Notes
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[1]
Expression que l’on trouve à maintes reprises dans les règlements intérieurs, le contrat de vie scolaire et les pièces d’archives, procès-verbaux des conseils de discipline compris.
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[2]
L’absence de conservation des carnets de correspondance aux archives départementales appelle une précision. Quelques carnets de liaison ont été conservés à la cité scolaire Montesquieu grâce à la ferveur de professeurs d’histoire à la retraite, que je remercie chaleureusement. L’association de l’amicale des anciens élèves, à l’origine d’un musée destiné à retracer l’histoire séculaire du lycée, soutient la tâche de ces deux passionnés.
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[3]
Expressions que l’on trouve dans les procès-verbaux des conseils de classe à l’opposé des attitudes dissonantes des élèves « perturbateurs », « agités », « bavards », « peu concentrés », etc., que l’on trouve dans les bulletins de notes et dans les dossiers scolaires.
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[4]
La notification consécutive est datée du 29 mai 1997 ; les faits sont donc légèrement antérieurs.
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[5]
Ces archives courantes ne sont pas versées aux archives départementales. Destinées au musée, elles n’ont pas de cote au moment de l’enquête.
[Brouillon]
Cher mr Mansour je suis désoler de vous avoir insulter de gros connar et d’avoir dit que vos cours était de la merde, je vous ais dit sa parce que vous arrêtier pas de [me dire] de me tenir bien de ne pas parler alors que je parlait [pas] et vos cours servent a quelque chose parce que j’ai dit que cétait de la merde parce que je ne comprenais rien vous n’expliquer jamais vous n’aider personne toujours à crier sur les gens ces poursa j’étais très énerver et encore une fois je suis vraiment désolé de vous avoir insulter vous êtes un bon professeur continuer comme sa et encore Pardonnez-moi de mon comportement.
[Lettre remise à l’enseignant]
Cher Mr Mansour je regrette mon comportement contre vous je n’aurai pas du m’exprimer ainsi au contraire vos cours sont très utiles et servent à m’apprendre des nouvelles choses mais je n’arrive pas a suivre vous aller trop vite et vous n’expliquer jamais veuiller me pardonnez Je suis vraiment Désoler.
Introduction : la vie morale des enfants
1Entre la lettre remise à l’enseignant et le brouillon : le travail d’Azali Taki, aux prises avec le ressenti d’un élève exclu du collège Paul-Bert. Azali est coordinateur jeunesse et responsable du Point information jeunesse. Il travaille à la salle Déon, la Maison de la jeunesse et de la culture (MJC) de Montrimond, petite commune sur la ceinture parisienne où j’ai mené une enquête ethnographique sur plus de six ans en résidant chez mes cousins, la famille Aïth Ali. Mon cousin Akli est animateur. C’est lui qui m’a introduit auprès d’Azali afin de rester dans les locaux pour observer leur travail. Le rôle des animateurs dans la découverte que les enfants font de leur responsabilité poursuit le travail engagé à l’école. La première pièce est un brouillon récupéré dans la poubelle après l’accord d’Azali. Ce document introduit un écart de perspective avec les injonctions du monde des adultes et ses codes en matière d’éducation, de politesse et de bienséance. L’expression naïve des sentiments de l’élève lézarde la vocation totale des institutions d’enfermement (Foucault, 1975), nous obligeant à interroger l’emprise disciplinaire qu’on leur prête.
2Plus spécifiquement, cet article prolonge les enquêtes de Benjamin Moignard (2007) sur le rôle de l’école dans la formation des bandes d’adolescents et celui d’Agnès Van Zanten (2001) qui analyse ce que la « fabrique de la déviance » doit au x interactions dans la salle de classe et dans la cour d’école. Toutefois, mon matériau étaye l’hypothèse que le décalage normatif au principe de la transgression ne dérive pas seulement de l’appartenance à un milieu populaire mais qu’il procède aussi d’une écologie. L’explication en termes de milieu social, comme l’a montré Aaron Cicourel (2018), fait l’impasse sur les procédures de tri et de catégorisations par lesquelles certains déviants sont exempts de la même publicité. En s’intéressant aux archives scolaires, on s’aperçoit que les transgressions ne sont pas uniquement l’apanage des « élèves [qui] “colonisent” aussi l’établissement par les relations qu’ils entretiennent avec les adultes au sein desquelles ils transportent un mode de relation appris dans la famille et la cité » (Van Zanten, 2001, 317). Les élèves n’importent pas seulement du dehors des normes, ils en inventent aussi sur place car l’école est une nouvelle scène interactionnelle avec ses propres contraintes écologiques en matière de déplacements, de présentation de soi et de contrôle de soi. Ainsi, l’élan initial de Sylvain le porte à une honnêteté sans fard, aux antipodes des vertus de repentance supposée de l’exclusion mais aussi à distance du mensonge ou de la provocation. Ce brouillon dévoile une subjectivité interstitielle à rebours des attentes des adultes qui ne trouve son pareil dans aucune autre institution du dehors. Si l’isolement par exclusion est censé appeler le pardon de l’élève, le brouillon récuse la puissance conférée à la « microphysique du pouvoir » (Foucault, 1975) sur la conscience des assujettis. Restituer la perspective enfantine sur le monde, et notamment sur la déviance à l’école, suppose de s’attacher non seulement aux ruses de la transgression juvénile, mais aussi à l’irréductibilité de leur perspective, parfois incomprise des adultes. Roger Cousinet, un durkheimien méconnu de la première heure, a posé dès le début du siècle dernier les jalons d’une sociologie de l’école capable de rendre compte des malentendus qu’elle génère du fait même de ses attentes exorbitantes.
Il n’y a point de commune mesure entre les enfants et les grandes personnes, d’abord. Les enfants vivent dans un monde […] irréel pour nous, très réel pour eux. Ce qui nous intéresse leur est inintelligible, ce qui les intéresse, les passionne, leurs jeux et tous les détails de ce monde qui est pour eux le monde, nous paraît insignifiant et puéril. […] nous n’apercevons plus toute l’importance d’une partie de billes ni la beauté des soldats de papier dont on bourre les livres. […] Si nous examinons maintenant les relations particulières de maître à élèves, nous voyons quelque chose de plus. Non seulement le maître considère comme méprisables les occupations ordinaires des élèves, non seulement sa pensée demeure inintelligible aux élèves, mais encore il s’oppose à la satisfaction des désirs enfantins il détruit comme un château de cartes ce monde romanesque où se complaît l’enfant, il s’efforce de lui imposer des motifs d’intérêt qu’il juge supérieurs. Il est donc sans cesse et nécessairement occupé à contrecarrer les désirs et les plaisirs de ses élèves, bien plus encore que les parents dans l’éducation familiale, puisqu’il demande aux enfants, outre les vertus domestiques, des vertus scolaires (sagesse, travail), toutes nouvelles pour eux. À la contrainte de l’éducation s’ajoute celle de la discipline.
4Si l’école est un espace de conflits de normes, c’est aussi le lieu de tensions interactionnelles et écologiques. Ces trois dimensions se combinent dans l’émergence de malentendus irréductibles depuis la perspective enfantine. Ainsi, lorsque Azali explique à Sylvain qu’il va devoir en faire une autre plus policée, ce dernier ne comprend pas. Azali avait laissé l’enfant avec pour seule consigne de rédiger « une lettre d’excuse », sans plus de précision, tandis qu’il s’affairait à des dossiers administratifs. À la lecture de la première mouture, Azali affiche un visage inquiet. S’ensuit une drôle de discussion où Azali tente de faire comprendre à Sylvain que « tu ne peux pas écrire ça comme ça », sans pour autant expliciter ce qui doit demeurer indicible. C’est au tour de Sylvain de rester interdit, la mine un peu défaite car « c’est la vérité c’est comme ça qu’ça s’est passé » dit-il. Azali reformule donc à sa place et demande à Sylvain d’acquiescer pour la forme.
