit du fait que ces frais judiciaires devaient être couverts par le gouvernement dominicain. Là encore, la personne doit choisir entre dépenser ses maigres ressources ou attendre une audience pendant une période indéterminée.

Accès aux programmes

44Parmi les Haïtiens qui ont répondu à mon enquête, 25 sur 67 (37 %) ont déclaré participer à des programmes d’alphabétisation de base ou d’enseignement primaire. Il s’agit généralement de cours de langue espagnole. Seules 6 personnes (9 %) ont indiqué prendre part à des programmes d’enseignement secondaire. Les autres ne suivaient aucune formation. Le gouvernement a mis en place un programme d’alphabétisation de base pour les adultes, appelé « Quisqueya Contigo », et a ouvert une classe dans chaque établissement pénitentiaire (ancien et nouveau) du pays. Dans la plupart, le programme a permis à des détenus déjà formés de devenir à leur tour instructeurs. Ils recevaient alors du matériel pédagogique ainsi qu’une petite rémunération.

45Il est à noter que le taux de participation des Haïtiens est nettement plus élevé dans les nouveaux établissements de type CCR (58 %) que dans les prisons de l’ancien modèle (34 %). Cette tendance se révèle également pour l’ensemble de la population carcérale. Les Haïtiens avec lesquels je me suis entretenue ont expliqué qu’ils essayaient de participer à ces programmes malgré leurs difficultés en espagnol. Pour reprendre leurs propos, « Nous faisons de notre mieux pendant les cours » (entretiens, prisonniers, 2017).

46Concernant les programmes d’éducation, selon les données de mon sondage, les taux de participation des détenus haïtiens ne diffèrent pas fondamentalement de ceux des Dominicains, bien que cette participation se concentre essentiellement au niveau des cours d’alphabétisation et à l’enseignement de niveau primaire (25 % des répondants de l’ancien modèle et 32 % du nouveau modèle assistent aux cours de ce niveau ; les taux sont plus bas pour l’école secondaire). Cela peut s’expliquer par une plus grande sensibilisation de l’administration pour les programmes d’éducation de base. Par exemple, les ressources et les campagnes pour promouvoir « Quisqueya Contigo » (alphabétisation) ont abouti à la mise en place d’un cours de ce programme dans chaque prison que nous avons visitée. Néanmoins, il est probable que les Haïtiens éprouvent de plus grandes difficultés avec le contenu pédagogique en raison des barrières linguistiques. Ceci n’affecte pas les autres détenus étrangers de la même manière, parce que généralement ils avaient déjà achevé leurs études secondaires, selon mon sondage.

47Quant aux ateliers de formation professionnelle, seuls 13 % des répondants ont déclaré y avoir participé, tous établissements pénitentiaires confondus. Ce taux est nettement plus faible que le taux de participation de la population carcérale totale (23 %). L’admission à ces formations est généralement laissée à la discrétion des responsables des programmes qui se basent notamment sur des critères liés au niveau d’alphabétisation ou de compétences techniques. Pour les programmes exigeant moins de compétences linguistiques et d’ordinaire plus facilement accessibles, la participation était un peu plus élevée chez les Haïtiens : 26 % pour les travaux d’entretien (contre 21 % dans la population carcérale totale, avec une plus grande différence au sein des CCR : 40 % des Haïtiens travaillent dans la maintenance contre 29 % dans la population totale au sein des CCR). Cela suggère que les Haïtiens choisissent – ou reçoivent l’ordre – de travailler dans des tâches manuelles au lieu de suivre des cours de formation formels. En ce qui concerne les loisirs, les niveaux de participation sont similaires pour les détenus haïtiens et pour les autres détenus : 37 % des Haïtiens participent à des activités sportives (bien que ce chiffre soit nettement plus élevé, 46 %, dans les CCR), et 62 % à des occupations religieuses.

