Notes
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[1]
Black Swan est un film de Darren Aronofsky sorti en 2011 en France avec Nathalie Portman et le danseur étoile Benjamin Millepied.
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[2]
Comme le souligne Pierre Bourdieu les inclinations durables du corps socialisé s’expriment et se vivent dans la logique du sentiment (amour filial, fraternel, etc.) ou du devoir […] souvent confondus dans l’expérience du respect et du dévouement affectif (Bourdieu, 1997).
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[3]
Pierre Bourdieu dans le chapitre de Raisons pratiques consacré à « L’économie des biens symboliques » souligne que La violence symbolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des attentes collectives, des croyances socialement inculquées. Comme la théorie de la magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance, ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d’appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir (Bourdieu, 1994, 190).
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[4]
Dès le milieu des années 1980, sont mises en place des instances de formation dont le centre national de danse contemporaine (CNDC) et les sections contemporaines dans les conservatoires régionaux et supérieurs de Paris et Lyon (CNSMDP) ainsi que des lieux de consécrations spécifiques. En 1984, la mise en place des Centres chorégraphiques nationaux (CCN) marque une étape importante. La nouvelle nomenclature établie en 1998 précise le contenu des trois catégories de subvention qui définissent le sort institutionnel des compagnies hors CCN. Les carrières de danseurs varient en fonction de leur appartenance à tel ou tel type de compagnie.
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[5]
Voir dans le dernier film de Wim Wenders (2011) sur Pina Bausch basé sur les témoignages des danseurs, la façon dont ceux-ci développent la rhétorique de la révélation et de la soumission au génie créateur (Wenders, 2011).
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[6]
Sur la crise de la mobilité sociale et de la difficulté des générations nées après 1970 d’occuper des positions au moins équivalentes à celles de leur parents (Chauvel, 2002).
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[7]
Comme le signalent Bourdieu/Passeron combler les élèves d’affection, comme le font les institutrices américaines, c’est se trouver doté de cet instrument de répression subtile que constitue le retrait d’affection, technique pédagogique qui n’est pas moins arbitraire que les châtiments corporels (Bourdieu, Passeron, 1970).
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[8]
Gérard Mauger (Mauger, 2006) souligne en reprenant Pierre Bourdieu que Les dispositions peuvent se transformer mais par un travail, et non par un miracle instantané, comme on le voudrait ; et un travail souvent collectif, une sorte de rééducation. […] La logique selon laquelle s’apprennent les pratiques […] est très différente de la logique selon laquelle s’apprennent les choses logiques, les choses abstraites. […] Dès lors que le corps est directement mis en jeu […] le travail d’apprentissage ou de désapprentissage est très compliqué [Bourdieu, 2003, 77].
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[9]
La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique ; mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps (Bourdieu, 1997).
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[10]
Une responsable du Centre national de la danse (CND) spécialisée dans le droit du travail, remarque que des chorégraphes appellent anonymement pour savoir jusqu’où ils peuvent aller dans l’exploitation et la limite de la légalité, tout comme sur n’importe quel marché du travail où les employeurs ont pour objectif de réduire les coûts.
1Associer violence et art relève souvent d’une représentation stéréotypée où le créateur démiurge harcèle, malmène ou broie ses disciples au nom de l’intérêt suprême de l’art. Le film récent Black Swan, qui mettait en scène une danseuse dominée par le chorégraphe jusqu’à la folie meurtrière, illustrait de manière presque canonique cette représentation convenue [1].
2Pour prévenir les représentations communes d’une dimension pourtant cruciale de la production artistique, qui est le rôle de la violence dans l’interaction entre les artistes, il nous paraît indispensable de recourir à la sociologie classique des professions et du travail, qui permettra de ne pas postuler quelques exceptions propres au travail artistique. Mais la sociologie francophone des professions artistiques, qui fait de ces mondes de l’art des mondes réductibles à la rationalité d’agents aptes aux arbitrages rationnels (Menger, 1989), n’a quasiment pas traité ce sujet, abordant au plus les rapports de pouvoir au sein des organisations de production artistique (François, 2002 ; Proust, 2003).
3Si l’on se penche sur le marché du travail chorégraphique, les contraintes exercées sur les corps s’imposent immédiatement, multiples et prolongées tout au long d’une vie professionnelle caractérisée de surcroît par une précarité permanente. De prime abord, on pourrait définir cette contrainte sur les corps comme la simple expression de rapports de domination consubstantiels au métier, depuis la période d’apprentissage jusque dans les multiples rapports employeurs-employés déclinés tout au long de la carrière. Ce serait ignorer alors la dimension vocationnelle du métier, qui élève cette contrainte en une dimension centrale de la professionnalisation. Ce serait aussi négliger le fait que les danseurs contemporains sont pour la plupart, des enfants de cadres supérieurs (plutôt fonction publique), professions libérales ou de professionnels du spectacle, héritiers d’un fort capital culturel et susceptibles de pouvoir exprimer les sensations morbides liées à la douleur tout en étant davantage disposés à objectiver les ressorts des rapports au travail (Boltanski, 1971 ; Bourdieu, 1979).
4Aussi la définition même de la violence apparaît problématique dans un univers où elle se décline souvent sous l’angle de la norme professionnelle et où ceux-là mêmes qui la subissent ne la désignent pas comme telle et participent dans le même temps à en asseoir la légitimité (Kalinowski, 2005). Gérard Lenclud souligne ainsi que : la violence ne se donne pas d’emblée pour telle, sa spécification résulte d’une procédure toujours ouverte de qualification (Lenclud, 1995, 10). Il faut alors s’interroger sur les conditions de légitimité scientifique d’un indice global de violence ou autrement dit la mesure de la continuité entre les différents registres d’expériences et de faits rassemblés sous ce concept (Naepels, 2006).
5Ainsi, la contrainte physique, qui est l’une des dimensions de la violence, est centrale. Tenter de l’objectiver exige de comprendre en miroir le processus de dressage des corps et les dispositions des agents qui incorporent les normes professionnelles spécifiques au monde de la danse, et de réfléchir finalement aux conditions de possibilité de cette violence, c’est-à-dire à sa légitimité. En effet, la violence est vue comme légitime lorsqu’elle est prévue par le droit (Moreau de Bellaing, 2009 ; Sümbül, 2013). Mais dans l’univers professionnel de la danse, la violence devient légitime par le flou-même des institutions, par le truchement de la vocation ou des trajectoires sociales des acteurs.
6La violence physique est la contrainte sur les corps, qui se manifeste dans les prises de risques, les blessures qui mettent le corps du danseur en jeu, et restent indissociables des affects propres à la relation « créateur »-interprète [2].
7L’absence de syndicalisation, d’une culture de la négociation collective, conjuguée à la montée de la précarité chez les danseurs évince le droit des rapports collectifs au travail (Rannou, Roharic, 2006). Dès lors, les normes professionnelles spécifiques, situées dans le type de travail du chorégraphe, en viennent à s’imposer comme des ordres juridiques privés, le temps d’une ou de plusieurs créations, voire sous l’angle d’une domination qui déborde sur la sphère privée du danseur. La figure charismatique du chorégraphe-employeur autorise la production d’une domination qui peut déborder sur des humiliations quotidiennes. Dans ce cadre la dimension symbolique des investissements des chorégraphes et des danseurs est partie prenante de l’analyse des rapports sociaux au travail. En effet, l’un desenjeux majeurs de la vocation artistique réside dans l’expression pour le danseur de sa singularité et dans la logique de sacrifice qui lui est associée (Sorignet, 2006). Ce constat nous conduit alors à tenir compte des différentes expressions de la violence, y compris lorsqu’elle s’exerce de manière douce [3] avec la coopération même de ceux qui la subissent et ne se mesure qu’après coup par le biais d’un retour réflexif sur la situation de travail.
8Aussi, ce que l’observateur extérieur pourrait qualifier de violence dans les rapports entre chorégraphes-employeurs et danseurs-employés n’est pas nécessairement vécu comme telle par ces derniers tant que le pouvoir symbolique du chorégraphe est actif. La routinisation d’un charisme dont la légitimité est fragile car toujours sujette aux revirements de l’institution qui le valide, à l’obsolescence de ce qui faisait innovation, rabat le chorégraphe vers la mobilisation de son statut d’employeur pour imposer sa domination. La violence issue de l’asymétrie des positions des danseurs et des chorégraphes dans l’économie de la production artistique retrouve alors toute sa visibilité.
