Couverture de DS_362

Article de revue

Dominante vindicative dans l'adhésion à la lutte armée au Burundi

Pages 201 à 226

Notes

  • [1]
    Les écoles tenues par l’église catholique pour former essentiellement les futurs prêtres.
  • [2]
    Ligue des Droits de l’homme dans la région des Grands Lacs africains.
  • [3]
    Héros de l’indépendance du Burundi.
  • [4]
    Un Hutu, nommé Premier ministre dans un contexte de crise politique, éprouve des difficultés à nommer un gouvernement. Il est assassiné le 15 janvier 1965, dans la soirée, après avoir rendu publique au cours de la journée la composition de son gouvernement.
  • [5]
    Premier président hutu, élu au suffrage universel, après 27 ans de dictature militaire.
  • [6]
    Front pour la Défense de la Démocratie.
  • [7]
    PALIPEHUTU-FNL : Parti pour la Libération du Peuple Hutu avec sa branche armée les Forces Nationales de Libération, est l’un des plus anciens (sinon le premier) partis et mouvements armés contre le pouvoir de Bujumbura.
  • [8]
    CNDD-FDD : Conseil National pour la Défense de la Démocratie-Forces de Défense de la Démocratie, nom de la principale rébellion hutu née en 1994 et qui a déposé les armes suite à l’« Accord Global de cessez-le-feu de Prétoria » signé le 16 novembre 2003 avec le Gouvernement de Transition du Burundi. Devenu parti politique, le CNDD-FDD est au pouvoir depuis 2005.
  • [9]
    En 2003 la plupart des groupes rebelles sont intégrés dans les nouvelles forces de défense et de sécurité : la force de défense nationale (FDN) et la police nationale du Burundi (PNB).
  • [10]
    Pour plus de détails, nous renvoyons à la compilation des différents rapports sur les groupes de parole que nous avons co-animés avec Antoine Bucucu, publiée sous le titre Paroles de Burundais sur la justice d’après-guerre et disponible sur le site de RCN Justice & Démocratie[www.rcn-ong.be].
  • [11]
    RCN (Réseaux des Citoyens ou Citizen Network) pour la Justice et la Démocratie est une organisation non gouvernementale de droit belge, née en septembre 1994 au lendemain du génocide au Rwanda.
  • [12]
    À Gashingwa en Commune de Rutegama, province de Muramvya, où le spectacle Habuze Iki ? a été présenté à près de 4000 combattants. C’est dans cette grande masse de spectateurs que nous avons choisi une quinzaine de participants au groupe de parole, dont quatre femmes.
  • [13]
    Nous avons traité une partie des données recueillies dans ce stage dans notre travail de fin d’études pour le DESS en droits de l’homme et résolution pacifique des conflits (Ndimubandi, 2010) et nous en avons proposé un article dans les actes du colloque international et interdisciplinaire sur le thème Violence politique, traumatisme, processus d’élaboration et création (Ndimubandi, à paraître).
  • [14]
    Forces Armées Burundaises : anciennes forces régulières à savoir l’armée, la gendarmerie et la police.
  • [15]
    Centre d’Encadrement et de Développement des Anciens combattants : la principale association d’ex-combattants burundais, fondée par d’ex-combattants du CNDD-FDD mais qui accepte l’adhésion de tous ceux qui le veulent.
  • [16]
    Front de Libération Nationale : rébellion fondée par les réfugiés hutu burundais depuis les camps installés en Tanzanie.
  • [17]
    Nous l’avons rencontré en 2008 à la prison centrale de Bujumbura lors de notre stage de recherche, accusé de rébellion et participation aux bandes armées.
  • [18]
    Une des deux proposées par le CEDAC.
  • [19]
    La plus grande forêt naturelle du Burundi, qui est longtemps restée le fief des rebelles.
  • [20]
    L’autre des deux proposées par le CEDAC.
  • [21]
    Kinama et Kamenge sont deux communes de la province urbaine de Bujumbura (capitale du Burundi). Depuis 1993, elles sont devenues le symbole de l’épuration ethnique anti-tutsi alors que celle anti-hutu battait son plein dans les communes de Musaga, Ngagara, Nyakabiga et Cibitoke.
  • [22]
    L’un des trois que nous avons rencontrés dans la prison de Gitega en 2010.
  • [23]
    Il faut normalement avoir 16 ans au moins mais à cause de la guerre, l’on a assisté à des recrutements massifs des moins de 16 ans, « les enfants-soldats », pour augmenter les effectifs, combler les pertes subies, élargir le champ de recrutement, etc.
  • [24]
    Nous l’avons retrouvé dans la prison de Gitega, au centre du Burundi, accusé et reconnaissant avoir volé une moto.
  • [25]
    Nous l’avons rencontré à la prison centrale de Bujumbura en 2008, accusé d’avoir volé un vélo.
  • [26]
    « Sans-échec » est le nom d’un mouvement de jeunes organisés et qui a excellé dans l’épuration ethnique dans les quartiers de Bujumbura lors de la crise de 1993.
  • [27]
    Précisons que ce conflit familial oppose entre eux des Hutu seulement car le rabatteur, son père et sa mère ainsi que sa marâtre, sont tous des Hutu.
  • [28]
    Nous l’avons rencontrée à la prison centrale de Bujumbura en 2008, accusée de participation aux bandes armées.
  • [29]
    Nous l’avons rencontrée à Bujumbura en 2010.
  • [30]
    Il s’agit des membres de la famille du père, notamment ses frères et ses neveux qui, selon la coutume, sont censés hériter de la propriété de leur frère ou oncle qui ne laisse pas de fils. Ni les filles, ni leur mère ne peuvent d’office hériter de la propriété foncière de leur époux ou père. De manière générale par ailleurs, seuls les garçons ont, dans la tradition burundaise, droit à l’héritage, un droit pour lequel les organisations féminines combattent depuis quelques années afin qu’il soit reconnu aux filles aussi.

Introduction

1 Depuis son accession à l’indépendance, le Burundi a été marqué par des crises répétitives à caractère ethnique ayant dégénéré en une guerre civile depuis 1993. Les plus souvent citées sont celles de 1965, 1972, 1988, 1991. En 1993, l’assassinat du premier président élu au Burundi, issu de l’ethnie hutu, après trois décennies de dictature militaire, a occasionné des massacres de populations tutsi par leurs voisins hutu et des représailles des militaires contre les Hutu. Des centaines de milliers de ceux-ci vont se réfugier dans les pays voisins d’où se fortifieront et/ou naîtront les rébellions qui vont mener une lutte armée contre le pouvoir de Bujumbura. C’est le début d’une adhésion massive des combattants aux différents groupes belligérants. Comme l’a bien montré Uvin (2007), différentes raisons comme l’insécurité, l’idéologie, la misère, la force, la carrière et le prestige, vont motiver cette adhésion à la lutte armée. Et si nous avons choisi de mettre en exergue la vengeance comme leitmotiv à l’adhésion à la lutte armée, c’est parce qu’elle s’est avérée non seulement récurrente dans nos différentes rencontres avec les (ex-) combattants, mais aussi sous-entendue et/ou sous-jacente à ces raisons.

2 Dans cet article, nous nous proposons donc de montrer que la vengeance est inhérente au contexte sociopolitique burundais lui-même. Un contexte caractérisé par des décennies de violences interethniques ayant occasionné beaucoup de crimes restés impunis, ce qui génère un sentiment d’injustice subie. Une vengeance récurrente dans le discours des (ex-) combattants comme nous avons pu nous en rendre compte à trois occasions différentes : lors de l’animation de groupes de parole à la suite de représentations théâtrales, lors du stage de recherche sur le deuil dans la justice d’après-guerre et lors du recueil des données sur la criminalité d’après-guerre des ex-combattants. Sur base des données recueillies lors de ces différentes rencontres, nous montrerons que cette vengeance n’est pas nécessairement politico-ethnique comme le laisseraient présager le conflit burundais et la lutte armée qui en découle, mais que cette lutte armée a servi aussi de tremplin à des règlements de compte pour différents conflits, notamment intrafamiliaux et interindividuels.

Inhérence de la vengeance à la violence du contexte sociopolitique burundais

3 Sur base du regain de violences observé à partir de 1993, Barancira (1997) fait remarquer que les Tutsi, numériquement minoritaires, craignaient d’être exterminés par les Hutu majoritaires et les Hutu, quant à eux, craignaient d’être marginalisés et opprimés dans leurs aspirations à gouverner. Si les Hutu militaient pour la légitimité du pouvoir politique, les Tutsi mettaient en avant leur survie physique et sociale. Cette perception largement émotionnelle dominait la scène politique nationale et annihilait la raison. Ainsi, des violences aveugles ont été perpétrées contre des Tutsi ou contre des Hutu, si bien qu’un véritable contentieux de sang entre ces ethnies est né. Un contentieux qui est né de la mémoire des violences cycliques. Chaque épisode de violence rappelle le précédent et les plaies sont rouvertes à chaque fois sans avoir jamais eu le temps de cicatriser. Certains n’hésitent même pas, indique Mukuri (2002), à justifier les massacres par l’Agashavu (petite colère), qui serait une colère inhibée et qui revient périodiquement dans un but revendicatif. Ainsi, en 1993, les Hutu auraient massacré les Tutsi parce qu’ils étaient fâchés par l’assassinat du président hutu.

4 Cette vengeance est d’autant plus présente que la mémoire des tragédies du passé, précise Barancira (1997, 2002), est une mémoire non réconciliée. Les Hutu sont persuadés d’avoir été les seules victimes des régimes politiques dominés par les Tutsi. Les Tutsi sont convaincus, pour leur part, qu’ils sont menacés par la majorité numérique qui a toujours cherché à les exterminer. Persuadée d’avoir le monopole de la souffrance, chaque ethnie se voit menacée par l’autre dans sa survie (Tutsi) ou dans son épanouissement politique (Hutu). Ces fantasmes sont largement répandus et colportés d’âge en âge au sein de chaque ethnie. Comme tout fantasme, ils font partie du non-dit et s’enracinent malheureusement dans le réel puisque des Tutsi ont été victimes de génocide, des Hutu ont été victimes de la répression militaire, de l’exclusion et de l’exil. C’est parce que ces fantasmes se sont traduits dans la réalité que des actes vindicatifs de masse sont devenus aussi de tristes réalités, d’autant que l’adhésion au principe vindicatif, affirme Breton (2009), mobilise un sentiment d’appartenance à une communauté ou au moins à un même groupe agressé. Un bref survol de l’histoire du conflit burundais est à ce propos illustratif.

