Couverture de DS_343

Article de revue

Stigmatisation du travail du sexe et identité des travailleurs et travailleuses du sexe

Pages 425 à 446

Notes

  • [1]
    La criminalisation de la prostitution marque les prostitué(e)s en tant que criminel(le)s, ce qui les oblige à porter un stigmate de déviant(e)s. Par ailleurs, la légalisation ne favorise nullement la déstigmatisation de l’activité, certaines activités de prostitution étant maintenues criminelles (par exemple prostitution de rue hors de quartiers délimités, et prostitution hors des bordels légalement sanctionnés). La décriminalisation, de son côté, élimine du code criminel toutes les lois concernant les activités de prostitution et permet de transférer la responsabilité de légiférer au code civil. Il s’agit alors de positionner ces activités en tant que travail et de les contrôler de la même manière que le sont les autres activités commerciales de services. Cette approche, selon les associations de travailleurs et travailleuses du sexe, serait la plus à même de favoriser une déstigmatisation de l’activité si elle est jumelée à une campagne d’éducation antipréjugés. Finalement, une approche à travers la criminalisation des clients telle que la prônent les abolitionnistes, maintient un statut de victime chez les femmes faisant de la prostitution : celles-ci se voient donc refuser le statut de citoyennes à part entière pour être socialement identifiées en tant que mésadaptées sociales ayant besoin d’être protégées contre elles-mêmes.
  • [2]
    Du moins est-ce le cas au Canada et dans la plupart des pays occidentaux.
  • [3]
    Il semble que les mentalités changent lentement, toutefois. Dans les villes de Montréal et de Québec, par exemple, les policiers prennent plus au sérieux les plaintes des travailleurs et travailleuses du sexe et procèdent maintenant à l’arrestation de clients agresseurs [www.chezstella.org].
  • [4]
    Bien évidemment, cette association a nettement favorisé les organismes anti-prostitution quant aux subventions. Mais ce qui est déplorable dans cette situation, c’est que les activistes anti-prostitution aient réussi à faire adopter une loi faisant que tout organisme potentiellement en contact avec des travailleurs ou des travailleuses du sexe (y compris ceux qui font de la prévention du sida) doive signer une déclaration comme quoi il s’oppose à la prostitution légale et travaille activement à « sauver » les prostitué(e)s du trafic humain dont ils sont nécessairement les victimes (Weitzer, 2007).
  • [5]
    La prostitution masculine étant commodément mise de côté, comme si elle n’existait pas, puisqu’elle affaiblirait la logique du discours féministe d’exploitation des femmes par les hommes.
  • [6]
    En plus de confondre le travail du sexe librement consenti et vécu positivement avec l’esclavage sexuel, les activistes anti-prostitution en arrivent à assimiler la traite des femmes et des enfants au seul esclavage sexuel, alors que cette traite opère présentement non seulement à d’autres niveaux (travail domestique, agricole, ou manufacturier, par exemple), mais fait également des victimes chez les hommes (bateaux de pêche illégaux, par exemple) (Department of State, USA, 2006).
  • [7]
    Voir aussi Chaumont, Wibrin (2007) pour une analyse de ce phénomène au Canada, de même que Toupin (2002 ; 2006) et Weitzer (2005a, b) pour une analyse des positions idéologiques derrière l’amalgame théorique prostitution = trafic des femmes, et une analyse des importants biais méthodologiques observés en recherche « abolitionniste ».
  • [8]
