Notes
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[1]
Ordonnance no 45-174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante (France).
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[2]
Loi dite « Perben I », modifiée en 2004 (« Perben II »).
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[3]
Pour une analyse détaillée du débat public autour de la mise en place des EPM, voir le Chapitre 1 : La « controverse EPM » dans le rapport de recherche Les prisons pour mineurs. Controverses sociales, pratiques professionnelles, expériences de réclusion (Chantraine et al., 2011a).
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[4]
Telle que l’ordonnance de 1945 le préconisait.
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[5]
L’auteur tient à remercier tout particulièrement Gilles Chantraine, tant pour l’accès aux terrains ethnographiques que pour les discussions scientifiques (ou non) relatives à la sociologie carcérale (ou pas). Cet article est issu de ces conversations et d’une communication à deux voix lors de l’Interlabo du Groupe européen de recherche sur les normativités (Interlabo du GERN, Chantraine G., Scheer D., Les coulisses de l’interaction carcérale. Performances publiques et texte caché en établissement pénitentiaire pour mineurs, Bruxelles, 22 mars 2013).
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[6]
Dans tous les cas, les instructions données au mineur se voulaient décomplexantes (« Ce n’est pas un concours de dessin. Si vous ne voulez pas dessiner, ce n’est vraiment pas un problème. Ce qui m’intéresse c’est surtout de comprendre comment vous vivez dans l’établissement et dans la cellule, comment vous vous sentez dans ces lieux… »). L’entretien se poursuivait alors, pendant et après que le détenu esquissait son lieu de vie. Que ce soit dans le dispositif méthodologique ou dans le processus d’analyse, le dessin n’a jamais été isolé et traité de manière individuelle et autosuffisante. Discours oral et représentation dessinée furent toujours étroitement liés.
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[7]
Notons quelques (longs) exemples, parmi beaucoup d’autres. Dans tous les établissements sociaux, les individus utilisent tous les objets qui leur tombent sous la main d’une manière et à des fins très différentes des prévisions officielles […]. Même si ces procédés de transformation mettent en œuvre plusieurs pratiques complexes, ils se manifestent surtout lorsque leur utilisateur est isolé […] et consomme seul le fruit de son intervention (Goffman, 1968, 263-264, c’est nous qui soulignons) ; Dans le grand réfectoire d’une section chronique d’hommes, où les 900 malades mangent par roulement, certains apportent leurs propres condiments pour assaisonner la nourriture à leur goût […]. Dans un autre réfectoire, plus petit, dépendant d’une autre section de l’hôpital, des malades, dans la crainte justifiée que le « rab » ne disparaisse […], ôtent leur portion de viande pour la placer entre deux morceaux de pain […] et reprennent aussitôt la queue pour le « rab » (Goffman, 1968, 266-267, c’est nous qui soulignons) ; Certains finissent […] par découvrir des vertus cachées dans le traitement par l’insuline : en effet les malades à qui l’on fait subir le choc insulinique sont autorisés à rester au lit toute la journée dans la chambre à insuline – plaisir hors de portée dans la plupart des autres salles – et se voient traités tout à fait comme des malades par les infirmières (Goffman, 1968, 278, c’est nous qui soulignons).
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[8]
There is a clear sense in which Foucault’s research was « top-down », directed at entire « systems of thought »[…]. Goffman’s research was « bottom-up » – always concerned with individuals in specifics locations entering into or declining social relations with other people (Hacking, 2004, 277-278).
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[9]
Les deux plaquettes de présentation (une pour chaque type architectural ; disponibles sur le site de l’Agence Publique pour l’Immobilier de la Justice [http://www.apij.justice.fr]) contiennent respectivement vingt-neuf photographies et six images de synthèse. Une seule photo (dans un seul des deux livrets donc) représente une cellule individuelle « classique » (une autre représentant une cellule mère/enfant). Sur les trente-et-une pages que contient chacun des livrets, le terme cellule n’apparaît que trois fois ; d’abord pour insister (légèrement) sur le caractère individuel de la cellule, ensuite en légende d’une photo d’une cellule aménagée pour une mère détenue et son enfant.
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[10]
Hormis une exception notable : la partie « Terrains de manœuvre » sur laquelle nous reviendrons.
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[11]
Cette partie est incluse dans le chapitre III : La vie clandestine d’une institution totalitaire. L’intitulé « Terrains de manœuvre » correspond au titre Spaces dans l’ouvrage original.
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[12]
Free places dans le texte original.
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[13]
Un refuge peut donc se situer dans une zone franche – propre aux reclus en général –, ou dans un territoire réservé par un groupe particulier de ceux-ci, voire même être un lieu strictement personnel.
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[14]
L’entretien avec Souhaib a eu lieu dans des conditions un peu particulières. En effet, Souhaib accepte l’entretien car il y voit une occasion de s’extirper d’une situation potentiellement dangereuse ou gênante. L’entretien a lieu juste après un incident lors d’une activité où Souhaib a été affiché et fortement humilié en tant que « pointeur ». L’entretien (qu’il avait accepté la veille mais dont l’horaire n’avait pas été fixé) lui offre donc l’opportunité de ne pas devoir retourner en activité.
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[15]
J.C. Scott (2008) offre également une grille de lecture extrêmement pertinente pour l’étude de l’univers des populations sous domination, et a fortiori des reclus. James Scott, dans La domination et les arts de la résistance, étudie les dires propres à certains groupes dominés comme une forme de discours « caché ». Un espace de parole est donc envisagé comme une dénonciation (qui ne sort que peu ou prou du groupe), une échappatoire ou une forme d’émancipation. Cependant, cet espace reste partagé uniquement par les dominés. Il est conditionné et conditionne la domination.
Une sociologie de l’expérience cellulaire
1 En France, depuis 1912, les « mineurs délinquants » sont traités par une justice pénale spécialisée : juridictions particulières, juges spécialisés, liberté surveillée… L’ordonnance du 2 février 1945 [1], formalisant le traitement judiciaire de « l’enfance délinquante », insiste sur l’orientation éducative d’une jeunesse potentiellement fragile. L’État – la justice pénale en particulier – s’octroie donc un pouvoir, voire même un devoir, d’éducation. Le texte insiste sur la responsabilité partagée – entre la famille, l’État et l’enfant – face à la délinquance juvénile. L’individualisation du traitement judiciaire est tout de même envisagée et diverses réponses pénales sont prévues en fonction de l’âge du contrevenant et toujours dans l’intérêt de l’enfant. L’ordonnance assouplit ainsi le processus pénal et préconise une réponse adaptée par un juge spécialisé. Cette justice des mineurs protectionniste donne donc la priorité aux mesures éducatives ; la prison n’apparaissant qu’en dernier recours. Les regards sur la jeunesse délinquante se modifient ensuite au fil du temps. Les jeunescontrevenants sont alors considérés comme responsables de leurs actes et potentiellement dangereux dans une société où le risque est de plus en plus mesuré. A. Garapon et D. Salas (1995), ou F. Bailleau (2002) illustrent l’émergence d’une délinquance « d’exclusion » qui porterait atteinte, le plus souvent, aux personnes. La nécessité d’une réponse pénale éducative se transforme donc en une volonté de responsabiliser les jeunes déviants. La réponse politique pénalisante et le tournant répressif s’illustrent alors, assez logiquement, également dans la justice des mineurs. En 2006, Nicolas Sarkozy, président de la République, annonce que la sanction est le premier outil de prévention. Même si la prison reste une solution d’exception, les raisons de cette exceptionnalité se voient modifiées. Si on veut lui éviter la prison [au jeune délinquant], c’est parce qu’on veut lui permettre d’utiliser par lui-même l’outil éducatif. Il ne s’agit plus de protéger et d’éduquer seulement mais de flécher son parcours, de lui apprendre à s’emparer des outils, de donner la carte et la légende par un itinéraire que le jeune doit accomplir lui-même (Garapon, Salas, 1995, 54).
2 Pour les jeunes qui se trouvent incarcérés, la peine constitue toujours une réponse judiciaire oscillant entre répression et éducation. Jusqu’en 2002, les mineurs étaient détenus au sein de quartiers installés dans l’enceinte des maisons d’arrêt pour adultes. La loi française d’orientation et de programmation pour la justice (LOPJ [2]) de 2002 vise à « développer les modalités de lutte contre la récidive et les moyens de l’action éducative auprès de l’ensemble des mineurs détenus » (Direction de l’Administration Pénitentiaire – DAP, Direction de la Protection Judiciaire de la Jeunesse - DPJJ, 2006, 2). Dans cette optique, cette loi crée les Établissements Pénitentiaires pour Mineurs (EPM) dans lesquels l’Administration Pénitentiaire et la Protection Judiciaire de la Jeunesse possèdent le « double objectif commun d’appliquer les décisions de justice et d’accompagner la réinsertion de la personne mineure détenue en fonction de ses capacités et de ses besoins réels » (DAP, DPJJ, 2006, 2). Ce nouveau projet pénitentiaire vise à combler les dispositifs éducatifs « fermés » (Centres éducatifs renforcés et Centres éducatifs fermés) et à remplacer, à terme, les quartiers pour mineurs en maison d’arrêt. Sept établissements ont été construits en 2007 et 2008. Ils sont placés sous la responsabilité de l’AP mais regroupent quatre directions : l’AP, la PJJ, l’Éducation nationale et une équipe médicale (unités consultatives de soins ambulatoires). Chaque structure peut accueillir jusqu’à 60 détenus, garçons et filles, entre 13 et 18 ans.