5Azali fait accéder Sylvain au pluralisme normatif sur lequel repose la vie citadine moderne. Chaque unité écologique de socialisation est régie par un régime normatif attendu et un alignement comportemental escompté. Pourtant, les enfants connaissent d’expérience les institutions municipales de délégation éducative sous un autre angle. Pour eux, ces lieux ouvrent un espace de relations désirées pour l’amour de l’amitié et le goût du jeu : écoles, centre de loisirs, études, clubs de sports, parcs, aires de jeu, piscines, etc. La scolarisation s’agence sur un principe de séparation entre les mondes des enfants et ceux des adultes (Ariès, 1960), qui signe historiquement le retrait progressif de la famille dans la sphère domestique alors que son contrôle normatif s’exerçait dans la rue, les espaces et les moments collectifs (Farge, 1979). Équipement municipal (Le Cœur, 2011), l’école normalise la distribution collective de l’autorité qui s’exerce sur les enfants. Cette distribution collective de l’autorité adulte s’arc-boute sur une écologie de la mobilité qui régionalise la vie morale des enfants. Au seuil des établissements de délégation éducative, l’autorité familiale est déposée temporairement sur la tête d’un autre adulte. Ce maillage écologique à emboîtements oblige les enfants à composer avec les attentes normatives des adultes. Les enfants font l’épreuve de la plus ou moins grande continuité écologique des régimes normatifs qui se succèdent d’un lieu à l’autre, et de leur plasticité. Ils y découvrent le spectre des interdits (« ça ne se dit pas » et « ça ne se fait pas »), des responsabilités, de la direction de l’imputation causale, du sens de la culpabilité, de la repentance et de l’excuse, de l’appréhension solennelle de la honte d’être passé à l’acte et de la gravité de la transgression. Azali fait découvrir à Sylvain la continuité éthique qui organise ce maillage. Cette continuité éthique procède d’« agencements sociaux au fil de la conversation » (Cicourel, 2018, 232) par lesquels les enfants apprennent dans leur commerce avec les adultes à dire normativement « ce qui s’est passé » (Cicourel, 1967), même s’il leur en coûte d’amputer leur vécu.
6Aaron Cicourel a insisté sur cette activité routinière au cœur de l’organisation des agences du contrôle social : générer l’histoire des déviants, depuis la perception du trouble initial qui déclenche un signalement (dans la salle de classe) jusqu’à la sanction qui condamne la transgression (déclinée en sanction disciplinaire à l’école). À cet effet, tout un matériau documentaire, aussi bien oral qu’écrit, standardise des singularités biographiques pour les rendre comptables de schémas classificatoires. Les faits échus sont ainsi subsumés sous le « manque de respect », l’« outrage », le « vol », l’« insolence », ou encore l’« agression ». Ce précipité de réel engage un « accord interprétatif » (Cicourel, 2018, 53), fixant la situation depuis laquelle les protagonistes peuvent aligner leur jugement sur les faits avec des types d’acte, répondant d’un type de causalité, avec certains motifs types correspondant à des types de personnalité susceptibles de les commettre. Ces façons de « monnayer en représentations idéelles les expériences » (Cicourel, 2018, 36) de ceux qui dévient d’attentes normatives sont constitutives du « procès d’historicisation de “ce qui s’est passé” (Cicourel, 1967, 109). Les protagonistes génèrent narrativement ce qui tient lieu d’histoire naturelle du passage à l’acte, permettant aux institutions qui accueillent successivement les déviants de se figurer à qui ils ont affaire. Dans cet univers normatif, la transgression peut se présenter comme le résultat d’une « crise de jeunesse », d’une « erreur », d’un « milieu familial », d’un « manque d’intégration » ou encore d’un « caractère », qui sont autant de faisceaux narratifs depuis lesquels s’esquisse une intrigue et s’amorce un dénouement, dont l’issue ultime peut être le renvoi après le passage en conseil de discipline.
7Le matériau s’inscrit dans la continuité d’une thèse de doctorat. Méthodologiquement, l’enquête s’appuie sur la prise systématique de notes consignées au jour le jour. Le journal de terrain avoisine les 1900 pages dact ylog raphiées. Les enreg istrements de conversat ions ordinaires, exploités pour certains, atteignent plus de 200 heures. Par ailleurs, certaines histoires de vie ont été reconstituées en suivant les méthodes de l’histoire orale. Pour comprendre la genèse des bandes de jeunes à Montrimond, les archives scolaires (vies collégiennes et lycéennes), municipales et départementales ont été dépouillées afin de suivre la trajectoire des jeunes qui figurent vingt ans plus tard dans mes carnets ethnographiques. Ce matériau a contribué à générer des réseaux d’affiliation couplés à une documentation topographique dans le but d’établir des cartes vécues dans l’occupation des espaces urbains. Ensuite, j’ai procédé par induction analytique pour générer des interprétations, chaque nouveau cas ethnographique permettant d’affiner par touches successives l’hypothèse de travail en la soumettant à vérification constante (cas confirmatoire), révision (cas extraordinaire) ou infirmation (cas négatif). Ainsi, les vignettes ethnographiques à l’appui des hypothèses soutenues ici ont toutes subi l’épreuve de réfutabilité par l’observation au long cours et le recoupement des sources. Théoriquement, j’ai déployé une sociologie morale, soucieuse de dégager la texture des liens sociaux en fonction de la part qu’y prend l’amitié, la complicité et l’inimitié. En suivant le cheminement des jeunes dans les sphères de la vie sociale qu’ils traversent (famille, voisinage, rue, école, MJC, clubs de sports, etc.), j’ai dégagé les critères qui président aux hiérarchies sociales, aux statuts et aux positions prestigieuses. Et l’école, notamment le collège, y occupe une place centrale. L’école est le lieu d’une dramaturgie de soi. C’est l’espace interactionnel de la transgression par excellence car l’audience n’est pas seulement constituée de pairs, comme dans la rue, mais d’autres adolescents, les filles comprises, ainsi que d’adultes. La dramaturgie de l’existence y acquiert une surface de publicité qui ne consacre pas seulement des réputations mais aussi des tournants biographiques.
8Cet article entend ainsi montrer que la façon dont le monde conventionnel appréhende le passage à l’acte informe l’expérience déviante. Par effet de ricochet, cette expérience travaille les lignes interprétatives par lesquelles les adultes comprennent ce que font les élèves. Aaron Cicourel (2018, 36) s’excusait de ne pas restituer le vécu des déviants, s’étant concentré sur les procédures d’étiquetage. Il reste que son approche demeure féconde pour restituer les formes expressives des ruses de la transgression juvénile. En outre, la texture d’expérience vécue lors de la transgression dépend du degré et de la forme des réactions sociales (Kitsuse, 1962). Le frisson transgressif est le miroir expérientiel de l’interdit. Si bien que le pendant de l’activité d’étiquetage, entrepris par les agences de contrôle, est l’activité juvénile qui consiste à troubler les attentes de conformisme, ce qu’on appellera des dissonances normatives, à la suite de Melvin Pollner (1987) qui réalisa sa thèse de doctorat sous la direction de Cicourel. Nous verrons qu’elles composent un style de déviance (Cohen, 1994) qui met à l’honneur l’aventure, la volte-face et le défi, au principe de la hiérarchie charismatique de la cour de récréation.
Le métier de cancre : le désir de chahut contre l’impératif de silence
9Ce que l’enseignant, et certains élèves, voient comme une déviation par le bas, peut être perçu par le groupe de pairs comme une marque d’audace et d’affront, à l’aune de quoi le transgresseur est auréolé d’un prestige invisible dans la plupart des traces documentaires, le charisme de la cour de récréation – d’où l’intérêt de combiner ethnographie et travail sur archives. Nous l’appellerons charisme de cour de récréation car ceux qui s’en font les vecteurs prétendent reconduire dans la salle de classe des modalités d’interaction propre à cet espace : la valorisation du jeu, de la fanfaronnade, du défi ludique, des joutes verbales, et parfois de la provocation, de l’intimidation et de la violence. Ainsi, parmi les transgressions des élèves, nombre d’entre elles n’ont pas vocation à demeurer secrètes. Au contraire, anticipant l’écart au principe de la perception du trouble qu’ils occasionnent dans la « communauté scolaire [1] », les élèves exaltent parfois le défi à la norme pour assouvir leur frisson de transgression (Katz, 1988). Le malentendu est donc constitutif de l’écologie de la classe car les enseignants peuvent toujours craindre que l’élève se joue d’eux, comme le suggère le malaise interactionnel décrit par Sylvain. Indécidable, l’intention malicieuse est au cœur de ce malentendu dont les élèves savent se jouer à l’envi quand il le faut.
