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Article de revue

L'identification génétique et la discrétion des controverses scientifiques dans son usage par la justice pénale

Pages 289 à 303

Notes

  • [1]
    En Belgique, le recours à l’ADN représentait 3% de l’ensemble des expertises payées par la justice pénale en 2000 pour atteindre 16% en 2010 (Jeuniaux, Renard, 2011, 38).
  • [2]
    Pour une synthèse critique de ce rapport, voyez Dillembourg, Renard, 2011.
  • [3]
    Il s’agit des arrêts Daubert v. Merrell Dow Pharmaceuticals Inc., 113 S. Ct. 2786 (1993) ; Kumho Tire Co. v. Carmichael, 526 U.S. 137 (1999) ; General Electric v. Joiner 522 U.S. 136 (1997) ; tous faisant suite à l’arrêt Frye v. United States 293 F 1013 (D.C. Cir. 1923).
  • [4]
    Voir le rapport du National Institute of Justice (1996) ; aussi Garrett (2008) ou Garrett, Neufeld (2009).
  • [5]
    La Belgique a elle-même connu des situations similaires : la révélation d’une erreur d’expertise toxicologique dans l’affaire Storme en octobre 2010 s’est ainsi appuyée sur une expertise ADN, les profils génétiques ayant mis en évidence que les échantillons utilisés par l’expert toxicologique ne pouvaient être ceux du suspect.
  • [6]
    C’est au travers de ce que laissent voir les normes (juridiques ou autres) d’abord, des dossiers judiciaires et administratifs ensuite et enfin des entretiens avec des acteurs de ces pratiques (magistrats, experts, avocats) que nous avons ainsi pu produire une image inédite de la vie de l’ADN dans le processus judiciaire pénal. Pour assurer la praticabilité de la recherche autant que pour garantir la validation des résultats, la collecte de matériel s’est limitée aux pratiques en vigueur au sein de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles de 1998 à 2007, période caractérisée par l’irruption d’une loi spécifique à l’identification par analyse génétique en 1999 et dont l’entrée en vigueur en 2002 s’applique à des pratiques déjà largement ancrées dans le travail judiciaire.
  • [7]
    Le représentant du gouvernement précisa alors qu’il n’y a lieu d’inscrire une définition dans la loi que si celle-ci est nécessaire à l’objectif poursuivi (Doc. Parl., Chambre, 1047/6, 25 et 27). Pourtant, la protection de la vie privée est un des objectifs principaux de cette loi.
  • [8]
    Une recherche sur les coûts des expertises ADN menées en Belgique de 2000 à 2010 établit que ce laboratoire assure à lui seul plus de 50% des expertises ADN et domine largement le marché des expertises ADN (Jeuniaux, Renard, 2011, 85-89).
  • [9]
    Il est à noter que la mobilisation d’arguments non scientifiques n’est pas nécessairement liée à l’externalisation de la controverse dans le milieu judiciaire. Vinck (1995, 119) souligne en effet que, dans l’étude de la controverse portant sur le détecteur d’ondes gravitationnelles de Weber, Collins constate que les arguments utilisés dans le débat ont peu de chose à voir avec la preuve scientifique supposée assurer l’accord entre les savants. En outre, notons que l’absence de résolution d’une controverse scientifique est un événement qui n’est pas rare dans l’histoire de la science (Pinch, 1986).
  • [10]
    L’affaire Annie Dookhan qui secoue la police scientifique américaine en 2012 témoigne de la nécessité de mettre en place des procédures strictes pour éviter les erreurs, tant involontaires que malveillantes.
  • [11]
    Voir la description des sources d’erreurs qu’en donnent Coquoz et Taroni (2006, 277-280) et l’absence actuelle de prise en compte des risques d’erreurs dans le calcul de vraisemblance (Ibid., 2006, 283-287).
  • [12]
    Il est intéressant de noter que ce théorème, appliqué aux tests de paternité depuis les années 1950, n’a été « importé » dans l’appréciation des preuves scientifiques en matière pénale qu’au début des années 1990 (Evett et al., 1991).
  • [13]
    Pour une introduction plus spécialisée concernant l’influence des techniques statistiques sur les pratiques d’écriture et les modes de présentation, voire les modes de pensée, nous renvoyons à Desrosières, 1995.
  • [14]
    Voyez les rapports successifs (de 1992, 1996, 2004 et 2009) du National Research Council aux États-Unis.

La solidité des dispositifs d’expertise scientifique en question

1 Le recours à des compétences scientifiques et à des éclairages techniques pour aider la justice pénale à trancher est loin d’être une nouveauté. Au fil des évolutions scientifiques qui ont marqué le XXe siècle, les domaines scientifiques sollicités par la justice n’ont cessé de se diversifier. Si l’irruption des analyses ADN dans les pratiques judiciaires au cours des années 1980 s’inscrit dans cette évolution, la solidité et la fiabilité dont cette méthode d’identification est créditée sont sans doute inédites. Elle profite manifestement d’une confiance très importante de la part des acteurs judiciaires, des justiciables et de l’opinion publique. La rapidité de progression de l’utilisation de ce domaine d’expertise scientifique témoigne largement de son succès [1] et cette progression se maintiendra certainement encore de nombreuses années dans la mesure où cette confiance largement partagée a poussé la plupart des pays occidentaux à élargir les conditions légales de son utilisation.

2 Face au constat du recours sans cesse croissant à la preuve dite « scientifique », sans la tenue d’un véritable débat sur les modes de production et d’utilisation des expertises scientifiques en général, le Bureau du Comité européen pour les problèmes criminels (CDPC) du Conseil de l’Europe a commandé à l’École des sciences criminelles de l’Université de Lausanne un rapport ayant pour objectif d’évaluer la mise en œuvre des expertises scientifiques dans les procédures pénales européennes, de rendre compte de la façon dont elles sont actuellement interprétées et appréciées, et d’étudier l’impact de ces différents éléments en terme d’égalité des armes [2].

