Notes
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[1]
L’association GPAL-Entr’actes (Groupement de Prévention et d’Accueil Lillois) mène des actions de prévention du VIH pour et avec les travailleuses du sexe à Lille. Ses objectifs sont d’une part de prévenir et réduire les risques liés aux pratiques sexuelles et à l’usage de drogue, d’autre part de proposer des conditions favorables à la réalisation d’accompagnements sociaux et/ou médico-sociaux pour les travailleuses du sexe qui le souhaitent.
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[2]
Le travail de terrain a été mené en partie avec Lyla Itoumaine de l’association Entr’actes dans le cadre d’un mémoire réalisé au CNAM en 2007 que j’encadrais, puis le recueil qualitatif a été complété en 2008 et 2009.
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[3]
La désignation de migrante s’appuie sur la définition donnée par Guillemaut (2010) : elles ne se fixent pas dans le pays d’accueil, elles retournent toujours et régulièrement vers leur pays d’origine, elles circulent d’un pays à l’autre en Europe. Par ailleurs, on peut qualifier leur mode de vie d’un entre soi, elles restent entre elles, et vivent sur un modèle culturel équatorien (cuisine, musique).
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[4]
Les récits viennent confirmer l’identité de trans par une mise en intrigue d’un sexe biologique inadéquat une erreur de la nature, ils interviennent pour rationaliser un choix, le confirmer, la valeur du récit est performative, elle permet d’ouvrir sa vie définitivement sur un autre « plan de sens » tel que le définit Philippe Zarifian, un autre projet de vie, autrement dit une problématique qui va saisir l’événement dans son pur devenir, au-delà de l’état des choses, de l’accident où il s’est actualisé (2001, p. 154).
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[5]
Les recherches de Joseph M. Carrier (1971) mettent en avant le fait que des jeux comme jouer à la poupée, éviter des jeux brutaux sont significativement plus présents dans une population qui adulte sera homosexuelle et dont la pratique sexuelle sera passive. Cependant les travaux de Richard Green (1987), psychiatre, ont montré par le suivi d’individus d’enfant à adulte que la corrélation entre jouer à la poupée et être homosexuel n’était pas tenable. Il présuppose que l’analyse des configurations familiales et le suivi des parcours pourraient donner des résultats intéressants.
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[6]
L’enquête d’Annick Prieur se déroule au Mexique à Ciudad Nezahualcoytl, ville adjacente à Mexico, qui a la réputation d’être pauvre, sale et dangereuse. L’enquête se centre sur les personnes qui viennent à la maison de Mema, un homosexuel qui accueille les jeunes du quartier, et plus particulièrement des jeunes homosexuels efféminés. Pendant une période de six mois répartie entre 1988 et 1991 l’auteur a vécu dans cette maison ; l’observation participante a été complétée de 11 interviews/récits de vie avec des jotas (version féminine des jotos) qui désigne les homosexuels, et de 7 interviews/récits de vie de mayates (partenaires des jotos) qui se considèrent comme des hommes.
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[7]
Annick Prieur fait l’hypothèse dans son étude d’une plus grande tolérance des classes moyennes et aisées à une attitude efféminée, laquelle pourrait alors être mieux assumée par l’acteur.
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[8]
Le passage par l’homosexualité concerne l’ensemble de la population enquêtée, cependant, dans d’autres travaux, des récits de transsexuelles insistent sur le fait qu’elles n’ont jamais été homosexuelles mais travesties et pourtant elles se perçoivent comme transsexuelles et peuvent être en demande d’une opération.
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[9]
Le prix d’une fellation est en moyenne de 30 euros, au bois de Boulogne, le prix peut descendre à 10 euros, il n’est donc pas étonnant qu’en Équateur, considérant le niveau de vie, le même service puisse être à deux euros.
-
[10]
Lors d’un séjour qu’elle a fait en prison.
-
[11]
La notion de support est définie par Danilo Martuccelli dans Grammaire de l’individu (2002) comme les liens avec d’autres qui contribuent à nous tenir de l’intérieur, qu’il différencie dans le processus d’individuation de se tenir de l’extérieur.
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[12]
Les chiffres avancés par l’hôpital Sainte Anne à Paris en 2006 étaient de 700 personnes trans passées dans leurs services, depuis 1978, les associations françaises estiment la population trans française à environ 50000 individus (personnes opérées et non opérées confondues), vivant dans une identité contraire à leur sexe biologique. Site [www.actupparis.org].
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[13]
Pour l’Organisation mondiale de la santé, comme pour la médecine officielle française, les trans sont encore considérés comme des malades mentaux, comme l’étaient les homos il y a trente ans. Cette classification les oblige à se conformer à des « protocoles » encadrés par des médecins et psychiatres qui déterminent, leur aptitude à changer de sexe.
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[14]
Extrait du décret no 2010-125 du 8 février 2010 portant modification de l’annexe figurant à l’article D. 322-1 du code de la sécurité sociale relative aux critères médicaux utilisés pour la définition de l’affection de longue durée « affections psychiatriques de longue durée ». Site [http://www.outrans.org/spip.php?article95].
-
[15]
Il est intéressant de voir apparaître relativement récemment ce terme de « transidentité cité par l’association Groupe d’Étude sur la Transidentité composé de transidentitaires et de professionnels. Le groupe a pour vocation d’informer et de former des professionnels du social qui travaillent auprès de transidentitaires. La transidentité résulterait d’un décalage vécu entre le sexe physiologique et le genre psychosocial. Elle peut s’affirmer à tout âge et génère le plus souvent un conflit intérieur mais surtout un malaise social, la personne concernée ne pouvant se reconnaître dans les rôles et apparences traditionnellement attribués aux hommes et aux femmes.
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[16]
Un rapport de la HAS (Haute autorité de Santé) du 18/02/2010 propose l’organisation d’une structure d’offre de soins en vue d’améliorer la prise en charge des transsexuels dans la réassignation de sexe, ce qui témoigne d’une certaine prise de conscience des difficultés. Site [http://www.has-sante.fr].
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[17]
Pour rappel, une vaginoplastie coûte entre 6000 et 11000 euros. En 2006, la Cnam (caisse nationale d’assurance-maladie) a reçu 96 demandes de prises en charge dont 49 pour la France et 47 à l’étranger. Sur l’ensemble de ces demandes, on ne connaît pas le nombre de refus.
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[18]
En Espagne, entre 3000 et 8000 personnes sont transsexuelles, mais seulement un tiers d’entre elles se soumet à une opération chirurgicale.
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[19]
Sites [www.collectif-trans.info/plan.php3], [www.fabulous-gonzesses.com/forum/].
-
[20]
Selon Act’up, les transgenres des deux sexes sont plus nombreuses(x), elles et ils vivent dans une vie sociale opposée à leur sexe biologique sans pour autant vouloir un réassignement sexuel.
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[21]
Judith Butler démontre le genre sexuel, où le « genre » est une performance sociale apprise, répétée, et exécutée. Ainsi le déroulement de la performance soit masculine, soit féminine produit un genre dit « naturel » de manière fictionnelle, et marque une différence ou une adéquation entre le sexe intérieur biologique et le genre extérieur social. Paradoxalement, cela est à l’origine de la fiction qu’un individu a un genre stable (Préciado, 2000 ; Bourcier, 2001).
-
[22]
Cette association entre le fait d’être femme et d’être mère outre le fait qu’elle semble un peu littérale et assigne au sexe féminin un certain rôle méconnaît le fait que la maternité n’est plus l’apanage des femmes et l’existence de trans enceints. Thomas Beatie, premier trans américain, FtM ayant l’apparence d’un homme, et ayant conservé des organes de reproduction féminins, a accouché d’une petite fille en 2008. Site [http://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Beatie].
Introduction
1 Dès la fin des années 1990, le paysage prostitutionnel lillois s’est profondément transformé. Parmi les éléments les plus significatifs de cette mutation, l’apparition d’hommes biologiques de naissance se prostituant en femmes de nationalité équatorienne. Les personnes prostituées équatoriennes transgenres sont les dernières venues sur le territoire prostitutionnel lillois. Leur arrivée en France et en Europe succède à de nombreuses vagues de prostituées d’Amérique du sud (brésiliennes, argentines, boliviennes, chiliennes…), qui fuyant une grande pauvreté et un contexte hostile à la prostitution dans leur pays, ont émigré vers l’Europe. Après avoir investi les trottoirs parisiens, elles se déplacent souvent en Europe notamment vers la Belgique, la Suisse ou les Pays-Bas. Les répressions policières et les extraditions massives dans ces pays ont conduit de nombreuses personnes prostituées équatoriennes transgenres à s’arrêter à Lille dans un premier temps, et pour certaines à s’y installer dans un second temps. Cette arrivée massive dans la métropole lilloise a atteint son point culminant en 2002, où l’on pouvait recenser une quarantaine de personnes équatoriennes transgenres.
2 La recherche a pris forme à Lille en 2006 lors d’une étude quantitative engagée par l’association Entr’actes [1] ayant pour visée de comprendre pourquoi les transgenres équatoriennes s’excluent des programmes de santé portés par l’association. Cette entrée « protection du VIH » a permis dans un second temps un travail de terrain de type ethnographique [2] d’une année auprès des personnes prostituées équatoriennes transgenres. Sur les 365 personnes prostituées différentes recensées par l’association Entr’actes, cent sont prostituées migrantes [3]. 65% d’entre elles viennent d’Afrique et d’Afrique subsaharienne : Cameroun, Nigéria, Ghana, Sierra Leone, Côte d’Ivoire ; 30% viennent d’Amérique du sud en particulier de l’Équateur. Au final, nous avons pu recenser une trentaine d’Équatoriennes transgenres pratiquant une activité prostitutionnelle. Parmi elles, vingt-huit étaient des transsexuelles, deux étaient des femmes et deux autres des travesties. Seules vingt-quatre personnes ont participé à la recherche.
3 De nombreuses études sur la prostitution ont mis en avant les difficultés à recueillir des entretiens auprès des acteurs de la prostitution (Handman, 2005). Certains chercheurs ont envisagé de payer les personnes prostituées au tarif de la passe afin d’obtenir plus d’entretiens. Nous n’avons pas choisi cette option. Nous souhaitions susciter un lien de type « amical ». En cela, notre démarche s’apparente à la recherche-action menée par Françoise Guillemaut (2006) auprès des femmes prostituées migrantes. En effet, les entretiens ont pu être réalisés grâce à un travail d’approche et de proximité via le bus de prévention mobile de l’association Entr’actes qui sillonne le Vieux Lille la nuit, distribuant préservatifs et boissons chaudes. Une professionnelle d’Entr’actes a joué le rôle de médiateur, très à l’écoute des problèmes des femmes et les aidant dans leurs démarches administratives, elle put nouer des liens de confiance avec elles. Les entretiens ont eu lieu à l’association, à l’hôtel dans la chambre des femmes ou à l’université aux jours et heures qui leur convenaient. Ils ont été menés en français et en espagnol pour faciliter la compréhension, mais aussi la proximité. Une quinzaine de récits de vie ont été réalisés.