10En l’espèce, Mamadou Diabaté nous rappelle l’horizon ludique de la salle de classe. Alors en terminale au lycée Montesquieu, avec Mirko, Akli et Kaci – qui compose l’une des cliques des « mecs du Val », l’un des « quartiers sensibles » de Montrimond –, il se remémore l’un des jeux qu’ils affectionnaient. Faire rire sa clique d’amis d’enfance, en prenant une voix très aiguë, pour lancer des incartades à la volée lorsque la professeure de droit et d’économie (section STT [sciences et technologies tertiaires]), Madame Dinh Dong, est tournée vers son tableau. Le gag consiste à lancer des « Oui’Pen » et « Ding-ding-dong », puis à adopter dans la foulée, avant qu’elle ne se retourne, une position silencieuse et impassible, et ce faisant, feindre de ne pas en être le responsable. Ce récit rétrospectif nous renseigne sur l’activité qui consiste à produire les apparences d’une scène normale. Il faut être silencieux, droit et calme. Sauf que Mamadou fait exprès d’être anormalement rigide, le front haut, la nuque tirée, les mains croisées sagement avec une mine de faux-cul. Ce qui manque rarement de faire mouche. Il est réprimandé en bonne et due forme, sur quoi il fait l’ingénu pour encore amuser la galerie, « Quoi, moi, Madame, mais je ne comprends pas ! » Voir de l’hypocrisie, de l’ironie de situation ou de la simulation derrière le masque de l’élève trop sage, suppose de la part de l’enseignante et des élèves des compétences perceptives très fines. Cette observation rend inopérantes les explications sociologiques dans les termes d’un défaut d’intériorisation de valeurs ou de normes. Pour manipuler les apparences en deuxième degré, c’est-à-dire apparaître tellement sage qu’une couche d’hypocrisie puisse se lire en filigrane, requiert une virtuosité dans la maîtrise des deux codes sociaux en jeu. Celui qui est transgressé, puisqu’il est imité jusqu’à la virtuosité suspecte, et qui compose un élève modèle, et celui qui opère la transgression, où se lisent les traits de l’élève espiègle et chahuteur. Les gags de Mamadou se déploient sur un arrière-plan écologique : la classe est l’unité d’emboîtement normative la plus asymétrique, au regard des autres unités comme les couloirs, la cour de récréation et le réfectoire où les attentes sont moins strictes. La salle de classe élève au rang d’idéal normatif le silence et l’immobilité, ce qui transparaît des mots sur les carnets de correspondance, des annotations sur les bulletins scolaires et les correspondances entre les parents et le corps éducatif. L’enseignant est le maître de la parole, qu’il décide d’octroyer ou de retirer à ses élèves. Contextualiser le passage à l’acte dans la classe nous oblige à restituer la texture morale du monde juvénile. Ce qui à hauteur d’enfants fait rire et pleurer. Or, la salle de classe est le lieu qui dramatise le plus l’alternative existentielle qui travaille les enfants et les adolescents aux prises avec le monde des adultes : non le travail, mais l’amusement, moins le sérieux que l’aventure, plutôt la transgression que l’obéissance, et enfin la cour de récréation comme lieu d’épanouissement au détriment de la salle de classe.
11En tant que dispositif scénique, la classe dégage donc un horizon parfait pour le gag. Pour maintenir l’anonymat, Mamadou dissimule ses marqueurs distinctifs : timbre de voix et allure. Le gag dégage le point d’imputation de l’ordre scolaire : le schème corporel des élèves. On attend d’eux qu’ils soient silencieux et sages. L’école repose sur une distribution de la parole et de la mobilité. Si la voix qui rompt le silence et les corps qui s’agitent sur les chaises sont vécus comme des déviations – ce que l’on retrouve à maintes reprises dans les avertissements, les mises en garde et les décisions d’exclusion – c’est parce qu’ils sont investis du pouvoir de troubler ce que l’ordre scolaire pose comme arrière-plan normatif : l’enseignant est le maître de la parole. La contrepartie interactionnelle des « agencements sociaux au fil de la conversation » est donc l’institutionna lisation d’une chaîne de parole que se transmettent les adultes pour assurer la continuité de la norme d’un espace à un autre. Lorsque l’enseignant est acculé dans la classe, il en appelle à une autorité moins contestée, remontant la ligne hiérarchique jusqu’au proviseur. Le maillage écologique dessine un arc d’autorité qui fait circuler la parole dans le sens inverse des unités normatives. Depuis le cercle concentrique ultime qu’est la salle de classe, la parole enseignante remonte vers d’autres lieux et d’autres voix : les bureaux des surveillants, du conseiller principal d’éducation (CPE), du censeur, et du proviseur ou son adjoint, chacun des jalons ayant la possibilité d’en appeler aux parents, sur lesquels repose en dernier ressort l’autorité parentale, momentanément dévolue à d’autres adultes. Cette translation du lieu de l’autorité sur une chaîne de parole offre de la flexibilité morale, soit pour désamorcer une situation, soit pour l’envenimer. En effet, à chaque unité écologique, les protagonistes interprètent ce qui s’est passé, ouvrant des possibilités pour revenir en arrière ou entériner l’identité de déviant. L’engagement déviant acquiert sa portée transgressive à l’aune de cette écologie morale qui pose comme allant de soi le silence et le calme.
12Ainsi, la montée en gamme dans l’outrage s’alimente d’une superposition entre écologie et géographie morale. La première école de Chicago, dont on peut considérer que les travaux d’Aaron Cicourel sur la déviance en prolongent les intuitions, a mis en lumière le caractère mosaïque de la vie urbaine. La ville est régionalisée moralement. Elle est composée d’espaces, aux frontières plus ou moins poreuses ou parfois plutôt hermétiques, à l’intérieur desquels un certain régime normatif est attendu pour ratifier son statut de membre. La même personne, respectable sur son lieu de travail s’autorise d’un autre comportement dans une salle de jeu, considérant que les attendus normatifs de chacun des lieux sont l’objet d’enjeux définitionnels. De plus, cette écologie spatiale s’articule à une topologie morale, car le corps d’autrui dans sa valeur éthique subit une redéfinition sociale. À l’intérieur d’une salle de boxe par exemple, le corps est redéfini de telle sorte que son atteinte physique n’est plus considérée comme immorale. L’école circonscrit son propre espace moral dans la ville. Une fois entré dans l’enceinte, l’enfant devenu élève, l’adulte enseignant, chacun doit se comporter selon un protocole de déférence singulier. Il existe donc une cartographie morale indexée sur la vulnérabilité qu’atteignent les agressions dans la salle de classe. De l’outrage à la violence, la dissonance normative va de la vexation qui froisse la parole jusqu’à l’atteinte au corps brutalisé de l’enseignant.
Le vendredi 21 avril lors d’un bac blanc d’économie-droit, qui a eu lieu de 14 heures à 17 heures en salle 73, l’élève Aghroud Kaci m’a violemment prise à partie alors que je tentais d’obtenir le silence en hurlant : « Vous criez comme un babouin » et surtout en me traitant de « Chinoise »... ce qui n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde !
Je trouve inadmissible que des élèves s’en prennent à l’origine ethnique de leur professeur et les agresse en tenant des propos ouvertement racistes, c’est pourquoi je réclame une sanction exemplaire :
– Avertissement versé dans le dossier scolaire
– Exclusion temporaire de l’établissement. J’ajoute que cet élève perturbe régulièrement les cours par des cris et des bavardages intempestifs et que plusieurs fois j’ai dû l’exclure des cours. Mais dans ce cas présent, j’estime qu’il a franchi une limite et qu’il est pédagogiquement nécessaire qu’il en prenne conscience.