3 La LOPJ prévoit l’ouverture de 13 200 places, dont 400 pour les mineurs. Deux projets architecturaux sont retenus pour la construction des EPM : le type Vurpas et le modèle Fainsilber (du nom des architectes respectifs). De manière générale, les plans des EPM sont basés sur trois zones : la détention, l’hors détention et l’hors enceinte. Un second découpage est envisagé entre quatre pôles : les unités d’hébergement, le pôle d’enseignement et socio-éducatif, le pôle santé et le pôle sportif. L’espace carcéral en EPM, comme dans la majorité des prisons, repose sur une relation entre discontinuités spatiales et visibilités des mouvements (Milhaud, 2009). L’architecture carcérale vise une double séparation : séparer les détenus de l’extérieur et séparer les détenus entre eux. La métaphore de l’incendie à circonscrire est ainsi régulièrement utilisée par les architectes de prisons. Parallèlement, il s’agit, en EPM, d’organiser de larges plages d’activités et de vie collective pour les jeunes détenus. Le « projet EPM » se trouve ainsi en tension entre le souci de sécurité et de prévention des incidents et la volonté de socialiser les mineurs incarcérés. Il est important de noter que ce projet pénitentiaire a suscité de nombreuses critiques [3]. Certaines attaques remettent en cause le principe même d’enfermement des mineurs qui ne devient plus une modalité exceptionnelle [4], ou qui constitue une réponse inadaptée. De plus, le faible nombre de places créé par l’ouverture des EPM ne permet pas d’envisager la fermeture de l’ensemble des quartiers pour mineurs dans les prisons pour adultes. Actuellement, les deux modèles d’enfermement des mineurs coexistent. Des polémiques sont également nées en réaction d’événements médiatiques (suicides, mouvements collectifs…).
4 En 2011, le rapport d’une recherche d’ampleur intitulée Les prisons pour mineurs. Controverses sociales, pratiques professionnelles, expériences de réclusion (Chantraine et al., 2011a) est publié [5]. Cet article s’inscrit dans la continuité de ce travail. Sans revenir sur l’ensemble de la recherche, il paraît important d’en rappeler quelques grandes lignes qui éclaireront notre propos. Suite à plus de douze mois d’observation au sein d’un quartier pour mineurs en maison d’arrêt et de deux EPM, et après avoir recueilli plus d’une centaine d’entretiens, les auteurs de ce rapport ont décidé d’orienter le regard scientifique sur le gouvernement des conduites dans ces institutions. Ainsi une analyse des pratiques de surveillance et d’observation (Chantraine, Scheer, Milhaud, 2012), une étude des régimes différenciés, un examen de la dialectique entre punition et éducation ou encore une observation des pratiques de soin et d’instruction permettent d’identifier les rationalités imbriquées dans la « prise en charge globale » prônée par l’institution. Cette prise en charge révèlerait, selon les auteurs, une forme de « (re) totalitarisation » de l’institution pénitentiaire basée sur la nécessité de décrypter, de connaître et de maîtriser l’ensemble des gestes et des pensées des jeunes détenus. L’interrogation conclusive de la synthèse du rapport de recherche est à ce titre éclairante : L’EPM réaliserait-il, par une ruse de l’histoire, l’utopie disciplinaire ? (Chantraine et al., 2011b).
5 Il s’agira, dans cette contribution, de déployer un aspect sous-développé dans le rapport : l’expérience des mineurs incarcérés. Cet article a en effet pour ambition de mieux comprendre l’expérience de détention des mineurs détenus en Établissements Pénitentiaires pour Mineurs. Nous aborderons cette expérience sous un angle particulier : l’expérience cellulaire. Il s’agira de montrer, en nous centrant uniquement sur l’expérience du lieu de la cellule, comment les EPM proposent, ou pas, une « nouvelle » manière d’enfermer ; et par conséquent permettent d’interroger cette mutation – qui n’en est pas vraiment une – de l’institution pénitentiaire.
6 Nous tenterons donc d’esquisser une voie vers l’étude des expériences spatiales en prison, ici au travers d’une focale particulière : la cellule. Après avoir présenté, dans la suite de cette longue introduction, la méthodologie déployée et avant de nous pencher sur le cas des EPM,il semble également opportun de préciser notre cadre conceptuel et théorique avec une lecture particulière de l’ouvrage Asiles d’E. Goffman, focalisée sur la dimension spatiale, en l’articulant à une réflexion sur l’institution disciplinaire telle que théorisée par M. Foucault. Après cette discussion sur laquelle nous reviendrons en conclusion, il sera ensuite possible d’affiner la notion de cellule. Cette entrée en matière débouchera, finalement, sur l’étude des expériences cellulaires des jeunes incarcérés en EPM, au travers de la question de l’intimité, de la mise à distance et de l’appropriation et des enjeux liés aux frontières de cet espace.
Observations, entretiens et cartes mentales
7 Dans le cadre de la recherche plus large évoquée en amont (Chantraine et al., 2011a), basée sur différentes méthodologies : observations ethnographiques, entretiens semi-directifs avec les professionnels et les détenus, participation aux activités de l’établissement, analyse documentaire, etc., cet article est tiré d’une méthodologie plus focalisée alliant observations du quotidien des mineurs incarcérés et entretiens relatifs à l’espace carcéral vécu. D’abord, la récolte de données fut centrée uniquement sur les jeunes incarcérés. En effet, dans ce cadre, nous n’avons focalisé notre travail de recherche que sur l’expérience des jeunes détenus en EPM. Ainsi, pendant plus de deux mois passés dans deux établissements, il s’est agi de participer au quotidien des jeunes en les accompagnant dans leurs activités, en partageant l’heure du repas, en mouillant le maillot lors des activités sportives, ou en discutant longuement autour d’un jeu de cartes. La focale de recherche fut centrée, ensuite, sur les aspects spatiaux du quotidien carcéral en EPM (Scheer, 2010). La dimension spatiale, intervenant dans les interactions entre individus en présence, était au centre du travail d’observation ethnographique. L’environnement, les rapports de proximité ou de distance, les visibilités et la matérialité des lieux étaient systématiquement consignés dans un journal de terrain. Ainsi, de longues heures d’observation en coprésence, associées à la pratique sportive et aux activités collectives, ont permis d’accéder à un certain niveau de confiance mutuelle. Ensuite, ces observations et discussions informelles ont été complétées par des entretiens semi-directifs. Enregistrés et intégralement retranscrits, ces vingt-et-un entretiens avaient lieu dans une salle d’entretien au sein des unités de vie. Nous n’avons donc eu que peu de contacts avec l’espace de la cellule proprement dit. Au cours de la discussion, dans un second temps, il était demandé aux mineurs de dessiner des « cartes mentales » de leur lieu de peine – établissement d’un côté, cellule de l’autre [6]. Dix-neuf cartes mentales – considérées tant pour les cellules et pour les établissements comme une forme de discours, et non comme une forme de première théorisation – ont ainsi été récoltées pour les cellules et pour les établissements (Scheer, 2010, 46-51). Cette méthodologie basée sur le dessin s’inspire librement de K. Lynch (1998) qui étudie le rapport à la ville en construisant des sketch maps. Nous partons du postulat que personne ne peut connaître mieux l’expérience des espaces en détention que les détenus eux-mêmes.Tout en gardant à l’esprit les recommandations de F. Dubet – soit le double refus de la stratégie du soupçon et de la naïveté et de l’image d’un acteur totalement aveugle ou totalement clairvoyant (Dubet, 1994, 98) –, nous prendrons les expériences vécues telles qu’observées, racontées et dessinées afin de comprendre les espaces en situation de détention. Étant donné que le rapport aux lieux n’existe […] pas en soi, de façon indépendante, mais est toujours relié à la question des pratiques (Stock, 2004), le discours parlé et le trait dessiné nous mèneront à comprendre l’expérience spatiale. Atteindre les expériences subjectives nous donnera accès, et c’est là notre second postulat, aux espaces subis et agis. Cette double signification des espaces – passifs et actifs – provient de la définition même de l’expérience. En effet, les « sociologues de l’expérience » (voir not. Simmel, 1986, Mead, 1963, ou, pour une application à l’univers carcéral, Chantraine, 2004 ; Rostaing, 2006) voient en celle-ci une double activité de l’acteur qui « éprouve » le monde et qui « expérimente » le réel (Rostaing, 2006, 39).
8 En nous basant sur le matériau ainsi glané et après un court encart théorique sur quelques considérations choisies tirées des analyses de Goffman et Foucault, nous allons tenter de décortiquer l’expérience cellulaire, en évoquant peut-être certaines banalités à propos de l’expérience de détention mais qui, selon nous, méritent d’être dites.