48Pris dans leur ensemble, ces chiffres suggèrent que les détenus haïtiens ont un accès restreint aux programmes visant à mettre à leur disposition des structures et des espaces sociaux d’apprentissage de nouvelles compétences et connaissances. Les écarts entre les détenus haïtiens et le reste de la population sont particulièrement marquants en ce qui concerne les niveaux d’éducation et de formation professionnelle. Outre l’accès à ces programmes, le principal défi consiste surtout à encourager les détenus à s’investir dans le processus d’apprentissage et à clôturer leur cursus, malgré les barrières linguistiques.

Coût des besoins quotidiens et manque de soutien familial

49En République dominicaine, la plupart des détenus dépendent principalement de leur famille pour se procurer de la nourriture, des produits et services de base ainsi que de l’argent.

50Dans les prisons traditionnelles, l’administration fournit quotidiennement et gratuitement deux ou trois repas, mais ceux-ci sont généralement assez frugaux et peu variés : une grande marmite de spaghettis ou de riz à répartir dans les récipients en plastique de chaque prisonnier. Nombreux sont ceux qui complètent leur ration en achetant de la nourriture à l’extérieur, via leurs familles ou des intermédiaires. En effet, l’enquête a révélé que 31 % des détenus incarcérés dans les prisons traditionnelles avaient déjà acheté de la nourriture, contre 5 % dans les nouveaux établissements. Mais tous les prisonniers n’ont pas cette chance. Seuls 11 % des Haïtiens incarcérés dans les prisons de l’ancien modèle ont déclaré avoir dépensé de l’argent pour se procurer de la nourriture à l’extérieur de la prison ; ils dépendent donc principalement de ce que l’administration leur fournit, malgré les plaintes récurrentes sur la qualité et la quantité des produits. L’eau est rare, les places sont réduites, et les détenus portent tous des vêtements qu’ils apportent, achètent ou empruntent.

51Dans les deux ty pes d’établissement, 14 % des détenus interrogés ont déclaré avoir dû débourser de l’argent pour avoir accès à certains ser v ices de santé ou pour se procurer des médicaments, 76 % d’entre eux ont dû acheter des produits d’hygiène personnelle. Pour bon nombre d’entre eux encore, les seules ressources matérielles ou financières dont ils disposent leur ont été fournies par des membres de la famille au cours des visites à la prison.

52Contrairement aux prisons traditionnelles, les nouveaux établissements du modèle CCR fournissent à chaque prisonnier, sans contrepartie financière, un lit et trois repas par jour. Il n’en demeure pas moins que certains détenus complètent leur ration de nourriture, qu’ils jugent insuffisante, en achetant des produits au magasin de la prison.

53Dans l’ensemble, les détenus incarcérés dans les prisons de l’ancien modèle dépensent plus d’argent mensuellement que ceux qui se trouvent dans les nouveaux établissements : 5893 pesos (environ 118 dollars US) contre 4268 pesos (environ 85 dollars US). En outre, les détenus haïtiens dépensent nettement moins d’argent par mois que la moyenne des prisonniers en généra l : 1829 pesos (environ 36 dollars US), contre 5217 pesos (environ 102 dollars US).

54Il existe cependant une différence entre les Haïtiens qui vivent dans les prisons de l’ancien modèle (1547 pesos, soit 31 dollars US/mois) et ceux qui sont incarcérés dans les nouveaux établissements (2126 pesos, soit 43 dollars US/mois), bien que cette différence ne soit pas statistiquement significative et que l’échantillon soit petit (39 personnes).

55Les Haïtiens détenus dans les anciennes prisons ont également plus de difficultés à obtenir un appui financier de leur famille en raison de l’éloignement géographique et de la pauvreté (notes de terrain, visites aux prisons TM5, TM6, novembre 2017). D’aucuns m’ont expliqué n’avoir pas d’autre choix que de travailler pour d’autres prisonniers (par exemple, nettoyer le sol) pour se procurer de la nourriture. En revanche, les détenus incarcérés dans les deux nouveaux établissements situés plus proches de la frontière haïtienne ont plus de chance de recevoir un soutien important de la part de leur famille. Généralement, les détenus étrangers des autres pays avaient accès aux ressources (financières) de leurs familles ou de leurs réseaux criminels, souvent envoyées directement sur leurs téléphones cellulaires ou, pour les CCR, sur leurs comptes administratifs.