3 Dans le rapport présenté en 2010 au CDPC, Champod et Vuille commencent par dresser un rappel des critiques récentes formulées à l’encontre des divers domaines forensiques en Europe et aux États-Unis. Ils soulignent que les sciences forensiques ne sont pas exemptes d’erreurs ; de nombreuses publications, participant à un mouvement critique essentiellement anglo-saxon, en font état. Ils relèvent trois lignes principales de publications qui s’alimentent l’une l’autre. Une première ligne utilise comme point de départ des affaires dans lesquelles une utilisation discutable d’une preuve scientifique a potentiellement participé à la construction d’une erreur judiciaire. Une autre est associée aux modifications des règles d’admissibilité établies par une série d’arrêts de la Cour Suprême des États-Unis dès 1993 [3]. Une dernière, enfin, est liée à l’introduction des techniques de profilage ADN dans l’investigation judiciaire (Champod, Vuille, 2010, 5).

4 On le voit, l’identification par analyse ADN occupe manifestement une place particulière au sein des sciences forensiques. Premièrement, le recours aux analyses ADN est, dans bien des cas, la voie par laquelle des erreurs judiciaires sont mises en évidence [4]. C’est ainsi que cet outil d’identification fut associé à des initiatives telles que, aux États-Unis, l’Innocence Project qui permit d’innocenter de nombreux condamnés. En second lieu, l’identification par analyse ADN permet également de remettre en question la solidité des démarches scientifiques des autres domaines d’expertise, principalement par une détection d’erreurs en leur sein [5]. En dépit de cette large contribution de l’ADN à la détection des erreurs d’expertises et des erreurs judiciaires, Champod et Vuille relativisent par contre son infaillibilité en montrant bien que cette méthode d’expertise est également passée sous la loupe de la littérature critique, du moins dans les pays anglo-saxons. Il reste qu’ils constatent quand même une forme d’asymétrie dans la critique formulée à l’égard des techniques forensiques en général : celles qui sont utilisées pour fonder la culpabilité sont passées au crible sans la moindre indulgence alors que celles qui la mettent en doute sont admises plus facilement. Si un tel raisonnement se justifie pleinement d’un point de vue juridique (le doute profite à l’accusé), les auteurs n’y trouvent aucune justification sur un plan scientifique (Champod, Vuille, 2010, 11). Ce constat explique l’aura particulière dont jouit l’ADN au sein des pays anglo-saxons. Il permet par ailleurs de comprendre que l’ADN soit épargné de toute contestation dans un système judiciaire continental au sein duquel une telle culture critique à l’égard des expertises scientifiques n’existe pas.

5 La présente contribution, issue d’une recherche visant à connaître les pratiques sociales relatives à l’identification par analyse génétique en justice pénale en Belgique, s’appuie sur le parcours résolument inductif des traces de ces pratiques dans un matériel empirique varié [6]. Elle ne vise pas à reproduire les critiques fondées sur la casuistique, ni à remettre en question ce domaine d’expertise, mais bien plus à montrer, sur base de nos observations, que l’apport de la science dans le processus judiciaire pénal n’est pas seulement une solution, mais peut être source d’incertitudes nouvelles. Il s’agit tout autant de déceler les mécanismes sociaux qui maintiennent ces incertitudes hors de la perception des acteurs judiciaires de sorte qu’elles restent souvent discrètes, voire parfois totalement masquées, en dépit des enjeux importants qu’elles comportent sur le plan social.

Quelques controverses discrètes

6 Le caractère non codant de l’ADN analysé, tellement rassurant sur le plan politique, est-il aussi bien défini qu’il y paraît ? Le mode de conservation des échantillons fait-il l’objet d’un consensus scientifique et quels impacts cela peut-il avoir sur les pratiques policières et judiciaires ? L’expression probabiliste du résultat du travail de comparaison de deux profils ADN par l’expert en identification génétique repose-t-elle sur des bases de calculs suffisamment solides pour sembler à l’abri de toute critique dans les débats judiciaires ?

7 Dans chacun de ces trois exemples, nous identifions des incertitudes, voire des controverses en nous inspirant de quelques acquis de recherches menées au cœur des controverses de la science (tel le compte rendu fourni par Vinck, 1995). La routine des laboratoires d’expertise visant à extraire l’ADN et en établir le profil s’est en effet développée en s’appuyant sur des méthodes largement répandues dans tous les laboratoires de recherche de biologie moléculaire.

8 Notre recherche se démarque pourtant des recherches des sociologues et philosophes des sciences tels que Pinch, Latour ou Stengers, dans la mesure où ceux-ci ont pris pour objet des confrontations et des débats de type scientifique menés au sein même de la communauté scientifique. Au cœur de nos observations se trouvent des pratiques scientifiques, certes, mais progressivement adaptées aux finalités spécifiques de l’identification judiciaire (Lynch, McNally, 2005, 660). Il s’agit en l’occurrence d’une science de terrain concernant par ailleurs une communauté dont la taille est définie par une norme juridique (neuf laboratoires agréés sont listés pour la Belgique). En outre, les points de discussion ne traitent plus de l’avenir des découvertes scientifiques, mais concernent les conditions de production des expertises et leurs éventuelles implications sur le terrain judiciaire auquel ces pratiques d’expertise se destinent. Il reste que des controverses semblent subsister, en dépit de l’image de solidité parfaitement lisse dont profitent largement ces pratiques d’expertise scientifique.

Le caractère non codant de l’ADN, un argument (purement) politique ?