De l’espace totalisant (Goffman) à l’espace disciplinaire (Foucault)
9 La manière goffmanienne d’aborder la réclusion se focalise sur les interactions internes ainsi que sur les mécanismes mis en place par l’institution et vécus par les reclus. Asiles (1968) d’E. Goffman nous offre ainsi une remarquable sociologie des « institutions totales ». Établissant une rupture avec l’idée d’une confusion du sociologique et du psychologique (Castelin Goffman, 1968, 7), l’auteur prend comme objet central l’univers du reclus. Le vécu quotidien des individus « pris entre quatre murs » occupe donc naturellement une place importante dans l’ouvrage d’E. Goffman. L’objectif étant d’établir une théorie sociologique du moi, il établit le modèle d’un individu qui dans une perspective sociologique, [est] un être capable de distanciation, c’est-à-dire capable d’adopter une position intermédiaire entre l’identification et l’opposition à l’institution et prêt […] à réagir en modifiant son attitude dans un sens ou dans l’autre pour retrouver son équilibre (Goffman, 1968, 373).
10 La question est moins, dans la logique d’E. Goffman, de comprendre les mécanismes de l’institution, que de connaître la vie – clandestine, principalement – des reclus. Le sociologue étudie donc comment les individus vivent dans un espace particulier, et non la manière dont l’espace met en forme les sujets reclus. Or, le questionnement peut être renversé : comment les espaces sculptent-ils les rapports sociaux et les comportements individuels ? L’ouvrage Asiles nous en apprend assez peu là-dessus. Par chance – ou plutôt par rigueur sociologique – les descriptions détaillées de l’auteur replacent souvent les observations en contexte. E. Goffman nous donne donc des indications importantes sur les lieux dans lesquels certaines interactions ou comportements se produisent [7]. L’observateur du quotidiende l’hôpital psychiatrique Sainte-Élisabeth montre, en replaçant les descriptions en contexte, le fait que pour ‘exploiter’ efficacement un système, il faut en avoir une connaissance intime(Goffman, 1968, 267). Nous pouvons donc remarquer que certains comportements ou certaines dynamiques relationnelles s’observent particulièrement dans des lieux précisément localisés. Reste à savoir si ces lieux sont particuliers en fonction de leurs singularités matérielles, de leurs emplacements spécifiques, de leurs usages, de leur accessibilité, de leur visibilité, de leurs représentations… La lecture de l’ouvrage Asiles ouvre donc la voie à un questionnement apparemment récurrent, mais relativement peu exploité scientifiquement : en quels termes envisager une dialectique entre les espaces au sein des établissements utilisant la clôture et les individus reclus en ces murs ?
11 Dans une autre sensibilité scientifique, le travail de M. Foucault, publié dans Surveiller et punir en 1975, replace cette institution dans son contexte ; en l’occurrence, la société libérale. L’institution totale devient donc « disciplinaire ». M. Foucault, étudiant l’internement asilaire et la réclusion pénitentiaire, montre comment l’enfermement des classes non désirées remplace les punitions corporelles directes (supplices). En effet, la prison n’est pas la continuité logique du cachot mais bien une généralisation et un renforcement des « disciplines » sur un objet qui n’est pas le corps lui-même (Foucault, 1975, 17). La systématisation de la discipline s’opère dans les écoles, les armées, les usines, les prisons… pour faire naître un gouvernement des corps. Corps rendus utiles et dociles selon l’auteur, à l’instar des monastères et des colonies d’antan. La discipline foucaldienne fait référence aux méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité(Foucault, 1975, 161). La clôture, le quadrillage, le panoptisme… sont donc des outils de gestion disciplinaires mis en place par les institutions qui composent notre société libérale capitaliste.
12 Même si le philosophe français et le sociologue américain semblent étudier tous les deux la même problématique, à savoir la réclusion d’individus dans un espace clos, leurs objets sont très différents. M. Foucault agit en archéologue en étudiant historiquement les discours et les politiques. Il réduit volontairement, par cette vision particulière, les relations interpersonnelles à des relations de pouvoir et les institutions à des dispositifs de contrôle et de normalisation. E. Goffman, quant à lui, prend comme objet la vie quotidienne dans ces institutions particulières et tente de comprendre le fonctionnement in situ de l’établissement. La démarche scientifique de Foucault est une démarche top-down, du général au particulier, dirigée vers un « système de pensée » […]. La recherche de Goffman, quant à elle, part d’une démarche bottom-up, du particulier au général, et se préoccupe des individus qui se situent dans un lieu spécifique, entrant en relation ou déclinant des interactions avec d’autres personnes dans ce lieu (Hacking, 2004, 277-278) [8]. Par cette assertion, I. Hacking veut montrer que – malgré les divergences de méthodes et de points de vue – les démarches des deux auteurs sont complémentaires.
13 En effet, cette microsociologie et cette macro-philosophie mettent toutes deux en exergue les formes de pouvoir qui existent entre les dominants de l’institution – en l’occurrence, le personnel de surveillance – et les dominés – ici, les reclus. Ainsi le rapport professeur-élève, patient-médecin ou surveillant-détenu peut être compris comme résultat d’un dispositif de pouvoir, ou comme relation de pouvoir. Il s’agit, en quelque sorte, de deux faces d’une même médaille. L’analyse centrée sur l’individu de Goffman complète et renforce l’analyse généalogique en termes de dispositif de Foucault. Néanmoins, la question de la compatibilité des analyses des deux auteurs est plus complexe. La distinction entre les « dispositifs disciplinaires » et les « institutions totales » est structuralement la même que la séparation entre théorie et pratique. L’un peut nourrir, illustrer, confirmer ou infirmer l’autre ; mais les deux ne peuvent pas s’assimiler. En effet, les discours étudiés par M. Foucault se trouvent en amont des pratiques observées par E. Goffman. L’analyse socio-historique livrée dans Surveiller et punir permet de replacer les « institutions totales » dans le processus de formation d’une société de surveillance. E. Goffman se rapproche lui-même de la thèse foucaldienne en étudiant des établissements dont la référence permanente à une idéologie consacrée est une des caractéristiques fondamentales. Malgré cette articulation possible entre les démarches foucaldienne et goffmanienne, il est nécessaire de garder à l’esprit que […] les acteurs et les institutions ne sont plus réductibles à une logique unique, à un rôle et à une programmation culturelle des conduites. La subjectivité des acteurs et l’objectivité du système se séparent […] (Dubet, 1994, 15).
14 Ces espaces construits forment des dispositifs disciplinaires qui sculptent les esprits. M. Foucault appellera, plus tard, ces formations institutionnelles des hétérotopies de déviation, c’est-à-dire des espaces « autres » destinés à envelopper les individus qui ne correspondent pas à la norme communément admise, en vue d’un formatage. L’institution disciplinaire utilise donc les espaces physiques comme des outils propres aux objectifs d’une société particulière. E. Goffman étudie, quant à lui, la vie quotidienne des reclus dans ces mêmes établissements. Il conçoit un espace totalisant, une enveloppe physique qui clôture les individus en son sein. Si la scission entre l’extérieur et l’intérieur fait l’objet de nombreuses considérations dans les pages d’Asiles, les espaces à l’interne sont moins développés. Une interprétation de l’ouvrage quant aux espaces en milieu clos permet d’envisager un double continuum de liberté/contrainte et de visibilité/invisibilité. Cette exposition des espaces reclus concilie les deux dimensions retenues de l’espace : l’espace physique (et les visibilités qu’il autorise) et les espaces abstraits (le degré de liberté ressenti). La lecture d’E. Goffman déploie donc un questionnement plus vaste d’une dialectique entre les espaces dans un établissement clos et les personnes « emmurées » dans ces derniers. C’est précisément dans ce cadre que nous voulons interroger les expériences spatiales de et dans la cellule.
La cellule en EPM
15 Généalogiquement, dans l’histoire de la prison, la cellule a été pensée et conçue comme le pilier de la correction des détenus. Il s’agit en réalité d’une invention humaniste censée prévenir les trois grands fléaux contagieux de la prison (l’épidémie, l’homosexualité et la récidive) et permettre l’amendement et l’expiation par l’isolement et l’autoréflexion (Carlier, 2009). Ontologiquement, la cellule est donc un outil architectural répondant à une double nécessité : séparer (des autres) et isoler (pour être seul). Ce n’est que plus tard que la cellule devient, par un principe de réalité, un instrument de contrôle et de stockage des détenus, en perdant sa fonction piaculaire première. Qui veut la séparation ne peut vouloir en même temps le cellulaire, écrira M.-S. Dupont-Bouchat (1988, 11). Aujourd’hui, cet espace cellulaire s’inscrit également dans une revendication et un désir d’humanisation de la peine passant par le respect de l’encellulement individuel et le confort matériel. La cellule est donc passée d’un outil de transformation de l’âme des condamnés à un instrument de mesure de l’humanisation (matérielle) des établissements pénitentiaires (Brodieet al., 1999).