9Afin de décrire ces processus d’émergence et de perpétuation de la violence, je m’attacherai dans un premier temps à comprendre en quoi l’acceptation par les danseurs de la contrainte sur les corps et la prise de risque physique et psychique apparaissent comme une norme professionnelle partagée et même valorisée. Dans un second temps, j’analyserai les liens entre violence et charisme du chorégraphe en montrant que les différents statuts occupés par le chorégraphe – employeur et créateur – et les légitimités sur lesquelles ils reposent, produisent une tension jamais totalement résolue entre ce qui relève de la fonction sociale de l’artiste (dimension « prophético-sacerdotale » de la position artistique) (Chamborédon, 1986, 517) et la logique contractuelle dans un marché du travail tendu où l’offre est supérieure à la demande. Enfin, la légitimité de cette violence est indexée aux positions occupées par les acteurs, et donc contingente, fragile. L’institutionnalisation de la danse contemporaine au tournant des années 1980 à travers l’instauration d’institutions de formation supérieure, et de lieux de consécration spécifiques [4] asseoit la position du chorégraphe. Cependant, ce processus de légitimation n’apparaît pas suffisant pour assurer le chorégraphe de sa capacité à imposer la reconnaissance de son droit à l’exercice de la violence légitime. En effet, l’acceptation de la domination du chorégraphe par les danseurs sur lesquels elle s’exerce devient plus mouvante et transitoire. L’origine sociale, le diplôme, l’ancienneté dans le métier, le contenu de leur expérience professionnelle, leur situation matrimoniale sont autant d’éléments qui font varier leur disposition à adhérer individuellement et collectivement à la croyance dans le charisme du chorégraphe(Sapiro, 2007). Il apparaît alors comme le souligne Manuel Schotté à propos des coureurs de fond marocains ayant atteint la célébrité que la grandeur à base charismatique, instable par nature, n’est toutefois jamais acquise une fois pour toutes et nécessite un travail permanent pour se pérenniser (Schotté, 2012). Cela pose alors la question du consentement ou le sens et la limite de l’engagement vocationnel des danseurs car obéir n’est pas adhérer (Mariot, 2003 ; Mathieu, 1985), en particulier lorsque l’autorité charismatique du chorégraphe s’est irrémédiablement dévaluée. C’est pourquoi, je m’attarderai à examiner des cas où les danseurs se mobilisent individuellement et/ou collectivement et à montrer sur quelles ressources ils s’appuient alors pour le faire, en restituant ces formes de résistance dans la prise de conscience individuelle mais aussi par un travail collectif de désapprentissage corporel des effets de la domination exercée par le chorégraphe-employeur.
Une enquête ethnographique
Identifié comme danseur et comme chercheur, j’ai pu utiliser ces deux identités, faisant varier ainsi la définition implicite de la relation d’enquête. Dans les entretiens enregistrés, en moyenne de deux heures et trente minutes (certains font parfois quatre heures), les danseurs interviewés voyaient une occasion – un peu solennelle – de faire un bilan de leur parcours avec une personne à la fois assez proche et assez éloignée pour pouvoir construire avec son aide un discours réflexif sur soi. Dans d’autres cas, l’oubli momentané par les enquêtés de ma position particulière (certains sont devenus des amis au cours de l’enquête) m’a permis d’avoir accès à des sphères plus intimes de leur vie et de leur trajectoire (l’utilisation du magnétophone semblait alors inopportune).
Les répétitions d’entretiens informels sur plus de dix ans avec un noyau dur d’enquêtés d’une vingtaine de personnes ainsi que les multiples observations faites aussi bien dans l’espace professionnel que privé permettent de réunir des données sur la façon dont les danseurs contemporains construisent leur rapport à leur métier mais aussi un « style de vie ».
Une norme professionnelle qui intègre une violence ordinaire sur les corps
Des dispositions professionnelles construites au sein des institutions de formation
10S’érigeant en entrepreneurs de normes (Becker, 1985) les écoles supérieures ont, selon des modalités propres qui les différencient, fixé des degrés d’habilitation pour prétendre entrer dans une « carrière » de danseur. Un travail intense sur le corps, le contact avec des professionnels, l’expérience scénique, une évaluation régulière des progrès et la sanction de l’examen de fin d’année jalonnent l’acquisition d’un ensemble de compétences négociables sur le marché du travail, en délimitant l’accès et définissant le « danseur professionnel », les ayants droit et les outsiders.
11Ces critères semblent être assez bien intériorisés puisque la majorité des danseurs passés par ces institutions voient dans l’obtention de leur diplôme une étape déterminante dans l’accès au statut de danseur. La majorité des élèves vivent loin de leur famille et logent au sein des résidences du Conservatoire qui ne sont plus les internats d’antan, mais qui, par leur emplacement (sur le lieu même où sont donnés les cours) participent au conditionnement général d’adolescents qui sont suivis pendant plusieurs années (Durkheim, 1990). La gestion de la douleur, la discipline mais aussi l’apprentissage de l’humiliation et de la soumission (Sorignet, 2004b) sont partie intégrante de l’apprentissage et structurent le rapport vocationnel au futur métier (Suaud, 1975). C’est ce qu’évoque Marie, 32 ans passée par le CNSM.
Je me souviendrais toute ma vie lorsque j’ai passé le concours. Pendant une heure on avait un cours qui portait sur un port de bras, c’est-à-dire deux mouvements de bras. Pendant une heure, cela n’allait pas, la prof disait en permanence, « ce n’est pas cela, recommence ». Quand tu apprends très jeune, ce type de discipline et de hiérarchie, tu fais comme moi, tu mets des années à identifier quand un chorégraphe prend le pouvoir sur toi, puis des années pour arriver à protester (Marie, 32 ans, 12 ans d’expérience).
13Répondre aux contraintes physiques, relever des « défis », faire preuve de virtuosité mais aussi être docile sont inscrits dans les dispositions professionnelles structurées dès la période d’apprentissage et tout au long de l’expérience professionnelle. Cette violence ordinaire qui s’exerce à la fois par le langage et le geste, non identifiée comme telle au début apparaît, d’une certaine façon légitime, naturalisée car inscrite dans un apprentissage d’une discipline collective, valorisée par la formation.
La douleur comme norme professionnelle
14Pour de nombreux danseurs « avoir mal au corps » est aussi le signe de « sentir son corps », de voir que l’on a « bien travaillé ». C’est ainsi que le formule Judith, passée par l’Opéra de Paris puis dans diverses compagnies de danse contemporaine internationalement reconnues, qui met sur le compte de sa formation au sein de l’école de danse d’avoir ce rapportdiscipliné et extrême avec son corps. Lors d’une répétition, elle fait une improvisation sur le thème donné par le chorégraphe : un acte de torture, elle s’attache les poignets et se fait tirer violemment par l’un des danseurs à qui elle a demandé de jouer un rôle de bourreau. Quelques instants après la fin de la séquence, je remarque que ses poignets sont boursouflés. Elle me répond vivement moi quand je me lance dans la danse, j’y vais à fond. Ça(me désignant sa blessure), ce n’est pas grave. J’aime avoir mal au corps, cela veut dire que je rentre dans le travail (Judith, 35 ans, 20 ans d’expérience).
15Tenir à la conception que l’on se fait de soi et de sa vocation artistique, exige pour Judith de manifester pleinement son engagement, y compris à travers la multiplication de stigmates corporels. La blessure est alors perçue comme l’expression du sacrifice de soi dans le cadre d’un investissement qui se doit d’être total pour correspondre à la perception qu’elle a d’elle-même et qu’elle entend donner d’elle : une danseuse pleinement « professionnelle » telle qu’elle le conçoit depuis sa formation au sein de l’école de danse. C’est que la « violence » sur son propre corps n’est pas vécue sous l’angle d’un rapport de domination dans lequel le chorégraphe jouerait le rôle du persécuteur mais davantage comme le signe apparent de sa professionnalité, tant auprès d’elle-même que du chorégraphe et des autres danseurs pris dans la même configuration (Sorignet, 2006). La légitimité de cette « violence » réside ainsi sur la notion de « devoir professionnel » qui comme le souligne Max Weber, erre dans notre vie comme un fantôme des croyances religieuses d’autrefois(Kalinowski, 2005 ; Weber, 1988, 256, 322). Les danseurs, en souscrivant à cette contrainte physique déclinent un des éléments centraux de leur investissement professionnel, celui d’une dévotion à leur art qui exige de pouvoir supporter que leur corps soit malmené.
16C’est ce que souligne Émilie qui a travaillé pendant plusieurs années avec un chorégraphe réputé pour la virtuosité qu’il exige de ses danseurs :
Avec Bill, on travaillait tout le temps sur la limite du déséquilibre. Pendant les cinq ans où je suis restée, j’avais tout le temps mal au corps le soir après les répétitions mais c’était génial. Il nous obligeait à aller chercher loin en nous, à nous dépasser constamment (Émilie, 33 ans, 15 ans d’expérience).
18La contrainte technique sur le corps requise par l’univers esthétique du chorégraphe produit une douleur qui n’est pas vécue comme une violence s’inscrivant dans un rapport de domination. En effet, cette contrainte est librement consentie et perçue comme l’expression de la propre légitimité d’Émilie à pouvoir se penser comme interprète et pouvoir s’inclure dans le projet artistique du chorégraphe. La souffrance sur le corps est même exprimée comme le signe valorisant de son appartenance à une compagnie prestigieuse. L’auto imposition de contraintes corporelles très douloureuses souligne le processus d’intériorisation de normes professionnelles centrées sur la réalisation individuelle et le dépassement de soi. Mais pour saisir pleinement cette logique vocationnelle à l’œuvre, il faut aussi la restituer dans les rapports sociaux au travail inscrits dans un marché du travail où les offres sont très supérieures aux demandes.