4 Si l’on a de nombreux travaux de chercheurs et de praticiens de terrain sur la prostitution féminine (Handmann, Mossuz-Lavau, 2005 ; Deschamps, 2009), et également sur les femmes migrantes prostituées (Moujoud, 2005) des travaux sur les transsexuels (Welzer-Lang, 1992, 1994 ; Chilland, 1997 ; Mathieu, 2007, Macé, 2010) ou des travaux sur la prostitution féminine dans le secteur Lillois (Pryen, 1999), on ne dispose que de quelques études sur les prostituées migrantes (Guillemaut, 2006 ; Oso Casas, 2006 ; Agustin, 2009 ; Chimienti, 2010) comparativement peu au vu de leur place dans l’espace mondial. Pourtant, comme le constate Laura Agustin (2009) ce sont d’excellents sujets d’étude, parce qu’elles traversent les frontières à répétition et avec intrépidité, et arrivent avec peu d’informations, peu de bagages et peu de connaissances de la langue locale. Or, les seuls aspects de leur vie qui sont examinés (par tous, pas seulement par les lobbyistes anti-prostitution) sont leur statut de victimes marginalisées et leur rôle présumé dans la propagation du VIH/sida – des injustices stigmatisantes.
5 Notre propos dans cet article sera de croiser trois dimensions : le transsexualisme, la prostitution et la migration. Ces différentes étapes qui vont du parcours prostitutionnel, en passant par le parcours migratoire au parcours de transgenre sont constitutives de trajectoires ancrées dans la marginalité et la déviance ; elles nous semblent intéressantes à considérer conjointement. D’une part parce ce qu’elles rendent visibles des choix déterminants dans des trajectoires de vie, mais aussi parce qu’elles mettent en exergue un processus de construction d’une identité multiple de transgenre, de prostituée et de migrante. Nous nous attacherons à comprendre quelles négociations les Équatoriennes entretiennent avec elles-mêmes, leurs clients, leurs « autrui » proches et familiers dans la construction d’un autre soi-même (Kaufmann, 2008), où, et comment, ces multiples identités cohabitent et émergent dans des contextes éminemment contraints. Nous interrogerons notamment les formes prises par « la » nouvelle identité émergeante de ce triple parcours. En effet, d’un côté, et du fait de son statut d’immigrée, de prostituée et de transsexuelle, l’acteur est un pourvoyeur de fonds plus ou moins important et permanent, à l’égard de sa famille restée au pays, et d’autre part, la double identité sexuelle homme et femme fortement recherchée par les clients, incite le transgenre à rester dans un espace identitaire non défini et définitivement ancré dans la marginalité. Aussi, nous tenterons d’éclairer à travers les récits des prostituées transgenres rencontrées, le rapport ambigu (Butler, 2005) qu’elles entretiennent à cette identité non reconnue et non définie.
Le parcours personnel : prostitution, féminisation et migration
6 Les termes de « travestie », « transsexuelle », « opérée », « non opérée », désignent une réalité multiple et des catégories non figées. Si l’on s’en tient aux définitions courantes, le transsexualisme désigne une personne qui demande la modification de son corps afin de se conformer aux apparences du sexe opposé, au nom de la conviction que son identité sexuelle véritable est contraire à son sexe biologique (Money, 1975). Le travesti est défini « comme une personne qui se déguise pour prendre l’apparence de l’autre sexe ». Cependant, le fait qu’il existe une pluralité d’appellations pour ces personnes et que la plupart d’entre elles soient entourées d’une grande imprécision, met en relief les difficultés qu’il y a à saisir ces phénomènes. En tout cas, le terme de « transsexuel », très largement employé, n’est pas satisfaisant pour désigner la réalité constatée lors de notre travail de terrain. Comment distinguer un travesti hormoné d’un transsexuel non opéré ? Il nous semble ainsi plus judicieux de convenir avec Daniel Welzer-Lang, Odette Barbosa et Lilian Mathieu (1994) que les catégories utilisées dans le champ prostitutionnel ne constituent pas des données essentielles et définies une fois pour toutes, mais qu’elles sont profondément mouvantes. En tout cas, et au vu des ambiguïtés présentes dans la population étudiée, nous parlerons d’identité transgenre.
7 La fabrication de l’identité transgenre se décline comme un processus. Les travaux de Rose-Helen Fuch Ebaught (1988) mettent en évidence que le passage d’un rôle à un autre rôle suppose l’abandon de l’identité première pour s’approprier l’identité nouvelle c’est-à-dire de la détermination sexuelle biologique comme un garçon à l’affirmation de soi comme transgenre. Ce processus fait de différentes étapes, de passages obligés, de nécessaires ruptures, conduit le transsexuel à se rapprocher de ce qu’il pense être – ou déclare en tout cas être – sa véritable « nature ». Ce processus de mutation de l’identité sexuelle est donc présenté comme une véritable conversion de soi (Négroni, 2005). Ce processus long, à issue comme on le verra incertaine, passe par une série d’inflexions, souvent ouvertes et inconsistantes, que l’acteur s’efforce cependant de présenter comme des étapes nécessaires et réfléchies vers ce qu’il n’hésite pas à énoncer comme sa plus « profonde » identité sexuelle désirée : « être enfin presque femme ». Pourtant, le cheminement vers cette construction identitaire le place dans une situation douloureuse où souvent se rapprocher de soi impose une rupture nécessaire avec sa famille et ses proches, suscitant alors des doutes ou des ambivalences d’autant plus fortes, que le travail identitaire s’accomplit au milieu d’un espace de marginalité et de transgression.
8 Afin de rendre compte de la complexité de ce travail identitaire, nous suivrons dans un premier moment la logique narrative souvent de mise parmi les transgenres interviewés, avant de revenir, dans un deuxième moment, sur la « nature » de l’identité transgenre visée.
Au début se trouve la découverte de l’homosexualité
9 Les histoires que racontent les prostituées transgenres équatoriennes présentent de fortes similarités notamment concernant le début de leur homosexualité. Les récits semblent s’inscrire dans une espèce de fantasmagorie de la découverte d’une dissonance entre sexe biologique et sexe désiré. Dans ces narrations, le récit de la différence est essentiel : il constitue sans aucun doute le véritable fondement de la construction identitaire du trans [4]. La dissonance est érigée au rang d’une « anomalie », celle d’être dans un corps biologique « inadéquat ». Cette découverte est souvent présentée comme étant très précoce : dès l’âge de 5 ou 6 ans, elles ont le sentiment d’être autres, ce qui se traduit enfant, par l’envie de jouer à la poupée ou de s’habiller avec des vêtements de femme et plus tard par des attirances jugées illégitimes. Dans ce sens, par exemple, José F. Harisson (2001), a montré que l’ambivalence sexuelle apparaît dès l’âge de quatre ans. En tout cas, dans les récits de nos interviewées, très tôt, elles auraient éprouvé, en les écoutant, des difficultés d’interaction avec les enfants du même sexe entre autres, qui ne peuvent pas, cependant, être cataloguées comme le refus d’un comportement stéréotypé – comme à propos d’une fille que l’on qualifierait de « vrai » garçon manqué –, mais d’une perturbation profonde et d’un désir prégnant d’appartenir à l’autre sexe. Les récits sont ainsi inlassablement construits autour de la fiction d’un « garçon » qui n’est pas comme les autres, voici ce que dit Astrid :
Depuis que je suis petite, je me sens un petit peu bizarre, parce que je pensais que le corps que j’avais n’était pas mon corps. C’est très dur à accepter, mais c’est comme ça. J’ai ressenti ça vers 6 ans. Je sentais que j’étais attirée par le même sexe que moi. Je regardais toujours les garçons, leurs fesses, leurs jambes. Et ça m’attirait beaucoup. Et avec les filles, ça se passait pas pareil. Depuis l’âge de 6 ans, je me sens bizarre, c’est pas une question que je ne suis pas bien, mais un petit peu quand même. Parce que les parents pensaient que j’étais pas bien. Même moi, je peux dire que je ne veux pas un enfant qui le jour ou la nuit se transforme en travesti. La vie était comme ça. C’est quand j’ai eu 15 ans que mes parents ont vu qu’il y avait quelque chose (Astrid, 34 ans, se prostitue depuis l’âge de 16 ans).
11 Comment expliquer ces reconstructions a posteriori qui essentialisent la catégorie de genre [5] ? Les travaux d’Annick Prieur (1998) sur des homosexuels mexicains, travestis en femme, qu’elle a fréquentés quotidiennement dans la « maison de Mema [6] », proposent une analyse assez fine de la construction de soi comme homosexual, pour reprendre le mot à partir duquel ils se désignent. Elle fait l’hypothèse que ce type de reconstruction identitaire rétrospective est indissociable des expériences liées à leur catégorie sociale : souvent pauvres, vivant dans des conditions de vie très précaires et dans la promiscuité, ils ont connu un éveil précoce à la sexualité ; les expériences sexuelles sont vécues très tôt avec des personnes de même sexe, parfois sous forme de viols qui ne sont pas vécus de manière traumatique, – selon elle le genre efféminé identifié par ces milieux sociaux [7] comme le signe d’appartenance à l’autre bord, les a assignés précocement à une sexualité homosexuelle – et a pu les amener à se définir dans un genre, alors que leur détermination sexuelle n’était pas achevée.
12 Dans notre matériel, et sans que cette hypothèse soit à écarter, ce qui prime cependant est la fonction narrative que les interviewées veulent bien faire jouer à la découverte de leur homosexualité. Dans les récits que nous avons recueillis d’ailleurs, si certaines l’ont établie comme Astrid dans la prime enfance, d’autres l’ont établie vers l’adolescence, ou à la préadolescence, parfois vers l’âge de 9 ans. N’éprouvant alors aucune attirance pour les filles, elles disent avoir pris conscience qu’elles n’étaient pas des garçons comme les autres. Certaines disent s’être isolées, d’autres disent avoir affiché dans l’espace public des attitudes marquant une différence un peu trop visible.