14Kaci, Mamadou, Akli et Mirko se souviennent s’être beaucoup amusés durant leur enfance du culot du premier. Plus de dix ans après, ils se souviennent tous avec précision de la formule employée. Interrogés séparément, ils mentionnent « babouin séché » au lieu de « babouin ». Pour ce qui est de l’insulte « raciste » aucun ne la formule ainsi. D’abord, ils évoquent volontiers en préambule un épisode mémorable, lors d’une sortie requérant la photocopie de la pièce d’identité. Après que Mamadou lui eut remis la sienne, Madame Dinh Dong fit remarquer que « tous les noirs se ressemblent », arguant que la photocopie noir et blanc pouvait tout aussi bien laisser croire qu’il s’agissait de l’autre noir de la classe, Oumar. Sur quoi, ils se mirent tous à glousser en rétorquant que ce sont « les Chinois qui se ressemblent tous ». Enfin, et c’est le plus décisif, le malentendu réside dans le fait que, pour Kaci, Mamadou, Akli et Mirko, dire que Madame Dinh Dong est « Chinoise » n’est pas la « traiter ». La focalisation sur les « origines ethniques » se prolonge dans les « Oui’Pen » et « Ding-ding-dong » scandés dans la salle selon un accent chinois caricaturé. D’après eux, il s’agit de tourner en dérision le déni de Madame Dinh Dong qui exagère les impératifs de l’intégration républicaine – dont on verra plus bas le lien avec la fiction de l’office enseignant. L’incompréhension des adultes et la mise en sourdine de la perspective enfantine sont confirmées par l’histoire que rapporte Jérôme (membre de la clique du quartier du Belvédère), alors en classe de 4e au collège Paul-Bert. Il est convoqué dans le bureau de la proviseur-adjointe pour avoir dit « rentre chez toi » à son enseignante :
J’te dis pas la folie, elle a rien capté la-celle [celle-là] [l’enseignante], t’sais c’était une gwada [guadeloupéenne] et moi, t’as vu j’lui ai dit « Rentre chez toi ! » Et elle est partie dire que j’étais raciste, j’sais pas quoi, que je lui avais dit de rentrer chez elle quoi. Mais pour nous, c’est une expression, « rentre chez toi » ça veut dire « Dégage, laisse-moi tranquille ». J’arrive chez l’autre [prov iseur-adjoi nte] et pareille « Vous vous rendez compte de tenir des propos racistes ! » Moi j’lui dis qu’ils sont complètement oufs [fous] : « Mais vous êtes sérieuse, vous voyez bien dans la cour avec qui j’traîne, c’est n’importe quoi et tout. » Des barres, ah ouais, tu sais quoi, elle m’a fait recopier les paroles de Nougaro « Je suis blanc de peau... »
16Ce genre de malentendus renvoie au « cross-cultural miscommunication » étudiée par John Gumperz (1982) en ethnographie de la communication. Sauf qu’ici la ligne de clivage passe entre les façons de parler qui ouvrent à des communautés de parole, les jeunes qui parlent l’argot et les adultes qui ne le comprennent pas. Cela n’exclut pas les cas d’insultes racistes. Toutefois, en situation de diglossie argotique, nos cas montrent que la question culturelle pour expliquer les troubles de l’interaction entre élèves et enseignants, ne se résorbe pas dans leurs dimensions ethnique, raciale ou religieuse. Le clivage générationnel étaie l’hypothèse d’une exaltation de valeurs juvéniles que les adultes ne comprennent guère : le risque de la démesure, le goût de l’excès et l’exaltation du défi. Le charisme déviant est adossé à la régionalisation morale des atteintes, la salle de classe étant par excellence le lieu de renversement hiérarchique, là où l’élève peut atteindre le paroxysme de la dégradation de l’office enseignant. Ce style de déviance permet de se tailler une réputation à hauteur du renversement qu’il opère et de dramatiser son existence en goûtant au risque. En l’occurrence, le contexte de bac blanc appelle un silence absolu qui sert de toile de fond normative pour creuser la dissonance normative. Mamadou en parle comme d’une situation de « fou » :
Je peux te dire que j’m’en souviens comme si c’était hier. Faut dire avec le recul qu’on était un peu dans l’excès même si au fond on n’était pas méchants. Mais tu t’rends compte, en plein bac blanc j’me suis levé pour danser un rap à l’ancienne. J’en pouvais plus, c’était plus fort que moi. C’était tellement ouf c’que Kaci v’nait dire qu’il fallait qu’je danse.
18Lorsque Mamadou se lève en plein bac blanc pour « danser un rap à l’ancienne », il consacre le forfait de Kaci par une sorte de couronnement transgressif : il se lève de sa place, fait quelques pas de danse et ovationne la transgression par une onomatopée : « Whhoooooo ! ». Ces dissonances normatives cultivent l’art de la volte-face, de la rupture soudaine des attentes des adultes pour provoquer sidération, choc et vexation. Tout autant que perceptif, le trouble est moral. Ces ruptures de « silence » entament la prérogative de l’enseignant au lieu d’où procède son autorité : la distribution de la parole et la prérogative de la mobilité. C’est pour cela que l’irruption des « cris » est vécue comme une violence. Au centre de loisirs, danser sur fond de cris tonitruants n’aurait pas le même effet. Ce trop-plein sensoriel ampute la sphère de contrôle de l’enseignant, dessinant en creux la démesure de l’écart. Kaci attire à lui toute l’attention, auparavant portée au bac blanc. Il devient momentanément la « star sociométrique » de l’interaction (Collins, 2004), c’est-à-dire le personnage central de la mise en scène interactionnelle, celui vers lequel converge l’attention, le prestige et le pouvoir de définir la situation. Kaci excelle dans la volte-face interactionnelle. Transformant momentanément un espace de travail en espace de danse, il s’arroge le pouvoir de redéfinir l’usage de la salle de classe. D’autorité, l’usage de la salle de classe sera rétabli. Mais précisément, la salle de classe polarise les transgressions parce qu’elle est l’espace de renversement de l’autorité instituée qui rencontre en face d’elle le pouvoir interactionnel de la transgression.
19La méthodologie d’exposition des cas suit l’arc d’autorité à rebours du chemin que fait l’enfant de la famille à l’école. En proportion de la gravité de la transgression, la parole remonte jusqu’à la famille, requise de justifier l’incorrigibilité de l’élève retors à la norme. Le cahier de correspondance est la pièce maîtresse de ce va-et-vient. À mesure que l’élève s’engage dans une carrière déviante persistante, d’autres institutions sont mobilisées, formant un filet de prise en charge autour de l’école : maison de la jeunesse et de la culture, éducateurs spécialisés, services sociaux, médecine, police et justice. Cet article ne vise pas à rendre compte de cette « attention réparatrice » (Cicourel, 2018, 389) qui se met en branle autour du déviant pour l’amener dans le giron de la norme, mais d’en éclairer l’autre versant : le défi juvénile. En refusant d’entrer dans la « relation de confiance » (Cicourel, 2018, 392) que les adultes tendent aux enfants pour s’amender, le matériau montre que la perspective transgressive est la paire interactionnelle du versant punitif. C’est bien au miroir de l’interdit que prend forme la texture de l’expérience vécue des transgressions juvéniles.
Outrager le magister dixit
20Le corps enseignant fait naître des obligations morales, des précautions interactionnelles, une vigilance attentionnelle et des contraintes comportementales. Les élèves doivent adopter une attitude qu’ils n’ont que rarement à l’extérieur : être assis sans bouger et sans parler. La discipline engage un schème corporel qui prétend à la convergence de l’autocontrainte des émotions et de l’ordre. En outre, depuis que les châtiments corporels sont devenus exceptionnels (Krop, 2008), la coercition s’exerce sur l’attention de l’élève, sa motricité et l’expression de ses émotions.
Sami doit apprendre à ne pas se balancer sur sa chaise. Il doit faire le travail demandé, rester silencieux en classe et ne pas traiter son professeur de « parano » [2].