56Le manque de soutien familial se constate également dans la fréquence des visites à la prison. Alors que 87 % des prisonniers déclarent recevoir des visites, seuls 37,5 % des détenus haïtiens ont répondu en avoir reçues. Ici encore, les Haïtiens qui vivent dans les prisons du modèle CCR sont plus nombreux (44 %) à recevoir des visites familiales, contre 31 % dans les prisons de l’ancien modèle – probablement en raison de la proximité géographique. En outre, seuls 24 % des prisonniers haïtiens reçoivent des visites conjugales et 9 % reçoivent des visites de leurs enfants, contre 53 % pour chaque type de visite dans la population carcérale générale. Les recherches ont démontré que le maintien des liens familiaux, idéalement à travers des visites en prison, joue un rôle considérable pour survivre à une peine de prison et à toute réhabilitation positive dont ils pourraient faire l’expérience (De Claire, Dixon, 2017).

57À la question de savoir si les détenus disposaient d’un plan de sortie ou d’un soutien pour les mois suivant leur libération, on retrouve les mêmes disparités : la réponse moyenne pour l’ensemble de l’étude était de 4,27 sur 5 (5 étant la réponse la plus positive), alors que pour les détenus haïtiens, la réponse moyenne n’était que de 3,24 sur 5. Lors des entretiens, presque tous ont déclaré compter sur le soutien de leur famille pour les aider après leur libération, même si pour la plupart d’entre eux, cette possibilité était loin d’être évidente.

58Les conséquences de la séparation et de l’éloignement des familles sont aussi criantes dans les situations d’urgence. En 2017, quatre détenus haïtiens ont été tués dans une cellule d’isolement de la prison de La Victoria. Il aura fallu que d’autres détenus contactent des journalistes par le biais de leur famille pour que l’affaire fasse l’objet d’une couverture médiatique et qu’une réaction se fasse entendre. Selon plusieurs prisonniers, ainsi que des membres du gouvernement avec lesquels je me suis entretenue, la lenteur et la retenue du gouvernement dominicain peuvent s’expliquer par le fait qu’aucun des Haïtiens décédés ne pouvait compter sur la présence de sa famille pour faire pression afin qu’une enquête soit réalisée (entretiens, 2017-2018).

Documents d’identité et conséquences d’un statut d’immigration précaire

59La question du statut juridique des détenus haïtiens, comparativement à celui des autres ressortissants étrangers, était également au cœur de ma recherche.

60Même si leur statut migratoire n’est pas la raison fondamentale de leur détention, les lacunes dans les régularisations et les documents d’identité affectent sérieusement les procès des Haïtiens (et les Dominicains de familles haïtiennes qui n’ont pas de statut officiel), dans le système de justice pénale. Dans la plupart des cas, les ressortissants nord ou sud-américains ou les Européens arrêtés en République dominicaine détiennent un passeport ainsi qu’un visa touristique ou de travail.

61Les citoyens provenant d’un autre pays des Caraïbes qu’Haïti jouissent également d’une plus grande mobilité et détiennent des documents d’identité. Inversement, la plupart des Haïtiens qui résident en République dominicaine entrent sur le territoire sans autorisation légale, pour des raisons économiques et/ou de sécurité (OBMICA, 2019). Certains détiennent des documents d’identité, tels qu’un passeport ou une carte d’identification nationale, mais ce n’est pas le cas pour la majorité d’entre eux. Dès lors, lorsque la police arrête un individu, il est probable que celui-ci lui présente de faux papiers ou de faux documents d’identité, voire rien du tout. Au cours des conversations informelles durant les visites en prison, j’ai entendu des policiers et des agents pénitentiaires dominicains évoquer avec dérision le fait que « tous les Haïtiens s’appellent Jean-Pierre ». Il est d’autant plus surprenant que la police n’hésite pas à détenir un individu sur cette base manifestement peu fiable, lorsqu’un nom sonne clairement faux, en cas de papiers falsifiés ou en l’absence de documents d’identité.