13 En tout cas, plus important que le « moment » exact de découverte de leur homosexualité, c’est la découverte de leur homosexualité par leur famille qui est présentée dans les récits comme un événement vraiment marquant (Leclerc-Olive, 1997). Souvent, si l’on suit les récits, ce serait un membre de la famille (la mère, un oncle ou un cousin) qui sont interpellés par la différence qui transparaît dans un comportement un peu trop efféminé. Les récits se clivent alors en deux catégories : ceux de l’acceptation et ceux du rejet. Dans les milieux les plus populaires et les plus précaires, cette découverte entraîne de forts sentiments de rejet. Le départ immédiat est exigé par la famille, souvent par le père d’ailleurs. Dans les milieux davantage aisés, après « la crise », la famille tente de comprendre et de s’accommoder de cette étrangeté, celle d’avoir un fils, qui, finalement n’en est pas un. Le départ dans ce second cas de figure n’est pas précipité, mais sera progressif et décidé, selon les interviewés, par eux-mêmes, notamment lorsqu’elles auraient pris conscience que leur différence stigmatisait l’ensemble de leur famille.
14 En tout cas, toujours du point de vue rétrospectif de l’acteur, l’annonce – ou la découverte – par la famille de l’homosexualité [8] constitue la première étape d’un cheminement qui les conduira à l’affirmation de soi comme transgenre. En effet, dans bien des récits, le départ de la maison familiale, lorsqu’il a lieu, est présenté comme une conséquence plus ou moins immédiate de cette révélation et comme une entrée violente dans un processus qui les mènera à la prostitution.
Deuxième étape : l’univers de la rue et l’entrée en prostitution
15 L’installation dans la prostitution est décrite dans bien des récits comme une expérience brutale et comme un moyen de survie lorsqu’elles sont rejetées par leur famille. Une expérience, comme on l’a avancé, particulièrement rapide parmi les plus pauvres économiquement et issues des milieux les plus populaires ; tandis que pour les autres, l’entrée en prostitution semble s’être faite plus doucement. Cependant, dans les deux cas, les récits mentionnent que ce passage se fait au contact des nouvelles « copines ».
16 Mais avant de nous attarder sur le rôle de ces dernières, précisons quelques éléments en nous appuyant sur nos entretiens. L’entrée en prostitution est précoce pour certaines dès l’âge de 13 ans (celles que la famille a rejetées), pour d’autres c’est plus tardif. Sur 23 personnes questionnées, 9 entrent dans la prostitution entre 13 et 18 ans, 6 entre 19 et 25 ans et 6 à plus de 25 ans, 2 ne se sont pas exprimées. Or, au-delà la précocité de l’entrée dans le milieu de la prostitution, il est intéressant de nous arrêter un moment sur les éléments d’explication avancés par les transgenres interrogées pour rendre compte de leur choix de la prostitution. Tout d’abord, en Équateur les personnes transgenres ont peu de perspectives professionnelles, seuls les secteurs de la coiffure et de l’esthétique leur sont ouverts. Comme l’indique alors Denise Vannereau (1986) le maintien d’une identité officielle contraire à la conviction, à l’apparence et à la conduite sociale des sujets leur interdit pratiquement toute possibilité d’accès à une vie professionnelle, hors des secteurs précités. De plus, bon nombre d’entre elles souhaitent se procurer de l’argent pour financer leur embellissement par voie médicale, chirurgicale. Rappelons qu’en Équateur les soins de santé sont souvent quasi entièrement à la charge du malade, ce qui occasionne des dépenses importantes qui ne peuvent être engagées par les plus démunis. Or, en Équateur, il est impossible dans ce secteur d’emploi de gagner beaucoup d’argent, les salaires peu élevés n’offrent pas la possibilité de gagner rapidement suffisamment d’argent. Le « choix » personnel pour la prostitution apparaît alors comme fortement contraint. En effet, si le transsexualisme ne place pas nécessairement les individus en marge de la société (de nombreux trans en Europe ont une activité professionnelle après leur coming out et sont parfaitement insérés socialement), en revanche, être trans en Équateur marginalise fortement. C’est donc cette expérience qui fait que bien des acteurs cherchent une « solution » du côté de la prostitution.
17 Nos analyses rejoignent sur ce point d’autres études. Lilian Mathieu (2007), par exemple, propose d’appréhender la prostitution non pas par le prisme de la sexualité, ce qui conduit à des prises de positions idéologiques clivées entre abolitionnistes et non abolitionnistes, mais comme un moyen de subsistance économique pour les individus qui la pratiquent. Dans le même sens, Laura Osos Casas (2006) montre dans ses travaux que lorsque les femmes prennent la décision de migrer pour se prostituer, elles le décident pour gagner plus d’argent, afin de sortir d’une condition sociale qui limite leurs ambitions. Milena Chimienti (2010) suggère une lecture plus politique soulignant le lien entre migration et travail du sexe qui est emblématique de l’entrée en Europe aujourd’hui. Ces constats corroborent nos observations, la majorité des transgenres de notre étude étant très démunis en capital économique, social et culturel, l’activité prostitutionnelle est présentée comme un « choix inévitable » – une décision allant de soi et pleinement assumée :
J’avais 20 ans et j’avais beaucoup de problèmes pour trouver de l’argent. Je n’avais pas d’argent pour manger, pas d’argent pour un appartement. Et après une copine à moi, m’a dit que comme j’étais travestie, c’était normal que je me prostitue pour gagner de l’argent. Après m’avoir tout expliqué, elle m’a emmené dans un cabaret, une sorte de bar, où travaillaient plein de travesties. Après ma première expérience avec un client comme prostituée, le client m’a demandé « combien ». Normalement en Équateur, c’est pas cher, c’est l’équivalent ici de 2 euros [9] . Le client m’a dit : « Ok, je vais te payer » (Maguedalena, 40 ans, se prostitue depuis l’âge de 20 ans).
19 Dans notre étude, on retrouve des configurations typiques qui expliquent l’entrée en prostitution déjà identifiée dans d’autres recherches (Moujoud, Teixeira, 2005). La première configuration est, au fond, souvent une première étape : le départ de la maison familiale qui comme nous l’avons vu fait suite à la révélation de l’homosexualité est souvent une porte ouverte vers la prostitution. Sans toit, ni ressources, sans soutien affectif, le jeune garçon, toujours selon les récits recueillis, occupe un emploi de cuisinier, de serveur dans un bar, particulièrement malléable, il se trouve très vite confronté à l’univers trouble de la nuit. Dans ces récits, il n’y a alors qu’un pas à faire vers la prostitution. La deuxième configuration, qui se révèle a posteriori souvent comme une deuxième étape, est celle des trans qui viennent en Europe pour travailler et qui ne savent pas, au moment de leur immigration, qu’elles vont se prostituer. Elles sont peu nombreuses dans notre échantillon. Enfin, la troisième configuration, est une version modifiée des deux précédentes : la trajectoire suivie par celles qui travaillent momentanément dans la coiffure en Équateur, partent en Europe pour se prostituer.
20 Mais à cette première distinction encore faut-il en ajouter une seconde. En effet, l’appellation transgenre ne réunit pas sous le même vocable des histoires de vie similaires et recouvre en vérité des identités différentes. Dans notre échantillon, et au-delà des trois configurations précédemment mentionnées, et de nature plutôt séquentielle, nous avons rencontré une première catégorie d’homosexuels qui se prostituent mais qui ne sont pas transsexuels. Ce sont des hommes qui se prostituent, et qui, s’ils vivent au quotidien en étant habillés en homme, se travestissent pour travailler. Ils n’ont pas pris d’hormones, mais ils mettent en scène leur côté féminin pour le travail. Ils se définissent comme des hommes : je suis une femme pour le travail, mais sinon je suis toujours un homme dit Francesco qui appartient à cette catégorie-là. Il est important de le rappeler : l’homosexualité est mal perçue en Équateur, et la vie des homosexuels y est très difficile. La dépénalisation de l’homosexualité en Équateur est récente, elle date de 2009, or les peines dont relevaient les homosexuels pouvaient aller jusqu’à 8 ans. Un rapport d’Amnesty International de 2001 relate un certain nombre d’exactions commises sur des homosexuels, on apprend que lorsqu’ils sont emprisonnés, ils subissent des violences sexuelles, sont battus par les policiers et aussi par les détenus, parce qu’ils sont placés dans le quartier des hommes. Autrement dit, la stigmatisation sociale ne concerne pas seulement la prostitution ou le trans, elle touche aussi les homosexuels.
21 La deuxième catégorie concerne certains acteurs qui se prostituent puis deviennent transsexuels ; en effet, ils se sont affirmés dans cette catégorie en se prostituant. Pourtant, s’ils s’habillent en femme, ils souhaitent vraiment garder leur sexe d’homme. Ce que l’une d’elles exprime de manière assez crue : j’ai un sexe d’homme mais je me considère comme une femme, regarde j’ai des seins comme toi, mais j’ai pas la chatte. Je suis une personne transsexuelle parce que je suis tout le temps en femme.
22 Enfin, il existe encore une troisième et dernière catégorie : celles qui arrivent à la prostitution parce qu’elles sont transsexuelles. Là, se trouvent celles qui consomment des hormones jeunes, qui ont eu assez vite l’apparence d’une femme et chez qui, du fait des contraintes sociales et économiques que nous avons déjà évoquées, la prostitution est un travail qu’elles exercent très précocement.
23 À ce stade des récits, pointe déjà clairement une tension majeure. En effet, si les récits biographiques tendent à prouver, notamment dans leurs aspects identitaires, que le désir – voire tout simplement la certitude – d’être une femme a toujours été présent dès leur plus jeune âge, les mêmes récits pris cette fois-ci à partir du déroulement chronologique de leur carrière vers et dans la prostitution, montrent au contraire qu’il s’agit plutôt d’une reconstruction identitaire rétrospective. En fait, l’entrée en prostitution relève davantage d’une construction sociale et en quelque sorte d’une mise en conformité avec les opportunités présentes dans un espace social donné.
Troisième étape : la socialisation professionnelle dans l’univers prostitutionnel
24 Pour important que soit le rôle des « copines » au moment de l’entrée en prostitution, qui se révèle vraiment déterminant lors de l’installation professionnelle dans ce métier. Le rôle de socialisation des copines est omniprésent dans les récits à propos du travail du sexe. On assiste en particulier à une transmission de savoir-faire et de savoir-être de la part des plus anciennes qui consolident les liens de confiance entre les personnes.