22La scène d’une « classe sérieuse » et « sage » [3] pose un univers silencieux et calme où l’enseignant distribue la parole à des sujets obéissants qui répondent après y avoir été invités. Une note manuscrite de l’enseignant de sciences économiques et sociales, adressée au proviseur du lycée Montesquieu, dresse un « rapport » sur Ay yub [4] :
De manière systématique et directe, il conteste mon autorité, ce depuis 8 mois environ – notamment en répétant à haute voix mes phrases, en faisant des commentaires, en chahutant (en embêtant ses camarades). Aujourd’hui mécontent d’une mauvaise note, il a froissé sa feuille et a réitéré son attitude d’opposition et de contestation. Après deux refus de sa part de ne pas aller en permanence, j’ai été chercher le surveillant. Son opposition se manifeste en niant systématiquement les faits : il cherche toujours les « limites » et n’accepte pas mon autorité. Une partie de la classe prend fait et cause pour lui, il est très difficile de faire cours dans ces conditions. L’élève… se contente en général de suivre.
24Les réitérations à haute voix de ses phrases et les commentaires d’Ayyub composent une attitude dissonante. Le trouble se manifeste dans l’ordre d’une parole qui se saisit d’elle-même, sans l’accord de l’enseignant. L’attente vis-à-vis des élèves concerne le contrôle de leurs émotions. En effet, le « mécontentement » consécutif à une mauvaise note ne doit pas librement se manifester – en froissant la feuille. L’enseignante principale d’Ayyub, Madame Dinh Dong, fait parvenir un courrier au proviseur et à la CPE en date du 1er février 1999 (classe de Terminale STT) :
Je vous informe des faits suivants : jeudi 21 janvier en rendant des copies de techniques commerciales, cet élève a proféré des menaces « j’te ferai la peau » (texto). Cette menace n’étant pas la première, je tiens à en informer l’Administration… avant qu’il ne passe à l’acte, cet élève ayant un comportement très agressif. Lundi 25 janvier devant ces multiples retards à 9 heures et à 11 heures, cet élève s’est permis de me hurler dessus lorsque je lui ai demandé une explication. J’ajoute que cet élève s’adresse à ses camarades à l’aide d’un vocabulaire fort varié qui va du « la grosse », « sale con », « sale race », à « face de rat »… ce qui nuit considérablement à la bonne entente dans la classe. Cet élève a par ailleurs un comportement très agressif et très injurieux que ce soit vis-à-vis de ses camarades comme de ses professeurs. Il perturbe la vie de la classe par ses retards, ses bavardages intempestifs et son comportement. Je souhaite donc que des sanctions soient prises à son encontre avant que la situation ne devienne irréversible.
26Ayyub cherche à outrager. Pour blesser, ses mots débusquent une couche de personnalité derrière le masque du rôle social (Strauss, 1992). Cette cérémonie de dégradation (Garfinkel, 1956) opère sur la vulnérabilité éthique qu’emporte l’office enseignant dans sa prétention à appeler une obéissance sans faille. Hors les murs de l’établissement, certains comportements, sans être totalement corrects, n’encourent pas le genre de réponse qu’ils reçoivent à l’école. Déjà l’exergue nous mettait sur la voie : même si « c’est la vérité c’est comme ça qu’ça s’est passé », tout n’est pas dicible. On demande à Sylvain de ménager son enseignant en donnant la préférence au convenable au détriment de la vérité. Aussi, Sami ne devait pas dire de son enseignant qu’il est « parano », comme si la chose était inconcevable. La distribution de la parole soutient une présomption de vérité de l’enseignant dans l’interprétation des situations au point qu’il est difficile au sociologue ou à l’historien de retrouver dans les documents la trace des perspectives juvéniles sur les jugements des adultes (Cicourel, 2018, 392). L’honorabilité de l’office enseignant rend d’autant plus menaçante la désobéissance qu’elle place les protagonistes dans une situation asymétrique. La parole outrage à hauteur du décalage entre la normativité du dedans et du dehors. Ay yub joue sur un élément de cette écologie morale. La « communauté scolaire » repose sur une fiction statutaire qui pose une relation entre « enseignant » et « élève ». Ay yub cherche à rompre cette fiction en visant la personne derrière l’enseignant, celle qui ressent son intégrité morale menacée à mesure que les écarts excèdent ce que sa fonction rend acceptable d’encaisser. Il en était ainsi de Madame Dinh Dong qui, pour être caractérisée comme « babouin (séché ?) » et « Chinoise », se voyait arracher à son rôle d’enseignante. Cette personnification fait tomber les masques pour atteindre l’identité sociale virtuelle (Goffman, 1975), qui toujours menace de refaire surface au premier plan de l’interaction. De la même manière, l’« agressivité » d’Ayyub atteint des niveaux de personnalité que l’enceinte scolaire essaie de gommer derrière l’uniformisation du statut d’élève. « La grosse », « sale con », « sale race » et « face de rat » sont des désignateurs de personnalité qui singularisent ses camarades. La parole blessante est celle qui fait fi de la fiction institutionnelle par laquelle conventionnellement les enfants se métamorphosent en « élèves » tandis que les adultes deviennent des « enseignants » en pénétrant la « communauté scolaire ». L’outrage opère assez souvent sur cette déchéance statutaire. L’alignement interprétatif et moral entre la portée de l’outrage et son ressenti tient à l’institutionnalisation de l’office enseignant comme maître de la parole.
27Il faut rajouter que l’audace d’Ayyub se soutient d’une réputation de dur qu’il tire du dehors. Ayyub fait partie des jeunes qui se considèrent comme les « mecs de cité » du Belvédère de Montrimond, l’autre « quartier sensible ». Mais contrairement à Kaci, Mirko, Mamadou, Jérôme et ses autres camarades du même âge, il fréquente les « grands », notamment grâce à l’entremise de son cousin Adam, dealer et grossiste du quartier. En s’occupant de menues tâches, de transport essentiellement, et parfois de vente au sein de l’établissement, il joue de la notoriété de son cousin pour s’arroger un prestige par procuration. Cette trame de pertinence biographique est nécessaire à la compréhension des relations interpersonnelles entre les pensionnaires de l’établissement car la vie extra-muros prolonge la « personnalité socia le » de l’élève (Warner, 1937), même lorsque cette histoire demeure invisible pour le corps enseignant et éducatif. C’est parce que les élèves ont à la fois parfaitement intégré les limites morales propres à l’école, et décidé malgré tout de reconduire les hiérarchies qui font les réputations du dehors, qu’ils sont capables de produire des écarts significatifs. Plutôt qu’un manque d’intégration des valeurs de l’école fondée sur la disparition des « bases socioculturelles qui fondaient un certain consensus à propos des attitudes et des modes de se comporter » dans la classe (Peralva, 1997, 104), il vaut mieux envisager la transgression au carrefour de l’arbitrage normatif des élèves et de leurs évaluations morales. Les valeurs de l’école sont parfaitement connues et intégrées, et c’est précisément à cette seule condition que les transgressions prennent la valeur de dissonance normative communément partagée. Cette dissonance peut aller jusqu’au renversement statutaire, apothéose de la transgression lorsque l’élève parvient à renverser le sens hiérarchique de la classe à son profit, même si cela doit se faire au prix de l’humiliation éhontée de son enseignant et de sa propre exclusion.
Devenir la « star sociométrique » de la classe : humilier son enseignante
28L’office enseignant est sanctuarisé : parole, fonction et corps circonscrivent une sphère de l’interdit. Les atteintes au corps sont investies d’un interdit absolu. Le passage à l’acte est par contrecoup une apothéose transgressive. George Alexandre, élève de 1re S (scientifique), frappe son professeur d’anglais le 10 novembre 1998, lui valant une exclusion définitive. Lors du conseil de discipline qui se tient le mercredi 2 décembre 1998, le proviseur fait lecture de « son rapport sur les faits » :
Madame Bitard au début de l’heure demande à George Alexandre le bulletin vert d’entrée après une absence. George le remet de mauvaise grâce en proférant des injures et va s’asseoir au fond de la classe à l’écart. Pendant la suite du cours ce ne furent que manifestations diverses d’humeur, de grossièretés, d’injures.