62Nombreux sont les détenus haïtiens qui m’ont fait part des difficultés rencontrées à régler le problème des papiers devant les tribunaux – même si leur accusation principale n’était pas liée à la migration. Le plus souvent, le juge ou l’administration de la justice les confrontent sur la question des faux papiers ou de l’absence de documents, à l’origine de leur arrestation, sans proposer de solutions pour résoudre cet imbroglio. Les migrants haïtiens qui vivent et travaillent en République dominicaine sans avoir les papiers officiels sont naturellement peu enclins à admettre l’irrégularité de leur situation par crainte d’être expulsés. Lorsqu’un migrant doit faire face à une accusation au pénal, avec la menace de la prison, il admet rapidement qu’il est un migrant sans papiers. Face à leur avocat ou leur juge, les migrants expliquent ne pas être en mesure de produire des documents officiels, soit parce qu’ils ne les avaient pas sur eux au moment de l’arrestation, soit parce qu’ils n’en possédaient pas. Cette situation génère un cercle vicieux : sans document d’identité réglementaire et détaillé, l’audience ne peut officiellement pas avoir lieu, mais la personne n’a pas les moyens d’en obtenir, vu qu’elle est en détention. Deux prisonniers haïtiens m’ont raconté que cette situation pouvait aller plus loin encore : ils avaient été condamnés sur la base de faux documents et tentaient maintenant de demander une libération conditionnelle. Leur demande risquait cependant de ne pas aboutir pour des raisons administratives liées à leurs faux documents.

63Durant les entretiens, les autorités gouvernementales ont montré un discours évasif : elles ont préféré nier l’existence d’une telle situation ou la justifier en prétextant des difficultés de coordination entre les services d’immigration dominicains et ceux de la justice pénale dominicaine. Plusieurs membres du gouvernement ont déclaré que l’obtention des documents dépendait de la responsabilité du défendeur ou de son avocat, sinon de l’ambassade haïtienne ; tandis que d’autres ont déclaré que c’était du ressort du tribunal.

64Des chercheurs ont indiqué que l’absence de documents d’identité valables – ou des documents partiels – pouvait générer un large éventail de problèmes : extorsion par les autorités et accès réduit aux services de base comme l’éducation ou les soins de santé (Bartlett et al., 2011).

65Certains Haïtiens en situation irrégulière ont ainsi mentionné des cas de harcèlement ou d’exigence de pots-de-vin de la part de policiers. Les personnes sans certificat de naissance ou de documents d’identité ont déclaré avoir été refoulées des hôpitaux et autres services pour enfants. Dans des cas plus extrêmes, les participants d’une étude ont déclaré que les autorités se méfiaient des déclarations des Haïtiens concernant leurs documents – en fait, elles supposaient que les documents étaient falsifiés même s’ils étaient valides – en raison des stéréotypes, en particulier pour les personnes qui semblaient vivre dans la pauvreté (Bartlett et al., 2011).

66En outre, la législation et la politique du gouvernement dominicain en matière d’immigration rendent la situation particulièrement compliquée pour les personnes nées en République dominicaine de parents ayant émigré d’Haïti. Alors qu’auparavant ils se voyaient octroyer automatiquement la citoyenneté dominicaine, la situation a changé depuis le vote de la loi de 2013 (loi numéro 168/13). Depuis lors, les personnes d’origine haïtienne tombent dans une catégorie juridique problématique, celle de personne en « transit », ce qui n’a pas de sens quand on sait qu’elles ont vécu toute leur vie en République dominicaine. Elles ne peuvent plus avoir accès ni à leur certificat de naissance dominicain, ni aux documents d’identité et ne détiennent plus de documents d’identité haïtiens officiels. En d’autres termes, elles se retrouvent dans une situation d’« apatrides » et sont exclues, de manière formelle ou informelle, des institutions et services dominicains habituels (Bartlett et al., 2011 ; IACHR, 2015 ; Wooding, 2009).