    Comme nous l’avons vu, cette identité de femme-victime était déjà présente dans les discours européens et américains de la fin du XIXe siècle, en tant que jeune femme séduite et abandonnée, ou entraînée et piégée dans un bordel par ruse. Elle a ensuite été reprise dans les premiers discours sur la Traite des blanches, à la fin du XIXe siècle, et maintenue ensuite par le biais d’accords internationaux visant à la répression de la traite pour fins de prostitution, lesquels accords assimilaient l’une à l’autre (Chaumont, Wibrin, 2007 ; Toupin, 2002).
  • [9]
    La gestion du stigmate de la prostitution semble avoir été peu étudiée auprès des travailleurs et travailleuses du sexe opérant dans les pays en voie de développement ; il faut donc garder en tête que les stratégies discutées ici sont celles d’occidentaux et que le stigmate et sa gestion ne sont pas nécessairement les mêmes dans les pays en voie de développement. En outre, il serait important de se pencher sur l’expérience du stigmate que font les personnes contraintes d’exercer la prostitution par des réseaux de proxénètes. Pour le moment, de tels travaux ne semblent pas avoir été réalisés.
  • [10]
    Termes espagnols qui signifient cavaliers et cavalières.
  • [11]
    En fait, l’intensité relative du stigmate de la prostitution en comparaison de celui de l’homosexualité varie selon les milieux. Et dans certains pays, comme en Thaïlande (Storer, 1999) et aux Philippines (Tan, 1999), les deux stigmates sont importants et se superposent l’un à l’autre. La prostitution étant conceptualisée en tant que « travail de femme », les hommes hétérosexuels prostitués de ces pays se sentent doublement dégradés (car la prostitution met également en jeu leur identité masculine) et ce n’est que par désespoir de ne pas trouver un autre travail, qu’ils acceptent de s’engager dans le travail du sexe.
  • [12]
    Ce que réfute Kaufmann (2004) : bien que l’identité fasse référence à certaines données difficilement altérables (sexe, couleur de peau, morphologie générale, par exemple), elle n’est pas fixe et donnée à la naissance ; elle constitue d’abord et avant tout un processus de construction de soi visant à donner sens à sa vie et à maintenir l’estime de soi, lequel processus est grandement influencé par l’environnement social.
  • [13]
    Voir les textes publiés sur [www.Sisyphe.org] pour des exemples de cette pensée.
  • [14]
    Concernant l’exploitation des travailleurs et travailleuses du sexe de la part des employeurs, celle-ci est explicable à la fois par le fait de la stigmatisation et de la criminalisation qui empêchent les travailleurs et travailleuses du sexe de recourir aux lois concernant les conditions de travail; n’étant pas légalement protégé(e)s dans le cadre de leur travail, les travailleurs et travailleuses du sexe sont donc incapables de se défendre de pratiques abusives des gérant(e)s de bar ou de bordel. Même chose concernant les violences perpétrées: ce sont la stigmatisation et la criminalisation qui, en faisant obstacle à la protection civile des travailleurs et travailleuses du sexe, les rendent vulnérables aux attaques et aux meurtres. Les choses semblent commencer à changer dans certains pays, mais depuis longtemps et de façon générale, les meurtres de prostitué(e)s ne sont enquêtés que lorsqu’ils sont commis en série ; les agresseurs le savent et en profitent (Alexander, 1998 ; Bruckert, 2002 ; Lewis et al., 2005 ; Shaver, 2005).
  • [15]
    Qui sont, en fait, très semblables bien que le premier processus laisse la possibilité que le travailleur ou la travailleuse du sexe conserve une certaine « authenticité » dans son interaction avec les client(e)s alors que le deuxième processus semble plus malhonnête envers ceux-ci.