25 L’initiation à l’activité de prostitution est présente à plusieurs niveaux. D’une part, les pairs inculquent, la mise en tenue, l’attitude, la voix : le passing est un aspect très important pour les personnes prostituées transgenres et il a été maintes fois souligné dans les entretiens. C’est l’image du corps parfait et attirant que les transgenres cherchent à atteindre. D’ailleurs, sur le territoire prostitutionnel, ce sont celles qui se rapprochent le plus des représentations des femmes séduisantes produites par les médias, les revues pornographiques : jupe courte, décolleté vertigineux, bas et porte-jarretelles, bottes à talons aiguilles. Tout cet arsenal vestimentaire fait l’objet de recommandations par les pairs pour effacer leur masculinité. D’autre part, la pratique prostitutionnelle et les prix sont aussi encadrés par la socialisation entre « copines » : quel service ? Pour quel prix ? Les entretiens sont explicites sur ce point : les novices sont formées par les anciennes elle m’a appris à mettre le préservatif au client, parce que je savais rien, plus loin, la première fois j’ai beaucoup pleuré, elle m’a montré comment faire pour que le client soit content. On le comprend, ces conseils sont autant de nature pratique que de nature affective. L’une et l’autre relèvent d’une professionnalité qu’il faut acquérir.
26 D’ailleurs, les conseils des pairs ne se résument pas à cela. Ils concernent aussi la consommation de drogue et d’alcool : la drogue aide à supporter le travail. Dominique Duprez a montré que l’appartenance à certains quartiers, à un style de vie représente une variable particulièrement déterminante dans la consommation et/ou le trafic est lié à une forme de désaffiliation et de déshonneur (Duprez, Kokoreff, 2002). Dans notre étude, si la consommation de drogue et d’alcool est assez fréquente parmi les interviewées, les rapports à ces produits sont assez différenciés. L’alcool est surtout évoqué comme un moyen pour se réchauffer dans la rue et comme un soutien au travail. Quant à la marijuana, fumée quotidiennement par certaines, et qui est une pratique déjà effective en Équateur, elle n’est pas considérée comme une drogue par la plupart des transgenres interrogées. Enfin, plus complexe apparaît sans doute le rapport à la cocaïne : sniffée ou fumée elle est souvent associée à la fête, mais parfois la maîtrise du produit se transforme en addiction, certaines avouent avoir connu des périodes où elles ne travaillaient que pour consommer.
27 Si cette étape est bien évidemment la conséquence chronologique de la précédente, elle détient un rôle majeur dans le travail proprement identitaire du transgenre. Les « copines » qui affilient définitivement à un milieu social, permettent l’insertion dans un univers dans lequel le devenir trans apparaît comme un horizon possible.
Quatrième étape : la « féminisation » – le devenir transgenre – est encadrée par les pairs
28 Ce qui est valable pour la socialisation professionnelle l’est davantage pour le travail proprement identitaire. La transformation des transgenres ne se fait pas de manière isolée. En effet, c’est au contact des autres transsexuelles, les autrui significatifs (Mead, 1963), et à l’écoute de leurs conseils qu’ils disent s’être décidés à transformer leur corps. Les modifications sont intensifiées par la prise de traitements réversibles ou irréversibles que sont la prise d’hormones et plus tard la chirurgie esthétique. Notons-le : l’hormonothérapie est souvent présentée dans les récits comme la première étape pour ressembler à une femme. Maguedalena nous raconte son expérience :
Je ne connaissais pas les hormones à cette époque. C’est une amie travestie, qui en prenait souvent, qui m’en a parlé. Moi dans la petite ville où j’habitais, je ne connaissais pas. C’est quand j’ai déménagé, que j’ai rencontré d’autres personnes qui étaient comme moi, et qui m’ont dit que si je voulais ressembler à une femme, je devais prendre des hormones, que ça serait bien pour moi. À cette époque, j’étais encore en garçon. Je n’avais pas les cheveux longs, j’avais des vêtements comme un garçon, je ne me travestissais pas encore. Après j’ai regardé les copines qui se travestissaient, j’ai regardé comment elles se maquillaient, les vêtements de fille qu’elles mettaient. Et là tout doucement, j’ai commencé à changer. Elles m’ont montré comment je devais faire pour les hormones et après j’ai commencé à m’en injecter. C’est grâce aux copines que j’ai commencé à devenir une femme, parce que sinon je ne sais pas si j’aurai pris des hormones, j’aurai eu trop peur ! (Maguedalena, 40 ans, se prostitue depuis l’âge de 20 ans).
30 Comme le précise Maguedalena, les personnes transgenres les plus « avancées » dans le processus de féminisation initient et influencent les nouvelles, souvent plus jeunes. On explique ainsi aux nouvelles où se procurer les hormones et comment se les injecter. Astrid, par exemple, sous les conseils de ses codétenues [10], s’est injectée de l’huile sous les muscles du buste pour augmenter sa poitrine. Cependant elle n’est pas satisfaite des résultats. Alors elle décide de changer son corps et de le rendre plus féminin. Elle a alors recours à l’hormonothérapie, et commence une série d’opérations de chirurgie esthétique. Elle entamera la première à l’âge de 20 ans pour se refaire les seins, suivront les opérations du nez et des seins à 21 et 23 ans. Mais Astrid doit faire face à des complications concernant la chirurgie mammaire qui font suite à de précédentes tentatives « artisanales » :
Mais avec l’opération des seins, j’ai eu des complications parce que avant j’avais mis un autre produit qui n’allait pas bien pour le corps. J’ai mis du liquide parce que j’ai voulu faire comme les autres. Heureusement je suis vivante. Ce liquide était très dangereux, parce que c’était de l’huile, oui c’est comme de l’huile qu’on met directement comme ça sans médecin. C’est très dangereux ; mais quand je l’ai mis, c’est quelqu’un qui me l’a mis, après j’avais des seins trop petits. Mais quand j’ai voulu l’enlever, ça ne s’enlevait plus, c’est resté collé dans la peau. J’ai fait plein d’opérations, beaucoup d’opérations pour arranger cela ! (Astrid, 34 ans, se prostitue depuis l’âge de 16 ans).
32 Ces extraits d’entretien soulignent avec force la volonté puissante qui anime les transsexuelles à transformer leur corps. Elles n’hésitent pas à utiliser des procédés expérimentaux, peu coûteux, mais néanmoins dangereux, des recettes qui circulent entre copines, avec une certaine insouciance. La prise d’hormones garantit l’assurance de mieux travailler en même temps qu’elle nécessite plus d’argent, et institutionnalise de fait l’installation plus ou moins définitive dans l’univers de la prostitution. Impossible de négliger ce moment de la conversion identitaire. Rétrospectivement, il se révèle même déterminant. En effet, si, comme on l’a vu, les discours sur le fait de s’être toujours « senti » une femme sont souvent discutables, en revanche, et une fois un certain nombre d’expériences acquises (entrée dans la prostitution, socialisation à un nouvel univers professionnel, transformation profonde de leurs cercles sociaux…), la volonté de devenir « trans » se manifeste effectivement. La pratique de transformation de soi s’affirme en tout cas avec le recours à différentes procédures. Bien entendu, il est souvent indécidable, au vu de nos témoignages, de trancher entre ces deux processus : si certains ont pu avoir « très tôt » un désir trans, pour d’autres, il semble s’être plutôt affirmé en cours de route. Mais même pour ces dernières, le recours au récit de s’être toujours senti « autre », dès le départ est souvent présent. Le travail de transformation identitaire a manifestement besoin de ce supplément de légitimation identitaire.
Cinquième étape : les « copines » sont aussi des supports de la migration
33 Les récits indiquent que la plupart des personnes transgenres prostituées arrivant en Europe sont aidées financièrement par leurs pairs. Cette « aide » peut prendre, par exemple, la forme de prêts accordés à celles qui décident de venir en Europe pour travailler. Les transgenres les plus expérimentés prêtent l’argent nécessaire au départ et se font rembourser quand la personne arrive en Europe :
À la discothèque où je travaillais, la copine qui dirigeait la discothèque m’a dit que si je voulais gagner plus d’argent, je devais venir en Europe. Comme j’étais une personne correcte, elle m’a proposée de me donner l’argent pour un passeport pour venir en Europe. Et moi, je lui ai répondu « Quoi ! En Europe, mais c’est très loin ! ». Et elle m’a proposé de venir soit à Paris, soit à Amsterdam. Elle m’a dit que j’allais très bien travailler là-bas comme je connaissais bien la prostitution maintenant. Je lui ai bien dit que je n’avais pas d’argent, alors elle m’a tout prêté. Ensuite grâce au travail de la prostitution, j’ai pu rembourser ma copine. Dès le soir de mon arrivée, j’ai commencé à travailler dans la vitrine ! (Rita, 41 ans, se prostitue depuis l’âge de 13 ans).
35 Bien entendu, parfois les prêteurs exigent une caution : pour pouvoir partir, Clara a dû donner en échange les papiers de la maison de sa sœur :
Elle m’a prêté l’argent et en échange je lui ai donné les papiers de la maison de ma sœur. C’était une forme de caution pour l’argent qu’elle allait me prêter. (…) Mais à Paris, j’ai eu très peur comme je devais rembourser de l’argent à la copine j’ai dû rester quatre mois sinon ma sœur allait perdre sa maison ! (Clara, 40 ans, se prostitue depuis l’âge de 15 ans).
37 Le travail d’accompagnement par « les copines » est nécessaire bien qu’ambigu. Il est un lien qui tout à la fois véhicule de la solidarité, de la négociation et du conflit. La solidarité et la négociation sont présentes dans la prise d’hormones, dans les prêts concédés pour le départ du pays. Alors que l’apprentissage du métier, où les anciennes « passent le relais », s’inscrit plutôt dans un espace de conflit larvé, où des tensions, souvent liées à la concurrence économique, peuvent apparaître et ternir des liens amicaux et solidaires. Notamment, lorsque les novices, ayant capitalisé l’expérience transmise, gagnent plus et travaillent mieux que les plus anciennes.
38 D’un bout à l’autre du processus, la présence et le rôle des « copines » se révèlent en tout cas décisifs. Et il l’est d’autant plus, qu’en ce qui concerne la venue des personnes transgenres en Europe, et notamment des personnes que nous avons interrogées, l’absence d’un véritable réseau prostitutionnel est frappant. Sur ce point, il est possible que tout n’ait pas été dit par les transgenres rencontrés. Pourtant, Françoise Guillemaut (2009) qui qualifie les modes migratoires des Équatoriennes transgenres comme autonomes, mentionne aussi les services payants proposés par les intermédiaires pour faciliter le départ et l’installation.