67Ce changement de politique affecte un groupe spécifique de personnes mais a également comme effet plus large de générer un scepticisme généralisé à l’égard de tout type de documents attestant du statut juridique des Haïtiens en République dominicaine. Selon moi, il est peu probable que l’on retrouve, parmi les 67 répondants de l’enquête s’étant identifiés comme ressortissants haïtiens, des personnes d’origine haïtienne nées en République dominicaine, ces dernières ne se considérant généralement pas comme Haïtiennes. En d’autres termes, les obstacles supplémentaires rencontrés en détention n’ont rien à voir avec les crimes présumés ou avec le système judiciaire pénal, mais découlent plutôt de lacunes plus générales de la politique d’immigration et de l’incapacité des institutions de l’État à les combler.

Réponses des gouvernements haïtien et dominicain à la situation des Haïtiens détenus

68En vertu des principes du droit diplomatique, tel qu’il est inscrit notamment dans la Convention de Vienne, les ambassades étrangères sont tenues de rendre visite à leurs ressortissants en prison afin de leur fournir des services consulaires et contrôler leurs conditions de détention. La fréquence des visites consulaires au sein des prisons dominicaines varie considérablement d’une ambassade à l’autre. L’enquête a ainsi révélé que les ressortissants canadiens et hollandais avaient reçu au moins une visite de leur ambassade depuis leur détention alors que 20 % seulement des Vénézuéliens et 16 % des Haïtiens affirmaient en avoir reçue.

69En ce qui concerne Haïti, le problème ne date pas d’hier. Si le nombre de ressortissants haïtiens au sein des prisons dominicaines représente déjà en tant que tel un défi de taille, le manque de visites ou de soutien consulaire aux Haïtiens incarcérés résulte surtout de la faiblesse de l’État haïtien et des problèmes politiques avec son voisin dominicain.

70En 2018, l’ambassade haïtienne à Saint-Domingue a cependant fourni des efforts et des moyens pour répondre à la situation. Les fonctionnaires consulaires ont travaillé de concert avec le bureau du procureur général dominicain afin de coordonner les activités et d’aboutir à une approche plus structurée du problème. Cette initiative découlait d’autres actions entreprises par le gouvernement dominicain afin de régler les problèmes de surpopulation carcérale et de détention préventive excessive (entrevue GJ4, décembre 2017 ; entrevue INT1, janvier 2018).

71Concrètement, des listes indiquant le nom des détenus haïtiens, les charges retenues contre eux, leur situation au sein du système judiciaire haïtien, ainsi que l’état de leurs documents, ont été constituées ou mises à jour. Une équipe conjointe composée de membres des deux institutions a visité, les uns après les autres, les établissements carcéraux afin de faire avancer les dossiers des Haïtiens qui s’y trouvaient détenus. Selon un fonctionnaire haïtien, dans la grande majorité des cas, l’ambassade était en mesure de créer de nouveaux documents d’identité ou de confirmer l’identité des détenus. Comme l’a dit un fonctionnaire haïtien, « Pas de documents ? Comment tu t’appelles ? OK, on fait le document de naissance » (entrevue INT1, janvier 2018). Cette démarche permet au défendeur de franchir les étapes suivantes de la procédure judiciaire. Dans de nombreux cas, on constate que le détenu a passé plus de temps en détention préventive que la peine maximale prévue pour les accusations portées contre lui. L’équipe conjointe procède alors à la libération et, surtout, apporte un soutien aux personnes qui souhaitent rester en République dominicaine, même si leur statut d’immigration n’est pas clair.

72Pour les personnes qui font également l’objet d’une poursuite pénale en Haïti ou celles qui font l’objet d’une ordonnance d’expulsion du territoire, le gouvernement haïtien facilite leur retour au pays (au lieu de les soumettre aux procédures d’expulsion dominicaine). Et si un migrant haïtien ne veut pas retourner en Haïti contre son gré, les autorités haïtiennes font valoir que ce retour est préférable à une détention illimitée (et parfois illégale) en République dominicaine.