Caractère politico-ethnique du conflit burundais

5 Comme l’indique le Centre d’Alerte et de Prévention des Conflits (Cenap) (2008), l’histoire du conflit burundais est souvent associée à une lecture ethnique des événements. Et tel que le précisent les Accords d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi (2000), il s’agit d’un conflit fondamentalement politique avec des dimensions ethniques extrêmement importantes, un conflit découlant d’une lutte de la classe politique pour accéder au pouvoir et/ou s’y maintenir. Cependant, Reyntjens (1994) attire notre attention sur cette simplification qui consiste à réduire le problème ethnique à la revendication d’une part du gâteau par les élites puisque le sentiment d’appartenance ethnique est largement partagé par la population. Cela est d’autant plus vrai pour lui que selon Darbon (1982) et Rodegem (1983), les catégories ethniques n’ont pas été inventées par la colonisation mais existaient dans le Burundi précolonial. Pour Chrétien et Dupaquier (2007), les Hutu et les Tutsi, acteurs très connus des tragédies du Burundi, ne se distinguent les uns des autres ni par la langue, ni par la culture, ni par la religion, ni par la localisation, ni, de façon mécanique et simpliste, par les traits physiques. C’est sous la colonisation allemande d’abord, belge ensuite, que la discrimination politico-culturelle est officialisée par ce que Chrétien (1993) a appelé une lecture biologico-sociale de la société burundaise, laquelle a conduit à assimiler races et classes et, plus précisément, à définir comme féodaux les rapports entre Tutsi et Hutu en fonction de l’importance des liens personnels dans l’organisation de l’ancienne monarchie et dans les relations sociales sur les collines. Mais pour Reyntjens (1994), la colonisation n’a pas créé les catégories identitaires, elle n’a fait que les renforcer, les structurer et les exacerber. En effet, aussi bien Chrétien (1993) que Reyntjens (1994) affirment que jusqu’à la veille de l’indépendance, les Tutsi étaient privilégiés par l’administration coloniale au détriment des Hutu. Mais à la veille de l’indépendance, le colonisateur, sentant son pouvoir menacé, a intensifié les manœuvres divisionnistes, orchestré des luttes sociopolitiques et opéré un retournement radical de sa position sur la question ethnique. L’appui se tourne désormais vers une contre-élite hutu, issue principalement des séminaires [1].

6 Ainsi, à son accession à l’indépendance, le Burundi hérite non seulement d’une élite ethniquement divisée, les Tutsi au pouvoir d’un côté et les Hutu cherchant à y accéder de l’autre, mais aussi de catégories identitaires exacerbées. La lutte entre ces élites pour le maintien ou l’accès au pouvoir va déclencher une spirale d’assassinats et de violences de masse dont le propre est d’être restés impunis.

Culture de l’impunité et sentiment d’injustice subie

7 L’impunité, estime la LDGL [2] (2005), est devenue à la fois si complexe et généralisée qu’il est difficile de la caractériser autrement qu’en parlant d’une véritable culture de l’impunité. Plusieurs faits réprimés par la loi, spécialement les crimes les plus graves comme les crimes de sang, n’ont connu ni investigations suffisantes (voire pas d’investigations du tout !), ni jugement par l’autorité judiciaire, ni a fortiori réparations pour les victimes. Il suffit de jeter un regard rétrospectif sur les faits ayant marqué l’histoire du Burundi post-colonial pour se rendre compte de cette institutionnalisation de l’impunité.

8 Il y a d’une part les assassinats politiques, notamment celui du prince Louis Rwagasore [3], dont les mobiles n’ont jamais été élucidés, ni les commanditaires identifiés, celui de Pierre Ngendandumwe [4] dont l’affaire fut définitivement clôturée sans aucune condamnation et celui de Melchior Ndadaye [5] dont certains exécutants ont été éliminés en prison, d’autres exilés, d’autres enfin récemment libérés sans condamnation, ni de leurs exécutants, ni de leurs commanditaires.

9 D’autre part, il y a les massacres de populations, à commencer par celui de 1965 où une tentative de coup d’État orchestrée par des civils et des militaires hutu est accompagnée par des massacres des populations tutsi. La riposte anti-hutu est organisée par le pouvoir politico-militaire tutsi et permet de mater les mutins. Toute forme de justice est ici mise entre parenthèses pour permettre à un groupe (les Tutsi au pouvoir) de neutraliser, voire d’anéantir l’autre (les Hutu), politiquement et physiquement. Ce qui fera dire à Chrétien (1997) que l’année 1965 a marqué l’exclusion des Hutu de toute participation significative au pouvoir.

10 En 1972, c’est l’année dite ikiza-fléau, la catastrophe pour reprendre Chrétien (1997). Les bandes de combattants hutu s’en prennent à des populations tutsi qu’ils massacrent de façon systématique. Après cette tentative d’élimination systématique des Tutsi par les Hutu, l’exécutif à dominante Tutsi prend en main la répression. Celle-ci s’étend sur les régions qui n’ont pas connu de troubles et cible systématiquement les élites hutu, si bien que certains diront qu’il s’agissait d’une violence prophylactique, visant non seulement à décapiter la rébellion mais pratiquement toute la société hutu (Lemarchand, cité par Chrétien, 1997). D’autres catégories sont également emportées par les rafles mortelles, et la répression donne lieu à des règlements de compte qui s’étendent aussi à des Tutsi qui, dans le Nord du pays, sont volontairement assimilés aux Hutu. Jusqu’à ce jour, on ne connaît pas le bilan de cette catastrophe. Aucune enquête n’a été conduite, l’existence du génocide commis par le pouvoir politico-militaire tutsi sur les Hutu a été tout simplement niée par le régime en place et l’entière responsabilité imputée à des extrémistes hutu (Chrétien, 1997). Cependant, si ces extrémistes hutu portent la responsabilité du massacre des Tutsi au début de la crise, c’est le pouvoir politico-militaire tutsi qui doit endosser la responsabilité du massacre systématique des Hutu qui s’en est suivi.

11 En 1988, la crise a la particularité d’être circonscrite à deux communes frontalières du Rwanda, Ntega et Marangara. Une insurrection hutu, écrit Reyntjens (1994), fait plusieurs centaines de milliers de morts, surtout parmi les Tutsi, et lorsque l’armée intervient, elle utilise le système du rouleau compresseur dans la répression aveugle contre les Hutu. Pour la LDGL (2005), aucune lumière n’a été faite à propos de ces événements car, malgré l’annonce de la mise en place d’une commission d’enquête chargée d’établir les faits et les responsabilités et de traduire les suspects devant les cours et tribunaux, une telle démarche n’aura jamais lieu. Au contraire, c’est une loi d’amnistie des auteurs, coauteurs ou complices d’infractions qui sera promulguée.

12 Enfin, parmi d’autres crises, on retiendra encore, en date du 21 octobre 1993, un coup de force militaire qui décapite les institutions issues des élections de juin 1993. Après 27 ans de dictature militaire dominée par des officiers supérieurs tutsi, un président hutu avait été porté au pouvoir par la voie des urnes. Dès l’annonce de cet assassinat, des bandes de paysans hutu, fanatisés par les cadres politico-administratifs du parti vainqueur des élections, le Frodebu [6], se ruent sur leurs voisins tutsi et les massacrent. Comme l’avait noté Chrétien (1997), certains responsables de ces massacres ont été arrêtés en 1994 mais les députés ont protesté contre ces initiatives judiciaires. Par ailleurs, la plupart de ceux qui étaient détenus pour avoir trempé dans ces massacres ont été libérés en masse à partir de 2005, suite à l’amnistie provisoire accordée aux prisonniers politiques prévue par les différents accords de paix et de cessez-le-feu entre le gouvernement du Burundi et les partis et mouvements politiques armés qui avaient engagé une lutte armée à la suite de cette crise de 1993.

Clivage politico-ethnique de la lutte armée

13 À la suite de la crise de 1993, les rescapés tutsi se sont retranchés dans des camps de personnes déplacées à l’intérieur du territoire, sous la protection de l’armée. Entretemps, les Hutu se sont soit dispersés dans les forêts et les marais ou réfugiés dans les pays voisins en fuyant les représailles des militaires qui étaient parfois accompagnés par des Tutsi rescapés. L’année suivante, c’est le début d’une guerre civile entre des groupes rebelles à majorité hutu, finalement structurés et mieux équipés et les forces de l’ordre dominées par les Tutsi. Cependant, depuis les attaques anti-tutsi de 1965, la rébellion avait une connotation politico-ethnique hutu alors que l’armée était considérée comme mono-ethnique tutsi.

14 Depuis 1965 en effet, aux attaques dirigées contre les Tutsi et les forces armées burundaises, en provenance des pays voisins (notamment le Rwanda), répondaient des vagues de répression étendues sur les populations hutu supposées de connivence avec les assaillants. Fuyant ces répressions, de nombreux Hutu se sont réfugiés dans les pays voisins. C’est à partir de là que la plupart des organisations politico-militaires hutu sont nées et se sont développées. L’exemple le plus éloquent est celui du premier parti armé des Hutu en exil, le Palipehutu [7] créé en 1980 et sa branche armée les FNL (Forces Nationales de Libération) créée en 1983 et qui est entrée officiellement en guerre contre l’armée mono-ethnique tutsi en février 1995 (Sindayigaya, 1996). D’autres mouvements sont nés avec la généralisation de l’insécurité suite au coup d’État sanglant anti-hutu et aux massacres anti-tutsi de 1993. C’est le cas du CNDD [8] et de sa branche armée les FDD (Forces de Défense de la Démocratie), créés dès septembre 1994 pour combattre l’armée mono-ethnique tutsi en rébellion contre les institutions démocratiques issues des élections de 1993 (Département politique du CNDD, 1998). Entretemps, les forces armées burundaises, surtout le haut commandement, sont restées la chasse gardée des officiers Tutsi, si bien que la plupart les qualifiaient de rempart de l’élite et de la minorité tutsi au pouvoir au détriment de la majorité hutu.