19Le cas de Anne est exemplaire. Anne, 39 ans, est issue d’un milieu favorisé (père ingénieur, mère au foyer), elle a fait des études supérieures et débute sa carrière de danseuse assez tard, vers 22 ans, après avoir été formée dans un conservatoire de région. Très douée physiquement, elle est rapidement recrutée dans une compagnie réputée avec laquelle elleva travailler pendant dix ans avant d’en partir. Elle travaille régulièrement depuis deux ans avec une jeune compagnie dont les chorégraphes ont imposé une esthétique de danse très exigeante physiquement. Anne a accouché de son deuxième enfant, il y a juste cinq mois lorsqu’elle reprend un duo nécessitant des prises de corps proches de la lutte, la capacité à tenir le poids de l’autre, pour une représentation, programmée après sa grossesse. Elle a assuré les chorégraphes qu’elle serait rétablie de son accouchement et qu’ils n’avaient pas besoin de rechercher une autre danseuse pour une éventuelle reprise de rôle. Lors de la première session de répétition, réceptionnant mal sa partenaire, elle s’écroule comme foudroyée, incapable de bouger, faisant craindre le pire aux autres danseurs et aux chorégraphes. Sa première réaction est de signaler qu’elle est paralysée je ne peux plus bouger, j’ai très mal. Ce doit être mon bassin qui ne s’est pas encore bien remis mais elle rajoute très vite je suis dégoûtée si je ne peux pas danser. Peut-être que c’est une crise passagère et que demain cela ira mieux. Finalement elle sera remplacée mais le jour même de la représentation, alors qu’elle va beaucoup mieux, le diagnostic étant un lumbago foudroyant, elle me souligne, en regardant sa remplaçante, j’aurais pu la jouer ce soir la pièce, il aurait juste fallu adapter quelques portées. Cela me fait vraiment chier de ne pas danser ce soir.
20La mise en danger qu’elle s’est elle-même imposée alors même que les chorégraphes lui proposaient une remplaçante, tenant compte de son accouchement récent relève à la fois de la rhétorique vocationnelle mais doit être aussi comprise à travers plusieurs prismes articulés les uns avec les autres. La façon même d’envisager la prise de risque positionne Anne auprès des autres danseurs de la compagnie et des chorégraphes comme profondément investie par le projet. Sa blessure explicite une disposition professionnelle en acte (Avril, Cartier, Serre, 2010, 214). Lors des discussions informelles que j’ai avec elle pendant son congé de maternité, transparaît une forte angoisse sur son devenir en tant que danseuse :
Je ne sais pas si je vais pouvoir continuer à rester danseuse. Je suis vieille, avec deux enfants, c’est de plus en plus compliqué et les chorégraphes, ils ont peur. Il y a tellement de danseuses sur le marché, les chorégraphes ont le choix. J’ai tellement envie de continuer à danser. Si je pouvais je danserais jusqu’à 60 ans.
22Le sentiment de fragilité dont elle fait part est la traduction de la précarisation des danseurs sur le marché du travail des années 2000. Son âge et la concurrence très forte de jeunes danseuses plus disponibles pour accepter des horaires et des déplacements importants la mettent objectivement en difficulté. Le recrutement d’une jeune fille de 24 ans pour la remplacer dans la représentation qu’elle ne peut pas assurer, apparaît comme un danger potentiel pour son statut dans la compagnie. La nécessité de réaffirmer un discours vocationnel fonctionne comme une protection symbolique mais qu’elle doit matérialiser en acte. Sa blessure témoigne de la violence qu’elle s’inflige et qu’elle verbalise comme telle,a posteriori et de manière réflexive. Il s’agit pour elle de défendre indissociablement sa position sur un marché du travail ultra concurrentiel dans lequel elle est de plus en plus mise en difficulté et sa conception du travail artistique comme métier de vocation.
23Cette adhésion à une croyance dans la primeur de la réalisation de soi par l’exercice de son art peut venir s’incarner dans la figure charismatique d’un chorégraphe vecteur d’une conversion, plus ou moins forte, des dispositions du danseur.
Charisme du chorégraphe et violence symbolique
Je rêvais de travailler avec Y. Polac. Il m’a recruté ainsi qu’un ami pour une reprise de rôle. On était aux anges. Il faisait une création et nous lui avons dit que nous aimerions travailler avec lui. Il nous a proposé de venir directement à la dernière partie de l’audition. Le jour dit nous avions fait 500 kilomètres en voiture, dormi dans celle-ci pour être présents le matin dans le studio. Il nous présente auprès des candidats déjà présélectionnés comme des danseurs permanents de la compagnie, ce qui n’était pas vrai mais nous a rassuré et nous a flatté. Au bout d’1 h 30 d’audition, il se met à hurler nos noms « ce n’est plus possible, je ne peux pas vous garder, vous faites n’importe quoi. Dehors ». J’étais en larmes, il nous avait humiliés devant les autres danseurs qui croyaient que nous faisions partie de la compagnie. Le pire, c’est que je me vois lui dire en pleurant, presque en le suppliant que je veux absolument danser avec lui et lui me répondre, qu’il faut que je travaille avec quelqu’un d’autre (Sandra, 32 ans, 10 ans d’expérience).
25Sandra qui, à l’époque a 22 ans, est sortie du CNSM trois ans auparavant et multiplie les contrats dans des petites compagnies. Elle est marquée depuis le début de sa formation par le travail esthétique de Y. Polac, chorégraphe réputé et directeur d’un CCN. Son témoignage plonge de plain-pied dans le questionnement sur la puissance du pouvoir symbolique du chorégraphe. Il ne s’agit pas de minimiser l’enjeu strictement économique que représente pour Sandra cette audition mais il apparaît que son échec est d’abord retranscrit à l’aune de son adhésion à la figure de ce chorégraphe dont elle accepte qu’il la malmène. C’est la prise en compte de cette dimension qui nous paraît intéressante d’étudier ici et nous invite alors à considérer à la fois les propriétés du chorégraphe charismatique mais aussi celle de ceux qui sont disposés à y adhérer pour des enjeux symboliques qui ne se dissolvent pas seulement dans la logique économique mais s’y articulent.
26La figure dominante du chorégraphe dans la danse contemporaine s’est construite dans les années 1980 autour de sa capacité à fédérer autour de lui – par son charisme, sa connaissance d’une technique du corps et son univers esthétique – des danseurs engagés dans un projet artistique d’avant-garde. L’adhésion des danseurs à la personne du chorégraphe, parfois identifié à un « maître », était donc déterminante pour la réalisation du projet chorégraphique. Mais la reconnaissance institutionnelle est indispensable pour que la légitimité charismatique accordée par une communauté émotionnelle (Weber, 1995) se traduise par une production artistique qui s’inscrive dans la durée et vienne alimenter en retour la croyance collective dans le caractère exceptionnel de l’artiste-créateur. La subvention constitue en la matière une forme d’investiture (Dubois, 1999). Cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait une relation de causalité entre ces deux variables. Les légitimités charismatiques et institutionnelles sont en tension permanente. La première est subordonnée à la seconde, mais l’artiste risque de voir sa singularité et son caractère avant-gardiste progressivement contestés par des outsiders, son « charisme » se « routiniser » au fur et à mesure que grandit sa reconnaissance institutionnelle. On peut aussi relever que les grandes figures charismatiques se sont d’abord imposées parmi les fondateurs de la danse contemporaine, dans un état du champ alors en construction dans lequel la figure du créateur omniscient est centrale pour être un interlocuteur privilégié du politique.
27Le charisme du chorégraphe se doit d’être d’abord validé par le groupe des danseurs employés, première instance de crédit social qui vient redoubler la légitimité institutionnelle ou au contraire vient pallier son déficit.
28Le chorégraphe charismatique est celui qui propose au corps du danseur un nouvel habitus corporel, en développant une série de dispositions qu’il a perçues lors de la phase de sélection à l’embauche (Sorignet, 2004a). Détenteur d’un savoir technique qui n’est pas toujours centré sur le mouvement, mais pluridisciplinaire (arts plastique, musique, lumière, costume et plus rarement intellectuel, etc.) et producteur d’un discours spécifique sur son art et la position qu’il entend occuper dans le champ de la danse contemporaine, le chorégraphe charismatique occupe dans la compagnie une position parfois proche de celle d’un maître, parfois d’un guide spirituel. Pina Bausch est emblématique de cette figure du chorégraphe charismatique. Ainsi, Isabelle Kalinowski relisant Max Weber montre que le charisme n’est pas une propriété substantielle dont le dévoilement serait facultatif. Il naît d’une exhibition, tout comme il n’existe pas de virtuosité cachée, qui pourrait être établie hors de la relation de présence physique en face d’un public (Kalinowski, 2005, 130-131).