16 En matière d’architecture, on peut d’ailleurs remarquer que de grands soins ont été apportés à la cellule à travers l’histoire (en matière de taille et d’aménagement). Ce n’est pas le cas pour les EPM, où les architectes ont porté une grande attention à la zone de détention (cour centrale, unités de vie, gymnase, pôle socio-éducatif…), mais moins directement à la cellule (qui est quasi absente de leurs livrets de présentation [9]). La cellule en EPM a effectivement un rôle tout à fait autre. Elle n’est plus la voie privilégiée vers la correction individuelle, bien au contraire. Le projet EPM est construit contre l’idée même de cellule, en prônant une « prise en charge globale » des mineurs détenus, hors de la cellule : au pôle socio-éducatif par l’Éducation nationale, au sein des activités culturelles par les éducateurs de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, au sein du gymnase par les surveillants de l’Administration Pénitentiaire, au sein du pôle médical par les professionnels de la Santé. Le Document méthodologique pour la mise en œuvre des établissements pénitentiaires spécialisés pour mineurs (DAP, DPJJ, 2006) évoque un « accompagnement pluridisciplinaire et individualisé du mineur » soit une « prise en charge par le binôme éducateur-surveillant en unité de vie » ainsi qu’une « prise en charge collective » pour les activités « hors de l’unité de vie ». Si le cœur du projet EPM est en réalité l’organisation méticuleuse d’un emploi du temps, d’un espace à l’autre, et d’une prise en charge de différents professionnels, la cellule constitue alors un espace de repos et de retrait potentiel dans un quotidien carcéral désormais surchargé.
17 La structure architecturale des EPM est à la fois très classique et très particulière. Comme toutes les autres prisons, il s’agit d’une structure en gigogne : une boîte délimitée par le mur d’enceinte, qui comprend une autre boîte : la détention… et ainsi de suite jusqu’à lacellule, dernière boîte avant le corps du détenu. L’EPM contient également d’autres boîtes qui ont chacune une fonction et un fonctionnement propres : il s’agit des différents pôles (socio-éducatif et culturel, médical, sportif). La vie repliée contrainte dans cet ensemble de « boîtes » contribue à accentuer la coupure entre ce qui est dans les murs et ce qui est endehors. De plus, le détenu incarcéré à l’EPM n’a aucune possibilité d’apercevoir le moindre centimètre carré d’extérieur, toutes les cellules étant tournées vers l’intérieur de l’établissement. Dans cet ordre d’idée, Erving Goffman – qui s’intéresse avant tout au reclus – définit précisément la condition de ce dernier par l’espace. L’institution totale d’Erving Goffman est d’abord définie comme un « lieu » particulier – lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées (Goffman, 1968, 41) – et les notions relatives à la spatialité ne se retrouvent qu’en filigrane et dispersées dans les pages d’Asiles [10]. E. Goffman ajoute qu’il s’agit d’un seul bâtiment ou d’un complexe de bâtiments contigus et que nous nommerons, pour plus de commodités, établissements, institutions ou organismes communautaires (Goffman, 1968, 231). Or, le simple fait d’énoncer l’utilisation d’un concept – ici, l’institution ou l’établissement – sans découpage ou précision de ses dimensions comporte un risque évident : négliger de préciser une ou plusieurs de celles-ci en se réfugiant dans la synecdoque. E. Goffman étudie un système relativement clos, un lieu entouré de barrière (Goffman, 1968, 225). En effet, être dedans n’est envisageable que par rapport au fait de pouvoir – ou de ne pas pouvoir – aller dehors (Goffman, 1968, 56). Cette condition recluse est donc intimement liée à la condition spatiale de l’individu encerclé. L’auteur étudie les particularités de l’institution citées dans la définition même de l’institution totale : la coupure entre le dedans et le dehors, l’assujettissement de l’individu à l’institution qui comble l’entièreté de ses besoins primaires, les contacts et interactions entre personnels et reclus, les modifications dans la perception de la temporalité… À ce stade, il est déjà intéressant de noter que seule la coupure avec le monde extérieur fait référence à une quelconque délimitation spatiale. Or, cette distinction entre un in et un out se retrouve parfois au sein même d’un établissement. Notamment, lorsque les détenus des EPM dessinent la prison, ils ne dessinent que l’espace de détention. Rares (1 sur 19) sont ceux qui esquissent la porte d’entrée de la prison ou les bâtiments administratifs. Dans quelques cas, les pôles socio-éducatif et médical sont même oubliés. Dès lors, la prison se rétrécit, dans la perception du « résident », à ce qu’il peut voir depuis sa cellule : l’espace de la détention au sens strict. Cette rétraction de ce qu’est la prison pour le détenu est importante. En parlant de mesures, notons qu’à l’EPM la zone de détention n’occupe qu’environ 70 % de la superficie de l’établissement. Mais cela engendre surtout une conception particulière du dedans : un intérieur plié et replié sur lui-même, en comparaison avec un extérieur ouvert et dispersé. L’expérience, donc, d’un environnement clos où tout ce qui est visible est matériellement palpable. Le regard bute constamment sur un mur ou un autre obstacle.
18 Dans ce cadre général, la cellule est parfois considérée comme une prison au carré(Milhaud, 2009, 285) ou, à l’inverse, comme un refuge dans l’univers carcéral violent. Le fonctionnement est très différent d’un EPM à l’autre, parfois d’une unité de vie à l’autre, mais notons que les détenus surestiment souvent le temps qu’ils passent en cellule. Unecellule – matérielle banalité d’une cruciale importance – est une pièce d’environ 10m2, munie de deux ouvertures : une porte avec un œilleton et une fenêtre munie de barreaux. L’ameublement est simple et fonctionnel : un lit, une chaise, un bureau, ainsi qu’un coin privatif avec douche, toilette et lavabo.
« Une cellule en EPM »
« Une cellule en EPM »
Expériences cellulaires en EPM
La question de l’intimité
19 Lors de nos observations et lorsque nous discutons avec les jeunes de leurs cellules, le premier enjeu qui apparaît directement, est, sans surprise, la question de l’intimité. Le lieu le plus intime que l’on puisse trouver en prison reste la cellule. Prenons l’exemple d’un jeune détenu : Jean. Nous reviendrons sur son dessin (carte mentale) ensuite. Il s’agit d’un détenu dont la trajectoire est fortement marquée par de multiples séjours en institution. Placé en foyer dès l’âge de 7 ans, il connaît ensuite de multiples incarcérations dans cinq quartiers pour mineurs en maisons d’arrêts et dans un EPM (à deux reprises) entre ces 14 ans et aujourd’hui (il fêtera ses 18 ans dans un mois). Il cumule également deux évasions et un total de neuf mois de cavale. Jean connaît donc bien la prison et il connaît l’EPM sur le bout des doigts : fonctionnement, emplacement des caméras, angles morts, horaires… Sa cellule est fortement décorée (photos, dessins, images…). Il s’agit de son espace personnel, de son espace de vie. C’est « son monde », comme il aime le rappeler. Il revendique cet espace propre, principalement face au personnel de surveillance. Par exemple, il répond à une surveillante qui lui demande de se rhabiller.
Attends, je suis dans ma cellule, j’ai encore le droit d’être en caleçon, putain !(Jean).
21 Mais de manière générale, il trouve que son intimité est respectée et les fouilles quotidiennes « normales » car faisant partie du boulot des surveillants. Il ne craint le regard du personnel par l’œilleton que lorsqu’il fait quelque chose de défendu, fumer par exemple. Mais s’il se fait attraper, il l’accepte car il connaît les règles du jeu. En reprenant la typologie déployée par E. Goffman – lequel envisage quatre ajustements potentiels des personnes recluses : le repli sur soi, le refus de collaboration, l’installation relativement viable au sein de l’établissement et la conversion au système –, nous pourrions dire que Jean s’installe dans l’établissement tout en affichant clairement la volonté de faire de sa cellule une zone franche (cf. infra). Les seules fois où Jean masque l’œilleton sont les soirs de masturbation, au su du surveillant qu’il prévient à l’avance. Il a appris à pratiquer devant tout le monde l’art parfaitement amoral de la pudeur (Goffman, 1968, 225). Par contre, le regard que Jean déteste par-dessus tout est celui des autres détenus. Dans la configuration des lieux, les autres détenus peuvent voir l’intérieur de la cellule de Jean depuis l’extérieur (en passant devant l’unité de vie ou directement depuis leur propre fenêtre). Il tend alors une couverture en guise de rideau. Il aime qu’on ne sache pas ce qu’il fait dans sa cellule. C’est chez lui, après tout.