15 Ainsi, de 1994 à 2003 [9], les Burundais vivent au rythme d’une guerre civile entre les partis et mouvements politiques armés « hutu » et les forces armées burundaises « tutsi », avec toutes les conséquences dévastatrices d’une montée en puissance d’une lecture ethnique du conflit. La liste des massacres ethniques commis de part et d’autre durant cette décennie est très longue. Et même si en 2003 la plupart des groupes rebelles ont été intégrés dans les nouvelles forces de défense et de sécurité, la plus ancienne rébellion, le Palipehutu-FNL, est restée au maquis et a continué la guerre jusqu’en 2008, mais cette fois-ci avec une faible connotation ethnique. Quoi qu’il en soit, les Burundais ont connu près de deux décennies au cours desquelles tuer, voler, piller, violer, torturer… était habituel, familier, ordinaire, voire normal. Une sorte de routinisation de la violence comme dirait Debos (2011) car la guerre est inconcevable en dehors du domaine de la violence (Mayer, 2002). Une violence agressive et destructrice dans la mesure où la guerre est une véritable catastrophe éthique qui introduit dans un autre univers moral, où tout se passe comme si la prohibition de l’homicide se trouvait soudainement levée et les actes de cruauté rationnellement légitimés (Albernhe et al., 1997). Une normalisation sociale de la violence qui découle de l’atmosphère de la guerre qui crée un univers psychologique particulier où les concepts moraux, les notions de valeur, les normes sociales subissent des modifications de façon à rendre leurs représentations mentales et leur usage conformes aux besoins de la cause. L’individu, conditionné à vivre selon certains principes, à suivre certains idéaux, à appliquer certaines règles, se voit convié à geler cette vision des choses, voire à l’inverser (Boustany, 1997). Une longue période de crimes dont les auteurs continuent à ne pas être inquiétés, d’autant plus que l’impunité n’est pas récente au Burundi comme nous l’avons évoqué supra.

16 C’est pourquoi, depuis des décennies, les Burundais vivent dans un contexte où la pratique de l’impunité a tellement imprégné les mœurs qu’elle en est devenue la norme. Nous pourrions même dire, comme Jacques (2001), qu’ils vivent dans un système perverti, avec ses codes et ses règles. Un système qui ne résulte pas seulement des comportements individuels déviants mais d’une justice systématiquement confisquée par ceux qui détiennent le pouvoir. Et cela à travers des pratiques qui s’imposent comme un attribut normal du pouvoir, un contexte où certains peuvent se considérer hors-la-loi, hors la morale, sans avoir de comptes à rendre à personne sur leurs actes, aussi graves soient-ils.

17 Cette impunité des violences sert de toile de fond à la révolte vindicative, car de manière globale, l’impunité contribue à enfermer les victimes, directes et indirectes, dans le silence de leurs souffrances et dans le désespoir, rendant très difficile tout processus de guérison et de réhabilitation sociale. Par ailleurs, en l’absence de toute forme de justice, la victime ne peut se libérer de la haine et du désir de vengeance qu’elle peut ressentir. De son côté, le malfaiteur reste avec le poids de ses crimes, s’il en a conscience, sans pouvoir restaurer sa dignité humaine par la reconnaissance de sa culpabilité, par le repentir et par le règlement de sa dette envers la société. En outre, l’impunité viole et empoisonne la mémoire des individus aussi bien que celle de la communauté, parce qu’elle se traduit par le triomphe du mensonge, du silence et de l’oubli de la vérité. Les idéologies et les doctrines qui ont nourri et fomenté les actes criminels du passé ne sont pas condamnées, ni même remises en question. En conséquence, le risque que les mêmes causes produisent les mêmes effets et que tout recommence à nouveau est comme une épée de Damoclès suspendue sur la tête des victimes et sur la société dans son ensemble. Enfin, en supprimant toute mise en relation des victimes avec ceux qui sont responsables de leurs souffrances, l’impunité empêche toute restauration possible des relations qui ont été brisées par la violence et, par conséquent, tout processus de réconciliation. Cela est vrai tant pour les individus que pour les groupes antagonistes (Jacques, 2001). Ainsi, l’univers social burundais postcolonial est violent et belliqueux, il prédispose, comme le dirait Breton (2009), à accepter une représentation du monde comme menace, avec la croyance que tout ce qui arrive de défavorable est la faute d’autrui et notamment de groupes menaçants. C’est la confrontation avec une agression réelle ou imaginaire qui confirme ces menaces latentes et déclenche la fureur vengeresse.

18 Malgré l’évolution de la justice étatique, destinée moins à venger quiconque qu’à contribuer à la restauration de l’ordre et de la paix sociale, le sentiment de vengeance ne s’est pas éteint mais a été plus simplement refoulé, comme le remarque Chemillier-Gendreau (2008). Ainsi, conclut ce dernier, en dépit des efforts pour mettre en place des instances de justice nationales et internationales, l’usage de la vengeance de masse et son impunité, restent des questions centrales au cœur des relations humaines contemporaines. C’est plus particulièrement le cas pour les États faibles, notamment ceux issus de la décolonisation qui perdent souvent le contrôle de la situation intérieure et voient proliférer de manière interminable des violations massives des droits humains sur fond de diversité ethnique non assumée. Le cas du Burundi est suffisamment parlant à ce propos si bien que nous avons systématiquement retrouvé la fureur vengeresse dans le discours des (ex-) combattants burundais.

Récurrence de la vengeance dans le discours des (ex-) combattants burundais

19 L’idée de la vengeance s’est imposée à nous à trois moments-clés dans notre expérience de terrain : deux ans de coanimation de groupes de parole, trois mois de stage de recherche dans le cadre d’une formation pré-doctorale et trois mois de recueil des données pour la thèse de doctorat.

Groupes de parole sur base de représentation théâtrale[10]

20 Dans le but d’ouvrir des espaces de dialogue sur le conflit et la justice, un projet « théâtre et des groupes de parole » a été initié par RCN Justice & Démocratie [11]. Présente au Burundi depuis 2000, cette ONG offre un appui aux institutions judiciaires et à la société civile. Le théâtre a été choisi comme moyen par lequel il est possible de rassembler des publics séparés, de briser le déni du conflit, de déclencher l’interaction, de susciter le questionnement et le dialogue. Et parce que le spectacle pose des questions difficiles et provoque la verbalisation de souffrances, il était essentiel de ne pas laisser le spectateur seul face à ces questionnements. C’est pourquoi, deux psychologues, dont nous-même, ont été conviés par cette organisation pour accompagner la troupe théâtrale dans les différentes tournées afin d’animer des groupes de parole à l’issue de la représentation.

21 Ainsi, d’avril 2005 à décembre 2006, nous avons suivi la troupe théâtrale Si ayo guhora (Ce n’est pas à taire) dans sa pièce Habuze iki ? (Qu’est-ce qui a manqué ?). Une pièce qui portait sur le processus judiciaire par la mise en scène d’un procès au cours duquel toutes les parties impliquées (auteurs de crimes, victimes, juge) dans les conflits successifs qui ont jalonné l’histoire du Burundi s’expriment sur la souffrance et la violence vécues et questionnent la pertinence de la justice comme moyen de reconstruction sociale. Pendant la représentation théâtrale, nous nous mêlions au public afin d’observer les réactions des spectateurs, de relever les apartés et les émotions comme les pleurs, les rires, les réactions d’agacement ou d’adhésion, etc. Les comportements et les attitudes des spectateurs nous aidaient à cibler les participants aux groupes de parole. Les personnes les plus attentives et réactives au spectacle étaient sélectionnées pour participer au groupe de parole. Les leaders communautaires étaient également invités pour leur potentiel à relayer le débat au sein de la communauté. Nous animions donc des groupes de parole constitués d’une vingtaine de personnes, à qui nous donnions la parole. Les débats accordaient une place importante à l’expression et à la mise en dialogue des participants. Notre rôle était de distribuer la parole, de présenter les thèmes de discussion aux participants disposés en cercle, de faciliter, d’animer et de transcrire les échanges en nous inspirant de la méthode du focus group. Cette méthode consiste, selon Simard (1989), à susciter une discussion ouverte à partir d’une grille d’entretien définissant les thèmes de l’étude et à en faire une analyse-synthèse permettant de relever les principaux messages-clés émis par les participants, de même que les points de convergence et de divergence entre les groupes de l’échantillon.

22 Grâce à cette expérience, nous avons rencontré plusieurs catégories de population : les déplacés, les réfugiés, les habitants des collines, les prisonniers, les rebelles, les militaires, les policiers… Il s’est dégagé de toutes ces rencontres d’une part une compétition de la souffrance, voire une concurrence victimaire dans le sens où chaque groupe prétend avoir, sinon le monopole de la souffrance, tout au moins avoir plus souffert que les autres et ainsi être des victimes par excellence, comme l’affirme Chaumont (2002). D’autre part, nous avons remarqué une justification du recours à la violence suite à l’injustice subie. Plus particulièrement, l’idée de vengeance a été davantage mise en évidence par les rebelles du CNDD-FDD que nous avons rencontrés dans un camp de rassemblement [12] où ils attendaient soit d’être conduits dans des centres de démobilisation, soit d’être intégrés dans les forces de défense et de sécurité. Lors de la représentation théâtrale et du groupe de parole, nous les avons entendus non seulement rationaliser leur participation au combat en affirmant qu’ils ont opposé la violence à la violence, mais aussi refuser un quelconque regret et réclamer la reconnaissance de leur souffrance car ils n’auraient pas infligé plus de souffrance que celle qui leur a été infligée.

23 Étant donné que la souffrance subie par les uns et les autres était davantage évoquée en fonction de la perte des proches, nous avons choisi d’approfondir la réflexion sur la thématique du deuil lors d’un stage de recherche : ce fut la deuxième occasion de rencontrer d’autres combattants.

Stage de recherche sur le deuil dans la justice transitionnelle[13]

24 Notre stage s’inscrivait de nouveau dans le cadre des activités de RCN Justice & Démocratie. Nous avons d’une part assisté aux représentations de la troisième pièce de théâtre Burundi, simba imanga (Burundi, traverse le précipice). Structurée à partir de récits de vie et de témoignages de comédiens, de rescapés et d’historiens, cette pièce parle du passé mais continue à interroger le présent pour aider à mieux penser le futur. Sa création s’est appuyée sur le principe selon lequel une société qui ne dit pas ses maux ne peut pas progresser et est condamnée à les revivre. Le spectacle invitait à rompre avec le cycle des violences pour renouer avec la justice et se tourner vers un avenir apaisé (RCN Justice & Démocratie, 2008). Même si nous avions accompagné le metteur en scène dans le recueil des témoignages, nous n’avions pas participé à la mise en scène. Ainsi, assister aux représentations nous permettait de nous imprégner de cette nouvelle pièce et de partager cette expérience émotionnelle avec les spectateurs. C’était aussi une façon de voir et de noter toute réaction pouvant nous aider à identifier des personnes plus sensibles à certaines scènes de violence car ce sont ces personnes qui sont le plus souvent conviées aux groupes de parole.