29Les témoignages d’anciens interprètes de sa compagnie en dressent un idéal-type du charisme du chorégraphe [5]. Mystérieuse dans ses procédés, elle laisse les danseurs dans une interrogation pendant les phases de répétition, exigeant de ses danseurs une forme d’abnégation dans l’intérêt de l’œuvre à produire. Sa créativité est incorporée, elle peut la mettre en mouvement donnant à voir une compréhension par corps tant dans son interprétation que dans sa direction des danseurs reposant sur des qualités physiques exceptionnelles. C’est ce que relève Wilfried Romoli, danseur étoile de l’Opéra de Paris où Pina Bausch est allée transmettre l’une de ses anciennes pièces :
Pina ne ratait pas des pieds mal tendus, même s’ils étaient cachés par la terre. Elle seule les voyait. Pina montrait beaucoup les mouvements. Elle se levait, lâchait sa cigarette, montait un bras et c’était exceptionnel. Sublime. Décourageant. Elle avait aussi un demi plié incroyable grâce à des hanches très « laxes ».
31Discipliner le corps du danseur et le modeler pour qu’il puisse représenter, pratiquement mais aussi symboliquement, « l’esprit créateur » devient donc l’enjeu du chorégraphe qui souhaite imposer son propre style. Comme le souligne Benoît Lambert à propos du metteur en scène, « le talent » se mesure alors à l’aune de la réussite de la transsubstantiation – « ceci est mon corps » – opérée par le chorégraphe (Lambert, 1998). L’explication première donnée par les croyants ou anciens « disciples » est dans le ressenti de trouver dans l’adhésion « corps et âme » à un chorégraphe la réponse à des questionnements existentiels à travers la mise en mouvements de pulsions, désirs jusque-là profondément intériorisés.
32Cependant, comme le souligne Isabelle Kalinowski, le cœur de l’analyse du charisme chez Max Weber ne repose pas sur les qualités de celui qui en est porteur mais davantage sur les intérêts ou les dispositions de ceux qui croient en lui à saluer l’irruption d’un message perçu comme révolutionnaire (Kalinowski, 2005). Je fais l’hypothèse que ceux qui sont le plus susceptibles d’être sensibles au charisme d’un chorégraphe sont ceux qui sesentent désajustés dans un champ où les jeux de légitimation sont incessants. Savoir garder sa place mais aussi la prétention à l’occuper sont des obsessions qui touchent plus particulièrement les danseurs qui vivent un décalage avec l’histoire du champ. Les individus susceptibles de « croire » dans la figure charismatique du créateur ont des propriétés sociales particulières à l’intérieur même de leur catégorie mais aussi en fonction de leur expérience professionnelle, position au moment où ils acceptent la soumission au pouvoir symbolique du chorégraphe. On peut faire l’hypothèse que l’insuffisance des diplômes acquis pour envisager une trajectoire professionnelle qui reproduirait la position des parents (un tel par exemple pour qui une licence en Staps ne permet plus d’être professeur d’EPS comme son père, tel autre fils de chef d’entreprise qui possède une licence de langues étrangères avec laquelle il ne peut envisager une carrière diplomatique initialement rêvée) prédispose à investir dans un champ artistique en émergence, d’avant-garde, et particulièrement transgressif. La vocation d’artiste permet de maintenir une position socialement « noble », détentrice de capitaux culturels, qui contourne la problématique de la reproduction des positions des parents [6]. De même, les danseurs qui ne sont pas passés par les institutions de formation les plus reconnues et parmi eux plus spécifiquement ceux qui sont d’origine populaire, doivent tout au chorégraphe charismatique. Ils sont dans une fragilité quant à leur légitimité à exister dans ce métier et trouvent dans l’accréditation par un chorégraphe reconnu la possibilité de s’envisager dans le métier. Les danseurs qui ont vécu un rapport de travail avec un chorégraphe basant sa relation aux danseurs essentiellement sur une autorité charismatique insistent sur la dimension à la fois douloureuse, contraignante mais aussi libératoire de son emprise.
33C’est ce que raconte Aldo, fils d’ouvrier du bâtiment qui découvre la danse contemporaine au début des années 1980 et fait carrière sans passer par une école supérieure mais en étant recruté pour sa « sauvagerie » (comme le dit l’un de ses anciens chorégraphes-employeurs) et des qualités physiques marquées par la prise de risque. Sa rencontre avec A. Gasp, chorégraphe réputée et directrice d’un CCN, porteuse d’un savoir du corps et très engagée dans ses créations va fonctionner pour lui comme une révélation :
On me disait régulièrement, « tu devrais danser avec Gasp, tu as son énergie, elle cherche des mecs avec cette puissance ». Lorsque j’ai été engagé, je me suis donné à fond. Elle avait un peu une posture de gourou mais je l’acceptais car j’avais l’impression d’apprendre sur moi et sur mon art. Je suis allé très loin, jusqu’à me mettre en danger physiquement. Une fois, lors d’une improvisation sur le thème du danger, je me suis mis en équilibre sur les deux mains les jambes à l’horizontale et un couteau très tranchant pointé sur ma poitrine. Je suis resté là en immobilité jusqu’à ce que mes bras commencent à se tétaniser. Les autres danseurs flippaient. Finalement elle m’a dit que c’était bon. Je ne sais pas jusqu’où j’aurais pu aller. J’ai terminé deux fois à l’hôpital, une fois avec une main infectée, une autre fois avec une entorse du genou.
35Aldo a les dispositions à adhérer au travail corporel et esthétique d’A. Gasp. Ses origines ouvrières, le portent à minimiser la souffrance du corps et dans le même temps à trouverune reconnaissance dans la prise de risques physiques. Ceci le distingue des autres danseurs passés par des formations supérieures légitimes mais incapables du type de virtuosité physique qu’il propose. Le travail d’A. Gasp lui permet de mobiliser l’ensemble de ses ressources corporelles à l’intérieur d’un cadre esthétique singulier, de les transfigurer au point de lui donner le sentiment de se « réaliser pleinement » dans son art.
36Certains chorégraphes attendent aussi une véritable « remise de soi » de la part des danseurs. La relative « mise à nu » demandée aux danseurs par divers chorégraphes qui « travaillent sur la psychologie » le rend plus vulnérable à cette prise de pouvoir qui peut être imprégnée d’une relation pédagogique [7].
37« Humiliation » est le terme le plus employé par les danseurs que j’ai pu rencontrer pour désigner le type de violence symbolique exercée par le chorégraphe à leur encontre. Souvent, celle-ci a lieu en public, en présence des autres danseurs, dans le cadre du travail de création ou après un spectacle. Elle est souvent vécue comme douloureuse, voire destructrice pour l’interprète. C’est le cas d’Irène, 22 ans, juste diplômée du CNSM de Lyon, engagée dans une compagnie peu subventionnée mais ayant une petite réputation locale en région :
Avec cette chorégraphe cela a été très humiliant. Mon compagnon était dans la même compagnie et nous nous sommes séparés pendant la création. Je suis resté pour des raisons professionnelles. Nous n’étions pas payés pour les répétitions mais nous avions quelques dates intéressantes. J’étais très fragile et la chorégraphe a senti cela. Elle m’a humiliée par des réflexions quotidiennes distillées un peu tous les jours. Un matin devant tout le monde alors que nous étions en échauffement, elle s’est glissée derrière moi et m’a pris la tête entre ses deux mains en me mettant face au miroir et en hurlant « ma pauvre fille, tu te rends compte de la tête que tu as, il faut que tu fasses quelque chose. Il faut que tu te fasses soigner » (Irène, 22 ans, 1 an d’expérience).
39Le pouvoir de la chorégraphe repose d’abord sur la puissance symbolique qui lui est conférée par les danseurs et non sur la dépendance économique même si les calculs rationnels à moyen terme peuvent coexister avec la dévotion au projet artistique (ainsi dans le dernier exemple, avoir quelques dates rémunérées et faire un pari sur de futures dates qui permettraient à la compagnie d’être davantage subventionnée et ainsi de payer les répétitions). Le pouvoir symbolique est accordé au chorégraphe parce qu’il permet dans le même temps de valider pour le danseur sa prétention à se penser « artiste ». Lorsque le danseur, de par sa trajectoire scolaire, familiale et professionnelle se sent peu légitime, il est d’autant plus disposé à trouver dans le regard du chorégraphe la source de sa légitimation à se présenter sur le marché du travail. Alors, le chorégraphe peut parfois s’autoriser à intervenir sur l’ensemble de la vie du danseur, aussi bien familiale, sentimentale que sexuelle. Cette ingérence dans la sphère intime du danseur se fait le plus souvent avec son assentiment. Mais comme le souligne Max Weber alors que le charisme d’institution est fait pour durer, le charisme personnel apparaît plus fragile et sujet à l’usure du temps(Weber, 1996). La prise de conscience, c’est-à-dire la capacité à objectiver les conditions de production de la domination apparaît alors nécessaire mais insuffisante pour mettre à distance les effets incorporés d’années de soumission consentie [8].