9 L’échantillon biologique issu d’une personne contient l’ensemble de son information génétique. Afin de limiter les risques d’utilisation de l’information contenue par l’ADN codant (caractéristiques physiques, maladies génétiques), l’interdiction d’utiliser les segments d’ADN codant dans le cadre des expertises judiciaires fut avancée comme la principale garantie de proportionnalité, laquelle a emporté l’adhésion politique et permis l’autorisation légale de recourir à l’exploitation de l’ADN (Doc. Parl., Chambre, 1997, 1047/6, 20). Or, sans entrer dans l’argumentaire proprement scientifique de la question, il faut mentionner que, dès la découverte des STR (Short Tandem Repeat : répétitions du motif à un endroit donné d’un chromosome utilisées pour identifier une personne) par le célèbre scientifique Alec J. Jeffreys, des débats ont agité la communauté scientifique sur le caractère codant de l’ADN (Fowler et al., 1988). Les scientifiques auditionnés par le parlement belge au moment de légiférer sur le recours à l’identification par analyse génétique nous ont confié que cette notion ne serait pas facile à définir, mais qu’une telle définition ne leur semblait pas nécessaire dans la mesure où les scientifiques seraient en mesure de déterminer dans leurs pratiques d’analyse ce qui est codant de ce qui ne l’est pas. Suite aux auditions susmentionnées, l’amendement visant à définir la notion de profil ADN a été retiré [7], alors même que la loi continue à se référer de manière très forte à cette distinction codant/ non codant au titre de critère concret de proportionnalité de l’atteinte à la vie privée.

10 Des articles scientifiques récents (Mangin, 2005 ; Birney, 2012) montrent que la science pourrait bien reconnaître désormais des fonctions aux STR ou à une grande partie de l’ADN « non codant », qualifié jusqu’alors par certains d’ADN poubelle. On peut évidemment s’étonner que les scientifiques n’aient pas cru bon d’énoncer plus clairement que la notion d’ADN non codant est relative, d’autant que la loi belge a été modifiée fin 2011 et que jamais cette question n’a été évoquée en dépit des évolutions scientifiques.

11 Cette attitude des experts se rapproche fortement des constats posés dans l’étude des controverses autour de la théorie de la relativité, où il apparaît que d’éminents scientifiques ont passé sous silence une partie des données dont ils avaient connaissance. Ces derniers communiquaient le fruit de leurs observations en opérant une sélection non pas sur la base de la valeur scientifique de celles-ci, mais avant tout sur la signification et l’impact qu’il convenait de leur donner dans le débat en cours (Vinck, 1995, 121). Sans aucun doute, la méthode d’analyse ADN est présentée sous ses aspects les plus acceptables par les scientifiques qui veulent la promouvoir.

12 Il est tout aussi frappant de voir que les décideurs politiques s’empressent d’adopter le critère de l’ADN non codant en dépit de la porosité de cette notion sur le plan scientifique. Les craintes d’atteinte à la vie privée exprimées dans les débats parlementaires étaient telles que la mobilisation d’un tel critère est tombée bien à point.

13 En définitive, les progrès de la science risquent bien de déstabiliser ce qui a initialement servi de base à son acceptabilité sociale et son encadrement légal. La notion d’ADN non codant qui, initialement, a largement servi à rassurer, pourrait bien désormais ébranler le consensus social compte tenu des incertitudes nouvelles révélées par les découvertes scientifiques.

La conservation des échantillons, une cuisine (pas si) interne

14 Afin d’assurer la qualité des analyses ADN, il est essentiel que les prélèvements de traces biologiques (taches de sang ou de sperme, morceaux de peau, projections de salive…) soient réalisés selon des normes précises afin d’assurer l’exploitabilité de ce qui est alors considéré comme un échantillon. Tout échantillon prélevé et saisi n’est pas nécessairement analysé, du moins pas toujours dans un court délai. Et dès lors que toute trace biologique est dégradable (en particulier par l’effet de l’humidité), une attention particulière est accordée aux conditions de conservation de ces échantillons.

15 Si la pratique générale consiste à sécher les écouvillons ayant servi au prélèvement, une controverse est née entre les experts du fait qu’un des neuf laboratoires agréés en Belgique considère que congeler les écouvillons encore humides permet d’optimaliser les résultats d’analyse.

16 Cette question, a priori de nature purement technique, revient régulièrement dans les discussions entre les laboratoires belges sans qu’un consensus ne puisse manifestement venir clore cette question sur le plan scientifique. La récurrence de ce point de controverse s’explique sans doute par le fait que le laboratoire « pro-congélation » est celui qui réalise la part la plus importante de toutes les expertises réalisées en Belgique [8] et que les implications pratiques d’un tel choix se font ressentir sur l’ensemble des acteurs de la chaîne de la preuve scientifique, en particulier en amont.

17 En effet, lors des relations fréquentes que les policiers et magistrats entretiennent avec ce laboratoire d’analyse, ces acteurs se voient rappeler la nécessité de congeler les échantillons. Or, l’Institut National de Criminalistique et de Criminologie (INCC), qui joue en Belgique le rôle de laboratoire de référence ayant la compétence de diffuser les bonnes pratiques, demande que les échantillons soient séchés. Policiers et magistrats se voient donc confrontés à deux directives divergentes venant de scientifiques en identification génétique. Cette situation en est venue à empoisonner la vie au niveau du terrain (selon l’expression d’un policier) puisque les magistrats, moins au fait des questions techniques, reprochaient parfois aux policiers de n’avoir pas congelé les échantillons, ces derniers ayant été séchés conformément aux directives de l’INCC. La controverse contamine donc l’ensemble des acteurs de la chaîne de la preuve et rend l’incertitude scientifique visible pour tous les acteurs.