73Ce programme est crucial mais sa portée est modeste et ne constitue pas une priorité majeure dans les programmes bilatéraux. En 2018, cette initiative a permis de résoudre trois à cinq cas par mois. L’ambassade haïtienne a pu fournir environ 50 dollars et un billet de bus à chaque personne libérée ; il ne s’agit évidemment pas d’un soutien complet à la réintégration. Selon des entretiens avec des fonctionnaires dominicains et haïtiens, les principales priorités de la délicate relation diplomatique bilatérale concernent la politique migratoire globale, le commerce et les tarifs douaniers, et les questions humanitaires. Comme l’un d’entre eux l’a laissé entendre, étant donné le degré d’animosité de l’opinion publique dominicaine vis-à-vis des migrants haïtiens en général, il ne serait pas opportun d’engager des moyens importants ou d’attirer l’attention sur le sort des prisonniers haïtiens (personnes accusées de crimes). En outre, le fait qu’il y ait très peu de ressortissants dominicains incarcérés en Haïti n’incite pas à négocier des accords diplomatiques ou consulaires réciproques (par exemple, permettre aux ressortissants étrangers de purger leur peine dans leur pays d’origine).

Implications et recommandations de politique publique

74Cette étude conduit à deux implications majeures pour les politiques publiques et le futur du système pénitentiaire dominicain. En premier lieu, la situation des détenus haïtiens dans les prisons dominicaines illustre un problème plus général du projet de réforme pénitentiaire du nouveau modèle, au niveau du système judiciaire : les carences dans l’accès à la justice et dans le droit à un procès en bonne et due forme. Ceci génère un recours excessif à la détention provisoire et un manque de transparence sur les décisions des procureurs et des juges. Ces facteurs ont un impact négatif sur les réalisations des réformes dans les CCR pour toutes les parties prenantes, pas uniquement pour les Haïtiens.

75Clairement, la situation des détenus haïtiens dans les prisons dominicaines est très grave – mais ce n’est pas surprenant pour autant, lorsqu’on voit la situation précaire en général des Haïtiens qui vivent dans le pays. La différence entre la situation des détenus haïtiens et celle des autres détenus – soit les Dominicains ou les étrangers d’autres pays – est que les défis dans les tribunaux (et, dans une certaine mesure, dans les conditions matérielles dans les prisons) sont pires à cause du manque de clarté sur les enjeux migratoires. Les tensions ou préjugés qui peuvent découler des relations entre les deux pays contribuent aussi à l’isolement particulier des détenus haïtiens.

76Un Haïtien reste en moyenne 13 mois en détention préventive, ce qui est proportionnellement élevé par rapport à la population carcérale totale. Une solution serait de recourir de manière plus systématique aux alternatives à la détention préventive prévues dans le nouveau Code pénal. Cependant, le principal obstacle pour les Haïtiens demeure leur statut migratoire et leurs documents d’identité. Un changement de politique est impératif pour débloquer des procédures qui sont à l’arrêt pour des raisons administratives. Concrètement, cela signifie qu’il faut retrouver les documents d’identité des détenus haïtiens ou valider d’autres sortes de documents permettant d’identifier les détenus (par exemple, un document du système de santé publique) et de leur donner la possibilité de passer les premières étapes de la procédure judiciaire avant le procès. La deuxième implication de cette étude pour la politique publique est plus concrète : des initiatives qui viseraient à améliorer les conditions matérielles d’existence ainsi que l’accès aux programmes de réhabilitation pour les détenus haïtiens seraient susceptibles d’avoir un impact plus fort et immédiat. L’expansion du nouveau modèle et l’abandon total des prisons de l’ancien modèle – tel que prévu dans le « plan humanisation » – permettrait d’améliorer le niveau minimum d’infrastructures et les conditions de détention pour l’ensemble des détenus, et en particulier pour les Haïtiens dont la majorité est incarcérée dans les anciennes prisons.