Introduction

1 Depuis une quarantaine d’années se forment, de par le monde, de nombreuses associations de travailleurs et de travailleuses du sexe afin de permettre à ceux et celles dont c’est le métier – ne fût-ce que temporairement – de s’organiser afin de contrer les injustices dont ils sont victimes. Parmi leurs objectifs : déstigmatiser le travail du sexe en questionnant publiquement les préjugés et exiger la décriminalisation de leurs activités, au motif qu’il s’agit d’actes entre adultes consentants et ne produisant aucune victime. De leur côté, plusieurs chercheurs concluent à la nécessité d’une déstigmatisation et d’une décriminalisation puisque ce serait non pas la nature même des activités qui les rendent dangereuses et potentiellement aliénantes, mais plutôt le fait que, dans nos sociétés, elles soient totalement criminalisées ou en grande partie [1].

2 Le but de cet essai sera d’abord d’identifier les manifestations de cette stigmatisation pour ensuite voir comment celle-ci est gérée par les travailleurs et travailleuses du sexe dans le domaine des comportements et de l’identité. Il s’agira, en outre, de développer une argumentation quant à ce qui, dans le travail du sexe, serait réellement visé par la stigmatisation.

Définir la prostitution et le travail du sexe

3 Le terme « prostitution » réfère habituellement à un échange d’argent ou de biens pour un service sexuel. Un tel échange peut être explicite (c’est tel tarif pour telle performance spécifique) ou non (comme dans le cas du tourisme sexuel où les échanges réciproques ne sont pas définis d’avance). Au niveau légal, il désigne les actes dans lesquels il y a un toucher aux organes génitaux dans le but de les stimuler sexuellement, que ce toucher soit manuel, oral ou par pénétration, en vue d’un gain financier ou matériel. Ce qui rend légal le travail de danseuse érotique tant qu’il n’y a pas toucher des dits organes, mais pas celui des masseurs et des masseuses qui masturbent le client ou la cliente  [2]. Malgré cette distinction dans les définitions légales, le stigmate de « putain » marque tout autant les danseuses et les danseurs que les prostitué(e)s de rue, la différence se situant au stade de degré.

4 Fortement associés au crime, à la débauche et à l’immoralité, les termes « prostitution » et « prostitué(e) » sont chargés négativement d’un stigmate qui marque et discrédite ceux et celles qui vendent des services sexuels. C’est pourquoi, des prostituées américaines ont proposé les termes Sex Work et Sex Worker dans les années 1980. Il s’agissait de rendre compte du fait que l’échange d’argent pour des services sexuels constitue un travail pour ceux et celles dont c’est la source de revenu, mais aussi d’en permettre une meilleure perception sociale et d’aboutir à de meilleures conditions de travail (Bell, 1995 ; Wardlow, 2004). Le débat quant à la pertinence des termes continue puisque les féministes radicales, convaincues que les métiers du sexe sont l’expression ultime de l’exploitation sexuelle et économique des femmes par les hommes, refusent d’utiliser le terme « travail du sexe ». Selon elles, la prostitution avilit nécessairement la femme et ne peut être assimilée à un travail puisque personne ne peut consentir librement à se voir réduit à l’état d’objet sexuel, à se donner en esclavage sexuel.

5 Pareillement, dans le domaine de la recherche, les termes « prostitution » et « prostitué(e) » seront préférentiellement utilisés par les chercheurs et chercheuses condamnant ces activités sur une base de jugement moral, ainsi que par les féministes radicales définissant l’ensemble des activités utilisant le sexe des femmes dans le cadre de l’industrie du sexe en tant qu’esclavage sexuel. Alors que les termes « travail du sexe », et « travailleurs/travailleuses du sexe » seront plutôt utilisés par les chercheurs et chercheuses (y compris de nombreuses féministes) qui conçoivent ces activités en termes de sources de revenus, que ce soit par nécessité de survie, par désir d’améliorer sa condition économique ou par désir d’exploration sexuelle.

6 Le choix des termes n’est donc pas sans conséquence puisque chacun porte une charge symbolique, laquelle est supportée par le camp qui l’utilise et répudiée par le camp adverse. Pour les travailleurs et travailleuses du sexe, un tel choix est crucial, ces termes étant porteurs d’identité. Nous verrons d’ailleurs plus loin comment plusieurs d’entre eux jouent sur les termes et repoussent aux autres l’étiquette de prostitué(e) afin d’éviter le stigmate pour eux-mêmes.

Définir la stigmatisation

7 Selon Goffman (1986), un stigmate désigne un attribut qui jette un discrédit profond (13). Étant perçue comme pas tout à fait humaine (15), la personne porteuse de stigmate devient la cible de préjugés et de discriminations, l’imperfection qui lui est reprochée étant présumée en cacher d’autres. Ainsi, par exemple, la danseuse érotique et la call-girl ont-elles de la difficulté à obtenir du crédit ou un emploi non relié au travail du sexe, sur la base du préjugé que les prostituées sont des femmes immorales, criminelles et irresponsables (droguées, paresseuses, voleuses, etc.) (Bruckert, 2002). Ou encore, les prostituées sont-elles susceptibles de se faire enlever leurs enfants par les travailleurs sociaux via les tribunaux (Brock, 1998 ; Delacoste, Alexander, 1998), sur la base de l’argument que des « femmes débauchées » ne peuvent s’occuper adéquatement de leurs enfants (Coderre, Parent, 2000).