18 Si les acteurs judiciaires semblent partagés sur la méthode à suivre, un aspect de la question emporte par contre l’unanimité au sein des policiers, c’est celle de l’impraticabilité de la congélation. En effet, les voitures des opérateurs de police technique et scientifique (PTS) ne sont pas équipées de congélateurs, les laboratoires de PTS en sont rarement équipés, et surtout, les greffes au sein desquels sont stockées les pièces à conviction en sont tout autant démunis. La chaîne du froid ne pouvant donc être assurée pratiquement, l’autorité de la directive de l’INCC (en faveur de l’option du séchage des échantillons) s’en voit renforcée.

19 Nous constatons dans cette analyse que les arguments utilisés dans le débat ont finalement peu de chose à voir avec la question scientifique de fond (la congélation permet-elle d’obtenir de meilleurs résultats d’analyse que le séchage ?) et que seule la réalité concrète – le défaut de moyens de congélation – emporte une résolution sur le plan social, la controverse n’étant pas close sur le plan scientifique [9]. Ceci n’exclut pas, par ailleurs, que se maintienne une certaine disparité des pratiques.

20 Il faut enfin préciser que l’enjeu d’une telle controverse ne porte pas sur le risque d’obtenir des résultats d’analyse ADN erronés, mais bien sur l’amoindrissement des chances d’obtenir des résultats (la révélation d’un profil ADN au départ de l’échantillon analysé). Or, la portée même de l’enjeu et la résolution sur le plan social rendent la question invisible tant pour les acteurs judiciaires que pour les décideurs politiques et minimisent la nécessité d’en débattre au niveau scientifique.

Le calcul de la correspondance entre deux profils ou la simplicité d’une belle image

21 Champod et Vuille (2010, 10) soulignent bien que la présentation adéquate d’un argument statistique, comme, par exemple, les probabilités associées aux résultats d’une comparaison de profils génétiques, n’est pas aisée, tant du point de vue de l’expert que du point de vue du tribunal. Cette opération a fait d’ailleurs l’objet de très nombreuses publications et controverses dans le milieu spécialisé de la criminalistique (Coquoz, Taroni, 2006, 237sq.). Nos observations sur le terrain belge amènent à dresser le même constat, en mettant le doigt sur des incertitudes qui subsistent encore dans les bases du calcul de probabilité utilisé pour attribuer une valeur aux résultats d’une comparaison de profils génétiques.

22 Plusieurs commentaires d’acteurs rencontrés montrent que, là encore, le travail de l’expert n’est pas que la pure reproduction d’un protocole figé (une formule magique comme le décrivait un interlocuteur), mais le fruit de choix que l’expert pose. Pour exprimer son résultat, la fréquence attribuée à chaque mesure est fonction de la base que l’expert définit pour réaliser son calcul. Nous évoquons infra deux dimensions, la première relative à la population de référence choisie, la seconde, plus fondamentale, consacrée à l’expression plus ou moins simplificatrice des modèles de calcul utilisés.

La population de référence : pas de débat, c’est plus facile

23 La fréquence des mesures réalisées sur chaque marqueur (endroit précis de l’ADN) peut varier légèrement ou nettement selon le groupe ethnique auquel le donneur appartient. La question qui surgit naturellement est alors de s’interroger sur le choix de la population de référence qui sert effectivement de base au calcul. Il ressort de nos entretiens que les tables de fréquence utilisées par les experts ne sont pas toujours adéquates pour fonder un calcul de probabilité qui porte sur une population européenne. Ces tables sont tantôt issues de recherche publiées (dans les années 1990, la plupart l’étaient sur des populations américaines), tantôt fournies par les fournisseurs de kits d’analyse chez qui vont s’approvisionner la plupart des experts, tantôt encore produites par les laboratoires d’analyse eux-mêmes. Selon l’utilisation de l’une ou l’autre table, le résultat du calcul probabiliste peut varier. Si cette variation est complètement absorbée lorsque les profils comparés sont composés d’une dizaine de marqueurs, l’impact pourrait être important lorsque le nombre de marqueurs communs entre les deux profils comparés se réduit (par exemple parce que le profil de la trace est établi sur base d’un échantillon d’ADN dégradé). On retrouve ici, précisément, l’enjeu de la controverse précédente relative à la conservation des échantillons.

24 Si les experts eux-mêmes, et quelques policiers sensibilisés par leur pratique au sein des laboratoires PTS, sont conscients de ce biais possible, cela ne fait pas pour autant controverse en Belgique. Ce point ne suscite en effet aucun débat au sein de cette communauté et l’absence de contestation devant les tribunaux permet de maintenir une diversité des pratiques qui pourrait pourtant compliquer la prise en compte dans un même dossier judiciaire de résultats d’expertises ADN issus de plusieurs laboratoires posant des choix différents.

25 De manière comparable à ce qui se passe dans d’autres cadres de production scientifique, dès lors qu’aucun événement ne vient pointer la divergence des pratiques, les scientifiques-experts peuvent faire l’économie d’une clarification et faciliter leurs propres pratiques. En effet des travaux comme ceux menés par Travis sur la controverse au sujet de la mémoire des vers de terre, soulignent que lorsqu’une expérience n’est pas controversée, son auteur peut rester sommaire quant à sa façon de travailler (Vinck, 1995, 120).