40C’est à la fin d’un entretien, alors que le magnétophone était éteint que Romain, ancien danseur de Chloé Larivière, chez qui il est resté près de huit ans, a pu, sous mon insistance, évoquer son départ douloureux de la compagnie pour laquelle il travaillait depuis dix ans. Ancien sportif, il découvre la danse à l’UREPS dans la première moitié des années 1980 et est rapidement engagé dans différentes compagnies prestigieuses. Titulaire d’un bac D, il se dit « inculte » avant son « entrée en danse ». La découverte des spectacles de Chloé Larivière au Théâtre de la ville représente un « choc artistique et émotionnel » et il fait alors tout pour rentrer dans la compagnie, installée à Rennes. Engagé en 1989, il arrive dans une équipe déjà constituée de très fortes personnalités d’interprètes et doit y trouver sa place. Il considère que son engagement chez Chloé Larivière marque son appartenance à la profession de danseur, mais d’une manière quasi religieuse :
Quand je suis rentré chez Chloé Larivière, c’était rentrer dans autre chose. D’une certaine façon, j’avais terminé de danser dans des compagnies de danse contemporaine, je rentrais dans autre chose. C’était par rapport au spectacle que j’avais vu, aux gens qui faisaient partie de cette équipe, à une mythologie que je m’étais créée… Je rentrais dans une famille.
42Le pouvoir charismatique de Chloé Larivière ainsi que l’équipe de « fidèles » qu’elle a su rassembler autour d’elle, font de la compagnie, dans ses moments les plus intenses, une quasi-famille. Le rapport de travail se double d’un lien affectif où l’interdépendance entre Chloé Larivière et Romain est teintée de possessivité et de violence quotidienne :
Elle me disait, « toi aussi, tu partiras comme les autres ». Ça fait partie d’elle ; elle a un discours très culpabilisant avec les gens en pensant les garder… En même temps, elle m’humiliait régulièrement devant les autres danseurs, plus anciens que moi dans la compagnie.
44Romain date sa volonté de rupture lors d’un événement déclencheur où il a senti que la prise de pouvoir de la chorégraphe sur l’ensemble de sa vie se faisait plus pressante.
45J’ai décidé de partir lorsqu’elle a eu des attitudes qui pouvaient m’humilier en dehors même de l’espace de travail, ça je l’acceptais, mais dans ma vie personnelle… Mais elle a le pouvoir qu’on lui laisse…
C’est vrai que dans un premier temps, Je n’étais pas capable de réagir comme ça et qu’après j’ai su faire face. Je voulais faire un solo et je lui en avais parlé. Au cours d’une soirée au restau avec Ioana, mon amie, elle m’a dit que je n’étais pas capabled’inventer quelque chose par moi-même. Ce qui m’a choqué, c’est que ce soit devant la femme que j’aime. J’ai estimé qu’elle n’avait pas à toucher au sacré de la relation à mon amour… S’il y a atteinte au sacré, il doit y avoir réparation et je devais partir(Romain, 38 ans, 19 ans d’expérience).
47Il est intéressant de noter que le catalyseur du départ est l’atteinte à la relation amoureuse avec une jeune femme. Le caractère « sacré » de cet amour souligné par Romain désacralise l’image de Chloé Larivière et restaure la possibilité pour lui d’être un « créateur » potentiel. Il s’agit alors pour Romain de restaurer la face (Goffman, 1974) tant à ses yeux qu’auprès de sa compagne. La ressource que constitue sa relation amoureuse lui permet d’envisager un départ qui correspond à une autre phase de sa trajectoire d’interprète. Mais le modelage « corps et âme » (Wacquant, 1989) prolonge son effet bien après son départ de la compagnie. L’incorporation de la gestuelle de Chloé Larivière le caractérise sur le marché du travail. Il mettra plusieurs années à déconstruire une façon de bouger qui l’identifiait trop à cette chorégraphe [9].
Une violence symbolique inscrite dans un marché du travail
48Sachant que toute domination efficace, repose sur les moyens de faire respecter les normes ou règles de droit édictées mais aussi, dans une certaine mesure l’adhésion de ceux sur lesquels elle s’exerce (Colliot-Thèléne, 2003), celle exercée du chorégraphe sur les danseurs articule l’autocontrainte pratiquée par les danseurs au nom de leur « vocation » et celle issue de l’asymétrie des rapport de force économique en faveur du chorégraphe. Le chorégraphe en tant que dirigeant d’une entreprise artistique mobilise à la fois le registre de la rhétorique vocationnelle et celui de la rationalité économique. L’adaptabilité, l’improvisation, l’autonomie des salariés et le travail par projets sont au centre des discours des chorégraphes, reflétant en cela une des formes nouvelles de la doxa managériale (Boltanski, Chiapello, 1999). Sans tomber dans une lecture manichéenne des rapports danseurs/chorégraphes, il s’agit de mettre en évidence les conséquences structurelles qu’engendre la dépendance dans un univers où les acteurs sont entrés par « vocation » et où la logique du « désintéressement » peut être instrumentalisée par les « employeurs créateurs » [10].
49Ainsi, le rapport avec le chorégraphe est parfois vécu, pour les jeunes danseurs fraîchement diplômés, comme la prolongation de la situation d’apprentissage avec un maître où le danseur tolère l’ascétisme et les sacrifices tant physiques, psychiques que financiers pour obtenir le droit de danser. Pour les danseurs qui se définissent comme autodidactes, un chorégraphe qui les forme et leur offre un premier emploi, leur donne la légitimité à pouvoir se projeter dans le métier de danseur. Les contrats non signés, les heures de répétitionnon signalées et non payées ou la modicité des rémunérations sont alors la monnaie d’échange implicitement acceptée par ces danseurs fragiles dans leur position sur le marché du travail et leur prétention à se penser artiste interprète.
50Un marché du travail de plus en plus tendu depuis le milieu des années 1990 allié à la spécificité du fonctionnement de l’intermittence, accentuent l’asymétrie des rapports de force entre chorégraphe employeurs et danseurs. La grande latitude que laisse le CDD d’usage à l’employeur lui permet de gérer son stock de danseurs en fonction de ses besoins du moment mais aussi en fonction de la cohérence du groupe, des revendications des uns et des autres. Ainsi sur une période de treize semaines de création divisée en sessions de trois semaines, le danseur qui ne « fait pas l’affaire » peut être écarté d’une session à une autre sans avoir à être licencié. Il suffit de ne pas lui proposer de contrat pour la session suivante. Cette liberté dans le rapport contractuel fondée sur le principe des affinités électives place le danseur, sur un marché du travail dans lequel sa marge de négociation est faible, dans une situation de forte dépendance. Il peut à tout moment être remplacé par un danseur plus motivé et prêt à accepter les conditions de travail en cours, en particulier lorsque la compagnie est réputée et attire de nombreuses offres de travail.
51La domination sur les corps est alors déclinée à la fois sous l’angle du pouvoir symbolique et économique, l’un et l’autre étant mobilisés conjointement ou isolément selon l’état des rapports de force entre chorégraphes-employeurs et danseurs-employés. Ainsi, cet exemple lors d’une audition dans une grande compagnie française. L’audition vient de se terminer, nous sommes quelques-uns après trois jours d’audition à avoir été gardés. L’une des danseuses, Josiane, se dirige vers les douches. Le chorégraphe attend un moment et rentre brusquement dans la douche et déclare devant la surprise de la danseuse qui a juste le temps de brandir une serviette devant son corps dénudé : ici, c’est chez moi, je rentre où je veux si je veux, façon de marquer le territoire et de signifier à la jeune recrue qu’elle dépend de lui et qu’elle lui appartient par corps. Cette violation de l’intimité, sur le mode de la plaisanterie a pour effet d’insécuriser cette jeune femme et de lui signifier sa dépendance tant économique que physique et psychologique. Récemment en fin de droit, ce contrat de travail lui permettrait de renouveler son statut d’intermittente du spectacle par l’accès au régime d’indemnisation qui lui est lié. Comme elle le soulignera dans un entretien quelque temps après, revenant sur cet épisode : j’étais coincée, je n’avais pas d’autre boulot et il fallait que je renouvelle mes droits. Je suis restée (Josiane, 29 ans, 11 ans d’expérience).
52Le pouvoir exercé par le chorégraphe est ici fondé sur sa position d’employeur mais s’articule avec une violence symbolique qu’il exerce au nom de sa qualité de « créateur ». Josiane explique la relative acceptation de la violation de son intimité par sa dépendance économique mais à aucun moment par une quelconque reconnaissance du charisme de son employeur. C’est en objectivant la mécanique du rapport de force économique en sa défaveur que Josiane peut se protéger et désacraliser la posture de créateur adoptée par le chorégraphe pour justifier son acte.
53L’exercice de la violence symbolique s’articule toujours avec un contexte économique local sous-jacent qui est souvent contourné, voire dénié dans les discours, tant par des chorégraphes que des interprètes, au profit des intérêts esthétiques.