8 Par ailleurs, toujours selon les observations de Goffman (1986), l’individu stigmatisé se perçoit habituellement comme quelqu’un de normal et donc a les mêmes droits que toute autre personne de la société. Toutefois, étant lui-même imprégné des attitudes sociales ayant cours face à son stigmate et étant, en outre, victime des préjugés et du manque de respect que les autres lui portent – de façon plus ou moins fréquente selon la visibilité du stigmate – il en arrive tout de même à se sentir inadéquat et inférieur aux autres, diminué. Au point même, souvent, de connaître la honte d’être ce qu’il est comme personne. C’est le cas, par exemple, de danseuses érotiques se faisant continuellement traiter de « pute » et rabaisser par leur partenaire amoureux, mais qui en acceptent la condamnation comme étant inévitable, puisque dans notre société il est « normal » de mépriser les femmes qui s’offrent en tant qu’objets sexuels. Ce qui les amène à vivre de la honte par rapport à leur travail. Pourtant, plusieurs de celles-ci affirment ressentir aussi de la fierté et/ou du plaisir à faire celui-ci, et vivent par conséquent un déchirement interne entre ce qui est perçu comme personnellement positif et ce que les autres leur renvoient d’elles en tant que personnes méprisables (Bradley, 2007 ; Bruckert, 2002 ; Warr, Pyett, 1999). Prenons aussi l’exemple d’escortes mâles qui, malgré qu’ils aient l’impression de répondre à des besoins et de faire du bien à leurs clientes, se sentent honteux de faire de l’escorte parce que ça fait d’eux des putes et que c’est immoral de vendre des services sexuels (Taylor, Newton-West, 1994). Certains arrivent malgré tout à maintenir leur estime de soi à partir d’un refus des normes sexuelles, voire à trouver une source de satisfaction personnelle dans le travail du sexe, mais d’autres se sentent dégradés et en perte d’estime de soi.

9 Becker (1985) s’est penché sur l’étude des personnes considérées déviantes, déduisant de ses observations que les comportements jugés déviants ne le sont qu’en fonction de normes imposées par des groupes sociaux possédant suffisamment de pouvoir politique et économique pour le faire. Ainsi écrit-il :

10

[...] les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants. De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un « transgresseur÷ (32-33, italiques de l’auteur).

11 Le statut de déviant devient un statut principal pour l’individu qui se le voit attribué, dans ce sens où il devient une identification qui précède toutes les autres ; et cette identification est, à son tour, synonyme d’une incommensurable différence par rapport aux autres individus. Présumant qu’il ne peut ou ne veut pas agir comme un être moral et [qu’il] pourrait donc transgresser d’autres normes importantes (Becker, 1985, 56-57), on lui attribue d’autres déviances et nie la capacité de qualités morales.

12 De la même manière, une personne qui tire une partie ou l’ensemble de ses revenus d’un travail du sexe se verra attribuer le statut de « prostitué(e) », comme s’il s’agissait non pas d’un travail mais plutôt de sa principale identité, laquelle est associée aux comportements criminels, à l’irresponsabilité et à la débauche et donc indigne du respect dû au citoyen « normal ». C’est ainsi que les prostitué(e)s de rue ou de bordel sont réputé(e)s mériter les agressions subies que celles-ci soient le fait de clients ou de passants. Dès lors, les policiers tendent à considérer leurs plaintes d’agression – surtout en ce qui concerne les vols et les viols – comme peu sérieuses, ce qui a pour effet de leur nier la protection civile à laquelle les autres citoyens ont droit [3]. De plus, certains policiers abusent de leur position d’autorité et deviennent eux-mêmes agresseurs en humiliant et maltraitant les travailleurs et travailleuses du sexe lors d’arrestations, voire même en exigeant des prestations sexuelles « gratuites » (Delacoste, Alexander, 1998 ; Lewis et al., 2005 ; Parent, Bruckert, 2005 ; Shaver, 2005).

13 Nous verrons, dans les prochaines pages, comment la prostitution a été socialement construite comme crime au cours des derniers siècles et maintenue comme tel par des entrepreneurs de morale (Becker, 1985).

Stigmatisation de la prostitution

14 Dans le XIXe siècle européen, la bourgeoisie montante s’inquiète de l’arrivée massive des campagnards vers les villes, en recherche de travail mais souvent sans résultat, situation conduisant de nombreuses femmes des classes ouvrières à recourir à la prostitution afin de survivre. Or, cette dernière allait à l’encontre d’une sexualité « saine » et morale, c’est-à-dire se produisant dans le cadre du mariage et dans un but de reproduction. Ainsi, non seulement était-elle un vecteur de transmission de la syphilis, mais en donnant le mauvais exemple et en incitant à la débauche, la prostitution constituait un danger de dégénérescence pour la société tout entière. La création de lois (entre autres en Angleterre et en France) dont l’objectif était de protéger les clients et leurs familles « innocentes », a alors transformé les prostituées en parias devant être surveillées médicalement afin de s’assurer qu’elles n’étaient pas porteuses de maladies vénériennes. Ce qui a contribué à les isoler, à les obliger à demander la protection de souteneurs et à les rapprocher des milieux criminels (Parent, Coderre, 2000), mais aussi à les stigmatiser en tant que représentantes de ce mal que constitue « la débauche », c’est-à-dire le désir sexuel hors mariage.