77Deux politiques et programmes clés permettraient de remédier aux inégalités de traitement dont sont victimes les Haïtiens. Les prisonniers haïtiens dont la majorité ne parle que créole font face à de nombreuses difficultés en raison des barrières linguistiques. Il faudrait avant tout s’assurer que les autorités judiciaires mettent à leur disposition un interprète afin de les assister lors des audiences, tel que le prévoit la loi. En outre, il est important que des interprètes soient présents, si nécessaire au moyen d’un système vidéo, durant les entretiens entre le détenu et la police et/ou son avocat. Au sein du système pénitentiaire, l’administration pourrait engager un membre du personnel faisant office d’interprète afin de faciliter les échanges avec les détenus qui ne parlent pas espagnol (notamment au niveau de l’admission, des services de santé, des réunions administratives et disciplinaires). Des interprètes supplémentaires pourraient travailler dans les programmes auxquels participent les Haïtiens, en particulier l’éducation de base et la formation professionnelle. Enfin, un soutien formel ou informel aux autres prisonniers qui offrent volontairement leurs services de traducteurs pourrait être une autre piste à creuser.

78Les détenus haïtiens qui n’ont pas la chance de recevoir un soutien matériel, financier ou psychologique de la part de leur famille devraient bénéficier d’une assistance spéciale. L’administration pénitentiaire pourrait, par exemple, développer des partenariats avec des ONG actives en République dominicaine et qui offrent des services et des conseils aux migrants haïtiens en général (par exemple, OBMICA et le Centre Bono). Avec davantage de ressources logistiques et humaines, ces organisations pourraient intervenir dans les établissements carcéraux afin de proposer des programmes et des services. Cela ouvrirait également une autre voie permettant aux détenus de bénéficier d’informations ou de contacts auxquels ils n’ont pas accès autrement. Enfin, cela pourrait permettre à ces ONG d’intégrer les préoccupations des détenus haïtiens dans leurs activités et (le cas échéant) leurs stratégies de plaidoyer en faveur des migrants haïtiens.

Conclusion

79La réforme des prisons dominicaines est un projet ambitieux qui se poursuit bon an mal an depuis quinze ans, malgré les contraintes budgétaires, les changements politiques successifs et la pression d’une opinion publique favorable à des politiques davantage punitives. Elle repose sur des bases solides – le respect des droits humains et la réhabilitation des détenus à travers l’amélioration des conditions de détention et un personnel mieux formé – et de nombreux détenus peuvent bénéficier de meilleures conditions de détention et d’un accès plus large à des programmes et des services sociaux.

80La mise en œuvre du nouveau modèle a cependant généré certains effets inattendus et contreproductifs, en tout cas du point de vue des détenus. En effet, ces derniers ont constaté un durcissement des mesures disciplinaires et des sanctions parfois arbitraires et excessivement sévères en cas de non-respect du règlement. L’accès aux équipements de base et les possibilités de gagner de l’argent seraient également limités. Les détenus se plaignent de manquer d’autonomie dans leur vie quotidienne. Plus généralement, l’accroissement spectaculaire de la population carcérale, en raison principalement de la détention préventive prolongée, a un impact négatif sur les ressources disponibles et sur la mise en œuvre de ce modèle dans les nouveaux établissements. Enfin, les perspectives pro-réhabilitation du nouveau modèle de gestion pénitentiaire ne répondent pas à la situation de la majorité des détenus, qui bénéficient toujours de la présomption d’innocence.

81Actuellement, 2000 Haïtiens sont incarcérés dans les prisons dominicaines, ce qui en fait le plus grand groupe de détenus étrangers du pays. S’ils font face aux mêmes contraintes que les autres détenus au quotidien, tant dans les anciennes que dans les nouvelles prisons, leur statut d’étrangers, et plus particulièrement leur nationalité haïtienne, est source de difficultés supplémentaires. Ils sont non seulement plus souvent placés en détention préventive, mais ils rencontrent davantage d’obstacles tout au long de la procédure judicaire, depuis l’arrestation jusqu’aux audiences au tribunal, en raison des barrières linguistiques et de la faible qualité de l’assistance légale.