Vers 8 h 35 George se lève, va au bureau, jette par terre le sac de Madame Bitard, la frappe d’un violent coup de poing à l’œil droit et profère de nouvelles injures. Les autres élèves interviennent aussitôt en ceinturant George, en s’occupant de Madame Bitard et en envoyant chercher de l’aide au Bureau vie scolaire [5].
30Immédiatement après la lecture des « faits », les membres du conseil cherchent à trouver une explication à ce « geste », à le ressaisir dans un motif, remontant ainsi jusqu’aux signes avant-coureurs qui auraient pu alerter la « communauté scolaire ». À la toute fin du conseil de discipline auquel George refuse que ses parents assistent (il est majeur), le conseiller pédagogique d’éducation lui demande : « Avez-vous réfléchi ? Regrettez-vous votre geste ? » Ce à quoi il répond laconiquement : « Non ». Cette absence de repentance rappelle le « mutisme » dans lequel il se tient lorsque le proviseur l’interroge dans son bureau, immédiatement après l’agression. L’aplomb avec lequel George reste laconique et peu disert, n’est toutefois pas accompagné d’effronterie. D’après les commentaires qu’on fait de lui, il apparaît plutôt calme, consciencieux, presque tatillon. Il affirme ainsi n’avoir pas proféré d’« injures » mais seulement des « grossièretés ». Pour ne pas verser dans le psychologisme, il faut tenir ensemble la violence de George et les effets qu’elle produit sur l’audience. Audience dont il est lui-même partie prenante en tant qu’il se voit dans les effets qu’il produit sur autrui. Cette projection de soi dans une perspective en miroirs fuyants (Mead, 2006) est un rouage essentiel de l’ouverture de la parenthèse morale (Collins, 2008) qui permet à George de se tailler un nouvel horizon biographique. En outre, George rompt avec son soi public, celui avec lequel son enseignante et ses camarades ont l’habitude d’interagir. La froideur dans laquelle George se drape pour défier les adultes suppose donc un alignement indiciel entre la montée en gamme des violences et leurs significations situées, sans qu’elle puisse se reposer sur une habitude car George n’est pas connu comme un fauteur de troubles. Cela suppose une parfaite maîtrise des codes et des valeurs à transgresser. Autrement, la portée que cherche à leur donner George ne rencontrerait pas son effet dans l’audience à laquelle il destine ces affronts. En amont de l’« accord interprétatif » (Cicourel, 2018) destiné à ressaisir narrativement « ce qui s’est passé » dans la classe, il existe un alignement indiciel au moment où la violence plonge la classe dans la sidération. Cette forme de communication incarnée relève d’un apprentissage écologique (Ingold, 2000). Cet alignement indiciel procède de la catégorie de « priméité » chez Peirce (1978), c’est-à-dire d’une communication infra-linguistique. La violence communique dans une fulgurance de l’apparaître qui condense ce que le signe exhibe et ce à quoi il renvoie. La propagation du sens immoral se soutient d’une adhérence aux émotions dont le corps est le véhicule et le réceptacle.
31Ainsi, les « manifestations d’humeur », depuis lesquelles s’infèrent les intentions de George, sont perçues comme des extensions de la situation : il profère des « grossièretés », des « injures », il « se lève, va au bureau, jette à terre son sac… ». La portée de la violence s’enchâsse dans un réseau d’anticipations et d’interprétations, George anticipant la réception que les témoins vont faire des dissonances normatives et de la typicité des intentions concomitantes. Il existe plusieurs façons de se laisser séduire par la violence. George embraye sur son environnement par stations successives, chacune faisant jouer crescendo la correspondance écologique entre le canal de parasitage et la gravité de l’atteinte. D’abord les sons, puis les déplacements, enfin le coup. L’ultime étape est dans la fidélité à la ligne de fuite qu’il a créée dans la classe. Le refus de faire amende honorable, de dire des remords ou des regrets, ouvre un script sur son « fonctionnement ». La sidération initiale se transforme en un trouble significatif lorsque George est ressaisi dans un réseau d’imputation causale. En toute fin de conseil, des parents d’élèves rapportent ainsi l’acte à un problème de son père :
Problème d’alcoolisme du père. Il faut exiger que George se fasse aider par une psychothérapie, il est actuellement figé dans un « fonctionnement » de refus de soins comme son père.
33La psychologisation du « geste » est une « idéalisation réifiée » (Cicourel, 1967) qui dote l’acte d’une intelligibilité rétrospective. Inscrit dans un script, le trouble suit la montée en épingle narrative : le geste devient l’apothéose d’une carrière déviante. « Monnayer en représentations idéelles les expériences » (Cicourel, 2018) permet de nouer la biographie de George à une carrière typique. Sauf que les contraintes narratives et procédurales se soutiennent d’un arrière-plan éthique rédempteur qui informe la nécessité normative du pardon, mais ampute ce faisant l’expérience vécue du déviant.
34On se rappelle que le cas bien moins grave de Sylvain appelait déjà cette conscience du mal. Les cas d’agression violente exhortent d’autant plus l’auteur à exprimer une volonté coupable. Avant de reprendre la séquentialité de l’action (Cicourel, 2018), quelques remarques préliminaires sur l’alignement indiciel. George maîtrise les codes sociaux qui permettent non seulement de faire de son corps le véhicule d’une sensibilité particulière (la colère) mais aussi de provoquer les adultes en adoptant une posture de froideur qui donne une touche singulière à son geste. L’opérativité communicationnelle s’étire sur un spectre qui va des onomatopées aux somatisations affectives (Shusterman, 2008). Par la suite, il n’est pas dans une posture de déni, refusant d’assumer la gravité de son acte, mais au contraire, il assume parfaitement le rôle qu’il s’est taillé en attaquant son enseignante. Quant à la réflexivité – précisément liée à cette forme de violence – George est aux antipodes de l’acte irréfléchi, spontané et impulsif. Contrairement à beaucoup d’autres élèves qui dans les autres conseils de discipline se confondent en plates excuses ou en justifications, George adhère à la nouvelle identité sociale qu’il a initiée dans la classe. Le contraste fait signe vers une épreuve de vérité. Se joue pour lui une bifurcation biographique. L’attaque est un marqueur charismatique. Nul retrait, nul regret, nulle excuse, il ne quémande pas qu’on lui pardonne. L’engagement jusqu’au-boutiste de George, celui de refuser de formuler des regrets dans une société qui accorde de l’importance au pardon, engage une présentation de soi qui remet en cause la vénérabilité de la norme enfreinte, la sacralité de la personne meurtrie, et par ricochet ébranle l’idéal consensuel sur lequel repose l’idée même de pardonner. La solennité du conseil de discipline permet à George de consacrer définitivement sa nouvelle identité en assumant pleinement son acte. En se rendant inébranlable à autrui, la vulnérabilité des normes (Goffman, 1991) qu’il foule construit dialectiquement le lieu où il peut se tenir en toute puissance, fier de ne pas en démordre, fidèle à celui qu’il a commencé d’être dans la classe.
35Cette « authentique expérience créative » (Katz, 1988, 8) suit une carrière sensuelle qui s’inscrit dans une niche émotionnelle, la salle de classe. Cet « espace d’attention émotionnelle » (Collins, 2008, 513) canalise les formes expressives que peut revêtir la violence. Il nous faut dégager le processus grâce auquel l’environnement est doté d’un pouvoir d’attraction si fort que George se laisse séduire par l’acte, tout en décrivant le processus de construction sociale qui préside à cette métamorphose du soi, passant progressivement de l’énervement contenu (marmonner) à la virulence verbale (injurier et insulter) puis à la violence physique (jeter le cartable et porter un coup de poing). Relier les procédures d’étiquetage à l’expérience déviante oblige à suivre pas à pas la temporalité de l’action, dont le terme est le coup de poing porté à son enseignante.
Le mardi 10 novembre à 8 heures, George Alexandre s’assit au fond de la classe, décalé d’une table par rapport aux autres élèves. Madame Bitard lui pria de s’avancer mais ce dernier rétorqua à deux reprises : « Va te faire foutre ! » Madame Bitard n’entendit point et lui répondit qu’il pouvait faire ce qu’il voulait mais qu’elle en tiendrait compte dans son rapport. Puis elle lui demanda son billet vert d’entrée en classe ; en effet, George avait manqué plusieurs jours les cours. Il le lui donna en la traitant de « connasse ».