15 Au même moment, s’est développé tout un discours se voulant scientifique et posant les prostituées en tant que femmes dégénérées et complètement différentes des « honnêtes » femmes, lesquelles étaient maternelles et à peu près asexuelles. Il existe bien, alors, un discours tenant compte du fait que des femmes de la classe ouvrière utilisent la prostitution en tant que moyen de survie et sont, par ailleurs, comparables aux femmes « normales » quant à leurs qualités de mère et à leurs comportements en public. Tout comme il en existe un autre expliquant l’entrée en prostitution en tant que conséquence d’une victimisation : soit que la jeune femme n’ait plus d’autre choix possible, ayant perdu sa virginité après avoir été séduite et abandonnée, ou soit qu’elle ait été victime d’un leurre l’ayant entraînée au bordel. Néanmoins, le discours le plus puissant – et nourrissant la stigmatisation – est celui assimilant les prostituées à des femmes incapables de moralité : elles seraient paresseuses, vaniteuses, menteuses, colériques et incapables de s’éloigner du péché parce qu’incapables de contrôler leurs pulsions sexuelles. À la fin du XIXe siècle, Lombroso et Ferrero (cités par Parent, Coderre, 2000) affirment qu’il y a plus de différences entre la prostituée et la femme « normale » qu’entre la criminelle et cette dernière, la différence se trouvant dans le fait que la prostituée serait née avec des caractéristiques primitives rétrogrades et donc peu capable de contrôler ses pulsions sexuelles, contrairement aux femmes civilisées. Toujours selon Lombroso et Ferrero, les prostituées n’ont aucun sentiment maternel, maltraitant et tuant leurs enfants, ou s’instituant en proxénètes de leurs propres filles, prouvant ainsi qu’elles sont à l’opposé des femmes honnêtes, lesquelles sont mariées et maternelles. Immorales, en fait, elles le sont dans le fait même de préférer choisir la prostitution plutôt que de se laisser mourir de misère, seul choix moralement valable pour toute femme « honnête ». Ainsi que le soulignent Parent et Coderre (2000, 101) On identifie donc à cette époque des éléments de construction d’une nouvelle identité sociale de la prostituée, laquelle sera éventuellement conçue comme une personne ontologiquement différente des autres femmes, comme l’Autre.

16 Les mêmes discours, à quelques nuances près, se développent en Amérique au XIXe et au début du XXe siècle, incitant à la répression des femmes prostituées et à la création de lois contre la prostitution (Coderre, Parent, 2000). Lesquelles lois se sont maintenues jusqu’à présent. Au Canada pourtant, ces lois ont été questionnées à quelques reprises et le Comité Fraser, en 1985, a recommandé la légalisation partielle de la prostitution (Brock, 1998). Selon Brock (1998), différentes croisades morales ont été soutenues par des politiciens conservateurs, des policiers et des résidents de quartier, depuis les années 1970, afin de créer une panique morale et d’amener l’opinion publique à soutenir la demande de lois plus répressives. Objectif pour lequel ces groupes ont utilisé les médias afin de créer une image négative de la prostitution en falsifiant les statistiques, en utilisant des histoires d’horreur et en associant la prostitution à la déchéance, aux drogues, au vol et aux crimes violents, de façon à créer l’impression que les rues devenaient dangereuses du fait même d’une présence des prostituées et donnait une image immorale de la ville. Il s’agissait, pour les politiciens, de se donner une image politique de défense de la société contre le désordre ; pour les policiers, de se montrer utiles à la société en réprimant le mal ; et pour les résidents, de maintenir la valeur immobilière des propriétés. De telles croisades morales ont contribué à maintenir la stigmatisation de la prostitution aux yeux de l’opinion publique canadienne en présentant les travailleurs et travailleuses du sexe comme des êtres socialement mésadaptés, refusant de s’insérer adéquatement dans la société et préférant plutôt la voie du crime.