54C’est ce qu’évoque Ava qui lors de sa première expérience professionnelle dans une compagnie réputée (CCN), après une première année au cours de laquelle elle est très valorisée, se retrouve à la fin de la deuxième année de contrats totalement dénigrée par le chorégraphe :
Je me rends compte à quel point on était vidé car on travaillait comme des fous, je n’en pouvais plus. À un moment, quand ils ont baissé les salaires lors du renouvellement de contrat, moi j’étais là pour aussi défendre mes droits. À ce moment, je n’ai plus validé. Le chorégraphe ne s’est pas gêné pour m’insulter sur mes qualités d’interprète. Il m’a dit devant les autres danseurs, « t’es nulle, t’es une mauvaise interprète, t’es une piètre danseuse ». Je me le suis pris en pleine gueule. Artistiquement j’en avais marre. J’étais claquée, humainement détruite, je me sentais nulle. Je n’avais plus envie de défendre leur travail (Ava, 25 ans, 3 ans d’expérience).
56Ava analyse sous un double aspect la violence dont elle s’estime victime. Elle met en avant la logique économique dans laquelle elle est insérée mais aussi la position revendicative qu’elle a adoptée face aux baisses de salaires décidées unilatéralement par le chorégraphe alors même qu’elle estime être épuisée par l’intensité du travail demandé. En même temps, elle superpose à ce discours de revendication salariale, la logique vocationnelle alimentée par la valeur artistique des projets dans laquelle elle est investie.
57Le mode de justification avancé par le chorégraphe dans l’entretien que je fais avec lui quelques temps après le non-renouvellement de contrat d’Ava ignore la dimension économique de la relation de travail et dénie toute violence dans le comportement qu’il a mis en œuvre pour exclure son ancienne interprète.
Après la création, j’avais des doutes sur Ava. Je pense qu’il y a des danseuses qui sont plus fortes qu’elle pour incarner mon travail. Au prétexte de lui assurer du travail est-ce que l’on doit évacuer l’aspect artistique qui doit être premier ? Je dois reprévilégier l’aspect artistique parce que si on n’est pas légitime au niveau artistique, on est éjectable. Quand tu es une petite compagnie, les gens, ils viennent avec un vrai désir d’adhésion au projet du créateur. Quand tu es CCN, il faut redoubler de vigilance pour savoir « elle est où la motivation » mais au bout du compte, elle ne connaissait pas le travail. Sa motivation, elle est où ? Dans une compagnie peu connue, si tu y vas c’est que tu aimes le travail mais chez nous, cela peut être pour des danseurs carriéristes « j’accroche un CCN à mon cv ».
59Le primat de la valeur artistique est ici décliné pour stigmatiser Ava et expliquer les arbitrages effectués par le chorégraphe. Ce faisant, il se restitue une stature de créateur, essentiellement préoccupé par la cohérence « artistique » de son projet. L’accusation de « carriériste » entendue ici comme opportuniste et déconnectée de l’éthique de conviction requise pour pouvoir prétendre à se penser artiste, permet de reporter sur l’employé les logiques économiques à l’œuvre dans la production artistique. L’exclusion et les violences psychologiques qui la précèdent sont alors implicitement justifiées comme relevant d’un choix artistique et donc légitime.
60Mais ce qui apparaît en creux derrière ces exemples est la relative fragilité de la dimension symbolique de la domination exercée par ces chorégraphes dont le charisme dépend de la légitimité que leur accorde les institutions publiques de subventionnement et dediffusion, qui hormis quelques rares exceptions, ne délivrent pas dans le temps un adoubement continu. Par ailleurs, comme on l’a entrevu précédemment, le crédit social accordé par les danseurs à la prétention du chorégraphe à se poser comme « créateur » innovant est centrale dans son processus de légitimation.
61Si l’un des effets de la violence symbolique est, comme le souligne Pierre Bourdieu, la transfiguration des relations de domination et de soumission en relations affectives, la transformation du pouvoir en charisme ou en charme propre à susciter un enchantement affectif (Bourdieu, 1994, 189), l’effectivité de la force symbolique du chorégraphe repose sur des contextes particuliers rarement totalement réalisés. Rares, en effet, sont les danseurs qui, en raison même du fonctionnement par projet spécifique requis sur le marché du travail de la danse contemporaine travaillent exclusivement avec un seul employeur et même si c’est le cas, arrive le plus souvent un moment qui rompt la continuité de cette relation.
62Aussi peut-on envisager la domination charismatique dans le cadre d’une transaction. Pour le dire autrement, la domination charismatique n’est pas une relation unilatérale. La prise de conscience et la réflexivité des danseurs interrogés sur les moments de leur carrière dans lesquels ils se sont retrouvés agis par corps par l’exercice de la puissance symbolique d’un chorégraphe, atténue l’idée d’une imposition symbolique sans résistance.
Des résistances…
… Individuelles
63Comme le souligne Bernard Pudal (Pudal, 2003) la notion de vocation implique la prise en compte d’un ensemble de mécanismes sociaux qui devraient être analysés très tôt dans l’histoire des agents, afin de saisir le mode sur lesquels ils sont vécus par les agents. Cette approche permet de procéder à une genèse des dispositions à l’asservissement (Kalinowski, 2007) mais aussi de restituer toutes les résistances des acteurs à l’aune non seulement du contexte mais aussi de leurs trajectoires scolaires, familiales, professionnelles et de ne pas sombrer dans une lecture fataliste de la domination des chorégraphes sur les danseurs. Montrer que tous les danseurs ne sont pas prédisposés à accepter des situations violentes et qu’ils le sont plus ou moins selon les cycles de vie professionnels et personnels qu’ils traversent invite à questionner la légitimité de la violence du point de vue des ressources dont ils disposent.
64La verbalisation de la violence exercée dans des situations de travail et la résistance à celle-ci, suppose, on l’a vu, une forme de relâchement de la croyance au charisme du chorégraphe, en la nécessité du sacrifice comme exemplaire de l’investissement vocationnel. À différents moments du cycle de vie professionnelle, la vocation originelle se recompose (Sorignet, 2004) et ce que les danseurs sont disposés à percevoir comme légitime ou plus ou moins acceptable, évolue à la fois tout au long de leur parcours et varie en fonction de leur statut sur un marché du travail très compétitif. Ainsi, posséder une expérience et un savoir-faire accumulé induit la prétention à établir avec le chorégraphe un rapport d’alter ego, rapport rarement envisageable pour ce dernier, dans le cadre des relations de pouvoir contenues dans tout processus de création. Le vieillissement dans le métier, c’est-à-dire la possibilité de s’y maintenir en préservant l’instrument de travail qu’est le corps etune forme de stabilité psychique, suppose une forme de désenchantement dans le rapport avec les employeurs-chorégraphes (Sorignet, 2010).
65À travers différents profils de danseurs, il est possible de dessiner, en fonction des socialisations professionnelles, scolaires et familiales, des trajectoires qui ne souscrivent pas ou plus au modèle vocationnel traditionnellement en cours sur ce marché du travail artistique.
66Laura, danseuse depuis une dizaine d’années dans une compagnie devenue CCN est passée d’un investissement « corps et âme » à une distance qui est fondée sur l’explicitation des rapports contractuels qui la lient au chorégraphe-employeur.
Pe : tu n’adhères plus à la dimension charismatique du chorégraphe ?
Laura : cela a été mon mode de fonctionnement. Quand l’interprète, il change, il évolue, c’est là qu’il risque d’y avoir cassure. Ou tu as un interprète extrêmement intègre et qui va dire « à partir du moment où je le sens plus, j’efface et je m’en vais » ou alors un peu comme Laura - je ne dis pas que je ne suis pas intègre - mais il y a quand même des choses qui m’intéressent même si il y a des choses qui m’intéressent plus… Le fait qu’il soit devenu petit patron, cela ne me plaît pas. Il n’a jamais pris des gens qui sortaient du conservatoire, cela ne l’intéressait pas du tout. Et là depuis qu’il a le CNN, il va vers ça. La preuve, il vient d’engager un gamin qui sort du CNSM Paris. Tu lui dis « vas-y, jettes-toi contre le mur, il va se jeter », ça, ça me plaît pas. Moi aujourd’hui, je refuse. La création pour moi c’est, tu prends des gens et tu fais avec les matières que tu as en face de toi. Là où tu sens qu’il y a une force, tu les pousses dans ce sens. Et avant, il faisait cela. Il a fait cela avec moi et maintenant, il ne le fait plus (Laura, 33 ans, 13 ans d’expérience).
68Laura dresse un panorama des contraintes et tensions dans lesquelles sont pris tant les chorégraphes que les interprètes : les chorégraphes soumis à l’injonction de la posture créatrice par l’institution pour espérer survivre sur la durée, doivent adopter des stratégies de production qui se reflètent par exemple au niveau du recrutement, cherchant plus d’efficacité chez les danseurs pour accorder davantage de temps au rapport avec les institutions et à la diffusion de leur produit artistique. Caractérisé dans un premier temps par la domination charismatique, le rapport entretenu avec les chorégraphes s’est progressivement transformé au fil de la progression institutionnelle de la compagnie, passée de compagnie indépendante à CCN en quelques années. Laura traverse la progression institutionnelle de la compagnie comme un processus de désenchantement vis-à-vis d’un chorégraphe admiré et avec lequel elle a réalisé, pendant les premières années de collaboration, un apprentissage et une découverte artistique.