39 L’arrivée en Europe se fait généralement à Bruxelles ou à Amsterdam et pour certaines à Paris. Sans papiers, elles apprennent à circuler en fonction du contexte politique et législatif des différents pays européens. Ainsi les lois de Sécurité intérieure du 18 mars 2003 contre le racolage passif ont accru l’insécurité et la fréquence des rafles, ce qui a incité certaines d’entre elles à aller vers l’Espagne ou l’Italie pour un temps. La fixation de quelques-unes à Lille tient aussi au contexte prostitutionnel. Les conditions de travail et la concurrence au Bois de Boulogne à Paris sont relatées comme étant très dures, alors qu’à Lille l’environnement moins violent permet de travailler plus tranquillement.
40 En tout cas, et au-delà de ces aspects, la migration vers l’Europe qui s’insère totalement dans le parcours prostitutionnel, est une autre étape importante dans cette quête d’une identité transsexuelle. Et elle l’est d’autant plus que la migration intervient à un moment particulier. La plupart des transgenres interrogées sont arrivées en Europe entre 22 et 25 ans, au plus tardivement à l’âge de 30 ans. L’écart d’âge au moment de l’arrivée est significatif : les parcours migratoires ne sont pas identiques. Les plus jeunes sont celles qui se prostituaient déjà en Équateur et qui ont été rejetées par leur famille ; d’autres ont connu une pratique régulière de la prostitution en Équateur souvent dans la rue et les bars, néanmoins pour ce deuxième groupe la prostitution « arrive » plus tardivement dans leur parcours de vie ; enfin il y a un tout dernier groupe, souvent un peu plus âgé, qui va découvrir la prostitution à l’occasion du départ vers l’Europe. Pour bon nombre d’entre elles, cependant, la transgenrité n’est finalement en regard de la prostitution qu’une porte d’entrée ou d’amélioration professionnelle.
41 Le point mérite un plus ample développement. En effet, sans que cela vienne mettre en question les motivations proprement identitaires avancées par les transgenres interrogées (le fait de s’être toujours senti une femme), les récits font à ce stade intervenir d’autres critères essentiellement de nature stratégique. Une fois installées, et pleinement installées, dans l’univers prostitutionnel, devenir trans apparaît comme une opportunité professionnelle pour bien des personnes interviewées. Pour expliquer cet aspect, il est indispensable de rendre compte du rôle, fort ambivalent, des familles d’origine.
Le rôle des familles est prépondérant
42 Il ne s’agit plus, comme dans les cas précédents, d’une étape à proprement parler. Il s’agit plutôt d’une dimension de la vie des trans qui rend compte de l’importance des aspects proprement économiques dans leur travail de conversion identitaire.
43 C’est un aspect souligné également par Dolorès Pourette (2005) qui relate, par exemple, le cas d’une prostituée brésilienne qui décide de faire une mammoplastie uniquement pour bien travailler et pense qu’elle ne la conservera pas, plus tard elle se fait opérer et change de sexe, elle dit : « ça m’a plu ». Ce qui nous amène à noter que les clients aussi participent de la construction de ce processus de féminisation, ils sont aussi des « autrui significatifs » dans le parcours du transgenre. Mais un autrui significatif d’un genre tout autre que les « copines » : si ces dernières poussent à une affiliation identitaire par cooptation, les premiers poussent à une appartenance identitaire par rejet. C’est une autre dimension du devenir « trans » qui se révèle : un parcours dans lequel les considérations identitaires se mélangent à des considérations stratégiques.
44 Mais si les clients ont un rôle dans ce processus, encore faut-il comprendre au-delà d’évidentes motivations économiques, les raisons qui amènent les trans interrogées vers la prostitution. Et sur ce registre une des motivations souvent avancée est pour le moins trouble : leurs liens et leurs obligations envers leurs familles d’origine. Les courts portraits qui suivent en attestent clairement.
45 Carolina a un BTS de tourisme et souhaite travailler dans une agence de voyage, mais on ne la prendra pas, car elle est trop « efféminée ». Elle se lance alors dans la coiffure pour aider sa mère qui est atteinte d’un cancer de l’utérus, et elle parvient à monter son salon avec l’aide d’une amie qui, elle, fait des allers et retours en Europe. Mais la santé de sa mère, qui ne s’améliore pas, nécessite des traitements plus lourds et donc plus coûteux. C’est à ce moment-là, qu’elle dit avoir décidé partir en Europe pour gagner plus d’argent. Elle a alors 25 ans et elle ne s’était jamais prostituée auparavant. L’Europe sera pour elle la découverte de la prostitution et la mise en œuvre d’un long processus de travail identitaire vers le devenir transgenre.
46 Annabella connaît une scolarité sans encombre jusqu’à l’âge de 17 ans dans un cadre de vie rurale, mais sa trajectoire bifurque lorsque ses parents découvrent ses penchants et sa tendance à s’habiller en femme. Elle est alors envoyée à Quito dans de la famille éloignée. Elle va arrêter l’école et vivre de petits boulots. Elle fait la rencontre d’autres travestis. Un séjour en prison va alors marquer un tournant dans son parcours. Elle réalise que sans argent, sans qualification et en situation de désinsertion dans la société, la seule issue pour s’en sortir pour vivre dit-elle, c’est la prostitution. Elle va d’ailleurs utiliser l’argent qu’elle gagne pour la transformation de son corps. Lorsque son père meurt, elle migre vers l’Europe pour gagner plus d’argent. Elle part en Allemagne à 23 ans. Elle va subvenir complètement aux besoins de la famille achetant terrains et maisons pour leur assurer une position financière stable et confortable devenant en quelque sorte le soutien financier de la famille.
47 L’histoire de Carina, chassée par son père parce qu’elle est homosexuelle, fait qu’elle se confronte à la rue dès 9 ans, passant par une succession de maisons protectrices où elle sera femme de ménage pour finalement rencontrer l’univers de la nuit et de la prostitution. En fait, lorsque ses supports [11] (Martuccelli, 2002) s’effondrent (décès de sa dernière bienfaitrice), elle alternera les périodes de ménages et les périodes où elle se prostitue. À 25 ans, elle arrive à Bruxelles, avec la volonté explicite selon elle de gagner encore plus d’argent qu’elle n’en gagnait déjà en Équateur en travaillant.
48 Ces trajectoires sont à la fois très semblables par certains côtés et très différentes par d’autres. Si les circonstances familiales et biographiques sont en effet à bien des égards particulières, en revanche, elles témoignent de la présence de quelques problèmes récurrents. Notamment la complexité du lien avec la famille d’origine. On l’a déjà indiqué en ce qui concerne l’entrée dans la prostitution ou l’acceptation ou non de la différence de ce fils qui n’en est pas, mais ce lien est tout aussi complexe en ce qui concerne le rapport proprement économique que le trans établira avec sa famille. La plupart d’entre eux, nous ont ainsi fait part, lors des entretiens, de leur rôle en tant que pourvoyeurs de leurs familles (parents, fratries…).
49 C’est un point important parce qu’on voit de nouveau l’articulation, parfois même l’enchevêtrement des raisons identitaires et économiques. D’ailleurs, si l’attitude des familles au départ de leur « garçon » vers l’Europe peut être parfois réticente, une attitude partagée plutôt par les familles qui ont accepté la différence de leur enfant et qui lui restent attachées, cette attitude n’empêche pas que certaines d’entre elles cautionnent le départ pour l’Europe, et prêtent parfois de l’argent pour le billet. Un départ sur lequel rien n’est dit du travail qu’elles trouveront en Europe.
50 Ce silence réciproque s’alourdit même, selon les récits, lorsque les filles reviennent complètement transformées, « riches », et que les familles reçoivent les justifications qui sont avancées sans poser de questions. Elles profitent de l’argent et des largesses qui sont prodiguées par leur « garçon transformé ». Notons-le : en dépit des maltraitances subies par certaines, il est remarquable que le rapport à la famille reste essentiel, même lorsqu’elles ont épuré leur dette pour le départ vers l’Europe. En effet, bien des trans interrogées nous ont dit qu’elles continuaient à envoyer de l’argent régulièrement et souvent des sommes conséquentes à leurs familles, investissant pour certaines dans l’immobilier, mais aussi subvenant à toutes les dépenses de la famille (nourriture, vêtements, fournitures de classe). Selon Laura Agustin (2009), divers théoriciens ont souligné que le travail des migrantes qui s’occupent d’enfants, de gens âgés et de personnes malades crée des « chaînes » d’amour et d’affection qui comprennent aussi les familles qu’elles ont quittées. Cette vision plus nuancée du rôle et de la « place » des femmes migrantes n’est cependant pas habituellement, constate-t-elle, appliquée aux travailleuses du sexe qui semblent toujours frappées d’opprobre : elles font circuler de l’argent sale. L’analyse est juste, mais laisse échapper un point majeur dans notre raisonnement : à savoir que dans le cas des trans ce rôle de pourvoyeur familial, qu’il soit ou non effectivement accompli, possède une indéniable valeur sinon de légitimation au moins de justification de soi. C’est au nom d’une obligation familiale que l’on accepte un destin de marginalité.
51 En résumé : à l’issue de ce premier travail d’analyse, le devenir trans apparaît, à l’encontre de ce que signalent souvent les discours rétrospectifs de l’acteur, comme un processus marqué par des déterminations multiples. Les seuls récits du choix identitaire et de l’expérience de s’être toujours senti différente cèdent le pas à une réalité plurielle : une exclusion familiale et sociale ; des rencontres décisives, les « copines » qui, en affiliant à un milieu prostitutionnel, ouvrent – pratiquement – l’espace du possible trans ; enfin, des considérations proprement économiques à teneur diverse (volonté d’amélioration économique propre à tout migrant mais aussi volonté déclarée d’aider leurs familles d’origine) qui sont, aussi, des motivations vers le devenir trans (une manière d’attirer davantage des clients). C’est à l’intérieur de cet espace pluriel et parfois contradictoire qu’il nous faut maintenant analyser le travail proprement identitaire du devenir trans.