17 Dans son article The Social Construction of Sex Trafficking : Ideology and Institutionnalization of a Moral Crusade, Ronald Weitzer (2007) démontre comment, aux États-Unis, la droite religieuse, les féministes abolitionnistes et le gouvernement américain de George W. Bush [4] se sont associés afin d’imposer une vision tronquée et moraliste de la prostitution de façon à en faire une véritable plaie sociale à combattre partout dans le monde et ce, en allant ainsi tout à fait à contre-courant de l’ensemble des observations faites en recherche.

18 Pour ce faire, ils ont affirmé que la prostitution était immorale, un mal à combattre en soi car elle constituait une menace au mariage et à la famille ou était oppressive à l’égard des femmes (Weitzer, 2007, 450, ma traduction) ; ils ont assimilé la prostitution au trafic de femmes et d’enfants  [5] de manière à ce que toute prostitution soit comprise comme étant du trafic humain et toute situation de trafic humain comme étant de la prostitution [6] ; ils ont affirmé que toutes les prostituées étaient violentées, sexuellement et financièrement abusées, et sans pouvoir sur leur situation car réduites en esclavage ; ils ont présenté des histoires d’horreur anecdotiques de manière à faire croire que ces histoires représentaient la réalité de toute la prostitution ; ils ont nettement exagéré le nombre de victimes (car il y a réellement des victimes, mais dans des proportions infiniment moindres que celles dénoncées) ; et ils ont refusé de tenir compte de toute nuance ou contre-évidence quant aux faits allégués. Les organismes d’aide aux travailleurs et travailleuses du sexe et les associations réclamant la décriminalisation se sont élevés contre ces fausses allégations mais les uns et les autres ont été discrédités en tant que représentants du mal et, plus précisément, des criminels se trouvant – supposément – derrière l’ensemble de l’industrie du sexe, c’est-à-dire du trafic humain [7].

19 Sans toutefois éliminer le point de vue selon lequel les prostitué(e)s sont des êtres irresponsables et criminels, cette nouvelle croisade morale (re)crée [8] une nouvelle identité en rapport à la prostitution : ceux qui s’y retrouvent, nommément les femmes et les enfants, sont des victimes de trafic humain et il faut les retirer des griffes des criminels qui les maintiennent en esclavage sexuel. Ce faisant, on assimile les femmes à des enfants ; elles sont réduites à l’état de mineures, à la fois vulnérables, manipulables et incapables de faire des choix. Quant à celles qui affirment haut et fort avoir librement choisi de faire du travail du sexe parce que c’est celui qui leur est apparu le plus intéressant, compte tenu des différents choix qui s’offraient à elles, leur témoignage est rejeté parce que tenu pour être faux et forcé par des proxénètes maintenant ces femmes en otage psychologique (Toupin, 2006).

20 Ces analyses de croisades morales contre la prostitution correspondent tout à fait au développement théorique qu’a fait Becker (1985) au sujet du processus d’imposition de normes morales dans une société. Un tel processus commence lorsque des entrepreneurs de morale possédant un statut social leur donnant du pouvoir, s’insurgent contre certaines situations qu’ils perçoivent comme immorales et allant à l’encontre des valeurs de la société (et, dans certains cas, allant à l’encontre de leurs intérêts personnels…). Ils cherchent alors l’appui d’organismes, manœuvrent au niveau politique, et publient des articles – sensationnalistes – dans les journaux afin de gagner l’opinion publique. S’ils réussissent, de nouvelles normes sont créées (ou rendues plus sévères), assignant ou renforçant le statut de déviance à certains comportements et une identité de déviant à ceux et celles qui maintiennent ces comportements.

Quand les stigmates se rencontrent

21 Comme le fait remarquer Goffman (1986), on prêtera d’autres imperfections à l’individu porteur d’une imperfection source de stigmate. Ainsi, dans plusieurs pays, être immigrant (ou tout simplement non-blanc) et se trouver sur certaines rues ou dans des couloirs d’hôtel à certaines heures devient une indication « sûre » de prostitution. Par conséquent, aux États-Unis,les arrestations de prostitué(e)s noir(e)s ou hispanophones sont proportionnellement beaucoup plus élevées que ceux de prostitué(e)s blanc(he)s (Alexander, 1998). Alors qu’au Canada, les Amérindiennes constituent le groupe ethnique le plus vulnérable aux discriminations et aux violences (Brock, 1998). Un peu différemment, mais avec la même attitude discriminatrice, en Europe, les étrangères travailleuses du sexe sont nécessairement assimilées à des victimes de la traite des blanches et déportées dans leur pays d’origine (Carthonnet, Mendibil, 2003 ; Chaumont, Wibrin, 2007). De leur côté, les prostitués mâles perçus comme homosexuels et, surtout les travestis sont, dans la plupart des pays du monde, vulnérables au point d’être brutalisés et tués ; ici, au stigmate de la prostitution s’ajoute l’homophobie (Scott et al., 2005 ; Welzer-Lang et al., 1994).