Cellule et rappel du cadre pénitentiaire
22 Ce premier profil permet de tirer quelques conclusions. Tout d’abord, la cellule rappelle le cadre carcéral. En plus d’un lieu matériellement connoté (quatre murs blancs, une porte sans clinche, un lit, une fenêtre grillagée), la matérialité du mobilier et le règlement d’ordre interne rappellent que la cellule n’est pas un lieu d’habitation, un « chez soi ». Le mobilier est fixé au sol, les draps sont uniformisés, ou, exemple plus frappant, un cadre en liège clairement délimité définit l’espace précis dans lequel le jeune a l’autorisation de placer ses photos personnelles. La frontière entre la vie civile et la vie recluse implique, toujours selon le sociologue E. Goffman, une amputation de la personnalité. Le reclus n’habite pas réellement son espace de vie, il l’occupe (Goffman, 1968, 62sq.). L’appropriation des lieux est donc un risque savamment mesuré par les personnels dirigeants ; la part d’extérieur (au sens propre et figuré) tolérée au sein des murs est limitée : sélection des images affichées, uniformisation des tenues vestimentaires… Les frontières de l’intimité disparaissent, le côtoiement devient une norme. Malgré les différentes possibilités d’adaptations à cet environnement clos – repli sur soi, intransigeance, installation ou conversion – le reclus s’identifie à l’institution (ou du moins à une partie de celle-ci). De nombreux jeunes expliquent qu’ils sont incapables de s’approprier leur espace de « purge » (selon l’expression), qui n’est pas un espace de vie puisque leur vie est bien ailleurs, à l’extérieur. Pourtant, le récit de Jean est différent. Sa cellule apparaît comme un environnement protecteur, une barrière contre les galères du dehors et contre les rapports de force parfois violents de la détention. Et siJean parle de la prison comme d’une enveloppe tutrice, c’est dans la cellule (sa cellule) que l’effet protecteur se fait le plus ressentir. Il défend farouchement sa cellule comme un espace propre à respecter. La plupart du temps, les détenus enragent du non-respect de l’intimité. Mais paradoxalement, tous sans exception acceptent la surveillance « institutionnelle » : rondes à l’œilleton, fouilles quotidiennes, etc. Ce qui dérange, ce sont les marques insidieuses de non-respect de l’individualité de ce lieu : les fouilles « sales » (le surveillant laissant une cellule sens dessus-dessous), les regards appuyés à l’œilleton, un surveillant qui s’assied sur le lit…
T’es en train de te masturber, ils [les surveillants] le voient. Tu… t’es… Je ne sais pas, c’est… Quand même, en prison, on peut dire qu’on est… on fait notre peine. Donc, notre cellule c’est un petit peu notre chez nous pour trois mois, quatre mois. Mais eux, ils ne comprennent pas. Comme ils fouillent les cellules, ils fouillent, ils ne rangent pas après. […] Des fois, ils laissent leur café. […] Il y en a, c’est des bâtards, ils ne comprennent pas [en parlant des surveillants]. Ils viennent et ils veulent faire les dictateurs. Parce qu’ils sont chefs ils croivent qu’ils sont tout permis. Ils viennent, ils arrachent les posters. Ils savent pas que nous ça nous rend encore plus énervés. Et on va en remettre. Juste parce qu’ils l’ont enlevé. Comme ça. […] Parce que peut-être qu’il est chef mais il faut qu’il respecte parce qu’il n’est pas chez lui. C’est nous qu’on dort là, c’est pas lui. Lui, il rentre chez lui avec sa femme, tout ça (Ichem).
24 Dans le même ordre d’idée, un autre jeune détenu raconte avec humour qu’il surprend, alors qu’il se réveille tôt le matin, le surveillant dans sa cellule en train d’admirer les cartes postales fixées au mur. Il parle d’un abus grave. Les exemples sont nombreux. Si la cellule n’est donc jamais décrite comme un lieu privé – le regard ne gêne pas, le temps n’est qu’attente –, elle n’en est pas moins un lieu individuel. Dès lors, pour les détenus, il est indispensable que cet espace soit respecté et que seules les intrusions « institutionnalisées » aient cours dans cet endroit.
La cellule : un refuge ?
25 Si la cellule est un lieu strictement individuel (en EPM du moins), peut-on parler de refuge ? Dans son analyse, E. Goffman découpe l’établissement de la Clinique Sainte-Élisabeth en plusieurs zones qu’il recense dans une partie intitulée « Terrains de manœuvres » [11]où il s’inspire largement de l’éthologie animale. Dans ces quelques pages, le sociologue établit ce qu’il nomme lui-même une géographie de la liberté en envisageant un enfermement en gigogne, un continuum dans lequel l’espace se rétrécit à mesure que le degré de liberté augmente. Ainsi, le mur d’enceinte crée la première frontière – rigide et contraignante – entre les « zones interdites » (le dehors, l’hors-limites) et l’aire de surveillance. Dans cette aire, au sein des murs donc, les reclus sont soumis aux contraintes habituelles et à l’autorité des personnels. Cependant, il existe certains espaces où l’autorité du personnel se fait moins ressentir (Goffman, 1968, 284). Il s’agit de certaines cachettes, des toilettes, des tables de la cantine… Dans ces zones franches [12], les reclus échappent quelque peu au regard du personnel. Lorsque certains groupes particuliers de reclus revendiquent l’appropriation de ces espaces, ceux-ci peuvent devenir des territoires réservés. Partant, le local des patients affectés à la rédaction du journal interne ou le local de maintenance sont vivement protégés par les personnes recluses privilégiées qui ont accès à ces lieux. Enfin, si l’espace n’est revendiqué que par un seul individu, il s’agira d’un refuge. La chambre individuelle – tout comme la cellule ? – en est évidemment l’exemple le plus limpide. Mais la place réservée à une table est également un refuge au sens goffmanien. Il s’agit d’un lieu individuel clairement défini [13]. Selon une définition plus courante (dictionnaire Le Robert), un « refuge » est le « lieu où l’on se retire pour échapper à un danger ou un désagrément, pour se mettre en sûreté ». Or, le détenu incarcéré en EPM subit l’horaire d’encellulement fixé par l’organisation interne de la prison (activités, promenades, repas…). En effet, il ne peut pas sortir ou rentrer en cellule de sa propre initiative. Il s’agit là d’une évidence au principe même de la prison (en tout cas selon le modèle cellulaire généralisé en Occident). Par contre, le détenu a le choix de sortir ou non de sa cellule lorsque la sortie est autorisée. Il peut, par exemple, refuser l’activité qui lui est proposée (pas toujours, et parfois sous conditions).
26 Le profil de Souhaib, par exemple, illustre cette volonté de parfois s’isoler dans sa propre cellule, même si les 75 % du temps de détention sont déjà consignés dans ce lieu (et, hors nuit, environ un quart de la journée). Souhaib est incarcéré pour viol, et il est régulièrement la cible de menaces ou de railleries [14]. Les autres détenus lui demandent de leur apporter une bouteille d’eau mais sans la toucher avec ses mains de « sale pointeur », il sert de « mule » en faisant passer des cigarettes pour d’autres jeunes, il se fait insulter au fil des journées, et il reçoit des détritus sur la tête presqu’à chaque fois qu’il traverse la cour de détention. Curieusement, les surveillants le trouvent « limité », mais « plutôt bien intégré aux autres ». Il explique, et nous l’avons constaté, qu’il préfère s’isoler ponctuellement dans sa cellule, loin du collectif. Cependant, il est conscient qu’il ne peut pas trop utiliser cette stratégie de retrait au risque d’empirer sa situation de « dominé », et de passer pour une victime. De fait, les organisations dont la vie se déroule entre quatre murs présentent une caractéristique qu’elles partagent avec quelques autres entités sociales : une partie des obligations de leurs membres consiste à participer publiquement et au moment opportun à l’activité de l’institution (Goffman, 1968, 232). Souhaib doit donc trouver une bonne excuse pour ne pas afficher son retrait protecteur (je n’ai pas faim ; j’ai un mal de crâne). Si l’on se réfère (encore) à Goffman dans Asiles, un refuge est un lieu défini revendiqué par un reclus « pour lui seul » et sur lequel il exerce un contrôle inhabituel (Goffman, 1968, 298). Il s’agit donc d’un espace strictement personnel où le détenu revendique une certaine indépendance. Les cellules de l’EPM répondent certainement davantage à cettedéfinition du refuge. La plupart des personnes interrogées investissent leur cellule : photos personnelles, cartes postales, dessins, tags… Mais il est important de comprendre que cet investissement spatial n’implique pas une appropriation du lieu. Au contraire, cette démarche d’identification de la cellule comble souvent l’attente.
[En cellule, ] je regarde la télé et puis je pense. Je pense à la sortie. […] Quand je fais quelque chose, je me concentre sur le truc. Je me concentre comme ça je ne pense plus à autre chose. J’essaie de ne plus penser. Quand je pense à quelque chose, je pense à dehors ou un truc comme ça… je pense un peu à dehors. Et après, j’arrête de penser. J’oublie. Et après, je regarde la télé pour ne pas… quand je regarde un film, j’essaie de me foutre dans le film. Pour essayer que ça passe et de penser à autre chose (Dario).
28 Nous sommes effectivement loin du « projet EPM ». Dario a décoré sa cellule d’un nombre impressionnant de cartes postales. Il explique que cela lui permet de passer le temps et de décrocher de cet espace physique omnipotent, de cet emploi du temps pesant.
Mise à distance et appropriation
29 Si l’on reprend les cartes mentales que les détenus interrogés ont dessinées et commentées, on peut distinguer trois types de représentations. Tout d’abord, certains dessins sont très épurés – vue aérienne, peu de détails, seuls les éléments classiques sont représentés (lit, armoire, douche, bureau, porte, fenêtre). On dirait presque une représentation d’architecte maladroit. Ensuite, une faible minorité de détenus ébauche un cliché, une mise en situation : cellule vue de la porte, personnage en action, etc. Enfin viennent des images plus précises, toujours en vue planaire (plus rarement de trois quarts). La cellule est bien décrite, en nuances. Certains détails sont ajoutés : objets personnels, types d’activités en cellule…
30 Ce que nous appellerons une « cellule froide » représente un espace de vie non identifié par le détenu. Souvent, le détenu est depuis peu de temps dans sa cellule, il n’y restera pas longtemps selon lui, ou il la considère uniquement comme un lieu de retranchement potentiel. La description que l’on pourrait en tirer est celle-ci :
« Carte mentale de Souhaib »
« Carte mentale de Souhaib »
T’as le lit, là. Là normalement, t’as le lit au bout, là. Là, t’as le mur où derrière t’as le robinet. Là, t’as les toilettes. Là, t’as la douche. Là, il y a une porte battante. Là, t’as la porte. Après, tout là, t’as un espace. Là, t’as le meuble, t’en as encore un par-dessus. T’as la télé au deuxième. Là, t’as l’armoire. Tout là, après t’as le lit (Souhaib).