Le modèle de calcul : un enjeu totalement occulté

26 À l’instar de la population qui sert de base au calcul de probabilité, d’autres éléments sur la situation des donneurs de profils, mais aussi relatifs à la qualité du travail de l’expert, interfèrent dans le calcul de la probabilité. Ainsi, l’analyse d’une trace peut facilement donner comme résultat la mise en évidence d’un profil mélangé, ce qui complique l’opération de calcul. Cela peut être davantage encore aggravé si les résultats obtenus sont de faible intensité. Or, cette dernière situation survient de plus en plus fréquemment, du fait du recours à une technologie toujours plus sensible et portant sur des quantités d’ADN maintenant infimes. Nous pouvons encore souligner, à titre d’exemple, que, si de nombreuses mesures sont prises afin de prévenir la survenance d’erreurs au cours d’une expertise ADN, le risque d’erreurs (d’origine humaine ou du fait de la technique) n’en existe pas moins [10]. Or, les calculs de probabilité ne tiennent actuellement pas compte de ce risque, essentiellement en raison de la difficulté pratique de l’inclure dans le modèle de calcul [11].

27 Soulever ces différents éléments ne vise en aucun cas à discréditer les résultats d’une expertise génétique, mais seulement à montrer que les facteurs qui influencent le calcul d’attribution d’une fréquence sont nombreux et poussent nécessairement l’expert à simplifier l’expression de son résultat d’expertise. La prise en considération de ces éléments (en particulier l’existence de profils mélangés) est en outre éclairante quant à l’impact du choix du modèle de calcul utilisé par l’expert. Il existe en effet deux grandes manières de calculer la probabilité d’une correspondance de profils génétiques. La première est fondée sur le rapport de vraisemblance alors que la seconde vise à énoncer une simple fréquence.

28 Dans le modèle fondé sur le rapport de vraisemblance (approche bayesienne), l’expert cherche à fournir un résultat qui s’intègre dans une approche plus générale d’interprétation des éléments de preuve d’un dossier. Il s’agit d’un modèle probabiliste qui permet de modifier une chance a priori sur un fait en fonction d’une nouvelle information afin d’obtenir les chances a posteriori sur le fait à travers la simple multiplication par un rapport de vraisemblance appelé likelihood ratio (Taroni, Aitken, 1998, 295) [12]. Ce qui permet de passer d’une probabilité a priori à une probabilité a posteriori est le résultat exprimé sous forme d’un ratio (rapport de vraisemblance d’observer le résultat sous une hypothèse à charge et sous une hypothèse à décharge) fourni par l’expert. Ce mode de calcul a une incidence particulièrement importante lorsque l’expert est confronté à un profil mélangé. Si le profil mélangé est issu de deux personnes, l’expert réalise alors l’ensemble du calcul en posant les hypothèses de l’accusation (à charge : il s’agit d’un vrai positif) et de la défense (à décharge : il s’agit d’un faux positif). Des experts soulignent sur ce point qu’il n’est pas toujours aisé de bien exposer autant d’hypothèses différentes et que seules les situations les plus plausibles sont exposées.

29 Le modèle fondé sur la simple fréquence, beaucoup plus aisé, consiste à établir la probabilité qu’une personne prise au hasard présente le même profil. Si l’utilisation de ce modèle, qui a été qualifié de Random man non excluded (RMNE) semble adéquate dans une comparaison confrontant des profils simples, elle peut se révéler problématique en cas de profils mélangés dans la mesure où ce modèle n’invite pas à préciser le nombre de contributeurs au mélange, ni à faire la distinction entre les divers profils correspondant aux diverses combinaisons. Les experts qui utilisent ce modèle de calcul plaident pour son utilisation en arguant de la simplicité d’expression qu’il permet. D’autres experts, détracteurs de ce modèle de calcul, reconnaissent volontiers l’avantage de cette simplicité d’expression, mais y voient le terreau idéal pour la production de raisonnements fallacieux et d’arguments statistiques erronés (Taroni, Aitken, 1998).

30 Le choix de l’expert – pour l’un ou l’autre de ces modèles – l’amène nécessairement à adopter une certaine façon d’exprimer son résultat ; l’impact de ce choix est davantage perceptible dans le cadre d’une contre-expertise lorsqu’il apparaît que les chiffres attribués à la correspondance se basent, pour l’un, sur un calcul de simple fréquence et, pour l’autre, sur un calcul de rapport de vraisemblance, les deux n’étant pas comparables.

31 Ces critiques que nous formulons au départ du terrain étudié en Belgique ont déjà été relayées par une littérature critique anglo-saxonne qui n’a pas manqué de souligner que les estimations probabilistes présentées au tribunal procèdent d’un arrière-plan incalculable de pratiques de police, de jugements techniques et non techniques et de pertinences particulières et spécifiques à l’affaire (Lynch, McNally, 2005, 680). Avec l’appui d’autres auteurs (Lewontin, 1992), Lynch et McNally montrent qu’une alternative consisterait à éviter les estimations de probabilité dans les rapports sur les correspondances ADN.

32 Indépendamment de toute référence à cette littérature, une initiative issue du terrain a été menée en Belgique par les laboratoires d’expertise ADN afin de simplifier et standardiser l’expression des estimations de correspondance. Ces laboratoires partent du même constat : il est difficile pour les magistrats et autres acteurs de comprendre la portée d’un argument statistique et il est surtout nécessaire d’uniformiser les modes d’expression des résultats [13]. Dans le cadre des réunions régulièrement organisées par le gestionnaire de la banque nationale de données génétiques (BNDG) afin d’améliorer la coordination des laboratoires et d’assurer le bon fonctionnement de la BNDG, une discussion autour de cette problématique a abouti en 2008 à l’adoption par les laboratoires d’une échelle verbale commune. Le consensus définit que le mode de calcul utilisé est fondé sur le rapport de vraisemblance (LR) et propose une formulation verbale adéquate (extrêmement fort, très fortement, fortement, modérément…) pour chaque seuil de résultat probabiliste déterminé (de 1 million à 1 milliard, de 100 000 à 1 million, de 10 000 à 100 000…).