Jeux de négociations et jeux de genre
52 Le premier temps de notre propos s’est attaché à montrer que la carrière ou la « construction de soi » comme transgenre procède d’une succession d’étapes présentes dans tous les parcours des « filles ». Cependant, au sein de ce processus, s’opère un véritable travail identitaire qui est différent pour chacune d’entre elles. Car, finalement, si les parcours semblent transiter par les mêmes étapes et rencontrer les mêmes points de bifurcations, les identités témoignent d’une multiplicité qui tend à mettre en évidence qu’il n’y a pas une seule manière d’être transsexuel. Aussi, la question de la détermination du genre et de la fixation dans un seul genre n’est pas toujours réglée, loin s’en faut, au terme de ce long parcours – en effet peu d’entre elles parviennent à franchir ce qui nous a souvent été présenté comme la dernière étape, à savoir l’acte chirurgical. La réassignation sexuelle par l’opération est un acte irréversible, aussi la prise de risque est considérable et la prise de décision lourde de conséquences. Ici aussi les actes viennent nuancer les propos. Que veulent les transsexuelles équatoriennes ? Être une « vraie » femme… Et pourtant, nous verrons que nombre d’entre elles oscillent dans cet espace à deux pôles (masculin et féminin) explorant la possibilité de se « stabiliser » dans une indétermination sexuelle qui fait exploser la catégorie même de genre.
Le travail du sexe ou l’art de la dissimulation/simulation
53 À l’origine de l’indétermination, et du plaisir que certaines vont découvrir dans cette situation, se trouve l’expérience prostitutionnelle. En effet, le travail du sexe pour un transsexuel est un jeu constant dans cette double identité à la fois d’homme et de femme. Les trans prétendent répondre à toutes les demandes, celles de faire l’amour comme une femme en cachant le fait qu’ils sont dotés d’un sexe masculin, et également, de répondre à la demande d’hommes qui sont attirés par ce côté androgyne. La double identité sexuelle introduit le trouble chez le client, dont se jouent les trans quand ils travaillent, s’affirmant successivement femmes ou hommes. Maguedalena mentionna au cours d’un entretien, le plaisir qu’elle avait à manipuler les clients autour de son identité sexuelle :
Moi, quand le client me demande si je suis un homme ou une femme, des fois je dis la vérité, mais des fois je mens, surtout s’il veut me prendre par derrière. Parce que là, il ne verra pas que je suis un homme. Tu sais, à force, on sait quelle position il faut prendre avec les clients pour qu’ils ne découvrent pas qu’on est des hommes en réalité. C’est un jeu, tout le temps pour nous, savoir si on est des vraies femmes ou des travesties ou des transsexuelles (Maguedalena, 40 ans, se prostitue depuis l’âge de 20 ans).
55 Si la question de la honte n’est pas évoquée de manière frontale dans les entretiens, cependant, elles mentionnent des demandes de clients qu’elles qualifient d’abusives, que selon les cas, elles refusent ou acceptent, des pratiques qui sont considérées comme « sales ». Les transgenres ont des pratiques prostitutionnelles de prédilection comme la sodomie qui, selon elles, n’est pas proposée couramment par les autres femmes prostituées ; par ailleurs elles indiquent être victimes de discrimination de la part des prostituées traditionnelles qui les accusent de casser les prix.
56 Dissimuler le sexe masculin révèle en tout cas toute une expérience dans la maîtrise des postures du corps. L’art de la simulation est aussi dans le rapport avec le client, la capacité à faire travailler son imaginaire ; les tenues, le costume participent de ce jeu qui n’est pas moins que théâtral, où les scènes se jouent aussi sur le registre de l’improvisation. Ce qui guide le scénario c’est le plaisir du client. Au cours de l’enquête empirique, nous avons pu constater que, pour bien des personnes interrogées, le fait de travailler dans la prostitution avec une apparence de femme et un sexe d’homme représentait une « valeur ajoutée » dans le travail prostitutionnel. Brigitte en rend compte :
Certains clients savent que nous, nous sommes des femmes avec des « bites ». C’est pour ça aussi qu’ils viennent nous voir, ça les excite beaucoup (Brigitte, 35 ans, se prostitue depuis l’âge de 16 ans).
58 Cette ambiguïté autour du sexe, est un élément fondamental de la relation au client. Dans le rapport asymétrique propre à tout échange prostitutionnel, il apparaît que « tromper » le client, se « jouer » de lui renverse le rapport de domination initial. Une expérience qui, remarquons-le, les « invite » à rester dans l’indétermination générique.
L’assignation contrainte de genre
59 Or, si l’indétermination sexuelle peut être une stratégie professionnelle, sa réalité est tout autre d’un point de vue institutionnel – la définition mono-identitaire est souvent exigée. En France, [12] les transsexuels ont obligation de se soumettre à un protocole de suivi psychiatrique [13]. Si depuis février 2010, [14] la transidentité [15] ou la dysphorie de genre a officiellement été retirée de la liste des affections psychiatriques de longue durée. Cela ne change rien à l’affaire puisque la « dépsychiatrisation » annoncée par le ministère de la Santé n’a pas vraiment eu lieu. En effet, un diagnostic de « dysphorie de genre » doit être posé par un médecin pour espérer que la CNAM (la Caisse nationale d’assurance-maladie), après une période probatoire de deux ans, prenne en charge les frais pré et postopératoires [16]. Ceux qui réfutent pareille assignation médicale devront prendre en charge totalement leur opération et donc pour certains attendre d’avoir suffisamment d’argent pour se faire opérer, ils seront des handicapés économiques, des sans sexe fixe (Moles, 2003, 310).
60 Arrêtons-nous un instant sur cet aspect, puisqu’il se joue une dimension institutionnelle importante du devenir trans. Considérons, par exemple, le cadre juridique tel qu’il était il y a encore quelques mois dans l’opération de réassignation : en Europe, les FtM (female to male) bénéficient généralement d’une prise en charge de la CNAM étant donné que les opérations de phalloplastie ne sont pas pratiquées en France. En revanche, la prise en charge n’est pas automatique pour les MtF (male to female). Les hormonothérapies peuvent être prises en charge par la sécurité sociale, mais pas la vaginoplastie [17] si celle-ci est effectuée en Belgique ou en Espagne, car l’opération peut techniquement être effectuée en France. Le caractère limitatif et pernicieux de ces démarches pousse la majorité des trans à se faire opérer hors d’Europe. L’Espagne [18] a voté en mars 2007 une loi sur l’identité sexuelle qui prend en compte à la fois les personnes transsexuelles et les personnes transgenres. Désormais, les personnes transsexuelles pourront changer d’identité et de sexe sur les registres civils sans être obligées de se soumettre à des interventions chirurgicales, ce qui n’est actuellement pas possible en France, le changement d’état civil ne se fait qu’après l’opération. Il suffira qu’un médecin ou un psychologue certifie que la personne qui sollicite le changement d’identité est transsexuelle, qu’elle accepte son changement de sexe et qu’elle ait suivi un traitement médical durant deux ans. Les personnes qui seront opérées n’auront pas à faire ces démarches et pourront automatiquement inscrire leur nouvelle identité sur les registres. Ce qui permet de sortir les personnes non opérées de ce « no man’s land identitaire ». Et également d’activer la réassignation publique des opérées, ce qui est particulièrement important pour se construire une nouvelle identité. Et s’inscrire dans son nouveau rôle.
61 En fait, si des changements importants sont survenus au niveau de la reconnaissance par les institutions de la possibilité de changer de sexe ou de genre, en revanche, cette reconnaissance n’aide en rien le travail d’indétermination identitaire à proprement parler. L’acteur est toujours contraint de se définir : homme ou femme.
La vaginoplastie est une transmutation qui effraie
62 Afin de sortir de cette indétermination, l’opération semble s’imposer comme un destin inéluctable. Or, le passage à l’acte s’avère tout sauf évident. Les raisons en sont multiples. Trois d’entre elles ont été souvent mobilisées.
63 En tout premier lieu, la complexité même de l’intervention. Les techniques opératoires auraient vingt ans de retard en France, si l’on en croit les associations de défense des droits des transgenres. Le système français considère, à tort, ce type de chirurgie comme étant mutilante alors qu’elle est considérée comme réparatrice par les patients eux-mêmes. On trouve sur les forums [19] des réticences de la part des patients à se faire opérer en France ; circule l’idée qu’il y aurait une absence totale de formation des chirurgiens français aux nouvelles techniques. En tout cas, les Équatoriennes font état d’opérations de mammoplasties et de vaginoplasties ratées, pratiquées en Équateur, souvent le suivi postopératoire n’est pas fait et cela entraîne de graves complications.
64 En deuxième lieu, à côté de la question de la douleur physique peu évoquée à propos de l’opération (sauf si elle se fait en Équateur ce qui n’est de toute façon pas envisagé), ce qui est souvent avancé est la crainte de la douleur psychique. Elle est synonyme de perte de contrôle de soi et c’est en cela qu’elle fait peur. Lors d’une discussion avec Maguedalena autour du changement de sexe, elle expliqua qu’elle hésitait à se faire opérer. Elle avait subi un traitement hormonal pour féminiser son apparence et avait eu recours à la chirurgie esthétique pour avoir des seins. Concernant l’opération, elle fit état de la complexité des démarches en France, puis de la cherté des opérations, pour finalement me confier qu’elle ne souhaitait pas changer de sexe parce qu’elle avait peur de perdre la raison.
Opérer, non pas du tout. Non, je pense que non, parce que je connais beaucoup de personnes qui se sont fait opérer et qui après sont devenues folles. Moi, je me suis fait refaire les seins. Je l’ai fait à Paris parce qu’en Équateur c’est pas possible, parce que c’est très cher, et je n’avais pas l’argent. J’ai travaillé ici, et donc, je l’ai fait ici, et après j’ai refait autre chose en Espagne (Maguedalena, 40 ans, se prostitue depuis l’âge de 20 ans).
66 Il n’est pas étonnant que l’opération inquiète. Cette psychologisation médicale qui borne le projet d’opération ne fait qu’ajouter toujours et encore à la marginalisation de soi, de son corps qui est approprié par la médecine et la psychiatrie. En tout cas, nombreuses sont les filles qui ont évoqué dans les entretiens la peur de devenir « folles » suite à l’opération. Elles disent avoir rencontré des transsexuelles opérées qui avaient de graves problèmes psychologiques. Ce qui les effraie. Du coup, la plupart d’entre elles n’ont pas fait le choix de se faire opérer et ne l’envisagent pas vraiment.
67 Enfin, une dernière hypothèse pourrait être avancée concernant la décision de l’opération, elle concerne la dimension religieuse. Les Équatoriennes sont souvent très croyantes, j’ai recueilli des propos ayant cette tonalité : Dieu m’a faite avec un sexe d’homme, je mourrai avec un sexe d’homme, aussi l’idée de transformer leur sexe biologique d’homme en un sexe biologique de femme alors qu’elles sont nées avec des attributs masculins, revient pour elles symboliquement à défier « dieu » et à prendre le risque de déclencher sa colère.