25 Nous avons d’autre part participé aux groupes de parole pour écouter ce que les participants avaient ressenti au moment de la représentation théâtrale et ce que certaines scènes avaient évoqué de leurs vécus respectifs. C’est à partir de ce moment que nous pouvions directement identifier les personnes intéressantes pour notre thème de recherche. En effet, les groupes de parole étaient animés à l’aide d’une grille d’entretien et, parmi les questions posées aux participants, figurait celle concernant les événements vécus qu’aurait ravivé le spectacle : Est-ce que le spectacle vous aurait rappelé certains événements vécus personnellement ou certains souvenirs de ce qui serait arrivé dans votre localité, ou dont vous auriez entendu parler ? Dans la plupart des cas, les participants répondaient à cette question en verbalisant leur propre vécu par rapport aux conflits. Ainsi, à partir de ces vécus rapportés, nous avons pu identifier ceux qui ont été endeuillés par les différents conflits. Nous approchions ensuite certains d’entre eux pour leur demander s’ils pouvaient accepter un entretien individuel à propos de ce vécu douloureux. Certaines fois aussi, nous prenions la parole en milieu ou en fin de séance, pour insister davantage sur les événements personnellement vécus et ravivés par certaines scènes. Nous en profitions pour communiquer aux participants l’objet de notre recherche. Certains participants nous demandaient directement s’ils pouvaient venir nous voir ou comment nous pouvions nous rencontrer de nouveau pour en parler davantage. À partir de ce moment, des rendez-vous étaient pris.

26 Ainsi, durant les trois mois de stage, nous avons pu nous entretenir individuellement avec onze personnes, dont trois membres d’un mouvement politique rebelle, le PALIPEHUTU-FNL qui ont volontiers accepté notre demande. C’était à l’issue d’une représentation théâtrale et d’un groupe de parole à la prison centrale de Bujumbura. Leurs récits ont davantage renforcé l’idée de la vengeance comme leitmotiv de l’engagement combattant. En effet, nous avons remarqué (Ndimubandi, 2009) que la perte des proches a été un élément déclencheur, voire un début très déterminant de leur engagement sur le chemin du maquis, surtout à cause des facteurs l’ayant entourée : la proximité parentale et affective des personnes tuées, l’identité des auteurs de la perte, la brutalité ou l’atrocité de la perte, l’impossibilité ou l’impuissance d’apporter une assistance à leurs proches, le caractère répétitif de la perte, le contexte d’impunité, l’impossibilité de traduire en justice les auteurs des crimes et l’absence de rituels de deuil. Tous ces facteurs ont été déterminants par rapport à l’impossible travail de deuil, dans la mesure où ils ont suscité le sentiment d’être abandonnés, la peur d’être persécutés, la culpabilité, la réduction au silence, le renforcement du sentiment d’injustice subie ainsi que l’absence de ritualisation collective de la perte. Ainsi, c’est pour tenter de résoudre ce deuil en souffrance que les trois rebelles interviewés ont opté pour la vengeance par la voie de la rébellion politique. Celle-ci s’est avérée être un refuge, un milieu compensatoire d’attachement, offrant protection et sécurité, leur permettant la réparation de l’injustice subie à travers l’identification à l’agresseur. Grâce à cette identification à l’agresseur, ils pouvaient prendre en main leur propre défense et celle des leurs, venger les leurs pour s’acquitter de leurs manquements à leur égard et se venger eux-mêmes de l’offense subie. Car, non seulement ils ont été victimes, mais encore ils se considèrent comme des victimes par excellence. Nous avons également constaté que, tout en rejoignant une rébellion à connotation politico-ethnique, ce n’était pas nécessairement pour des mobiles politiques et/ou ethniques qu’ils s’étaient engagés, mais parfois pour procéder à d’autres règlements de compte.

27 Sur base de cette analyse, nous nous sommes demandé si, dans ces conditions, l’arrêt de la guerre et la démobilisation des combattants n’étaient pas propices au développement d’une autre forme de guerre, celle de la criminalité. Et au même moment, une étude du Small Arms Survey (Pézard, De Tessières, 2009) venait d’être publiée et indiquait clairement que la criminalité restait principalement l’œuvre des anciens combattants, intégrés ou pas dans les nouvelles forces de défense et de sécurité, qu’ils proviennent des anciennes forces de l’ordre ou des différents mouvements rebelles. Nous avons dès lors construit notre projet de recherche doctorale sur cette criminalité d’après-guerre des ex-combattants au Burundi. C’est dans le cadre de ce projet que nous avons rencontré pour la troisième fois les ex-combattants burundais.

Recueil de récits sur le parcours d’ex-combattants

28 Dans le cadre du recueil systématique des données sur la criminalité d’après-guerre des ex-combattants burundais, nous avons séjourné au Burundi du 9 octobre au 15 décembre 2010. Une année 2010 particulièrement marquée par un marathon électoral qui a débuté par les élections communales largement remportées par le parti au pouvoir. Une victoire très contestée par la plupart des partis engagés dans le processus électoral. Ceux-ci se sont directement retirés dudit processus, si bien que seul le parti au pouvoir s’est présenté aux élections présidentielles prévues un mois après les élections locales. Certains autres partis et quelques indépendants ont accepté de continuer la compétition aux élections législatives, sénatoriales et collinaires, mais sans trop inquiéter le parti présidentiel qui a finalement remporté avec plus de 60% toutes ces élections. Les partis qui se sont retirés du processus électoral n’ont cessé de contester les résultats des élections allant jusqu’à réclamer l’annulation de toutes les élections et à affirmer qu’ils ne reconnaîtraient pas les institutions qui en seraient issues. C’est pourquoi, la plupart des leaders de ces partis ont fait l’objet de menaces, d’arrestation, de persécution, voire de torture et d’assassinat. Certains ont alors décidé de rejoindre la clandestinité. Ainsi, la mise en place des institutions issues des élections a coïncidé avec le départ dans la clandestinité des leaders de l’opposition. Dès lors, la situation sécuritaire n’a cessé de se dégrader, le gouvernement qualifiant cela de banditisme alors que d’autres parlaient de la gestation d’une nouvelle rébellion.

29 C’est dans ce contexte sociopolitique incertain et inquiétant que nous avons recueilli des données sur le sujet non moins inquiétant, mais surtout actuel et controversé, de la criminalité d’après-guerre des ex-combattants au Burundi. Il est en effet délicat d’aborder la question de la criminalité, de vouloir rencontrer les ex-combattants, surtout ceux qui sont supposés être impliqués dans ladite criminalité, de trouver un milieu et un cadre neutres de rencontre, etc. Nous avons hésité avant de prendre les premiers contacts mais nous avons eu ensuite l’idée d’en parler à des proches ayant des contacts privilégiés avec les ex-combattants : un retraité de la Police Nationale du Burundi (PNB) et ex-FAB [14], un conseiller juridique à la direction générale des affaires pénitentiaires et le président et représentant légal du CEDAC [15].

30 Grâce à ces trois pistes, nous avons pu recueillir des récits du parcours combattant auprès de sept ex-combattants :

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  • un ex-combattant des FAB que nous avons rencontré chez lui, dans un site de déplacés situé dans un quartier périphérique de Bujumbura, sur proposition du retraité de la PNB ;
  • trois ex-combattants dont un des FAB, un du CNDD-FDD et un du PALIPEHUTU-FNL, tous détenus pour différentes raisons à la prison de Gitega ; nous les avons individuellement rencontrés après obtention de l’autorisation d’accéder aux différentes prisons par la direction générale des affaires pénitentiaires ;
  • trois ex-combattants proposés par le CEDAC, dont deux femmes du CNDD-FDD et un homme du FROLINA [16] ; nous les avons rencontrés individuellement dans le centre-ville de Bujumbura en provenance des quartiers périphériques où ils habitent.

32 Ces récits nous ont sans cesse remémoré le discours que nous avions déjà entendu lors des autres rencontres. C’est sur base de ces récits de la (l’après-) guerre, qui sont avant tout une parole sur le conflit, marquée par la mort, la perte, l’engagement, la victoire ou la défaite (Bucaille, 2006), que nous nous sommes décidé à mettre en exergue la dominante vindicative dans l’adhésion à la lutte armée au Burundi. Une adhésion que nous avons voulu situer dans le récit de vie qui, selon Felices-Luna (2007), permet de situer le parcours des interviewés au sein de leur histoire personnelle en tenant compte des processus, des expériences ainsi que du sens donné à leur implication. En effet, les propos illustratifs de l’adhésion à la lutte armée, auxquels nous nous limitons, font partie d’une narration d’un long parcours d’ex-combattants comprenant aussi bien leur vécu d’avant, du pendant et de l’après-guerre. Ainsi, tout en partant d’une expérience de théâtre et de groupe de parole, nous utilisons essentiellement des récits recueillis pendant le stage de recherche et le doctorat. C’est pourquoi notre analyse de l’adhésion à la lutte armée au Burundi est davantage basée sur la narration.

33 Conscient que la narration est une construction où les agents ajustent les faits afin que ceux-ci s’ajustent à leurs propres identités et, inversement, taillent la réalité pour que celle-ci s’accorde à leurs récits, la question n’est pas d’estimer la véracité du récit mais plutôt de tester sa faculté à faire sens (Bucaille, 2006), aussi bien pour le narrateur que pour le narrataire. Ainsi, dans cette analyse, nous avons cherché à cerner le sens que les (ex-) combattants donnent à leur adhésion à la lutte armée. Comme tout agir humain, elle a un sens, c’est un comportement qui en soi signifie quelque chose : d’une part, ceux qui l’ont adopté voulaient montrer, manifester, traduire par celui-ci quelque chose et, d’autre part, communiquer ou notifier quelque chose, comme le dirait Kinable (2008). Quel est donc ce sens ?