Au fur et à mesure du cours, George injuriait Madame Bitard (« ta gueule », « y’en a marre connasse ! ») et quant à Madame Bitard, elle l’ignorait. Puis, vers 8 h 20, George se leva pour récupérer « son » papier vert. Au bout de 2 à 3 minutes, il se releva pour aller jeter son papier qui selon lui n’était pas le bon, tout en injuriant Madame Bitard (« imbécile », « idiote »).
De retour sur sa chaise, il frappait sa table de la main. Puis, vers 8 h 30, il se leva en disant : « Y’en a marre sale pute ! Ça suffit ! » Arrivé au bureau il jeta à terre le sac de Madame Bitard puis la frappa au visage en lui disant « Rampe salope ! ». Une partie des élèves s’occupa de neutraliser George tandis que l’autre s’occupa de Madame Bitard. Deux élèves sont allés chercher de l’aide auprès du Bureau des surveillants et de l’infirmerie. Madame Bitard fut soignée et M. Delcourt [conseiller pédagogique d’éducation] arriva pour se rendre compte de la situation. George s’adressa à M. Delcourt : « Pour qui tu te prends ? », puis il finit par le suivre en s’adressant une dernière fois à Madame Bitard : « Jamais je ne ramperai devant toi sale pute ! »
37L’intégralité des témoignages des élèves (onze en tout) fait démarrer l’altercation sur la remise du billet vert et le refus de combler l’espace vide entre deux rangées, qu’il accompagne de « grossièretés » (« connasse ») et en adoptant une attitude « rageuse » (d’autres disent avec « énervement », ce qui semble correspondre au fait de « le jeter d’un geste brusque sur le bureau »). Alors que George multiplie les dissonances normatives pour provoquer une réaction (« va te faire foutre », « sa lope », « t’es sourde ou quoi ? », « ta gueule », « y’en a marre connasse », etc.), Madame Bitard reste « calme ». L’une des élèves évoque encore l’idée qu’elle n’entend rien exprès, afin de démarrer le cours. Ce qu’elle fait. Très vite, il l’interrompt pour récupérer son billet. Elle refuse dans un premier temps mais comme il insiste, elle l’autorise à se lever. Il se rend à son bureau, récupère le billet, mais prétextant que ce n’est pas le sien, il se lève derechef pour le jeter à la poubelle avec de nouvelles injures : « idiote », « imbécile c’est pas le bon », « faut vraiment être débile ! ». Madame Bitard parvient quand même à reprendre le cours malgré tout car « tous les élèves ayant choisi de l’ignorer nous ne nous en préoccupons pas ».
38Il est notoire d’après les interprétations que produisent les élèves qu’ils comprennent que George cherche à provoquer par son insolence. Sauf qu’il manque de produire les effets escomptés car « au bout d’un certain temps, s’étant probablement lassé, il commença à insulter régulièrement la professeure en interrompant son cours ». On note d’après les témoignages une sorte de montée en intensité. Immédiatement après la lassitude, provoquée par l’absence de réaction chez ses camarades et son enseignante qui l’ignorent, il multiplie les interventions sur les canaux de parasitage. Après l’épisode où il « tapote sur sa calculatrice », il redouble d’injures, puis se met à « tapoter » de plus en plus en fort sur sa table sans jamais pour autant par venir à « déranger Madame Bitard », toujours impassible. Cette totale indifférence met en péril l’identité qu’il tente d’instaurer dans la confrontation. L’absence de répondant menace de dégonfler la crédibilité et le sérieux de l’identité qu’il tente d’instaurer. Paradoxalement, l’absence de réaction menace de lui faire perdre la face s’il ne surenchérit pas car chaque nouvelle provocation met un peu plus à nu la faiblesse de son pouvoir de nuisance. Dès lors que George retourne la tonalité de l’interaction en entamant une relation conf lictuelle, il ouv re une « chaîne rituelle d’interaction » (Collins, 2004) qui s’autoalimente des cycles provoquer – être ignoré. Malgré la tentative de retourner l’ordre hiérarchique qui préside à l’interaction, l’ensemble de la classe semble indifférent aux soubresauts de George. À cet égard, l’intuition de Christophe Andréo (2005) trouve ici confirmation : la hiérarchie enfantine de la cour de récréation est indexée sur la hiérarchie de prestige extérieure à l’école. En outre, George n’occupe aucune position prestigieuse au-dehors de l’établissement. Contrairement à Ayyub, Kaci ou Mamadou, il ne fait pas partie des cliques du Val et du Belvédère. Ainsi, ses emportements peinent à trouver son audience car aucun camarade en particulier n’est le récipiendaire de ses emportements. Certains commentaires nous laissent même croire qu’au lieu de capitaliser les soutiens il s’isole : « il avait été absent à plusieurs reprises, aussi Madame Bitard, lui demanda-t-elle de lui apporter, comme il se doit… » ou encore le fait de « jouer » avec sa calculatrice alors que « ça n’a pas lieu d’être ». Kaci, alors dans la même classe que George, se rappellera l’événement comme d’un « pétage de plombs ». L’absence de complaisance de ses camarades, leur indifférence et leur ignorance, quand il ne s’agit pas de réprobation, participe à l’écarter aux marges du cadre de participation qui s’est installé par-devers lui, la reprise du cours d’anglais. Alors qu’il souhaite devenir la « star sociométrique » (Collins, 2008, 115), le personnage central de la mise en scène interactionnelle, il se voit relégué à une participation périphérique. Autre paradoxe, l’immixtion des hiérarchies juvéniles extra-muros semble juguler les transgressions en plaçant les seuils de dissonance normative en dessous de l’agression physique. En effet, la transgression rencontre plus vite une réaction favorable auprès d’une audience déjà acquise. À l’inverse chez George qui doit redoubler d’effort pour se rendre visible à autrui.
39Contrairement aux approbations tacites qui tempèrent le degré d’agressivité, l’issue de ce cas nous renseigne sur le processus émotionnel qui engage George dans une épreuve de vérité, construisant dialectiquement la situation qui le happe. Excédé de ne rien provoquer chez autrui – en contrepoint du rôle de « petit con » (Katz, 1988, 80, parle de badass) dans lequel se complaît plus haut Ayyub –, il se lève, jette le sac de son enseignante, lui assène un coup de poing qu’il commente. Sur ce dernier point, malgré les variations, une constante demeure, l’usage du verbe « ramper ». Les témoignages oscillent entre l’ordre (« Rampe sale pute ») et la mise en garde (« Souviens-toi que jamais je ne ramperai devant toi »). Les deux options de l’alternative se rejoignent sur l’avènement d’une émotion située : le frisson de l’inversion des rôles rituels. Il ordonne et elle obéit. Le silence qui règne, la solidarité passive des élèves assis et le respect pour l’office, deviennent des signes qui narguent son impuissance. Le bureau de l’enseignante fait saillie dans l’environnement puisque les canaux de communication à distance sont inopérants. Personne ne réagit aux injures et aux coups sur le bureau. L’attraction que suscite cette dernière provocation est à portée de main. Il a déjà fait deux ou trois fois le chemin jusqu’au bureau avant son ultime forfait. L’audience est donc d’une certaine façon insensible lorsqu’il se lève. Personne n’anticipe ce qu’il va faire. Il s’approche. Avant le coup, il faut encore se donner le courage d’aller jusqu’au bout, alors il jette le sac, moment de retournement hiérarchique puisqu’il oblige enfin l’enseignante à devoir ramasser par elle-même son sac. Ça y est, enfin, il est parvenu à lui faire faire quelque chose, elle va devoir « ramper ». On ne peut que deviner ce qui se passe alors dans son corps, mais sans doute que l’adrénaline et l’excitation se combinent pour l’emporter vers l’issue qu’a ouverte ce tunnel émotionnel : le coup de poing devient une échappatoire existentielle momentanée pour rompre l’humiliation de l’ignorance. Dans son esthétique, le coup de poing ouvre la porte de la rencontre sociale de laquelle il était l’instant d’avant exclu. L’esthétique du renversement violent achève de consacrer son statut rituel : il est le donneur d’ordre. « Rampe sale pute ! », lui ordonne-t-il à l’apogée du retournement rituel. On connaît la suite, il est « scotché » par Kaci qui le plaque contre une armoire pour le calmer, ramené par le conseiller pédagogique d’éducation auprès du proviseur, exclu à titre conservateur le temps du conseil, jugé, puis exclu définitivement.