22 Au Canada et aux États-Unis, les médias tendent à représenter les jeunes hommes prostitués de peau blanche comme étant des victimes en fugue suite aux abus subis à l’intérieur d’une famille dysfonctionnelle, et demandant à être sauvées et réintégrées dans la société (Kaye, 2007). Les jeunes hommes noirs, quant à eux, sont représentés en tant que pimps exploitant de jeunes filles blanches et y faisant fortune (Brock, 1998), ou encore (tout comme pour les hispanophones) en tant que membres de gang et vendeurs de drogues. Ainsi, le jeune homme non blanc de la rue est étiqueté dangereux et devant être mis hors d’état de nuire (Kaye, 2007).

23 Dans toutes ces situations, deux stigmates sociaux se superposent, chacun amenant ses préjugés et renforçant ceux associés à l’autre stigmate. Mais une autre situation peut se produire : avoir à choisir entre deux stigmates, nommément celui de la pauvreté versus celui du travail du sexe. De telle sorte que c’est pour éviter le stigmate de la pauvreté et celui associé à certains emplois peu payants, que des femmes choisissent de s’engager dans la danse érotique, même si, pour cela, il leur faut accepter celui associé à la prostitution ; ce choix étant soutenu par le fait que la danse érotique offre certains avantages, comme le fait d’être plus autonome dans le choix de ses heures de travail, par exemple (Bruckert, 2002). Par contre, en France, où il est difficile d’échapper au système de classe, de meilleurs revenus ne signifient pas nécessairement l’évitement du stigmate lié aux classes sociales ouvrières. Il peut plutôt conduire à un certain isolement, puisque mieux se loger, se nourrir et s’habiller amène ceux de leur propre classe à les rejeter, alors même qu’ils ne parviennent pas à être acceptés comme étant devenus des leurs par ceux de la classe sociale au-dessus (Welzer-Lang et al., 1994).

Faire face au stigmate de la prostitution

24 Selon Kaufmann (2004), la construction de l’identité se fait toujours dans une recherche d’un maintien de l’estime de soi. Face à une identité stigmatisée, il est alors nécessaire de trouver des moyens de réduire les effets psychologiques pervers du stigmate sur soi et de se bâtir une estime de soi malgré les messages extérieurs et intériorisés affirmant l’absence de dignité d’une telle identité. Les recherches faites auprès de travailleurs et travailleuses du sexe d’Europe et d’Amérique font ressortir deux types principaux de stratégies [9] : l’une visant à repousser le stigmate sur les autres et à affirmer que « je » suis différent(e) et supérieur(e) à ces derniers, et l’autre visant à remettre le stigmate lui-même en question (Bruckert, 2002).

25 La travailleuse du sexe qui utilise la première stratégie s’affirme différente des autres individus engagés dans le travail du sexe : elle leur est moralement supérieure et sait « se respecter », elle ; elle ne se perd pas dans le dévergondage sexuel ; elle travaille pour payer les factures, faire vivre sa famille. Ainsi, les danseurs et danseuses qui s’en tiennent à la danse érotique considéreront ceux et celles qui partent avec des clients comme étant de vrai(e)s prostitué(e)s, alors qu’eux-mêmes n’en sont pas (Bruckert, 2002; Dorais, 2003). Les masseuses érotiques prendront soin d’affirmer leur massage comme n’étant pas de la prostitution puisqu’il s’agit d’un massage du pénis (passant outre le fait que le massage en question conduise à l’éjaculation…), que le client ne les touche pas et qu’il n’y a pas pénétration. Dans le cadre du tourisme sexuel, les beach boys en République Dominicaine (De Albuquerque, 1998), les rent-a-dread en Jamaïque (Sanchez Taylor, 2001), et les jineteros et jineteras[10] à Cuba (De Saint Angel, 2000), par exemple, ne se perçoivent pas comme des prostitué(e)s mais plutôt comme des compagnons et des compagnes de voyage offrant leurs services de guide touristique et d’accompagnement aux touristes souhaitant mieux « connaître » le pays et avoir du bon temps. Les prostituées travaillant à l’intérieur s’identifient en tant que career girls ou working girls (Sanders, 2005). Les escortes, call-girls et call-boys, disent se démarquer des prostitué(e)s de rue parce que d’une classe supérieure (meilleure éducation, meilleure présentation de soi, ni alcooliques, ni toxicomanes) et offrant un meilleur service.