69D’origine populaire et récente propriétaire d’un appartement qu’elle a acheté avec son conjoint, elle a fait un emprunt sur plusieurs années et l’évolution de son rapport au métier et aux chorégraphes doit être mis en relation avec ces impératifs matériels qui ne permettent pas de prolonger, telle quelle, la vocation initiale. Au contraire elle doit négocier avec elle-même sur le mode de l’arbitrage dans un discours qui se veut rationnel mais qui, malgré tout, ne cache pas la relative désillusion qu’elle vit quotidiennement.
70Ne pas ou ne plus être sensible au charisme du chorégraphe relève alors d’une transformation des dispositions des individus mais aussi d’une succession d’événements qui désacralise la puissance symbolique du chorégraphe.
71Aussi, la notion même de violence et partant la question de sa légitimité doivent être alors questionnées en fonction des propriétés sociales des danseurs et de leur trajectoire professionnelle. Pour quelques danseurs la question même de la violence est rarement mobilisée pour retranscrire les rapports sociaux au travail. Si ces danseurs intègrent la prise de risque corporelle comme l’une des normes professionnelles du métier, ils estiment faire des arbitrages rationnels entre leur investissement et la rémunération financière et symbolique que celui-ci leur procure.
72Marc, Espagnol, a 36 ans, il est danseur professionnel depuis 13 ans après être passé par une école supérieure de danse à Barcelone. Il multiplie les collaborations avec des compagnies plus ou moins réputées entre la Belgique, la Hollande, la Suisse, ayant sa base administrative en Belgique où il peut toucher les allocations chômage spécifiques pour les artistes.
73Marc correspond au profil de l’artiste dessiné par Pierre-Michel Menger, marqué par la combinaison de l’individualisme et du risque qui offre un rapport au travail faiblement routinier (Menger, 2009, 208). Il revendique dans son discours et sa pratique de « prendre des risques » et de faire des « arbitrages » qui peuvent le conduire à travailler, parfois, quasi gratuitement si le projet le passionne. La séduction de l’incertitude semble, de premier abord, guider Marc dans ses choix professionnels et lui procurer les satisfactions qui lui donnent le sentiment d’être selon ses propres termes « maître de sa vie » et un artiste singulier. Mais pour comprendre les ressorts de sa résistance à une éventuelle domination de la part d’un chorégraphe-employeur et sa propension à agir en fonction de ses intérêts économiques et symboliques, il faut croiser ses différentes socialisations professionnelles, familiales, scolaires, ainsi que le degré d’institutionnalisation de la danse en Espagne lorsqu’il entreprend de devenir danseur.
74Bien qu’ayant commencé tardivement la danse, à l’âge de 20 ans alors qu’il vient de terminer sa première année à l’université en section psychologie, il est rapidement recruté, d’abord en Espagne dans une compagnie réputée qu’il quitte pour une compagnie belge internationalement reconnue. L’absence d’une institutionnalisation de la danse contemporaine comparable à celle de la France et de la Belgique l’oriente dès la sortie de sa formation vers un marché du travail qui déborde les frontières de l’Espagne et le conduisent à chercher un emploi dans les pays où il existe un marché de la production et de la diffusion de la danse soutenu par l’État. Issu d’une famille de petit entrepreneur, il est le dernier d’une fratrie de quatre garçons, ses trois frères aînés ayant chacun développé leur activité en tant que chef d’entreprise. Sa mère commerçante, ingénieur agronome de formation et son père, chef de travaux, se sont séparés lorsqu’il avait dix ans. Il investit, très jeune, dans l’achat de plusieurs biens immobiliers à Barcelone, les gérant a distance en les louant, ce qui lui assure une rente régulière indépendamment de sa rémunération en tant qu’artiste interprète.
75Son indépendance économique, sa propension au déplacement, des dispositions héritées familialement de « petit entrepreneur » sont autant de facteurs qui peuvent expliquer une moins grande appétence à adhérer à la figure charismatique d’un employeur auquel il devrait se vouer. Son rang dans la fratrie (petit dernier) et sa lutte pour résister à l’autorité imposée par ses frères sont une raison supplémentaire qu’il donne pour expliquer son refus viscéral de tout rapport d’autorité :
Je n’aime pas que quelqu’un prenne le contrôle sur moi. Dans le cadre professionnel quand les lignes de travail sont claires, je n’ai pas de souci. J’ai refusé de travailler avec un chorégraphe très connu, un peu gourou, qui a l’habitude d’humilier ses danseurs et de les faire exploser physiquement et psychologiquement. Il voulait m’arnaquer sur le plan financier, son administratrice n’en revenait pas que je refuse pour une question de salaire.
77Conscient qu’il refuse un type de rapport qui le mettrait en état de dépendance, soucieux de vivre son activité dans le but de « s’enrichir », arbitrant son investissement et ce qu’il en reçoit en échange, loin de la rhétorique du don habituellement entendue chez de nombreux danseurs. Néanmoins, il est aussi conscient que cette approche, éloignée de la dimension héroïque et romantique de la figure classique de l’artiste, l’empêche de travailler avec des chorégraphes plus reconnus pour leur valeur artistique. D’une certaine façon ses dispositions l’empêchent de travailler avec les « créateurs » que sont les grands noms de la chorégraphie contemporaine alors même qu’il dispose des qualités physiques et techniques pour le faire. Le cas de Marc est particulièrement exemplaire de quelques danseurs qui, suffisamment employables sur le marché du travail pour pouvoir changer régulièrement de compagnie, disposant de ressources autres (un conjoint, la famille, un patrimoine) n’ont pas structuré leur rapport au métier sur le mode vocationnel de soumission à une autorité plus ou moins charismatique. Ces profils de « professionnels » sont souvent désignés par les chorégraphes comme des « mercenaires ». Ils sont alors considérés comme employables pour des « reprises de rôles » où il s’agit d’être efficace et rapide mais suspects de ne pas pouvoir souscrire pleinement au projet esthétique du chorégraphe.
Une syndicalisation absente, des mobilisations collectives ponctuelles
78Si le métier de danseur suppose un engagement individuel de tous les instants, les mobilisations et les organisations collectives sont relativement absentes du quotidien des danseurs. En effet, contrairement aux musiciens ou aux comédiens les danseurs n’ont pas de réelle tradition syndicale. Aujourd’hui lorsqu’ils se syndiquent, les danseurs permanents rejoignent les syndicats de musiciens comme le syndicat national des artistes musiciens (SNAM) ou lorsqu’ils sont intermittents, les syndicats de comédiens comme le syndicat français des artistes interprètes (SFA). Comment expliquer cette absence d’organisation représentative capable de relayer des revendications collectives sur les conditions de travail ? Des travaux ont montré que les professions numériquement dominées par les femmes sont traditionnellement les moins organisées collectivement pour la défense de leurs positions professionnelles (Guillaume, Pochic, 2013). De plus la brièveté de la carrière, les dispositions à la docilité développées au cours de la période d’apprentissage et la mobilité professionnelle et géographique des danseurs sont des facteurs pénalisants pour la propension à la mobilisation collective. Enfin, le caractère vocationnel d’un métier qui se décline au singulier ne prédispose pas à penser un individu collectif, y compris lorsque la conscience de situation d’exploitation apparaît. La souffrance ou la violence subie se vit de manière très individuelle car elle emprunte souvent, on l’a vu, le masque de la vocation artistiqueet de la rhétorique du sacrifice qui lui est associée. En pratique, les danseurs peuvent parfois participer à la définition de ce qui peut leur paraître acceptable ou inacceptable à la faveur d’association ponctuelle mais toujours difficile avec leurs collègues de travail, compte tenu de la fragilité de leur statut. Ainsi, pendant une création, un chorégraphe très réputé a, pendant les séances de travail, des gestes sexuellement explicites avec deux des jeunes danseuses nouvellement recrutées et juste sorties de l’école, n’hésitant pas pendant une improvisation à prendre les seins de l’une ou caresser le sexe de l’autre, comme si son double statut de chorégraphe/employeur lui donnait un certificat de propriété sur ces jeunes recrues. Les autres danseurs présents sont témoins de ces différentes scènes. Les danseuses se plaignent en aparté mais n’osent pas protester trop ouvertement, de peur d’être licenciées. Deux des danseurs prennent alors la responsabilité d’aller voir le chorégraphe pour lui signaler que ses agissements nuisent à la stabilité du groupe et au projet artistique en cours. Ce rappel à l’ordre du chorégraphe, sur le mode de l’intérêt supérieur de la production artistique, n’est possible que parce que les deux danseurs se sentent suffisamment légitimes et solides quant à leur capacité à retrouver un emploi (ils ont travaillé pour des chorégraphes prestigieux avant de collaborer avec ce chorégraphe).