40Durant le conseil de discipline, George renoue avec ce moment inaugural. La « communauté scolaire », réunie solennellement pour le juger, sert de tribune pour consacrer sa nouvelle identité de déviant. Les ruses de la transgression juvénile servent des desseins éthiques qui échappent aux analyses macrosociologiques. À hauteur d’être humain, où se vivent les passions et les haines, la déviance relève tout aussi bien d’un style de vie qu’elle n’emporte une bifurcation existentielle. En effet, les transgressions juvéniles ne sont pas « réductibles à l’expérience de domination scolaire et de l’échec » (Andréo, 2005, 20). Ces résultats empiriques confirment la richesse qu’ouvre la perspective de Christophe Andréo lorsque l’école est appréhendée à hauteur d’enfants et d’adolescents. Dès lors qu’on se détourne des axiomes de réussite et d’apprentissage posés par l’institution scolaire, on découvre un univers de significations qui tempère le modèle selon lequel les transgressions seraient des « réactions défensives systématiques face à une école qui les relègue et “fabrique” du mépris » (Andréo, 2005, 20).
Conclusion : vers une écologie de la déviance entre style transgressif et bifurcation existentielle
41À rebours de l’idée que la déviation est un raté de l’interaction, de l’éducation ou de la socialisation, mon matériau nous convainc, dans la veine interactionniste de Cicourel, que la déviance juvénile procède de la rencontre inchoative (Cicourel, 2018, 94) entre les attentes d’arrière-plan d’une communauté conformiste, ici la « communauté scolaire », et les ruses de la transgression des « élèves ». L’expérience déviante est constitutive du procès en étiquetage par lequel certaines dissonances normatives deviennent des troubles appelant une réaction sociale (Kitsuse, 1962). Ces attentes pourvoient à des formes de déviance dont peuvent s’emparer ceux qui y trouvent plus de plaisir que dans le conformisme. À cet égard, la norme exorbitante de l’obéissance s’est avérée incapable de restituer l’expérience vécue de la transgression. Chemin faisant, cette écologie des situations s’est avérée indispensable pour restituer la part active qu’exercent les déviants sur leur propre trajectoire, indépendamment des effets d’héritage, de domination et de relégation qui, tout en offrant une vue d’ensemble sur les destins sociaux, masquent la dimension vécue en première personne, grâce à laquelle ceux qui restent muets dans le silence des archives s’ouvrent des horizons de sens inattendus. Derrière l’uniformité des subsomptions en termes de classes sociales, d’héritages culturels et familiaux ainsi que de types psychologiques, la temporalité du passage à l’acte reste décisive (Katz, 1988). En effet, la dynamique processuelle du passage à l’acte emporte une dimension charnelle inéliminable. Elle donne une texture à l’expérience vécue à l’aune de quoi la transgression peut se vivre comme un engagement existentiel et biographique.
42Depuis l’expression sans fard de ses sentiments (Sylvain et Sami) jusqu’à l’agression physique (George) en passant par le gag (Mamadou), l’offense (Kaci) et l’intimidation (Ayyub), la dissonance normative inaugure un possible point de basculement biographique. La déviation aménage un nouvel espace de perspectives morales où peuvent se déployer des horizons de subjectivité exaltés par les pairs : le goût du risque, la volte-face, le défi, voire la rupture. La tribune et l’audience qu’offre la salle de classe sont des espaces de mise en scène et de consécration du soi déviant dans la hiérarchie de la cour de récréation, dont on a vu qu’elle déborde l’enceinte de l’établissement pour se répercuter au-dehors, et réciproquement, les hiérarchies juvéniles faisant irruption dans la salle de classe pour parfaire des élans charismatiques ou les freiner. L’expérience déviante engage une conversion du soi et un engagement éthique. La conversion met en scène le point de basculement biographique engagé dans une bifurcation morale (Matza, 1969). Cette dimension éthique se déploie sous les traits d’une fidélité à soi-même même lorsqu’elle implique un certain jusqu’au-boutisme. Cette approche met l’accent sur la motivation, le choix et la liberté morale qui préside à cette éthique du défi. Sur le plan d’une sociologie morale, cette perspective évite l’impasse relativiste du constructivisme car l’efficace de la violence, son pouvoir d’outrager et d’humilier son enseignant par exemple, suppose qu’elle conserve sa charge immorale pour tous les protagonistes, le déviant compris. Autrement, les effets subjectifs escomptés ne se réaliseraient pas émotionnellement.
43Cette écologie de la transgression se soutient du pluralisme normatif que suppose la multiplication des institutions de délégation éducative. Une fois intra-muros, les enfants deviennent des élèves auxquels s’applique un régime normatif hors norme par rapport à ce qui leur est permis au-dehors. La norme réglementaire qui se donne pour tentaculaire n’est pas totale car elle rencontre l’éthique du défi qu’exalte la société juvénile. Loin d’entraîner systématiquement le conformisme des sujets visés par cette normativité, les « microphysiques du pouvoir » (Foucault, 1975) échouent à discipliner et à contrôler totalement des corps. Il est certain que les dispositifs se donnent une portée de surveillance généralisée et pour résultat le conformisme. Mais dans les coulisses de cette mise en scène institutionnelle les ruses de la transgression juvénile sont autant de « technologies muettes [qui les] court-circuitent » (de Certeau, 1990, xl). Cette anti-discipline plaide en faveur d’un modèle éthique interstitiel (Thrasher, 1936) et d’une théorie de la socialisation différentielle (Sutherland, Cressey, 1924). En effet, l’avènement de la citadinité moderne va de pair avec des régions morales de la ville où les jeunes développent dans leur entre-soi une éthique en rupture avec ce que les adultes attendent d’eux. Toutes les sociétés optent pour des économies du châtiment qui sont autant d’options culturelles dans l’appariement du style de déviation et du régime de sanction (Erikson, 1966). Ces options ouvrent des espaces moraux pour amender ses choix, regretter ses gestes, formuler des regrets, accueillir le pardon, exprimer sa repentance, ou encore dans les sociétés croyantes se sentir sauvé de la damnation. En creux, cet arrière-plan éthique sert de butée normative à la conversion du soi et à la bifurcation existentielle des déviants qui préfèrent l’exaltation de la transgression au conformisme. En reprenant la terminologie de la première école de Chicago, l’éthique du défi est une ligne de fuite naturelle de l’école. Elle est constitutive de l’écologie morale de l’école qui sanctuarise le corps enseignant.
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Notes
-
[1]
Expression que l’on trouve à maintes reprises dans les règlements intérieurs, le contrat de vie scolaire et les pièces d’archives, procès-verbaux des conseils de discipline compris.
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[2]
L’absence de conservation des carnets de correspondance aux archives départementales appelle une précision. Quelques carnets de liaison ont été conservés à la cité scolaire Montesquieu grâce à la ferveur de professeurs d’histoire à la retraite, que je remercie chaleureusement. L’association de l’amicale des anciens élèves, à l’origine d’un musée destiné à retracer l’histoire séculaire du lycée, soutient la tâche de ces deux passionnés.
-
[3]
Expressions que l’on trouve dans les procès-verbaux des conseils de classe à l’opposé des attitudes dissonantes des élèves « perturbateurs », « agités », « bavards », « peu concentrés », etc., que l’on trouve dans les bulletins de notes et dans les dossiers scolaires.
-
[4]
La notification consécutive est datée du 29 mai 1997 ; les faits sont donc légèrement antérieurs.
-
[5]
Ces archives courantes ne sont pas versées aux archives départementales. Destinées au musée, elles n’ont pas de cote au moment de l’enquête.