68 Ces justifications sont différentes. Mais elles vont toutes dans la même direction : repousser plus ou moins indéfiniment le moment de l’opération. Le moment – irréversible – de la « vraie » décision.
Devenir « vraiment » une femme ?
69 Le triangle que nous venons de présenter dessine bien l’espace identitaire des trans, constamment tiraillés entre l’intérêt professionnel que leur apporte leur indétermination sexuelle ; la contrainte institutionnelle qu’elles subissent pour se définir homme ou femme ; les représentations pour le moins contrastées – voire effrayées – que la plupart d’entre elles ressentent vis-à-vis d’une possible opération chirurgicale.
70 Résultat : toutes les transsexuelles que nous avons rencontrées n’ont pas le même rapport à leur sexe biologique et à leur identité de genre. Bien que s’habillant toutes comme des femmes, certaines s’appréhendent comme des femmes et se revendiquent en tant que telles, d’autres s’appréhendent plus comme une personne avec des particularités et ne souhaitent pas la castration de leur pénis qu’elles perçoivent comme une part de leur identité. À cet égard, Carolina et Pepa se placent différemment dans cette palette d’un rapport à soi « genré ». Elles présentent deux faces singulières de ce rapport à soi. Lorsque j’interroge Carolina sur son identité de genre, c’est avec beaucoup de finesse et de précisions, qu’elle inscrit sa réponse dans le registre du vécu et du ressenti.
– Tu es un homme, tu es une femme ? Comment tu te sens ?
– Je me sens femme… homosexuel oui, mais plus une femme, parce que toute la journée je suis une femme, ça va, c’est tout. Si avec les garçons que je connais et avec qui j’avais des relations, que c’est des amis plus proches, ça va, c’est comme une femme. Oui, la deuxième chose c’est comme les deux, c’est l’amour les deux, et avec les clients c’est différent, c’est autre chose. Ils me veulent moi comme un garçon ou moi comme une femme, mais c’est leur fantasme. Les clients, c’est, des garçons qui aiment bien nous, parce qu’on leur ressemble pas, et on a le sexe d’un garçon. Une fois, il va regarder un garçon, il voulait faire l’amour avec le garçon, mais, non, ils aiment bien les personnes comme nous, pas les gens comme ça (sous-entendu pas les garçons simplement), mais plus les homosexuels comme nous. Les transsexuelles, ils aiment bien.
72 Elle se sent femme parce que dans la vie de tous les jours elle s’habille en femme, même si elle ne travaille pas. Dans ses relations amoureuses et privées, elle est femme. Dans la relation aux clients, elle entre dans un paradoxe parce que le client est en attente d’un homosexuel qui a des attributs féminins, elle est donc à la fois homme et femme. De même, dans la pratique prostitutionnelle tour à tour passive ou active, elle est en même temps femme et homme. De plus, si le sexe masculin est plus présent dans sa relation aux clients que dans sa vie privée, il l’est bien moins que dans une relation entre deux homosexuels (elle dira plus loin : Mon sexe n’est pas très fort à cause des hormones). Cependant la relation qui se noue dans l’acte prostitutionnel n’est en rien une relation de femme à homme, mais bien la relation d’une personne détentrice d’un double attribut de genre à un homme. Si Carolina se définit comme une femme, et a l’apparence physique d’une femme et d’une belle femme, cependant elle ne veut pas être qu’une femme. Pour elle, l’hormonothérapie lui donne des attributs féminins qui lui suffisent et lui permettent en quelque sorte de satisfaire son rêve d’être femme.
Oui, pas besoin de se faire opérer de rien du tout pour changer, pour appeler les garçons et tout. Et je regardais aussi qu’avec moi c’est, ça sera la même chose parce que là, je suis pas mal, et je dis non. Si je change, je me laisse pousser les cheveux, je commence à changer mon corps, puis la poitrine, ça va ! Je, je suis plus excité avec les garçons et en plus, moi, mon rêve, c’était tout le temps d’être une femme ! Et j’ai dit non, ça va.
74 La question de l’opération semble évacuée dans sa réponse. Carolina déclare qu’elle ne veut pas être opérée parce qu’elle a peur des conséquences psychologiques de l’opération, le risque de perdre la raison, évoqué par d’autres est également présent. Elle précise aussi qu’elle ne veut pas être « complètement » une femme. Les raisons qu’elle avance pour l’expliquer sont de divers ordres, d’une part, elle trouve que les filles opérées sont « tristes » – elle semble vouloir dire par là que l’opération ne rend pas les transsexuelles devenues femmes, heureuses. La difficile mise en conformité avec la femme est évoquée ici (quand on est femme, on est plus tranquille comme toi, et, c’est normal), mais selon elle, les transsexuelles opérées, sont trop délicates.
75 Sur ce point, il semble bien que la question de la castration du pénis soit centrale. La remarque « elles sont délicates » renvoie à la crédibilité des opérées qui sont désormais femmes. S’il est fait souvent cas, après l’opération finale pour les transsexuels de la réassignation civile, il est fait peu de cas de la réassignation publique, pourtant aussi importante que la précédente. Dans l’esprit des gens, un véritable transsexuel est obligatoirement indétectable, sinon il s’agit d’un travesti. Mais de cela on n’en parle pas (Moles, 2003). La réassignation publique passe par la reconnaissance par autrui de la transformation, elle sera déterminante dans l’intégration sociale. Ce sentiment de fragilité que décrit Carolina, et qui pour elle caractérise les opérées, pourrait renvoyer au fait qu’elles sont amputées de quelque chose qui est partie prenante de leur identité biologique et lorsque l’opération n’est pas vraiment réussie, elles ne sont ni homme, ni femme alors que, dans sa représentation, les transsexuelles non opérées sont les deux. D’autant plus que, comme on l’a évoqué, la valeur marchande dans la prostitution se situe là, dans la demande croissante des clients, celle d’une pratique prostitutionnelle se déclinant avec des attributs sexuels doubles. Or, dans la mesure où la sortie du travail de prostitution n’apparaît pas aisément envisageable, l’opération risque de ne pas rendre la vie des transsexuelles plus facile. Au contraire même.
76 Tout autre est le récit de Pepa. Non seulement elle se perçoit comme une femme, mais elle voudrait « vraiment » être une femme. Elle a un ami depuis de nombreuses années, elle l’a rencontré en Équateur et il l’a suivi en France. Pepa ne veut être qu’une femme, elle pense se faire opérer, si elle a de l’argent, mais elle n’est pas sûre, cependant elle souhaiterait être vraiment une femme. Quand on lui demande à quel moment elle a su qu’elle n’était pas un garçon comme les autres, elle répond : Dans le ventre de ma mère, je le savais déjà !
– Pepa, tu peux me parler de ton amoureux ?
– Oh l’amour de ma vie ! Je l’ai connu à l’âge de 15 ans en Équateur. Il s’appelle Edgar. C’est l’amour de ma vie, c’est l’homme de mes rêves, l’homme de mes sentiments. Je le connais depuis mes 15 ans et lui il avait 14 ans. Lui, il n’avait pas de copines. Je pense que la première fois que je le connais, on est tombé amoureux. Maintenant il habite loin, il habite à la Porte des Postes. Pour moi, c’est le bout du monde. Je voudrais rester avec lui et habiter avec lui, arrêter la prostitution, mais avec la police c’est pas possible. Je vis avec la peur de la police qui pourrait l’attraper parce qu’il pense que c’est mon proxénète. C’est pour cette raison que lui ne peut pas habiter avec moi. On parle ensemble, on fait l’amour, mais on peut pas vivre ensemble. Si la personne qui travaille dans la prostitution arrête, c’est possible que je vive avec lui.
78 L’horizon revendiqué par Pepa est celui de l’hétérosexualité et d’une vie de couple, ce qui suppose, au préalable, qu’elle arrête la prostitution. Mais au moment de l’entretien, et tout en s’acheminant vers cet horizon, elle n’avait pas encore décidé de son opération. En tout cas, le contraste entre ces deux portraits est frappant. Les termes choisis par Carolina et Pepa sont à la fois proches et distants. La première ne veut pas être « complètement » une femme ; la seconde veut être « vraiment » une femme. Mais ni l’une ni l’autre n’avait encore vraiment « franchi » le pas. La première ne le souhaite manifestement pas ; la seconde est, tout au plus, tentée de le faire.
79 On le perçoit à écouter les transsexuelles lorsqu’elles parlent de leur rapport à soi, au genre, il y a plusieurs manières d’occuper cette sorte d’espace vide qui est leur sexe non défini. Nous sommes au plus loin de ce que Mireille Bonierbale (1998) appelle l’identité de genre, le sentiment d’appartenir à une classe d’individus identiques à soi et reconnus du même sexe ; sexe en congruence psychologique, morphologique et sociale. Cette définition essentialiste valide le cadre de la société binaire sans autre possibilité d’identification-construction créant mécaniquement un vide que le « transsexualisme » va remplir : un espace et une identité horsexe (Millot, 1983), ce qui valide une définition du « transsexualisme » sur la base du plus petit dénominateur commun : le sexe est opposé au genre dans le transsexualisme. Cet espace horsexe est ainsi un espace sociologique où des individu(e)s n’ont pas de place, créant un être impossible (Deleuze, Guattari, 1980). C’est un espace de désassignation comme fracture dans une société de surassignation lisse. Ils sont à la fois acteurs et victimes : d’une part, elles sont assignées à occuper cet espace non-social et psychiatrisé, d’autre part, elles mettent à mal activement le cadre institutionnel des genres.
Conclusion
80 Au terme de cet article, il convient de dégager quelques traits saillants voire une forme de théorisation autour de la question du parcours prostitutionnel des transsexuelles migrantes équatoriennes. Nous avons tenté de montrer que les transsexuelles acquièrent ce statut de transsexuelles au cours d’un long processus de conversion de soi où les étapes s’enchaînent : l’homosexualité, la féminisation progressive, la prostitution, puis la migration sont des séquences plus ou moins obligées d’un parcours qui, systématiquement accompagné par les « copines » en tant qu’autruis significatifs, apparaissent dans les récits à la fois comme une succession de bifurcations construisant un processus d’irréversibilité (Grossetti, 2010) et en même temps comme des moments d’une longue conversion de soi-même vers ce qui est souvent présenté comme une téléologie naturelle – devenir une « vraie » femme.