82Ce régime différentiel se poursuit à l’intérieur de la prison. Les détenus haïtiens jouissent d’un accès plus restreint aux programmes et aux services proposés, notamment en matière de formation professionnelle, et consacrent plus de temps à des tâches subalternes. En outre, le maintien des liens familiaux et l’accès aux ressources matérielles et financières sont particulièrement difficiles en raison de l’éloignement géographique ; et ce, particulièrement dans les prisons de l’ancien modèle, mais également au sein des nouveaux établissements. De nombreux détenus haïtiens sont dès lors contraints de travailler de façon informelle pour le compte d’autres prisonniers afin de se procurer les produits de première nécessité. La perte des liens familiaux limite également les possibilités d’attirer l’attention sur les actes de violence et les violations de droits humains dont les détenus haïtiens sont victimes en prison.

83Et comme si cela ne suffisait pas, la politique migratoire du gouvernement dominicain vient compliquer la situation. Les ressortissants haïtiens munis de faux papiers courent le risque de se faire arrêter et, paradoxalement, de ne plus pouvoir sortir de prison par les voies judiciaires officielles en raison de l’absence de documents. Les Dominicains d’origine haïtienne font face au même danger dans le cas où leurs papiers d’identité (par exemple, un certificat de naissance) perdent leur validité dans le pays à la suite de la décision de 2013. En dépit des efforts entrepris par l’ambassade haïtienne et le bureau du procureur général de la République dominicaine pour accélérer le traitement des dossiers problématiques, ces initiatives politiques ne peuvent prétendre à long terme résoudre les problèmes.

84Pour conclure, les Haïtiens vivant en République dominicaine font face à de multiples formes d’exclusion sociale et de discrimination qui se poursuivent à l’intérieur du système judiciaire et pénitentiaire. Outre les obstacles auxquels sont confrontés l’ensemble des prisonniers, les Haïtiens se heurtent à d’autres difficultés en raison de leur profil socio-démographique et de la politique migratoire du gouvernement dominicain. Si le nouveau modèle entend tenir ses promesses pour l’ensemble des personnes incarcérées sur son territoire, l’État dominicain devra accorder une attention plus sérieuse aux conditions et aux besoins spécifiques des Haïtiens derrière les barreaux.

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Mots-clés éditeurs : Prisonsdominicaines, Détenus étrangers, Régime pénitentiaire, Relationshaïtiano-dominicaines

Mise en ligne 07/10/2021

https://doi.org/10.3917/ds.453.0091

Notes

  • [1]
    Selon la plupart de mes interlocuteurs, les Haïtiens vivant en République dominicaine ne disposent d’aucun document prouvant leur nationalité. L’administration pénitentiaire les répertorient néanmoins comme étant Haïtiens en raison de leur apparence ou de leur accent. Et 98 % d’entre eux sont des hommes.
  • [2]
    Ce chiffre ne comprend pas les personnes d’origine haïtienne qui s’identifient comme Dominicains, ce qui est une catégorie compliquée à cause du cadre légal du pays. Cet article traite du statut des Dominicains d’origine dans les sections suivantes.
  • [3]
    Citation originale : « Tenemos casos de personas indocumentadas que fueron agredidos físicamente y tenemos las pruebas, los certificados médicos hechos por las mismas autoridade ». Toutes les traductions de l’espagnol sont de l’auteure.
  • [4]
    Citation originale : « Haití no se preocupa de eso… la mayoría de los haitianos no tienen protección ».
  • [5]
    Citation originale : « Hace el famoso acuerdo para durar 2 meses preso y 5 años firmando… Pero no [hay] un seguimiento para ver si cometió malos pasos, un seguimiento para que lo lleve a buenos pasos ».
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