32 Il s’agit ici du dessin de Souhaib. Cette description, en plus d’être limitée au minimum, est circulaire. Le détenu survole lemobilier standard de sa cellule à partir du lit, jusqu’au lit. La « pauvreté » de la représentation peut être expliquée, selon nous, par la puissance et la lourdeur de l’atmosphère carcérale ou par une perception de fatalisme (C’est comme ça).
33 D’autres nous décrivent leur propre cellule au sein de la détention. Ils la situent par rapport à celles des autres. Il s’agit donc d’une cellule parmi d’autres, mais également différente par certains aspects, surtout parce qu’elle est le théâtre de certains événements. Voici une description d’une « cellule tiède » par Karim.
« Carte mentale de Karim »
« Carte mentale de Karim »
Là, c’est le couloir. T’as vu, il y a plusieurs cellules. Ici, c’est les toilettes. Après, on a un petit meuble, ici, style pour mettre nos papiers toilettes, nanani, gel douche, tout ça. Après… comment ça s’appelle ? Quand tu rentres vers là, il y a la télé. C’est la télé. Et là, c’est le mur. Ah ouais, attends j’ai oublié, ça c’est ma fenêtre. T’as vu, même à l’UCSA [pôle Santé] il y a des barreaux. […]Franchement, vous avez vu la promenade ? C’est du foutage de gueule. Moi, quand on me réveille et qu’on me dit : « tu veux aller en promenade ? », j’ai même pas envie d’y aller. Mais j’y vais que pour prendre l’air. Parce que rester dans sa cellule, ça prend la tête.[…] Et je t’ai pas dit. À un moment il y a eu une intervention. […] Quand on a cramé les draps, ils sont venus avec les boucliers […]. Stéphane, ça fait longtemps qu’il est là, lui. Un an. Lui, il s’est fait une petite table avec des bouteilles. Comme il avait beaucoup de bouteilles, il a fait une grande table solide, et tout. Mais dans les cellules, ça pue ici. Il y en a qui ne lavent jamais leur cellule. Comme la cellule de Souhaib, elle pue la mort. Woulah, elle pue la mort, sa mère. […] Mais le soir, c’est dhar. Le soir, les mercredis soir et samedis soir [jours de visites], c’est là où il y a le pilon [cannabis] normalement (Karim).
35 Les mises en image, les comparaisons, les anecdotes du quotidien animent cette représentation. Et la cellule est intégrée comme un élément parmi d’autres de la détention, mais qui a toujours une valeur personnelle, qui a une histoire. La cellule de l’autre n’est pas ma cellule. Mais la cellule n’est pas non plus le point central de la détention. Par exemple, sur le dessin de la cellule de Karim, on aperçoit le couloir de l’unité.
36 Vient ensuite l’image de la « cellule chaude » – qui correspond à des détenus plus à l’aise dans leur environnement : des personnes fortement institutionnalisées, des détenus qui sont là depuis un certain moment ou qui vont rester quelque temps à l’EPM. Les descriptions sont plus fines, elles intègrent des éléments personnels. Et nous avons des portraits relativement particularisés.
Ah, là, t’as la porte, hein. T’as la porte. T’as un mur qui fait ça. Parce que là t’as la douche, tu vois. Ici, t’as la douche. Là, ici, t’as un lavabo. Avec une glace. Je me regarde : beau gosse (rires). Après, là, t’as les chiottes entre les deux. T’as le mur, forcément hein. Bon, on va s’appliquer quand même. Après, voilà, t’as le mur. Là, t’as le lit. Ici,sur le mur, t’as un carré pour accrocher tout ce qui est photos, tout ça. C’est bizarre, tout le monde met à côté sauf dedans (rires). Moi, j’ai mis des trucs dessus et tout. Là, je vais t’expliquer le reste. Là, t’as la fenêtre, avec les barreaux. Là, t’as l’armoire, tu vois, avec mes affaires. Je te fais la porte. Là, t’as un bureau avec la cachette pour le shit. Un plus petit, ici, t’as la télé. En dessous, t’as le bureau. Entre le plateau de dessus et le plateau du dessous, j’ai mis plein d’images et tout, des dessins que je fais, tu vois. Là, j’ai ma poubelle. Mais on s’en fout de la poubelle jaune (Jean).
« Carte mentale de Jean »
« Carte mentale de Jean »
38 Il s’agit de la description de Jean. Ici, le jeune détenu nous décrit sa cellule, et non plus une cellule, à l’EPM. Ce lieu devient un univers à part entière – sans jamais devenir privé. Souvent, il s’agit également du lieu propice à diverses adaptations secondaires ; ces pratiques qui […] permettent au reclus d’obtenir des satisfactions interdites ou bien des satisfactions autorisées par des moyens défendus (Goffman, 1968, 98-99) et qui montrent la résistance [15] et la vie clandestine des institutions totales, en d’autres termes la face cachée de l’établissement. Des caches sont creusées sous les carrelages, des images pornographiques planquées sous le matelas, un fil électrique dénudé en guise de chargeur pour téléphone… Le jeune qui vit en détention, où tous vivent le même quotidien, possède un endroit particulier qu’il peut individualiser, qu’il ramène à lui.
39 Ce continuum d’identification de la cellule par le détenu fait, schématiquement, émerger trois figures, qui ne se succèdent pas forcément chronologiquement, bien que ce soit parfois le cas. La première figure correspond à un rejet de la cellule en tant que lieu à soi. La cellule n’est cependant pas fuie, elle peut constituer un refuge ponctuel. Dans la seconde figure, la cellule peut être intégrée comme un élément de la détention propre à chaque détenu. Certes tous sont dans une même situation (contrainte de l’enfermement cellulaire), mais chaque cellule est nominative. Enfin, dans la troisième figure, la cellule, qui devient sa cellule, peut être un lieu différent des autres cellules. L’espace est approprié, les murs décorés, l’endroit presque habité.
Frontières et confrontations
40 À partir du moment où la cellule est identifiée a minima, elle devient une zone à protéger. Nous sommes donc face à un autre enjeu : la protection des frontières et la confrontation. Les plus grosses atteintes – hormis les atteintes physiques – sont des jets de détritus ou de liquides par la fenêtre dans la cellule d’un codétenu.
41 L’emboîtement des espaces au sein de l’institution totale, dans la conception d’E. Goffman, répond à un double continuum de visibilité/invisibilité et de liberté/contrainte. Plus l’espace est invisible – par son emplacement géographique, son caractère restreint, ou sa faible accessibilité –, moins il est contraignant. Or, dans les termes d’E. Goffman, ce n’est « que » le poids des contraintes institutionnelles et de la surveillance du personnel – définissant elles-mêmes le degré d’autonomie des acteurs – qui instaure le découpage spatial au sein des murs. Autrement dit, les acteurs définissent donc les espaces par leurs actions ou l’autonomie dont ils jouissent.
42 Dès lors, les frontières de ce lieu restreint – la cellule – ont une importance cruciale. En effet, une cellule est un cube composé de quatre murs lisses, d’un sol et d’un plafond. Rappelons que seules deux ouvertures – vers lesquelles le regard et le geste glissent inexorablement – ouvrent ce lieu : la porte et la fenêtre.
Le seuil de la porte
43 Banalité dans l’ordinaire carcéral : la porte est la seule possibilité de sortie de la cellule. De plus, l’ouverture de celle-ci se fait d’initiative par le surveillant pour une activité, un repas ou un parloir, ou plus rarement sur demande du détenu. Les quatre à six heures hors cellule dont les détenus bénéficient quotidiennement à l’EPM impliquent nécessairement un passage par ces quelques centimètres. La porte de la cellule est donc fermée en quasi-permanence. L’ouverture est toujours attendue. Et les détenus pestent d’ailleurs légitimement en cas de retard sur le programme horaire ; programme par ailleurs clairement défini. Cette porte, une fois déverrouillée – même en position fermée, le battant contre le chambranle – ouvre l’espace.
Je ne sais pas. On dirait on a plus de liberté. La dernière fois, le surveillant il a ouvert et il a oublié de me fermer la porte. Ça veut dire, de 13 h 30 jusqu’à 15 heures, j’avais la porte ouverte. Je ne sais pas, je me sentais comme chez moi. Je me mettais bien(Patrick).