La vengeance comme leitmotiv de l’adhésion à la lutte armée

34 Adhérer à un groupe, indique Orfali (2010), c’est s’affilier à celui-ci, souscrire à ses règles, gérer sa relation au monde en tant qu’individu et s’inscrire dans l’inter-individualité, favoriser son groupe et stigmatiser les autres groupes. Et dans le choix d’un et/ou des groupe(s), ce qui prévaut au niveau intra-individuel, c’est la satisfaction que ce(s) groupe(s) apporte(nt) à l’individu alors qu’au niveau interindividuel c’est la comparaison avec les autres qui est mise en avant. L’individu va en effet rechercher des groupes dont les opinions ou les attitudes concordent avec les siennes.

35 C’est pourquoi, malgré la prolifération des groupes armés au Burundi, suite à la généralisation et à l’intensification de la guerre, l’adhésion à ces groupes n’était pas neutre. Depuis 1994, beaucoup de Burundais ont effectivement, de gré ou de force, participé à la lutte armée. Comme l’indique Uvin (2007), certains, exclusivement du côté rebelle, ont rejoint la lutte armée pour des raisons proactives, idéologico-politiques. D’autres, davantage du côté des FAB (Forces Armées Burundaises) que des rebelles, pour des raisons réactives : opportunité de revenu et/ou d’autodéfense en situation d’insécurité. Par ailleurs, les rebelles plus que les FAB ont directement procédé à des recrutements forcés.

36 Si nos résultats corroborent largement ces conclusions d’Uvin, ils apportent surtout un éclairage sur l’adhésion plutôt idéologique aux groupes rebelles alors qu’elle est davantage économique et sécuritaire aux FAB. En effet, l’adhésion aux groupes rebelles était davantage l’œuvre des Hutu qui voulaient prendre leur revanche sur les Tutsi détenant le pouvoir politico-militaire alors que les Tutsi rescapés des massacres de 1993 adhéraient plus aux FAB, non seulement parce que cela constituait un emploi mais aussi pour venger les leurs, se venger et se défendre contre les Hutu qui constituaient toujours une menace. En outre, il ressort que la lutte armée, malgré sa connotation ethnique, a servi de tremplin à divers règlements de compte, notamment intrafamiliaux et/ou interindividuels, parfois sans aucune dimension ethnique.

Adhésion idéologico-vindicative hutu à des groupes rebelles

37 Même si la sagesse populaire burundaise n’est pas très riche quant à la question de la rébellion, le peu que l’on y trouve exprime l’idée que la rébellion était conçue par rapport au pouvoir. La rébellion, en tant qu’action de se rebeller, renvoie toujours, dans la conception burundaise traditionnelle, à la révolte, à l’insurrection, à la mutinerie, au soulèvement, à la désobéissance contre l’ordre et l’autorité du roi. Se rebeller contre le roi était commettre un crime grave, un crime avec une connotation politique très importante et qui se traduisait le plus souvent par la prise des armes, occasionnant par conséquent la guerre contre le pouvoir royal. Ainsi, suite aux attaques meurtrières, aux pillages, aux incendies…, se rebeller finira par garder seulement cette connotation criminelle, allant de pair ou pas avec la révolte, le soulèvement et la désobéissance. C’est pourquoi, dans l’histoire récente du Burundi, les rebelles ont été considérés comme des criminels (abamenja), des meurtriers (abicanyi), des assaillants, etc. Ce n’est que très récemment, probablement depuis les négociations inter-burundaises des années 1997, que l’on a commencé à traiter les rebelles de combattants (abagwanyi). Et cette évolution terminologique traduit une certaine évolution dans la conception sociopolitique de la rébellion au Burundi car, de politico-lignagère sous la monarchie précoloniale (Mworoha et al., 1987), elle est devenue politico-ethnique après l’indépendance, avec une forte connotation hutu (Ndimubandi, 2009).

38 C’est lors de la représentation théâtrale devant près de 4000 combattants du CNDD-FDD à Gashingwa et du groupe de parole animé juste après, qu’ont commencé à jaillir les propos vindicatifs. Les scènes qui ont le plus retenu l’attention de ces combattants témoignent d’un sentiment de vengeance politico-ethnique collectivement partagé. C’est notamment la scène de fuite du combattant, une fuite ayant conduit au maquis : Nous avons été marqués par ce vieux de taille élancée qui disait qu’on leur a lancé des grenades et qu’ils ont dû fuir quelque part et qu’ils ont fait ceci et cela. Les attaques à la grenade étaient attribuées aux forces de l’ordre (les ex-Fab) et/ou aux groupes de jeunes Tutsi. C’est aussi la scène du prisonnier au cœur de haine par rapport à laquelle il a été dit en aparté pendant la représentation : En voilà au moins un qui parle des troubles de 1965. Le personnage que joue le comédien justifie dans cette scène sa violence par le manque d’amour car, affirme-t-il, personne ne l’a aimé, il a perdu les siens depuis sa tendre enfance et il n’a vu personne s’occuper de lui, ni poursuivre ceux qui ont tué les siens. Il a ainsi grandi en ruminant haine et vengeance. Il n’a fallu qu’un élément déclencheur pour passer à l’acte, sans regret pour les crimes commis. Cette scène a marqué ces combattants d’autant plus qu’ils estiment que ce n’est pas par hasard qu’ils sont allés combattre : c’est parce qu’il y a des causes profondes. Allusion faite ici aux crises antérieures à celle de 1993 considérée comme une conséquence et un prolongement des crises de 1965 et de 1972, où la plupart des victimes ont été des Hutu, systématiquement éliminés par le pouvoir militaire dominé par les officiers tutsi. Or, une fois de plus, en 1993, le premier président hutu élu venait d’être assassiné par les mêmes militaires majoritairement Tutsi. Cet élément a mis le feu aux poudres. Et c’est justement parce qu’il y a ces causes profondes que les (ex-) combattants refusent l’idée qu’ils auraient été poussés à s’engager. À la scène du jeu on m’a poussé, les combattants ont répondu en masse qu’ils s’étaient volontairement engagés dans la violence : Non, nous sommes partis de notre propre gré. Une sorte de justification rationnelle de la lutte armée car, nous ont-ils répété : Il faut que vous le sachiez, nous avons opposé la violence à la violence.

39 « Opposer la violence à la violence », « se rebeller pour se venger », tels sont les propos récurrents dans le discours de ceux qui ont pris le chemin du maquis. Un recours à la violence qui n’est pas construit comme un comportement déviant mais comme un outil politique légitime de production du changement, d’autant plus que l’utilisation de la violence à des fins politiques, précise Felices-Luna (2007), apparaît dans le discours de ceux qui y recourent comme inévitable en raison des circonstances spécifiques qui délégitiment le pouvoir en place et légitiment leur propre utilisation de la violence. Une conviction idéologique qu’Uvin (2007) affirme avoir exclusivement retrouvée chez les ex-combattants Hutu et qui avait également été mise en évidence par Lancaster (2006).

40 Nous avons par ailleurs pu nous rendre compte de cette conviction idéologique dans les entretiens individuels. Une conviction directement mise en lien avec le vécu propre des événements. Un combattant [17] des FNL affirme que son départ au maquis est une conséquence des pertes répétitives des membres de sa famille à cause des exactions militaires :

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Mon père a été longtemps emprisonné alors qu’il n’avait rien fait. Je venais le voir alors que j’étais très petit. Ma tante a été tuée par les militaires, je l’ai vue morte de mes propres yeux et j’ai eu peur que notre tour allait arriver. J’avais par ailleurs appris que le cousin de mon père était un militaire aussi, un parachutiste mais qu’il avait été tué en 1972 par ses compagnons d’arme. Ce n’est pas tout, ma marâtre a été aussi tuée avec l’enfant qu’elle portait dans son dos. Ce sont les militaires qui l’ont tuée à l’aide d’un gourdin. Je n’avais donc pas d’autre choix que de m’engager corps et âme dans la rébellion pour avoir la force nécessaire à opposer aux militaires et au pouvoir en place. J’étais vraiment convaincu qu’il fallait mourir au combat plutôt que de rester sans rien faire.

42 Le fait de se rebeller et de prendre les armes s’avérait dans ce cas le seul moyen pour ce combattant de se défendre et de défendre sa famille dont les membres se faisaient arrêter, emprisonner et tuer par le pouvoir politico-militaire dominé par les Tutsi. Son entrée dans les FNL est alors présentée comme un sacrifice pour le reste de la famille et une défense de l’intérêt général, notamment celle de sa famille et de son groupe ethnique. C’est une incorporation à la lutte armée pour défendre et protéger sa communauté d’appartenance, tout comme des individus s’engagent dans l’armée pour défendre leur pays, écrivait Felices-Luna (2007) à propos de l’implication des femmes au sein des groupes armés contestataires. Pour elle, donner sa vie est le sacrifice ultime que l’on est prêt à faire pour préserver sa communauté, et donc la décision de se joindre à la lutte armée est prise de manière stoïque et avec fierté. Ceci est d’autant plus vrai pour ce combattant pour qui il ne restait plus qu’à passer à l’offensive vindicative. La vengeance était devenue, pour reprendre l’idée de Breton (2009), le seul cadre de référence. En effet, non seulement les exécuteurs n’imaginent pas exercer autre chose que la vengeance sur leurs ennemis, mais ils n’imaginent pas que ceux-ci puissent, eux, procéder autrement. C’est qu’ils sont enfermés dans un cadre mental a priori, où la vengeance n’a pas d’alternative réelle (Breton, 2009).

43 Cette vengeance politico-ethnique a été exacerbée par l’assassinat du premier président hutu élu au suffrage universel, après une trentaine d’années de dictature politico-militaire. Cet assassinat a justement favorisé la montée du fanatisme ethnique et la globalisation ethnico-vindicative. Une ex-combattante [18] des FDD se rappelle bien que son adhésion rebelle est consécutive au fanatisme ethnique auquel elle est sensibilisée depuis l’assassinat dudit président hutu.

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Quand le président a été assassiné, j’étais encore à l’école primaire mais je suis passée la même année en secondaire. Je suis allée à l’internat mais je me souviens qu’il y avait des divisons ethniques à l’école. Il y avait des chaussures en pantoufle marquées DH. On nous faisait comprendre que ce DH signifiait « Démocratie Hutu ». C’est à ce moment que j’ai commencé à être sensibilisée et j’ai même adhéré à cette idéologie si bien que je n’ai plus accepté de porter d’autres chaussures que celles-là. À partir de la 3e année du secondaire, j’étais fiancée à un maquisard. Il s’arrangeait pour venir me voir clandestinement, c’est lui qui me fournissait de temps en temps du matériel et des frais scolaires, pendant les vacances j’allais lui rendre visite dans la Kibira[19] . C’est ainsi que j’ai davantage adhéré à l’idéologie rebelle, surtout que le maquis était devenu comme un foyer familial pour mon fiancé. À la fin de mes études en 1999, j’ai alors directement regagné le maquis pour rejoindre mon fiancé.