33 Si cet effort de standardisation opéré au sein de la communauté des experts est louable, l’étude de la pratique montre qu’un des laboratoires continue malgré tout à s’appuyer sur le mode de calcul statistique fondé sur la simple fréquence (RMNE) alors que l’échelle a été conçue en lien avec l’utilisation du rapport de vraisemblance, ce qui risque de fausser fondamentalement la lecture des magistrats et avocats sur la portée d’un résultat d’analyse. Ce hiatus, connu de certains membres du milieu scientifique, n’est absolument pas détecté par les acteurs judiciaires et l’apparence de solidité est donc préservée.

34 Cette situation nous amène à formuler plusieurs remarques. Il est d’abord heureux de constater qu’en réunissant de la sorte tous les laboratoires d’analyse ADN agréés en Belgique, le gestionnaire de la BNDG crée un espace d’échange autour des questions scientifiques et/ou pratiques permettant de faire émerger peut-être des situations de controverse et de construire des consensus entre acteurs scientifiques. Mais il faut ensuite noter qu’une décision telle que l’adoption d’une table d’expression verbale reste confinée dans le milieu des scientifiques-experts, et est inconnue des acteurs judiciaires qui sont alors incapables d’en tenir compte pour évaluer le résultat des pratiques de l’expert.

35 Enfin, la définition d’un standard comme une table de verbalisation ne suffit manifestement pas à uniformiser complètement les pratiques. Il est plutôt inquiétant qu’un laboratoire prenne la liberté de mobiliser un modèle de calcul autre que celui qui est défini de manière consensuelle, tout en donnant l’apparence de recourir à la table. Cette manière de « faire comme si » tout était conforme et solide correspond largement aux conclusions de la sociologie des sciences qui note que la crédibilité accordée à des résultats scientifiques tient à l’image que le chercheur donne de ses travaux (Vinck, 1995, 120). Comme nous l’avons relevé dans l’analyse de la définition de la population de référence pour le calcul de correspondance, le mécanisme social visant à préserver avant tout l’image permet d’éviter toute controverse ou remise en question des pratiques autant que de leurs fondements scientifiques.

Conclusion

36 Au travers des trois situations brièvement décrites, nous dévoilons l’existence d’incertitudes scientifiques dans les pratiques d’expertises ADN, prenant parfois la forme de controverses discrètes. L’analyse de ces situations permet de formuler les quelques remarques conclusives suivantes.

Il est normal de rencontrer des controverses

37 La sociologie des sciences fourmille d’études de controverses ou d’incertitudes qui surgissent dans les entreprises humaines de production scientifique. Les débats nourris au sein de la littérature critique anglo-saxonne à l’égard des sciences forensiques [14] montrent bien que les pratiques des experts en ADN n’échappent pas aux divergences d’interprétation ou aux erreurs inhérentes à toute activité scientifique dès lors qu’elles sont également des pratiques sociales (Imwinkelried, 1991).

Ces controverses sont discrètes

38 Il est particulièrement frappant d’observer la discrétion (jusqu’à l’absence parfois) des controverses scientifiques au sein des pratiques judiciaires pénales. Ce caractère tient essentiellement à l’opacité de l’action scientifique (boîte noire), assurée autant par l’attitude des acteurs scientifiques eux-mêmes que par la froideur inhérente à la mise en forme du processus d’expertise judiciaire, voire à l’opacité du cadre juridique dans lequel s’inscrit cette activité scientifique.

39 Premièrement, la définition la plus pertinente de la notion de boîte noire pour notre propos est celle proposée par Coulon qui considère qu’il s’agit de ce qui n’est pas visible aux « autres », compte tenu d’une machinerie interactionnelle habituellement dissimulée (Coulon, 1987, 96). L’opacité de la boîte noire tient aux faits (sic) que les mécanismes internes sont articulés entre eux d’une manière si verrouillée qu’il est difficile pour un utilisateur non outillé de les remettre en cause. Les mécanismes sont tels que tous les éléments agissent comme s’ils ne formaient qu’un seul (Vinck, 1995, 176). Une boîte n’est donc pas noire en elle-même, mais l’est davantage du fait d’une perception ou de représentations. Notre recherche montre bien que l’action scientifique n’est pas complètement stabilisée, mais elle est pourtant largement perçue comme un donné, un acquis, une boîte noire par les acteurs judiciaires.

40 Deuxièmement, les situations décrites ont permis de détecter un certain nombre de mécanismes sociaux de lissage forçant cette perception stabilisée des pratiques scientifiques. Tout d’abord, comme cela a été mis en évidence dans de nombreuses recherches de sociologie des sciences, l’activité scientifique elle-même consiste non seulement à produire des connaissances nouvelles mais aussi à effacer les circonstances contingentes de cette production (Vinck, 1995, 133). Les scientifiques prennent soin de rester sommaires quant à leur façon de travailler tant qu’aucune controverse ne survient, afin de préserver l’image du dispositif technico-scientifique qu’ils construisent. Ensuite, comme nous l’avons vu, il existe des mécanismes dans le chef des acteurs scientifiques visant à faire l’économie d’une clarification (concernant par exemple des divergences de pratiques) de manière à faciliter leur travail. De même, lorsque la démarche se révèle complexe, les experts scientifiques vont parfois jusqu’à la simplifier pour éviter toute complexification et assurer la praticabilité (c’est le cas dans le calcul de correspondance entre deux profils). Enfin, lorsque des incertitudes commencent à émerger, les discussions sont souvent confinées dans un milieu restreint de personnes initiées aux dimensions scientifiques et techniques. Et si ces discussions aboutissent à la résolution de la controverse, c’est par le biais d’une convention discrète non connue des acteurs judiciaires.