45 L’idéal, pour beaucoup, est en fait une porte ouverte (déverrouillée), mais fermée (pour éviter d’être pris dans le mouvement et dans les mécanismes de la détention). Cela dit, l’ouverture de cette porte peut également être vécue comme une intrusion. Le détenu ne peut échapper au regard direct et immédiat de la personne qui entre par l’unique sas entre la cellule et le reste de la détention. De nombreux détenus relatent des immixtions dérangeantes de surveillants à des moments jugés inopportuns. Ikram n’aime pas que les surveillants rentrent trop profondément dans sa cellule lorsqu’il s’y trouve ou Dario se plaint que les surveillants admirent ses cartes postales. De plus, cette porte contient le risque d’être vu. À tout moment, un surveillant peut entrer. Mais à chaque instant, un surveillant peut également regarder à l’œilleton. Cette violence symbolique, nous l’avons vu, est intégrée par la population captive. Il s’agit davantage, pour les détenus, d’un jeu entre cette surveillance et leurs actions répréhensibles : un ajustement stratégique au quotidien. Si ce jeu du chat et de la souris s’institutionnalise lui-même et que le détenu ne considèrepas que le surveillant outrepasse ses prérogatives, de petits espaces peuvent s’ouvrir, des « interstices » pour reprendre les termes d’Alice Jaspart (2010, 456sq.). Lionel Rebout, ayant lui-même connu l’incarcération, parlait du seuil en ces termes : La porte est [ou devient] l’espace de contact, la zone où un possible intervient (Rebout, 2008, 37). Ismaël, incarcéré depuis un mois et demi, raconte qu’il a appris à protéger son territoire.
Moi, au début ils [les surveillants] venaient. T’as vu, je croyais que c’était normal, et tout. J’ai entendu X [un autre détenu] : « et toi, rentre dans ma cellule et je te baise ta mère ! » à un surveillant. Maintenant, il ne rentre plus. Tout le monde lui mettait des pressions et il toque, il reste à la porte. Les nouveaux, woulah, c’étaient les nouveaux. Ils rentraient, ils savaient pas. Ils allaient… Style dans 3 mois, ils vont te toucher, t’as vu. Ils rentrent dans ta cellule, wesh, et je leur dis : « ici, c’est comme ma chambre, maintenant. Tu ne rentres pas. Tu peux rentrer, tu mets tes pieds devant. T’as vu, tu peux rentrer un peu vers la douche. Mais rentre pas comme ça ». Après, il a dit : « d’accord ». Maintenant, le surveillant il reste à la porte, il dit : « allez ». Mais, tu vois ceux-là qui sont gentils et tous les surveillants, ils disent « allez, allez, debout ! Allez ». Woulah, ils sont gentils, t’as vu (Ismaël).
47 Une fois les limites posées, une relation de confiance et de proximité relatives peut se créer entre un membre du personnel et un détenu.
Les barreaux
48 Passons ensuite à la seconde ouverture dont est munie la cellule : la fenêtre. Les fenêtres, communément appelées « barreaux » en détention, forment un espace très particulier. Les fenêtres des cellules donnent directement sur la cour centrale. Tous les mouvements, sans exception, passent par les chemins devant des barreaux, au vu de l’ensemble des détenus en cellule. Le terme « barreaux » – symbolisant la fermeture dans sa définition même – est un mot très courant à l’EPM. Les barreaux font partie du quotidien, ils sont assimilés en tant qu’objet pénitentiaire « allant de soi ». Karim, qui estime que l’EPM n’est pas une vraie prison mais plutôt une crèche, nous expliquera que les barreaux sont là pour faire style on est en prison. Chaque cellule, et donc chaque détenu, possède ses propres barreaux. Ce mot est même employé au singulier : je suis à mon barreau. « Barreau » remplace donc le mot « fenêtre ». Il s’agit d’une embrasure d’environ 70 cm de large et 90 cm de haut, la seule ouverture contrôlée par le détenu sur l’extérieur de sa cellule. L’objet des barreaux, quatre barres métalliques croisées, a moins d’importance que la brèche elle-même.
49 La cellule offre donc un écran d’entrée et de sortie par son barreau – entrée et sortie des regards, du bras, des jambes, de divers objets… Cette percée aboutit toujours sur la cour principale de détention et sur ce qui s’y passe. Jamais l’individu n’a accès, ne serait-ce par le regard, à l’extérieur de l’enceinte. L’enfermement vécu est intimement lié à cette condition cellulaire. Une fois en détention, la plupart des détenus expliquent qu’ils n’ont pas de liberté de mouvement et qu’ils sont contrôlés, mais ils ne parlent plus d’enfermement. Il y aurait donc deux « dehors » : le dehors inaccessible et rêvé (derrière les murs d’enceinte) et le dehors de la détention dont parle ici Nicolas, proche du confinement de la cellule mais ouvrant l’espace au côtoiement des autres.
51 Il s’agit presque d’un espace symbolique et flottant entre la cellule – trop écrasante par son confinement – et le quotidien de l’EPM – trop écrasant par son organisation.
52 Nous sommes alors face à une nouvelle dichotomie entre le dedans et le dehors, sans que le mur d’enceinte ne structure cette frontière. Nous avons étudié deux espaces spatiaux dans la lecture d’Asiles. Une première découpe est envisagée entre l’externe et l’interne. Cette scission dedans/dehors est fondamentalement structurante pour l’individu reclus (adaptation du moi, adoption de nouveaux comportements…). En effet, la barrière interposée entre le reclus et le monde extérieur constitue la première amputation que subit la personnalité (Goffman, 1968, 57). Le second découpage concerne l’espace interne à l’établissement. Le triple morcellement de l’espace – zone interdite, aire surveillée, zones franches – ne pose pas la question de la structuration du reclus. Mais, comme nous l’avons vu, l’espace n’est pas que disposition matérielle des lieux physiques. Il s’agit également d’intervalles abstraits, d’étendues de pouvoir et de marges de manœuvres. E. Goffman relève un espace de liberté propre aux personnes recluses : les adaptations secondaires que nous avons déjà évoquées. En effet, si les reclus partagent un habitus et des manières de faire liés à leur groupe, ils jouissent d’un certain espace de liberté – ou, du moins, de satisfaction – qui leur est confidentiel. Cet espace « dissimulé » de la vie quotidienne de l’établissement ouvre la voie à un jeu – un décalage – possible entre le groupe reclus et l’institution enclavante. Les personnes captives développent et entretiennent un écart entre la vie prescrite par l’institution et leur propre autonomie par un jeu de dissimulation, de ruses, de rébellion et d’astuces.
53 Les échanges verbaux aux barreaux font donc partie de ce quotidien partagé, en ouvrant une sorte de « bulle ». Au regard des observations des relations aux barreaux et ailleurs, on a souvent l’impression que cette zone particulière – entre un espace commun et un endroit individuel, sans zone tampon (qui existe en général dans l’architecture de l’habitat) – introduit de la violence dans les rapports. Une situation personnellement vécue par le chercheur pendant la période d’observation illustre l’ambivalence de cette zone.
Après-midi, entre 15 h 00 et 16 h 30, activité sur le terrain de foot central avec l’unité 5. Présents sur le terrain : quatre détenus, un surveillant, moi. Surveillant reste près de la porte grillagée du terrain durant toute l’activité. Vu le nombre, nous ne jouons pas vraiment au foot, juste quelques passes en discutant. Souhaib se fait appeler par John qui se trouve dans l’unité 4. John est dans sa cellule, Souhaib sur le stade. Deux barrières physiques les séparent : les barreaux et le grillage du terrain. John embrouille Souhaib : « Sale violeur ! Ne me regarde pas. Marche droit ! ». Souhaib tourne les talons. John le rappelle en le questionnant sur les détails de l’acte sexuel commis. Souhaib répond allusivement. Même moment : m’assieds avec un autre détenu à quelques mètres de là. Les deux autres jeunes sont en train de discuter de l’autre côté du terrain avec des jeunes également aux barreaux. John m’interpelle à mon tour. Me lève, m’approche du grillage vers le point le plus proche de la cellule de John. Environ cinq mètres nous séparent. Il me dit : « Tu sais que les journalistes comme toi,y’en a tous les jours qui perdent un œil ? ». Je réponds tant bien que mal que mon rôle n’est pas de faire du journalisme… Il hausse le ton : « Tu te mêles trop de ce qui ne te regarde pas. Je te promets que quand on se croise, je te goume. Je vais te défoncer, woulah ! ». D’autres détenus aux barreaux, plus loin sur la gauche. Ils voient la scène, et m’appellent. Aubaine afin de m’extirper de cette situation délicate, je m’excuse auprès de John et rejoins les autres détenus avec qui parler aux barreaux. Ils me quémandent des cigarettes et essaient (ton de l’humour) de négocier une cigarette en échange du fait que John me laisse tranquille… Journal de terrain (extrait).
55 Karim, qui était présent sur le terrain de sport le jour de l’altercation, revient sur l’incident lors de notre entretien, le lendemain.
Les gens, ils font que de parler aux barreaux. Il dit : « hé, toi, qu’est-ce que tu te mêles de tes histoires ? ». Mais parce que hier on était au stade, wesh, parce qu’il voulait faire le Joe. Mais sinon, en vrai, il fait rien, wesh. Tu l’aurais vu tout seul, toi et Souhaib, il t’aurait jamais dit ça. C’est ça. Les gens, ils parlent pour ne rien dire ici (Karim).