45 Une autre ex-combattante [20] des FDD affirme, quant à elle, que son adhésion à la lutte armée est directement consécutive à l’assassinat du président, un assassinat qui a exacerbé la colère des Hutu et a servi de tremplin aux adultes pour sensibiliser les plus jeunes aux crises antérieures à celle de 1993.

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Au moment où le président fut assassiné en 1993, j’étais encore jeune, j’avais 12 ans, j’étais en 6e année primaire et j’habitais Kinama où il y avait beaucoup de fidèles au président assassiné comme à Kamenge[21] . Des jeunes gens, surtout des garçons, ont commencé à s’organiser pour attaquer les positions militaires. Ils disaient qu’ils ne pouvaient plus se laisser massacrer comme en 1972. Je me souviens même qu’il y avait une fille, un peu plus âgée, qui nous disait que son père avait été assassiné en 1972. On la voyait alors très active aux côtés des garçons et c’est elle qui motivait davantage les filles du quartier. C’est comme ça que j’ai eu la curiosité d’accompagner les autres dans les attaques.

47 Nous sommes ici en face d’une adhésion à la lutte armée suite à la globalisation de la vengeance dont l’assassinat du président constitue le signal. Un signal d’autant plus fort et symbolique que c’est l’armée dite mono-ethnique tutsi qui était impliquée dans cet assassinat alors que c’est la même armée dont s’étaient servis les Tutsi pour se maintenir au pouvoir depuis l’indépendance, malgré les rébellions hutu de 1965 et 1972. Cette adhésion n’est donc pas, comme le dirait Breton (2009), un coup de tonnerre dans un ciel bleu mais une adhésion au principe vindicatif qui mobilise un sentiment d’appartenance à une communauté agressée, une adhésion qui entretient un lien étroit avec le fanatisme. Un fanatisme politico-ethnique violent et vindicatif, comme dans les situations de génocide ou de crime de masse, à propos desquels Breton (2009) fait remarquer que le mécanisme de la vengeance s’enclenche lorsqu’une personne, ou un groupe de personnes collectivement, se trouve(nt) confronté(es) à une agression ou à une menace d’agression réelle, imaginaire et/ou instrumentalisée. Dans de telles situations, affirme-t-il, les exécuteurs doivent être convaincus a priori qu’ils sont victimes d’une agression si terrible que la vengeance doit s’exercer en proportion. C’est une conviction qui était à l’œuvre dans le contexte burundais, plus particulièrement depuis 1993, aussi bien chez les Hutu que chez les Tutsi, ce qui rendait collectivement vindicative l’adhésion aux différents groupes combattants, y compris au sein des FAB.

Carrière militaire et opportunité ethnico-vindicative

48 Si l’adhésion aux groupes rebelles est davantage et d’emblée vindicative, elle ne l’était pas essentiellement pour les forces armées régulières. Entrer dans l’armée, la gendarmerie ou la police, c’était entreprendre une carrière professionnelle. Un ex-combattant [22] des FAB nous a fait savoir que même si son entrée dans l’armée était consécutive aux violences de 1993, c’était dans une perspective professionnelle.

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Je suis entré dans l’armée pour gagner ma vie. Dans le site de déplacés nous étions gardés par les militaires et je les voyais chaque fin du mois avec leur solde. La vie militaire me paraissait alors la meilleure, étant donné qu’à ce moment-là je ne m’imaginais pas encore qu’il y aurait une guerre comme celle que nous avons connue.

50 Faisons remarquer qu’être militaire, gendarme ou policier au Burundi, c’est exercer une profession en tant que fonctionnaire de l’État. Ainsi pourrions-nous dire, comme Uvin (2007), que c’était pour échapper à la misère, ou plus précisément pour avoir des revenus, que la plupart des (ex-) combattants des FAB avaient rejoint la lutte armée, les FAB étant le seul belligérant où les combattants étaient salariés et bénéficiaient d’autres avantages sociaux comme les soins de santé, la retraite, etc. De quoi faire rêver des jeunes burundais dont des milliers, souligne Uvin (2007), voient les portes vers un avenir meilleur se fermer brutalement en 6e année primaire, à cause de l’échec au concours national qui y est organisé pour accéder à l’école secondaire. Ainsi, la carrière militaire, que l’on peut choisir d’embrasser dès la fin de l’école primaire, à condition d’avoir l’âge requis [23] et de réussir le concours d’entrée, constitue aussi une alternative en situation de non-accès à l’école secondaire, comme ce fut le cas dudit ex-combattant.

51

Je venais d’échouer trois années consécutives au concours national. Je ne voyais pas d’autres solutions que d’aller dans l’armée où c’était plus rapide d’avoir un salaire mensuel.

52 La carrière militaire a donc été, aussi bien avant que pendant la guerre, perçue comme une source de revenus. Ainsi, comme l’a si bien remarqué Debos (2011) en se référant à la situation du Tchad, dans un contexte de pauvreté économique, et surtout de routinisation de la violence, l’intégration dans l’armée ou de manière générale dans un métier des armes, est perçue comme une grande opportunité de revenus mais aussi comme une stratégie de survie, stratégie toutefois qui n’est pas uniquement économique.

53 En effet, comme l’a souligné Uvin (2007) dans le cas du Burundi, les (ex-) combattants ont rejoint la lutte armée, aussi bien dans les FAB que dans les groupes rebelles, à cause de l’insécurité et de la colère. Une raison d’adhésion à forte connotation vindicative, de sorte qu’au-delà de ses enjeux économiques, l’adhésion aux FAB pendant la guerre ne manquait pas de dimension ethco-vindicative. Notre interlocuteur nous a effectivement laissé timidement entendre que dans les conditions qui étaient les siennes, l’idée de vengeance ne pouvait pas manquer.

54

Tu vois, nous vivions dans un site de déplacés, nous avions eu la chance d’avoir la vie sauve en échappant aux massacres. Mais mon père avait été tué et moi-même on m’avait laissé comme mort. Tu comprends alors que dans ces conditions on ne peut pas rester sans vouloir leur faire la même chose.

55 Ce « vouloir leur faire la même chose » véhicule bien de la vengeance contre les Hutu massivement impliqués dans les massacres anti-tutsi de 1993 au Burundi. Une vengeance anti-hutu aussi à l’œuvre mais pas explicitement exprimée dans le discours d’un autre ex-combattant qui a d’abord combattu dans les rangs du Front Patriotique Rwandais (FPR) avant de rejoindre les FAB.

56

Avant d’entrer dans l’armée burundaise, j’étais dans l’armée patriotique rwandaise. Comme je suis né d’un père burundais et d’une mère rwandaise, beaucoup de Rwandais venaient à la maison et dans mon village. Ils ne cessaient de nous sensibiliser sur la libération du Rwanda. J’ai été convaincu et je suis allé combattre dans les rangs du FPR au maquis depuis 1989. Nous avons libéré le Rwanda en 1994 et je suis resté comme sous-officier dans l’armée rwandaise jusqu’en 1998. C’est à ce moment que la ségrégation a commencé, les Rwandais sont restés dans l’armée et nous les Burundais on nous a dit qu’il fallait rentrer chez nous. Arrivés au Burundi, nous avons été directement intégrés dans l’armée puisque la guerre battait son plein et que les autorités ne voulaient pas que nous soyons récupérés par les groupes rebelles.

57 La conviction de cet ex-combattant au moment de son entrée dans le FPR est loin d’être neutre en termes de vengeance anti-hutu. En effet, comme le fait remarquer Breton (2009), avant que le génocide ne démarre au Rwanda, un conflit armé bien réel existait entre les rebelles à majorité tutsi regroupés au sein du FPR et l’armée nationale rwandaise à majorité hutu, commandée par un pouvoir également majoritairement hutu. Un conflit armé que Reyntjens (1994) inscrit dans la continuité de l’idée du retour par la force des réfugiés rwandais dont la quasi-totalité était des Tutsi et consécutif à plus de trente ans de pouvoir hutu marqué par des massacres répétitifs de Tutsi comme dans la révolution sociale de novembre 1959 à septembre 1961, l’autodéfense populaire de décembre 1963 (Chrétien, Mukuri, 2002).

58 Mais cette conviction communément partagée et portant sur des opinions générales semble insuffisante parce que la plupart des (ex-) combattants font valoir une vengeance individuellement ciblée. La particularité du principe vindicatif, affirme Breton (2009), étant justement de ne pas être lié par nature à la politique des nations, ni même à celle des ethnies. On se venge d’une famille à l’autre, à l’intérieur d’une même parentèle, d’un groupe à un autre. Parfois, sans doute, on se venge contre soi-même jusqu’au suicide. Cependant, chaque société, chaque culture, fait remarquer Courtois (1984), a ses propres façons de réglementer la vengeance. Les sociétés modernes se caractérisent de plus en plus par la vengeance publique, celle de l’autorité publique chargée de punir le coupable et de dédommager la victime. Le monopole de l’usage de la force se trouve aujourd’hui de plus en plus centralisé entre les mains de l’autorité mais, fait remarquer Cantarella (2003), dans les situations où le pouvoir central ne dispose pas d’une force coercitive suffisante, il arrive souvent qu’il autorise explicitement ou implicitement les parties lésées à employer la force. Il est donc clair, de l’avis de Courtois (1984), que la vengeance n’est pas séparable d’institutions ou de coutumes qui lui donnent ses buts, ses normes, ses limites et le lieu social de son exercice. Force est justement de constater que dans le cas du Burundi, la lutte armée, malgré son caractère politico-ethnique, a servi de tremplin à divers règlements de comptes individuels.

Lutte armée, tremplin à divers règlements de comptes

59 Certains conflits familiaux sont nés ou ont été exacerbés par les violences politico-ethniques avant de générer une vengeance à connotation ethnique. Un ex-combattant [24] des FNL fait de son adhésion à la lutte armée un récit vindicatif à connotation fortement ethnique dont l’origine remonte au conflit hétéro-ethnique intrafamilial qui a éclaté à la suite des massacres ethniques de 1993.