79Le recours à la dérision est fréquent pour atténuer la violence des rapports sociaux (Frisch-Gauthier, 1961). Ainsi, ce chorégraphe qui a perdu sa légitimité institutionnelle (il vient de perdre son statut de CCN) et poursuit un comportement de type charismatique auprès de danseurs sur qui il a eu un pouvoir très important. Ces derniers s’amusent à imiter le son de sa voix, à reprendre les insultes qu’il profère aux danseurs le soir après les répétitions lorsqu’il a commencé à boire.
On l’imite sans arrêt pour se détendre et se soustraire à son influence qui pour certains dans la compagnie, dont moi, a été très forte, positive et destructrice à la fois (Gaby, 32 ans, travaille depuis 5 ans dans la compagnie).
81J’assiste à l’un de ces moments où l’un des danseurs sous l’œil hilare de ses collègues imite la voix et rapporte des propos qui lui étaient destinés : tu es tout petit, tu n’es rien du tout. Moi je crée, moi je suis chorégraphe. Ce qui dans le contexte d’un travail intense de création pouvait être perçu de manière douloureuse prend alors des accents pathétiques et comiques dans la restitution humoristique qu’en font les danseurs lors de séances collectives qui semblent permettre d’exorciser la violence contenue dans les propos et les actes au quotidien de ce chorégraphe.
82Les mobilisations collectives peuvent apparaître dans des équipes où l’habitude du travail intermittent donne des points de comparaison et des formes d’accord tacite entre les interprètes sur ce qui est acceptable ou pas. La revendication collective sur les conditions de travail, la protection de la santé nécessite une capacité de chacun à objectiver les ressorts de la relation qui les lie au chorégraphe/employeur. Ainsi, lors d’une expérience professionnelle récente en tant que danseur, je remarque que les danseurs s’accordent assez spontanément pour signaler au chorégraphe la fatigue physique et l’absence de pause pendant le travail. Ce sont toujours un ou deux danseurs qui prennent la responsabilité de présenter les revendications après en avoir parlé en aparté pendant le déjeuner. Il y a aussi des stratégies collectives qui prennent la forme de positionnements individuels comme le montre cet exemple, toujours dans la même compagnie. Après deux semaines de répétitions, avecdes journées de près de 8 h d’une danse très intense physiquement, dans un studio peu chauffé, les danseurs sont épuisés et en font le constat entre eux lors de discussions informelles après le travail. Lors d’une improvisation, l’un des danseurs se froisse un muscle et hurle sous la douleur c’est n’importe quoi, on est crevé, il faut se calmer. Je refuse de me mettre davantage en danger. Il sort alors de l’improvisation et reste sur le côté toute l’après-midi sans demander l’autorisation au chorégraphe. Il semble entendu qu’il est responsable de son outil de travail et qu’il ne souhaite pas l’abîmer. Tour à tour, pendant cette même journée, les danseurs signalent individuellement au chorégraphe qu’ils sont fatigués, s’appuyant sur l’événement de la blessure de leur collègue. Le chorégraphe écourte alors la journée et raccourcit les suivantes, comprenant que face à cette équipe qui a déjà beaucoup travaillé, il a intérêt à respecter leur revendication pour ne pas avoir à affronter un conflit ouvert. Ainsi, les conditions de travail structurent des conditions de mobilisations. De plus, ces formes de résistances informelles ne sont possibles que lorsque les danseurs ont suffisamment de ressources professionnelles et personnelles pour ne pas craindre de se voir renvoyés par le chorégraphe pour leur absence de sens du sacrifice, censé témoigner de l’intensité de leur vocation. Ainsi les danseurs précités ont une moyenne d’âge de 32 ans et au moins une dizaine d’années d’expérience professionnelle, chacun dans des compagnies prestigieuses. Ce capital professionnel accumulé leur permet de fixer individuellement puis collectivement des limites au chorégraphe. Le chorégraphe en engageant pour son projet des danseurs de ce profil accepte ainsi de se voir reprendre sur des dimensions strictement contractuelles et ne peut espérer trop jouer sur le registre des investissements vocationnels. Cela ne signifie pas pour autant que cette dimension ne persiste pas dans la motivation des danseurs mais qu’elle est articulée à la nécessité de préserver le corps, condition pour se maintenir dans le métier.
Conclusion
83Max Weber, à la fin de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme souligne que le capitalisme avait besoin d’ouvriers qui se prêtent à l’exploitation économique par conscience morale. En d’autres termes, pour que le travailleur soit le promoteur de sa propre productivité il doit être disposé à croire dans des valeurs transcendantes au travail accompli. Dans le cas des danseurs, la croyance pose comme norme professionnelle la mise en jeu du corps souvent sous une forme douloureuse mais aussi comme expression de l’engagement au travail. L’asymétrie des rapports entre chorégraphes-employeurs et danseurs-employés s’inscrit dans des rapports de force symboliques spécifiques à la nécessité pour le chorégraphe de se poser comme « créateur » et aux danseurs de se penser comme interprète. Ce semi-jeu de dupe permet à la production chorégraphique de fonctionner, y compris lorsque la légitimité charismatique du chorégraphe est fragilisée, la dimension économique de la relation de travail se retrouvant alors au premier plan. Chacun des agents a alors intérêt à renégocier avec sa vocation initiale pour maintenir la figure de l’artiste, condition de l’activation de dispositions qui permettent de prolonger celle-ci.
84Ainsi, réfléchir à la légitimité de la violence suppose de montrer que les dispositions au sacrifice et au don de soi se constituent tout au long d’une trajectoire personnelle et professionnelle, varient en fonction des contextes et des ressources dont disposent lesacteurs. Mais c’est aussi inscrire la constitution de ces dispositions dans une économie de la production artistique marquée par la nécessité de transférer la contrainte d’exploitation au niveau du travailleur lui-même, pour tenir à la fois l’impératif de la légitimité symbolique et, dans le même temps, celui de la rationalité économique. Enfin, il faut réinsérer les conditions de possibilité d’exercice de cette violence au regard de l’effectivité de la légitimité charismatique du chorégraphe.
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Notes
-
[1]
Black Swan est un film de Darren Aronofsky sorti en 2011 en France avec Nathalie Portman et le danseur étoile Benjamin Millepied.
-
[2]
Comme le souligne Pierre Bourdieu les inclinations durables du corps socialisé s’expriment et se vivent dans la logique du sentiment (amour filial, fraternel, etc.) ou du devoir […] souvent confondus dans l’expérience du respect et du dévouement affectif (Bourdieu, 1997).
-
[3]
Pierre Bourdieu dans le chapitre de Raisons pratiques consacré à « L’économie des biens symboliques » souligne que La violence symbolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des attentes collectives, des croyances socialement inculquées. Comme la théorie de la magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance, ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d’appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir (Bourdieu, 1994, 190).
-
[4]
Dès le milieu des années 1980, sont mises en place des instances de formation dont le centre national de danse contemporaine (CNDC) et les sections contemporaines dans les conservatoires régionaux et supérieurs de Paris et Lyon (CNSMDP) ainsi que des lieux de consécrations spécifiques. En 1984, la mise en place des Centres chorégraphiques nationaux (CCN) marque une étape importante. La nouvelle nomenclature établie en 1998 précise le contenu des trois catégories de subvention qui définissent le sort institutionnel des compagnies hors CCN. Les carrières de danseurs varient en fonction de leur appartenance à tel ou tel type de compagnie.
-
[5]
Voir dans le dernier film de Wim Wenders (2011) sur Pina Bausch basé sur les témoignages des danseurs, la façon dont ceux-ci développent la rhétorique de la révélation et de la soumission au génie créateur (Wenders, 2011).
-
[6]
Sur la crise de la mobilité sociale et de la difficulté des générations nées après 1970 d’occuper des positions au moins équivalentes à celles de leur parents (Chauvel, 2002).
-
[7]
Comme le signalent Bourdieu/Passeron combler les élèves d’affection, comme le font les institutrices américaines, c’est se trouver doté de cet instrument de répression subtile que constitue le retrait d’affection, technique pédagogique qui n’est pas moins arbitraire que les châtiments corporels (Bourdieu, Passeron, 1970).
-
[8]
Gérard Mauger (Mauger, 2006) souligne en reprenant Pierre Bourdieu que Les dispositions peuvent se transformer mais par un travail, et non par un miracle instantané, comme on le voudrait ; et un travail souvent collectif, une sorte de rééducation. […] La logique selon laquelle s’apprennent les pratiques […] est très différente de la logique selon laquelle s’apprennent les choses logiques, les choses abstraites. […] Dès lors que le corps est directement mis en jeu […] le travail d’apprentissage ou de désapprentissage est très compliqué [Bourdieu, 2003, 77].
-
[9]
La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique ; mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps (Bourdieu, 1997).
-
[10]
Une responsable du Centre national de la danse (CND) spécialisée dans le droit du travail, remarque que des chorégraphes appellent anonymement pour savoir jusqu’où ils peuvent aller dans l’exploitation et la limite de la légalité, tout comme sur n’importe quel marché du travail où les employeurs ont pour objectif de réduire les coûts.