81 Pourtant, comme on l’a vu, le parcours des trans interrogées est tout sauf linéaire. Non seulement d’autres considérations (économiques, familiales…) s’affichent dans leurs trajectoires, venant ainsi questionner l’unidimensionnalité identitaire de leur quête (devenir une femme), mais surtout le but tant « désiré » de devenir une « vraie » femme ne se matérialise vraiment que pour une minorité d’entre elles. Certes, il y a des raisons diverses à cela, à commencer par le coût de l’opération, mais il est évident que dans ce refus de franchir la « dernière » marche se joue aussi autre chose. À suivre leurs récits, il est clair que bon nombre d’entre elles ont le sentiment de garder dans l’espace contraint et borné du genre une forme de liberté dans la non-assignation [20]. Être trans ce n’est pas alors une étape vers un nécessaire éclaircissement sexuel ou genré ; c’est un genre à part entière.
82 Autrement dit, pour bien des personnes interrogées, il n’y a pas qu’une voie ; l’indétermination peut être aussi un choix. C’est ici, dans ce point glissant, que se dessinent deux figures selon le rôle qui sera accordé à ce que nous avons dénommé la phase de latence (Négroni, 2007). Pour certaines, le long travail de conversion identitaire de soi sur soi, propre à la période de latence, qui les anime depuis l’enfance, et sans lequel aucune conversion identitaire n’est réussie, débouche naturellement sur le projet identitaire d’être transsexuelles, c’est-à-dire d’achever un processus d’assignation univoque de genre (devenir une « vraie » femme) par l’opération. Or, pour un second groupe, nullement négligeable au vu de notre échantillon, la période de latence se métamorphose et devient une forme plus ou moins revendiquée d’indétermination genrée. La latence devient consubstantielle à un projet identitaire dont l’inachèvement est permanent. Pour certaines même, au milieu comme on l’a vu d’importantes contradictions, la latence – la quête inaboutie – devient une identité étrangement « stable » et « trouble » : on est à la fois « homme » et « femme », sans être jamais « ni » homme « ni » femme.
83 Toute personne en situation d’enfermement symbolique ou réel n’a qu’une seule alternative, celle de jouer avec la condition d’exclue par laquelle on l’estampille (Goffman, 1968). C’est précisément ce que font les transsexuelles avec plus ou moins de d’ostentation. Ce qui amène certaines d’entre elles à rétorquer sur le ton de la plaisanterie quand on leur demande :
– Ça va ?
– Oui, ça va, j’ai un bébé dans mon ventre.
85 Une assertion comme celle-là, pourrait me semble-t-il être pensée au travers du prisme de la théorie de la performativité [21] (Butler, 2005). En effet, pour les transsexuelles s’afficher en femme et s’affirmer comme femme, les rendraient tellement femme [22] ou plutôt la dénomination de femmes renverrait pour elles à la maternité au point qu’elles puissent penser avec humour, avec envie, ou par jeu, porter un bébé. Mais cela n’est qu’une des possibilités identitaires ouvertes par leur travail genré. En effet, qu’elles se sentent homme et femme, vraie femme, ou ni homme, ni femme, toutes se savent capables de porter un bébé.
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Notes
-
[1]
L’association GPAL-Entr’actes (Groupement de Prévention et d’Accueil Lillois) mène des actions de prévention du VIH pour et avec les travailleuses du sexe à Lille. Ses objectifs sont d’une part de prévenir et réduire les risques liés aux pratiques sexuelles et à l’usage de drogue, d’autre part de proposer des conditions favorables à la réalisation d’accompagnements sociaux et/ou médico-sociaux pour les travailleuses du sexe qui le souhaitent.
-
[2]
Le travail de terrain a été mené en partie avec Lyla Itoumaine de l’association Entr’actes dans le cadre d’un mémoire réalisé au CNAM en 2007 que j’encadrais, puis le recueil qualitatif a été complété en 2008 et 2009.
-
[3]
La désignation de migrante s’appuie sur la définition donnée par Guillemaut (2010) : elles ne se fixent pas dans le pays d’accueil, elles retournent toujours et régulièrement vers leur pays d’origine, elles circulent d’un pays à l’autre en Europe. Par ailleurs, on peut qualifier leur mode de vie d’un entre soi, elles restent entre elles, et vivent sur un modèle culturel équatorien (cuisine, musique).
-
[4]
Les récits viennent confirmer l’identité de trans par une mise en intrigue d’un sexe biologique inadéquat une erreur de la nature, ils interviennent pour rationaliser un choix, le confirmer, la valeur du récit est performative, elle permet d’ouvrir sa vie définitivement sur un autre « plan de sens » tel que le définit Philippe Zarifian, un autre projet de vie, autrement dit une problématique qui va saisir l’événement dans son pur devenir, au-delà de l’état des choses, de l’accident où il s’est actualisé (2001, p. 154).
-
[5]
Les recherches de Joseph M. Carrier (1971) mettent en avant le fait que des jeux comme jouer à la poupée, éviter des jeux brutaux sont significativement plus présents dans une population qui adulte sera homosexuelle et dont la pratique sexuelle sera passive. Cependant les travaux de Richard Green (1987), psychiatre, ont montré par le suivi d’individus d’enfant à adulte que la corrélation entre jouer à la poupée et être homosexuel n’était pas tenable. Il présuppose que l’analyse des configurations familiales et le suivi des parcours pourraient donner des résultats intéressants.
-
[6]
L’enquête d’Annick Prieur se déroule au Mexique à Ciudad Nezahualcoytl, ville adjacente à Mexico, qui a la réputation d’être pauvre, sale et dangereuse. L’enquête se centre sur les personnes qui viennent à la maison de Mema, un homosexuel qui accueille les jeunes du quartier, et plus particulièrement des jeunes homosexuels efféminés. Pendant une période de six mois répartie entre 1988 et 1991 l’auteur a vécu dans cette maison ; l’observation participante a été complétée de 11 interviews/récits de vie avec des jotas (version féminine des jotos) qui désigne les homosexuels, et de 7 interviews/récits de vie de mayates (partenaires des jotos) qui se considèrent comme des hommes.
-
[7]
Annick Prieur fait l’hypothèse dans son étude d’une plus grande tolérance des classes moyennes et aisées à une attitude efféminée, laquelle pourrait alors être mieux assumée par l’acteur.
-
[8]
Le passage par l’homosexualité concerne l’ensemble de la population enquêtée, cependant, dans d’autres travaux, des récits de transsexuelles insistent sur le fait qu’elles n’ont jamais été homosexuelles mais travesties et pourtant elles se perçoivent comme transsexuelles et peuvent être en demande d’une opération.
-
[9]
Le prix d’une fellation est en moyenne de 30 euros, au bois de Boulogne, le prix peut descendre à 10 euros, il n’est donc pas étonnant qu’en Équateur, considérant le niveau de vie, le même service puisse être à deux euros.
-
[10]
Lors d’un séjour qu’elle a fait en prison.
-
[11]
La notion de support est définie par Danilo Martuccelli dans Grammaire de l’individu (2002) comme les liens avec d’autres qui contribuent à nous tenir de l’intérieur, qu’il différencie dans le processus d’individuation de se tenir de l’extérieur.
-
[12]
Les chiffres avancés par l’hôpital Sainte Anne à Paris en 2006 étaient de 700 personnes trans passées dans leurs services, depuis 1978, les associations françaises estiment la population trans française à environ 50000 individus (personnes opérées et non opérées confondues), vivant dans une identité contraire à leur sexe biologique. Site [www.actupparis.org].
-
[13]
Pour l’Organisation mondiale de la santé, comme pour la médecine officielle française, les trans sont encore considérés comme des malades mentaux, comme l’étaient les homos il y a trente ans. Cette classification les oblige à se conformer à des « protocoles » encadrés par des médecins et psychiatres qui déterminent, leur aptitude à changer de sexe.
-
[14]
Extrait du décret no 2010-125 du 8 février 2010 portant modification de l’annexe figurant à l’article D. 322-1 du code de la sécurité sociale relative aux critères médicaux utilisés pour la définition de l’affection de longue durée « affections psychiatriques de longue durée ». Site [http://www.outrans.org/spip.php?article95].
-
[15]
Il est intéressant de voir apparaître relativement récemment ce terme de « transidentité cité par l’association Groupe d’Étude sur la Transidentité composé de transidentitaires et de professionnels. Le groupe a pour vocation d’informer et de former des professionnels du social qui travaillent auprès de transidentitaires. La transidentité résulterait d’un décalage vécu entre le sexe physiologique et le genre psychosocial. Elle peut s’affirmer à tout âge et génère le plus souvent un conflit intérieur mais surtout un malaise social, la personne concernée ne pouvant se reconnaître dans les rôles et apparences traditionnellement attribués aux hommes et aux femmes.
-
[16]
Un rapport de la HAS (Haute autorité de Santé) du 18/02/2010 propose l’organisation d’une structure d’offre de soins en vue d’améliorer la prise en charge des transsexuels dans la réassignation de sexe, ce qui témoigne d’une certaine prise de conscience des difficultés. Site [http://www.has-sante.fr].
-
[17]
Pour rappel, une vaginoplastie coûte entre 6000 et 11000 euros. En 2006, la Cnam (caisse nationale d’assurance-maladie) a reçu 96 demandes de prises en charge dont 49 pour la France et 47 à l’étranger. Sur l’ensemble de ces demandes, on ne connaît pas le nombre de refus.
-
[18]
En Espagne, entre 3000 et 8000 personnes sont transsexuelles, mais seulement un tiers d’entre elles se soumet à une opération chirurgicale.
-
[19]
Sites [www.collectif-trans.info/plan.php3], [www.fabulous-gonzesses.com/forum/].
-
[20]
Selon Act’up, les transgenres des deux sexes sont plus nombreuses(x), elles et ils vivent dans une vie sociale opposée à leur sexe biologique sans pour autant vouloir un réassignement sexuel.
-
[21]
Judith Butler démontre le genre sexuel, où le « genre » est une performance sociale apprise, répétée, et exécutée. Ainsi le déroulement de la performance soit masculine, soit féminine produit un genre dit « naturel » de manière fictionnelle, et marque une différence ou une adéquation entre le sexe intérieur biologique et le genre extérieur social. Paradoxalement, cela est à l’origine de la fiction qu’un individu a un genre stable (Préciado, 2000 ; Bourcier, 2001).
-
[22]
Cette association entre le fait d’être femme et d’être mère outre le fait qu’elle semble un peu littérale et assigne au sexe féminin un certain rôle méconnaît le fait que la maternité n’est plus l’apanage des femmes et l’existence de trans enceints. Thomas Beatie, premier trans américain, FtM ayant l’apparence d’un homme, et ayant conservé des organes de reproduction féminins, a accouché d’une petite fille en 2008. Site [http://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Beatie].