41 Troisièmement, la froideur inhérente à la mise en forme du produit du travail scientifique de l’expert génétique contribue également à cette opacité. Les activités du laboratoire sont caractérisées par des sélections, des décisions, des interprétations, des négociations tout au long de la procédure (Mondada, 1995, 4). À l’instar de toute production scientifique, le rapport de l’expert est froid, ne rend pas compte des aspérités de l’action pratique qu’il a menée pour produire le résultat qui y est exprimé. Par froideur, nous désignons donc une qualité qu’ont tous les documents tant scientifiques (le rapport de l’expert) que judiciaires (le jugement, le mandat, l’apostille, voire même le procès-verbal) : leur construction discursive les dénue d’incidents et détours, de bon nombre de choix qui ont mené à leur issue et en font une boîte noire pour le lecteur non averti. Il apparaît donc que le travail de mise en forme du rapport produit un effet de gommage de la réalité de l’action concrète de l’expert (Renard, 2011, 142).

42 La conséquence de cette opacité est l’organisation de l’ignorance des acteurs non scientifiques. Magistrats, policiers et avocats sont tenus à l’écart de la connaissance des conditions de production du résultat d’expertise. Ces acteurs sont dès lors largement incapables d’apprécier le bien-fondé des règles techniques, de sorte qu’ils s’abstiennent de les contester au risque de contribuer passivement au défaut de validité scientifique de résultats ADN qui leur servent. Cette ignorance est même nécessaire, selon Chalas, car elle constitue, comme il le rappelle à travers des propos de Michel Callon, une forme active de résistance pour préserver les savoirs dont j’ai besoin afin de maîtriser des situations dans lesquelles j’ai été placé (Chalas, 1990, 329). Les acteurs se laissent en effet guider par une attitude fonctionnelle et participent aussi à l’extension de la solidarité technique, collaborent à la production d’un horizon commun : faire fonctionner un ensemble technique (Dodier, 1995, 343).

43 Boîte noire, mécanismes sociaux de lissage, froideur de la mise en forme et ignorance participent tous à la discrétion des controverses, à l’aveuglement dans l’usage de la technologie d’identification par analyse génétique et à la solidification de son image.

Les conditions de résolution des controverses sur le terrain scientifique sont rarement atteintes

44 La discrétion même des controverses, en particulier du fait de l’ignorance à la fois nécessaire pour les acteurs judiciaires et entretenue par l’attitude des acteurs scientifiques, n’est pas de nature à pousser la communauté des experts scientifiques à clarifier les incertitudes de leur action, de sorte qu’un statu quo est souvent de mise. En témoignent l’absence de définition de l’ADN non codant ou encore le maintien de la variabilité des populations de référence prises en compte dans le calcul de fréquence.

45 Dans les quelques situations où les incertitudes des savoirs et pratiques scientifiques émergent dans le cadre d’action des expertises ADN (une controverse surgit), il apparaît que les conditions de résolution sur le terrain scientifique sont rarement atteintes. En dépit de l’existence d’un lieu d’échange régulier entre tous les laboratoires agréés en Belgique (les réunions des laboratoires ADN organisées par le gestionnaire de la BNDG) et de l’ancienneté de certaines controverses (comme la conservation, par séchage ou congélation, des échantillons biologiques), la discussion au sein de la communauté scientifique n’a pas lieu. C’est la réalité concrète de terrain qui pèse largement pour emporter une résolution sur le plan social (l’impossibilité d’assurer la chaîne du froid « résout » la controverse séchage-congélation des échantillons) et éviter l’approfondissement du débat au niveau scientifique.

46 Enfin, lorsque les conditions d’une résolution sont réunies, celle-ci s’opère au moyen d’une convention discrète, confinée dans le milieu des scientifiques et non communiquée aux autres acteurs concernés par l’expertise judiciaire. Ainsi l’adoption d’une table de verbalisation de l’expression probabiliste fut décidée par les seuls laboratoires ADN agréés sans jamais être communiquée aux magistrats et avocats, ce qui les maintient dans l’ignorance et les rend incapables de vérifier la cohérence des pratiques d’expertise.

Il faut organiser l’émergence des controverses et les conditions de leur résolution

47 Les résultats de notre recherche témoignent de l’existence d’incertitudes dans l’action technico-scientifique des experts en analyse ADN, tant dans la définition des bonnes pratiques judiciaires de recours à l’ADN que dans les bases des pratiques scientifiques elles-mêmes. Le rapport présenté en 2010 par Champod et Vuille au CDPC du Conseil de l’Europe montre bien que nos résultats ne sont pas isolés mais bien au contraire largement confortés par une vaste littérature critique, essentiellement anglo-saxonne. À l’instar de ceux qu’ils nomment les « commentateurs » et que d’autres appellent les « lanceurs d’alerte » (Chateauraynaud, Torny, 1999), notre rôle n’a consisté qu’à ouvrir les boîtes noires, à détecter les incertitudes scientifiques et pratiques afin de relayer ce qui est difficilement visible pour les acteurs non équipés du savoir pertinent. Nous soulignons également de la sorte que la contribution de la science n’est pas toujours source de certitude mais peut être source d’incertitudes nouvelles (sur le mode idéal de conservation des échantillons biologiques, sur la manière de calculer et communiquer les résultats des analyses ADN ou enfin sur les distinctions scientifiques à la base des fondements normatifs).

48 Notre démarche ne vise pas en soi une mise en doute de la solidité des expertises scientifiques et encore moins un questionnement de l’honnêteté des scientifiques concernés. Ceux-ci sont des acteurs pris par des engagements, des logiques de raisonnement, des investissements… qui les éloignent d’une remise en question sincère des modes de production et d’utilisation des analyses ADN. Il s’agit de rendre la critique féconde et de déborder des controverses scientifiques elles-mêmes pour susciter un débat orchestré.