60

Je suis né d’un père hutu et d’une mère tutsi. En 1993, j’ai fui avec ma mère et mes deux sœurs vers la Tanzanie, mais mes deux frères sont restés avec mon père. Ma mère a refusé d’entrer dans le camp des réfugiés et nous sommes retournés au Burundi. Entretemps, mes parents ont même divorcé à cause de ces conflits ethniques. Je suis resté avec ma mère puisque je n’avais pas encore l’âge requis pour rejoindre mon père, et nous avons fui vers un site de déplacés. Par après mon père a été arrêté et emprisonné, accusé de participation aux massacres des Tutsi. Il a été dénoncé par une famille tutsi qu’il avait cachée à la maison lors des massacres. Après un long séjour en cachette chez mon père, cette famille s’est inquiétée et a décidé de fuir pour rejoindre le camp de déplacés. Pendant la fuite elle a été attaquée et un des enfants a été tué. C’est à cause de cette attaque, considérée comme une mission commanditée par mon père, qu’il a été arrêté et emprisonné. Depuis que j’ai appris cette histoire de mon père, j’ai été envahi par une haine anti-tutsi, j’ai conclu que tout Tutsi est mauvais et j’ai grandi en ruminant vengeance. Une haine exacerbée par le meurtre de mon cousin qui avait intégré la police nationale du Burundi en provenance des FDD. Il a été tué et enterré dans une famille où il tentait d’empêcher qu’un présumé voleur y soit lynché par la population. Les auteurs de ce meurtre n’ayant jamais été condamnés, j’ai décidé, en complicité avec le frère de mon cousin assassiné, de le venger. Et on ne voyait pas d’autres solutions que passer par la violence armée. Mais comme c’était a priori très difficile, voire impossible d’entrer dans l’armée, j’ai rejoint les FNL au maquis.

61 Ce témoignage attire notre attention sur le clivage ethnique devenu une triste réalité, même au sein des familles hétéro-ethniques ou mixtes. Soulignons que, lors des massacres interethniques, la plupart des familles où des Tutsi étaient mariés à des Hutu se sont disloquées. Les uns et les autres pouvaient se désavouer mutuellement, les enfants se rangeant d’un côté parental plutôt que de l’autre, certains ont même tué leur propre parent pour prouver aux autres que leur véritable appartenance ethnique c’est celle de l’autre parent. Nous assistons ici à une dislocation familiale à cause des violences interethniques. Une dislocation à l’issue de laquelle chaque membre de la famille se range d’un « bon » côté tout en stigmatisant ceux qui se sont rangés du « mauvais » côté. Pour Barancira (2002), cette dislocation des familles, surtout celles des couples hutu-tutsi et la souffrance des enfants nés de ces mariages, montrent une séparation évidente entre Hutu et Tusti. Une polarité entre « eux » et « nous » que Breton (2009) n’a pas manqué de souligner comme étant intimement liée au processus vindicatif. C’est comme si, pour ce (t) (ex-) combattant, tout Tutsi incarnait l’ennemi effectif, à savoir celui qui a fait emprisonner son père, celui qui a tué son cousin… et pourquoi pas sa propre mère ! Observons la globalisation d’un conflit au départ interindividuel et qui sera déterminant dans le choix du groupe armé auquel adhérer.

62 Il ressort en outre des différents récits que l’adhésion à la lutte armée était parfois une conséquence directe des conflits familiaux et/ou interindividuels. C’est le cas d’un combattant [25] des FNL, d’ethnie hutu, dont la mère est assassinée par des membres d’un groupe à connotation ethnique tutsi, sous l’œil complice des éléments des forces de l’ordre considérées globalement comme tutsi. Cependant, derrière le caractère ethnique des circonstances de cet assassinat, se cachent des conflits fonciers intrafamiliaux sans aucune connotation ethnique puisqu’il s’agit d’une famille composée uniquement de Hutu.

63

C’est à la mort de ma mère, affirme-t-il, que je suis entré dans le maquis. Mon père avait pris une deuxième femme en plus de ma mère. C’est cette femme qui, en complicité avec ses frères qui collaboraient avec les « Sans échec »[26] , ont tué ma mère. Suite au conflit foncier entre ma mère et la deuxième femme de mon père, ils ont pris ma mère, l’ont emportée et l’ont fusillée en complicité avec les militaires. Je les observais, je m’étais caché mais je voyais comment ma mère a été exécutée. Ils ont su que je l’avais vu et on a commencé à me traquer, j’ai alors décidé de fuir et d’entrer dans les FNL pour plus tard revenir me venger contre ceux-là qui venaient de tuer ma mère et qui voulaient aussi m’éliminer.

64 Remarquons que ce combattant se présente et se perçoit comme une victime agressée et persécutée. Une persécution qui survient certes dans des circonstances politico-ethniques favorisantes mais qui est fondamentalement familiale. La vengeance dont il est question, tout en empruntant une voie politico-ethnique, s’avère plutôt intrafamiliale et interindividuelle. Son témoignage en dit long, car, ajoute-t-il,

65

Un jour je suis revenu (du maquis) jusque tout près de chez moi, j’ai vu la femme de mon père. J’ai pris mon pistolet pour la tuer mais un des mes compagnons de lutte m’en a empêché. J’ai accepté parce que ce n’est pas elle qui avait effectivement tué ma mère, même si elle y a été pour quelque chose, mais si c’étaient ceux-là qui l’ont tuée, je n’aurai pas hésité une seconde[27].

66 Il précise que, même si sa mère a été exécutée en présence des militaires et des « Sans échecs », c’est le frère de sa marâtre, commanditaire de l’assassinat, qui l’a exécutée. C’est de la vengeance intrafamiliale souvent occultée par la connotation politico-ethnique de la lutte armée. Une connotation politico-ethnique qui a même longtemps caché des déchirements internes au sein des différents groupes ethniques.

67 Une combattante [28] des FNL nous a en effet fait savoir qu’elle s’est rebellée pour venger son unique frère assassiné par ses amis à cause de l’intolérance politique.

68

Mon unique frère a été tué par des voisins, nous habitions une même parcelle, des fois ils venaient manger et loger à la maison, je les connais, c’étaient des amis à mon frère. Ils l’ont tué parce qu’il leur a refusé d’entrer au CNDD-FDD ; lui il était du Palpehutu-FNL. J’ai décidé alors d’entrer dans le Palpehutu-FNL pour venger mon frère.

69 Malgré la connotation politique de cet assassinat, les assassins sont de la même ethnie que la victime et sa sœur qui veut la venger. Mais tout en appartenant à des groupes armés avec une même connotation politico-ethnique, l’un venait d’accepter de déposer les armes pour entrer dans les institutions étatiques tandis que l’autre voulait continuer la lutte armée. Une divergence politique qui a dégénéré en une lutte souvent atroce entre d’anciens frères d’armes maquisards, un reflet de la militarisation des politiques où, d’une part, les relations entre les forces opposées sont instables et, d’autre part, les frères en armes peuvent devenir de farouches ennemis (Debos, 2011). Une réalité que l’on observe dans la situation d’après-guerre au Burundi où la lutte armée est devenue plus politique qu’interethnique avec une dimension interindividuelle très importante. En effet, depuis l’intégration d’une partie des anciens combattants rebelles dans les nouvelles forces de défense et de sécurité et l’accession de l’une des rébellions au pouvoir, une chasse individuelle de ceux qui sont restés aux maquis et de leurs fidèles dans la communauté est devenue la nouvelle tactique combattante.

70 Ce fut le cas du frère de cette combattante assassiné par ses amis. Un assassinat qui sera très déterminant dans son adhésion combattante. Une adhésion vindicative particulièrement ciblée puisque ce sont ceux qui ont tué son frère qui étaient visés au bout de la formation militaire.

71

J’ai suivi une formation militaire au maquis et je n’avais rien d’autre en tête que me venger contre ceux qui avaient tué mon frère puisque je ne voyais aucun autre moyen d’y parvenir. Mais je n’ai pas pu me venger puisqu’au moment où je rentrais à la maison, j’ai été arrêtée par les policiers qui m’ont reconnue et amenée en prison.

72 Une vengeance certes extrafamiliale mais intra-ethnique et particulièrement interindividuelle si bien qu’il y a lieu de remarquer avec Breton (2009) que les violences de masse servent à des règlements de comptes interindividuels comme ce fut le cas lors du génocide au Rwanda. Cela a été une occasion unique de régler des comptes ou de remanier les propriétés même parmi les villageois hutu.

73 Il ne serait donc pas gratuit d’affirmer que la rébellion politique au Burundi a servi de prétexte à des règlements de compte interindividuels, particulièrement intrafamiliaux, même si les dimensions ethnique et politique, officiellement dominantes, restent importantes pour leur rôle circonstanciel, déclenchant, symbolique et groupal. Le caractère vindicatif de l’adhésion combattante aux groupes rebelles ne se limite donc pas aux seuls enjeux politico-ethniques car ceux-ci occultent des règlements de comptes intrafamiliaux et interindividuels souvent sans connotation politique et/ou ethnique. Il s’agit d’une vengeance qui, sans directement surgir au moment de l’adhésion à la lutte armée, reste fortement en instance et prête à se manifester.

74 L’ex-combattante [29] du CNDD-FDD qui nous a d’emblée affirmé avoir pris le chemin du maquis pour rejoindre son fiancé et par fanatisme politico-ethnique a tenu également à souligner que de la vengeance contre les membres de sa propre famille couvait en elle. C’est le souvenir d’une lointaine mais persistante vengeance contre ses oncles et ses cousins, (présumés) assassins de ses frères.

75

J’avais aussi envie de me venger contre ceux-là qui ont tué mes frères. Nous sommes cinq filles dans ma famille, je n’ai pas un seul frère. Mais ce n’est pas parce que ma mère ne les a pas mis au monde, ils ont plutôt été tués. Ils ont été empoisonnés par ceux-là[30] qui voulaient hériter seuls de la propriété foncière familiale.

76 Plus clairement ici, ce sont les déterminants circonstanciels qui prennent le devant dans le récit du recours à la violence armée alors que l’expérience originelle de la violence est intrafamiliale. Une violence qui en revanche aurait été déchaînée sur la famille de cette ex-combattante si l’occasion lui avait été offerte.