57 Cet événement montre que les rapports interpersonnels, lorsqu’ils se produisent aux barreaux, se modifient. Le détenu en question, John, qui nous a violemment menacés, nous serrait la main dans les couloirs (lorsque aucun autre détenu n’était présent), ou ne nous adressait simplement pas la parole dans le gymnase. Le fait qu’une barrière physique – ici, les barreaux – scinde la relation entre un détenu encellulé et une personne hors cellule (même détenue elle aussi) et que l’interaction se produit à la vue de l’ensemble de la détention modifient les rapports interpersonnels. Il y a production d’un faux-semblant.
Conclusion
Une expérience totalisante comme indice d’une institution disciplinaire ?
58 Les EPM incarnent, dans leur singularité, l’imbrication du primat sécuritaire et de la volonté disciplinaire. Dans ce cadre, une sociologie de l’expérience cellulaire – et, plus largement des expériences carcérales – rappelle le fossé entre les théories scientifiques et la manière dont les détenus traversent la prison en tant qu’épreuve spatiale, existentielle, socio-biographique.
59 La cellule, si elle est le seul lieu principalement individuel en EPM, est le symbole même de la prison et du regard pénétrant de l’institution sur le corps des jeunes personnes incarcérées. L’espace délimité par les quatre murs de la cellule est tout de même relativement approprié ; selon des degrés et des modes d’occupation différents. Cet espace particulier, dans un EPM où l’ouverture et le partage est – de facto ou de lege – une règle, est régulièrement défendu par son occupant, pour se prémunir des intrusions physiques ou visuelles du personnel et des codétenus premièrement, mais plus largement pour éviter les immixtions ou les ingérences d’un régime de détention pesant et exigeant dans le dernier espace de retranchement potentiel.
60 En dehors de la cellule, les jeunes détenus ajustent leurs comportements, sont attentifs à leurs gestes et miment certains rôles en fonction des espaces et des interlocuteurs en présence. En règle générale – et c’est bien là un des enjeux du « projet EPM » –, ils se trouvent en permanence sous le (s) regard (s) des différents professionnels. Le « port du masque » ou le camouflage est donc de rigueur. Partant, l’expérience de détention – ici, cellulaire – est structurée par cette tension entre le primat sécuritaire de la prison (isoler, séparer, éviter les incidents) et la volonté de socialiser intensivement (par l’observation, la soumission aux activités, la « prise en charge globale »). Subjectivement, le rapport à la cellule en EPM est donc pris dans une tension entre d’un côté, la cellule protectrice, le refuge dans une détention où l’injonction à l’hyper-sociabilité peut être éreintante, et d’un autre côté, la permanence d’un sentiment de l’incarcération en gigogne, le rappel de la carcéralité. Les jeunes racontent souvent, même s’ils ne l’expriment pas ainsi, leurs stratégies pour se délier de la lourdeur de la prise en charge dont ils sont la cible.
61 L’expérience cellulaire, avec tout ce qu’elle inclut comme ambivalence, permet donc de déceler le projet même de l’EPM : un quotidien minutieusement contrôlé, une prise en charge globale et enveloppante… S’agirait-il d’un retour d’une utopie, d’une pâle copie de la prison de Saint-Lazare au XVIIe siècle où les enfants délinquants étaient soumis à l’observation permanente (en témoigne l’invention des guichets, ancêtres des œilletons, sur les portes de cellules) et à un quotidien surchargé (Capul, 1989) ? On se souvient tous également de la minutie de l’emploi du temps dans le règlement de Léon Faucher pour la Maisons des Jeunes détenus à Paris repris dans les premières pages de Surveiller et Punir. L’EPM serait ainsi une institution qui réalise, peut-être, l’utopie disciplinaire par son souci de totalitariser l’expérience de la détention ; mais tout en préservant une possibilité de soustraction à cette dynamique (soustraction toujours temporaire, limitée et contrôlée).
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Ordonnance no 45-174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante (France).
-
[2]
Loi dite « Perben I », modifiée en 2004 (« Perben II »).
-
[3]
Pour une analyse détaillée du débat public autour de la mise en place des EPM, voir le Chapitre 1 : La « controverse EPM » dans le rapport de recherche Les prisons pour mineurs. Controverses sociales, pratiques professionnelles, expériences de réclusion (Chantraine et al., 2011a).
-
[4]
Telle que l’ordonnance de 1945 le préconisait.
-
[5]
L’auteur tient à remercier tout particulièrement Gilles Chantraine, tant pour l’accès aux terrains ethnographiques que pour les discussions scientifiques (ou non) relatives à la sociologie carcérale (ou pas). Cet article est issu de ces conversations et d’une communication à deux voix lors de l’Interlabo du Groupe européen de recherche sur les normativités (Interlabo du GERN, Chantraine G., Scheer D., Les coulisses de l’interaction carcérale. Performances publiques et texte caché en établissement pénitentiaire pour mineurs, Bruxelles, 22 mars 2013).
-
[6]
Dans tous les cas, les instructions données au mineur se voulaient décomplexantes (« Ce n’est pas un concours de dessin. Si vous ne voulez pas dessiner, ce n’est vraiment pas un problème. Ce qui m’intéresse c’est surtout de comprendre comment vous vivez dans l’établissement et dans la cellule, comment vous vous sentez dans ces lieux… »). L’entretien se poursuivait alors, pendant et après que le détenu esquissait son lieu de vie. Que ce soit dans le dispositif méthodologique ou dans le processus d’analyse, le dessin n’a jamais été isolé et traité de manière individuelle et autosuffisante. Discours oral et représentation dessinée furent toujours étroitement liés.
-
[7]
Notons quelques (longs) exemples, parmi beaucoup d’autres. Dans tous les établissements sociaux, les individus utilisent tous les objets qui leur tombent sous la main d’une manière et à des fins très différentes des prévisions officielles […]. Même si ces procédés de transformation mettent en œuvre plusieurs pratiques complexes, ils se manifestent surtout lorsque leur utilisateur est isolé […] et consomme seul le fruit de son intervention (Goffman, 1968, 263-264, c’est nous qui soulignons) ; Dans le grand réfectoire d’une section chronique d’hommes, où les 900 malades mangent par roulement, certains apportent leurs propres condiments pour assaisonner la nourriture à leur goût […]. Dans un autre réfectoire, plus petit, dépendant d’une autre section de l’hôpital, des malades, dans la crainte justifiée que le « rab » ne disparaisse […], ôtent leur portion de viande pour la placer entre deux morceaux de pain […] et reprennent aussitôt la queue pour le « rab » (Goffman, 1968, 266-267, c’est nous qui soulignons) ; Certains finissent […] par découvrir des vertus cachées dans le traitement par l’insuline : en effet les malades à qui l’on fait subir le choc insulinique sont autorisés à rester au lit toute la journée dans la chambre à insuline – plaisir hors de portée dans la plupart des autres salles – et se voient traités tout à fait comme des malades par les infirmières (Goffman, 1968, 278, c’est nous qui soulignons).
-
[8]
There is a clear sense in which Foucault’s research was « top-down », directed at entire « systems of thought »[…]. Goffman’s research was « bottom-up » – always concerned with individuals in specifics locations entering into or declining social relations with other people (Hacking, 2004, 277-278).
-
[9]
Les deux plaquettes de présentation (une pour chaque type architectural ; disponibles sur le site de l’Agence Publique pour l’Immobilier de la Justice [http://www.apij.justice.fr]) contiennent respectivement vingt-neuf photographies et six images de synthèse. Une seule photo (dans un seul des deux livrets donc) représente une cellule individuelle « classique » (une autre représentant une cellule mère/enfant). Sur les trente-et-une pages que contient chacun des livrets, le terme cellule n’apparaît que trois fois ; d’abord pour insister (légèrement) sur le caractère individuel de la cellule, ensuite en légende d’une photo d’une cellule aménagée pour une mère détenue et son enfant.
-
[10]
Hormis une exception notable : la partie « Terrains de manœuvre » sur laquelle nous reviendrons.
-
[11]
Cette partie est incluse dans le chapitre III : La vie clandestine d’une institution totalitaire. L’intitulé « Terrains de manœuvre » correspond au titre Spaces dans l’ouvrage original.
-
[12]
Free places dans le texte original.
-
[13]
Un refuge peut donc se situer dans une zone franche – propre aux reclus en général –, ou dans un territoire réservé par un groupe particulier de ceux-ci, voire même être un lieu strictement personnel.
-
[14]
L’entretien avec Souhaib a eu lieu dans des conditions un peu particulières. En effet, Souhaib accepte l’entretien car il y voit une occasion de s’extirper d’une situation potentiellement dangereuse ou gênante. L’entretien a lieu juste après un incident lors d’une activité où Souhaib a été affiché et fortement humilié en tant que « pointeur ». L’entretien (qu’il avait accepté la veille mais dont l’horaire n’avait pas été fixé) lui offre donc l’opportunité de ne pas devoir retourner en activité.
-
[15]
J.C. Scott (2008) offre également une grille de lecture extrêmement pertinente pour l’étude de l’univers des populations sous domination, et a fortiori des reclus. James Scott, dans La domination et les arts de la résistance, étudie les dires propres à certains groupes dominés comme une forme de discours « caché ». Un espace de parole est donc envisagé comme une dénonciation (qui ne sort que peu ou prou du groupe), une échappatoire ou une forme d’émancipation. Cependant, cet espace reste partagé uniquement par les dominés. Il est conditionné et conditionne la domination.