49 Dans leur rapport, Champod et Vuille (2010, 7) soulignent que la dialectique entre scientifiques et commentateurs est constructive, pousse à la transparence et à reconnaître que les contaminations existent et doivent être maîtrisées par des procédures d’assurance qualité adéquate. Et ils ajoutent que finalement, il suffit de ne pas perdre de vue que les analyses (aussi technologiquement avancées soient-elles) sont opérées par des êtres humains qui ne sont pas infaillibles et que des erreurs peuvent être commises malgré l’existence d’un filet de sécurité au maillage rendu très serré par l’ensemble des protocoles mis en place (Imwinkelried, 1991).

50 Ce travail de visibilisation ne trouve manifestement pas naturellement sa place, ni au cœur des situations qui se présentent aux acteurs judiciaires, ni dans le travail législatif. Si les forums nationaux (comme les réunions des laboratoires belges) ou internationaux, tels que les réunions de l’European Network of Forensic Science Institutes (ENFSI) permettent occasionnellement qu’émerge une controverse, voire parviennent à un consensus, ces forums restent confinés aux acteurs scientifiques et dénués de toute visibilité. Il y a donc lieu d’organiser une discussion démocratique pour permettre la politisation des technosciences, dans la lignée du processus ayant mené à l’élaboration du récent rapport du US National Research Council (2009) ou encore aux recommandations de la Law Commission (2009) en Angleterre et au Pays de Galles.

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Date de mise en ligne : 23/09/2013.

https://doi.org/10.3917/ds.373.0289

Notes

  • [1]
    En Belgique, le recours à l’ADN représentait 3% de l’ensemble des expertises payées par la justice pénale en 2000 pour atteindre 16% en 2010 (Jeuniaux, Renard, 2011, 38).
  • [2]
    Pour une synthèse critique de ce rapport, voyez Dillembourg, Renard, 2011.
  • [3]
    Il s’agit des arrêts Daubert v. Merrell Dow Pharmaceuticals Inc., 113 S. Ct. 2786 (1993) ; Kumho Tire Co. v. Carmichael, 526 U.S. 137 (1999) ; General Electric v. Joiner 522 U.S. 136 (1997) ; tous faisant suite à l’arrêt Frye v. United States 293 F 1013 (D.C. Cir. 1923).
  • [4]
    Voir le rapport du National Institute of Justice (1996) ; aussi Garrett (2008) ou Garrett, Neufeld (2009).
  • [5]
    La Belgique a elle-même connu des situations similaires : la révélation d’une erreur d’expertise toxicologique dans l’affaire Storme en octobre 2010 s’est ainsi appuyée sur une expertise ADN, les profils génétiques ayant mis en évidence que les échantillons utilisés par l’expert toxicologique ne pouvaient être ceux du suspect.
  • [6]
    C’est au travers de ce que laissent voir les normes (juridiques ou autres) d’abord, des dossiers judiciaires et administratifs ensuite et enfin des entretiens avec des acteurs de ces pratiques (magistrats, experts, avocats) que nous avons ainsi pu produire une image inédite de la vie de l’ADN dans le processus judiciaire pénal. Pour assurer la praticabilité de la recherche autant que pour garantir la validation des résultats, la collecte de matériel s’est limitée aux pratiques en vigueur au sein de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles de 1998 à 2007, période caractérisée par l’irruption d’une loi spécifique à l’identification par analyse génétique en 1999 et dont l’entrée en vigueur en 2002 s’applique à des pratiques déjà largement ancrées dans le travail judiciaire.
  • [7]
    Le représentant du gouvernement précisa alors qu’il n’y a lieu d’inscrire une définition dans la loi que si celle-ci est nécessaire à l’objectif poursuivi (Doc. Parl., Chambre, 1047/6, 25 et 27). Pourtant, la protection de la vie privée est un des objectifs principaux de cette loi.
  • [8]
    Une recherche sur les coûts des expertises ADN menées en Belgique de 2000 à 2010 établit que ce laboratoire assure à lui seul plus de 50% des expertises ADN et domine largement le marché des expertises ADN (Jeuniaux, Renard, 2011, 85-89).
  • [9]
    Il est à noter que la mobilisation d’arguments non scientifiques n’est pas nécessairement liée à l’externalisation de la controverse dans le milieu judiciaire. Vinck (1995, 119) souligne en effet que, dans l’étude de la controverse portant sur le détecteur d’ondes gravitationnelles de Weber, Collins constate que les arguments utilisés dans le débat ont peu de chose à voir avec la preuve scientifique supposée assurer l’accord entre les savants. En outre, notons que l’absence de résolution d’une controverse scientifique est un événement qui n’est pas rare dans l’histoire de la science (Pinch, 1986).
  • [10]
    L’affaire Annie Dookhan qui secoue la police scientifique américaine en 2012 témoigne de la nécessité de mettre en place des procédures strictes pour éviter les erreurs, tant involontaires que malveillantes.
  • [11]
    Voir la description des sources d’erreurs qu’en donnent Coquoz et Taroni (2006, 277-280) et l’absence actuelle de prise en compte des risques d’erreurs dans le calcul de vraisemblance (Ibid., 2006, 283-287).
  • [12]
    Il est intéressant de noter que ce théorème, appliqué aux tests de paternité depuis les années 1950, n’a été « importé » dans l’appréciation des preuves scientifiques en matière pénale qu’au début des années 1990 (Evett et al., 1991).
  • [13]
    Pour une introduction plus spécialisée concernant l’influence des techniques statistiques sur les pratiques d’écriture et les modes de présentation, voire les modes de pensée, nous renvoyons à Desrosières, 1995.
  • [14]
    Voyez les rapports successifs (de 1992, 1996, 2004 et 2009) du National Research Council aux États-Unis.
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