77

Heureusement que je n’ai jamais été affectée dans ma région natale. Et même quand je rentrais en congé, tout le monde fuyait, ma famille et mes voisins, de peur d’être accusés d’avoir logé une assaillante. Je pense que j’aurais versé du sang dans ma propre famille si je les (membres) avais rencontrés durant ma vie de maquisard.

78 Il est évident que le discours et la lutte politico-ethniques auxquels les (ex-) combattants sont appelés à adhérer n’altèrent pas pour autant les enjeux vindicatifs individuels où l’on retrouve un désir vindicatif, cette énergie passionnelle de la colère, tendue vers la décharge émotionnelle plus ou moins violente par laquelle un sujet se libère de l’affect attaché à un souvenir d’un traumatisme (Courtois, 1984). Or, plus le traumatisme est intense, plus la réaction adéquate doit être forte et, comme du point de vue du sujet, la meilleure réaction est de l’ordre de l’agir, la réaction du sujet qui subit quelque dommage n’a d’effet réellement cathartique que lorsqu’elle est vraiment adéquate, comme dans la vengeance qui est à la mesure de la mutilation incalculable qu’éprouve le sujet. C’est la fameuse loi du talion, œil pour œil, dent pour dent car, sur le plan imaginaire, la vengeance se présente comme une reproduction pure est simple de l’offense subie. Toutefois, cela reste de l’ordre du désir puisque ce qui est imaginé, pensé, rêvé n’est pas traduit comme tel dans la réalité. Il est en effet illusoire de prétendre reproduire dans le présent un fait déjà passé. En outre, la vengeance se découvre toujours en fait dans l’expérience des peuples qui la pratiquent en référence à une loi qui fixe, en face d’une hiérarchie des outrages, celle des réponses signifiantes autorisées. Par ailleurs, tout vengeur se trouve confronté à des limites qui font que la vengeance désirée n’est pas celle agie d’autant plus que pour accomplir ce qu’il désire, il a besoin de l’aide et du soutien d’autrui (Courtois, 1984). Il y a donc lieu de remarquer que la vengeance désirée n’est pas nécessairement celle qui est socialement acceptée ou réalisable, et par conséquent agie. C’est pourquoi Courtois (1984) précise qu’une analyse purement psychologique de la vengeance est à la vérité insuffisante, car le vindicatif pur est toujours déjà intégré dans un ordre symbolique qui lui offre le seul moyen de s’inscrire durablement dans la réalité sociale.

Conclusion

79 Comme l’a fait remarquer De Greeff (1946), c’est dans le sentiment d’injustice subie que l’on pourra trouver la raison qui fera basculer le sujet, à un certain moment, dans un comportement de riposte à l’égard de l’environnement injuste, menant les individus à se poser en tant que justiciers. Ce recours à l’agir est une tentative de se faire l’artisan de son propre dédommagement, d’une vengeance et/ou compensation vis-à-vis de ce manque de justice au départ. C’est cette logique que nous retrouvons dans l’adhésion à la lutte armée au Burundi où dominent des arguments vindicatifs aussi bien individuels que collectifs car la vengeance est un besoin individuellement ressenti avant d’être collectivement partagé.

80 Au niveau collectif, les sentiments d’injustice subie sont inhérents au conflit politico-ethnique burundais. C’est pourquoi, l’adhésion à la lutte armée par voie des groupes rebelles était davantage idéologique et politique car elle était l’œuvre des Hutu qui voulaient prendre leur revanche sur le pouvoir politico-militaire tutsi. De ce fait, l’entrée dans les forces armées régulières, outre sa dimension professionnelle et sécuritaire, constituait une opportunité de vengeance des Tutsi contre les Hutu qui non seulement avaient massacré les leurs mais continuaient aussi à constituer une menace. Si ces arguments vindicatifs d’ordre politique, idéologique et ethnique sont collectivement partagés, il ressort qu’au niveau individuel, ce sont davantage, voire exclusivement, des conflits intrafamiliaux et/ou interindividuels qui nourrissent ces sentiments d’injustice subie. Ainsi, malgré le caractère politico-ethnique du conflit et de la lutte armée au Burundi, l’adhésion à cette dernière était envisagée comme une voie pour régler ses propres comptes.

81 L’adhésion à la lutte armée au Burundi n’est donc pas seulement politico-ethnique comme le laisserait penser l’apparence du conflit et de la lutte armée qui en découle. C’est aussi une opportunité collective offerte pour régler ses propres comptes sous couvert d’un conflit globalement politico-ethnique, une adhésion davantage vindicative par sentiment d’injustice subie suite à la violence ethnique, politique, familiale et/ou interindividuelle qui l’engendre et/ou la déclenche.

Bibliographie

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Mise en ligne 06/07/2012

https://doi.org/10.3917/ds.362.0201

Notes

  • [1]
    Les écoles tenues par l’église catholique pour former essentiellement les futurs prêtres.
  • [2]
    Ligue des Droits de l’homme dans la région des Grands Lacs africains.
  • [3]
    Héros de l’indépendance du Burundi.
  • [4]
    Un Hutu, nommé Premier ministre dans un contexte de crise politique, éprouve des difficultés à nommer un gouvernement. Il est assassiné le 15 janvier 1965, dans la soirée, après avoir rendu publique au cours de la journée la composition de son gouvernement.
  • [5]
    Premier président hutu, élu au suffrage universel, après 27 ans de dictature militaire.
  • [6]
    Front pour la Défense de la Démocratie.
  • [7]
    PALIPEHUTU-FNL : Parti pour la Libération du Peuple Hutu avec sa branche armée les Forces Nationales de Libération, est l’un des plus anciens (sinon le premier) partis et mouvements armés contre le pouvoir de Bujumbura.
  • [8]
    CNDD-FDD : Conseil National pour la Défense de la Démocratie-Forces de Défense de la Démocratie, nom de la principale rébellion hutu née en 1994 et qui a déposé les armes suite à l’« Accord Global de cessez-le-feu de Prétoria » signé le 16 novembre 2003 avec le Gouvernement de Transition du Burundi. Devenu parti politique, le CNDD-FDD est au pouvoir depuis 2005.
  • [9]
    En 2003 la plupart des groupes rebelles sont intégrés dans les nouvelles forces de défense et de sécurité : la force de défense nationale (FDN) et la police nationale du Burundi (PNB).
  • [10]
    Pour plus de détails, nous renvoyons à la compilation des différents rapports sur les groupes de parole que nous avons co-animés avec Antoine Bucucu, publiée sous le titre Paroles de Burundais sur la justice d’après-guerre et disponible sur le site de RCN Justice & Démocratie[www.rcn-ong.be].
  • [11]
    RCN (Réseaux des Citoyens ou Citizen Network) pour la Justice et la Démocratie est une organisation non gouvernementale de droit belge, née en septembre 1994 au lendemain du génocide au Rwanda.
  • [12]
    À Gashingwa en Commune de Rutegama, province de Muramvya, où le spectacle Habuze Iki ? a été présenté à près de 4000 combattants. C’est dans cette grande masse de spectateurs que nous avons choisi une quinzaine de participants au groupe de parole, dont quatre femmes.
  • [13]
    Nous avons traité une partie des données recueillies dans ce stage dans notre travail de fin d’études pour le DESS en droits de l’homme et résolution pacifique des conflits (Ndimubandi, 2010) et nous en avons proposé un article dans les actes du colloque international et interdisciplinaire sur le thème Violence politique, traumatisme, processus d’élaboration et création (Ndimubandi, à paraître).
  • [14]
    Forces Armées Burundaises : anciennes forces régulières à savoir l’armée, la gendarmerie et la police.
  • [15]
    Centre d’Encadrement et de Développement des Anciens combattants : la principale association d’ex-combattants burundais, fondée par d’ex-combattants du CNDD-FDD mais qui accepte l’adhésion de tous ceux qui le veulent.
  • [16]
    Front de Libération Nationale : rébellion fondée par les réfugiés hutu burundais depuis les camps installés en Tanzanie.
  • [17]
    Nous l’avons rencontré en 2008 à la prison centrale de Bujumbura lors de notre stage de recherche, accusé de rébellion et participation aux bandes armées.
  • [18]
    Une des deux proposées par le CEDAC.
  • [19]
    La plus grande forêt naturelle du Burundi, qui est longtemps restée le fief des rebelles.
  • [20]
    L’autre des deux proposées par le CEDAC.
  • [21]
    Kinama et Kamenge sont deux communes de la province urbaine de Bujumbura (capitale du Burundi). Depuis 1993, elles sont devenues le symbole de l’épuration ethnique anti-tutsi alors que celle anti-hutu battait son plein dans les communes de Musaga, Ngagara, Nyakabiga et Cibitoke.
  • [22]
    L’un des trois que nous avons rencontrés dans la prison de Gitega en 2010.
  • [23]
    Il faut normalement avoir 16 ans au moins mais à cause de la guerre, l’on a assisté à des recrutements massifs des moins de 16 ans, « les enfants-soldats », pour augmenter les effectifs, combler les pertes subies, élargir le champ de recrutement, etc.
  • [24]
    Nous l’avons retrouvé dans la prison de Gitega, au centre du Burundi, accusé et reconnaissant avoir volé une moto.
  • [25]
    Nous l’avons rencontré à la prison centrale de Bujumbura en 2008, accusé d’avoir volé un vélo.
  • [26]
    « Sans-échec » est le nom d’un mouvement de jeunes organisés et qui a excellé dans l’épuration ethnique dans les quartiers de Bujumbura lors de la crise de 1993.
  • [27]
    Précisons que ce conflit familial oppose entre eux des Hutu seulement car le rabatteur, son père et sa mère ainsi que sa marâtre, sont tous des Hutu.
  • [28]
    Nous l’avons rencontrée à la prison centrale de Bujumbura en 2008, accusée de participation aux bandes armées.
  • [29]
    Nous l’avons rencontrée à Bujumbura en 2010.
  • [30]
    Il s’agit des membres de la famille du père, notamment ses frères et ses neveux qui, selon la coutume, sont censés hériter de la propriété de leur frère ou oncle qui ne laisse pas de fils. Ni les filles, ni leur mère ne peuvent d’office hériter de la propriété foncière de leur époux ou père. De manière générale par ailleurs, seuls les garçons ont, dans la tradition burundaise, droit à l’héritage, un droit pour lequel les organisations féminines combattent depuis quelques années afin qu’il soit reconnu aux filles aussi.
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