26 Une autre façon de diminuer l’empreinte du stigmate, c’est de se placer en position de supériorité morale par rapport aux clients. Ce qui s’accomplit en se définissant d’abord comme étant soi-même en contrôle de l’interaction – et non pas habité d’émotions sexuelles perverses ou soumises aux désirs de l’autre – puis en renvoyant la déviance au client. La travailleuse du sexe utilisant cette stratégie soutient ainsi qu’elle ne fait que travailler pour subvenir à ses besoins alors que le client, lui, se vautre dans la concupiscence puisqu’il ne sait pas contrôler ses pulsions sexuelles : l’être immoral, c’est lui. Chez les travailleurs du sexe hétérosexuels dont le statut de masculinité nécessite d’être socialement affirmé, le renvoi de la déviance au client se joue autour de l’homosexualité de ce dernier. Justifiant ses activités par le besoin économique, le travailleur du sexe prend soin d’affirmer qu’il n’a aucun intérêt homosexuel. Il lui faut ainsi contrôler toute l’interaction afin d’éviter d’être perçu comme soumis aux désirs du client, mais aussi afin d’éviter de ressentir un quelconque désir ou plaisir homosexuel – la performance devant être soutenue par des fantasmes hétérosexuels (Schifter, 1998).

27 Renvoyer la déviance au client se fait également en le ridiculisant à son insu, lors d’interactions entre collègues. Il y a alors infantilisation du client, questionnement de son niveau d’intelligence ou de maturité sexuelle, relationnelle et émotionnelle, imitation caricaturale de ses agissements, et utilisation de termes désobligeants à son égard (Bruckert, 2002 ; Sanders, 2004). Ridiculiser les clients en leur absence n’est toutefois pas propre au travail du sexe. Goffman (1959) avait déjà identifié ce processus dans les situations de travail où il y a service au client. Ainsi, bien que cette stratégie puisse favoriser le renvoi du stigmate au client, elle n’en est toutefois pas la seule motivation.

28 Pour les femmes, une autre façon de nier le stigmate de putain associé à la prostitution, c’est de soutenir qu’il ne s’agit que d’un travail et non pas de sexe. Pour mettre en place cette différence, les travailleuses du sexe prennent un rôle d’actrices performant un acte sexuel sans s’impliquer elles-mêmes dans celui-ci. Elles simulent l’acte, l’excitation, le plaisir et l’orgasme (Oerton, Phoenix, 2001 ; Sanders, 2005 ; Zatz, 1997). Ainsi, le travail prend souvent un aspect clinique et stérile, la travailleuse du sexe évitant de ressentir quoi que ce soit aux niveaux émotionnel et sexuel. De la même manière, les travailleuses du sexe interviewées par Oerton et Phoenix (2001, 398, ma traduction) expliquent que, durant le travail, elles sont simplement des corps. Elles se coupent de ce qui se passe de façon à ne pas être présentes durant la rencontre. Ce qui indique une démarcation corps/soi dans laquelle les femmes conçoivent leur « soi-prostituée » comme n’étant rien de plus qu’un corps et comme séparé de leur « soi réel et authentique ». Cette façon de procéder leur permet ainsi de se distancier du stigmate, puisqu’elles n’impliquent pas leur soi dans l’échange.

29 Ces travailleuses du sexe vont généralement choisir de réserver certains gestes sexuels pour les clients et d’autres, différents, pour les partenaires sexuels, de façon à maintenir une barrière entre la sexualité performance au travail et la sexualité intime dans le couple (Parent, Bruckert, 2005 ; Sanders, 2002, 2005 ; Warr, Pyett, 1999). Le préservatif est également utilisé en tant que symbole afin de renforcer cette différence. Avec les clients, il sert de barrière non seulement physique, mais aussi psychologique. Les organes génitaux ne se touchant pas, cela leur permet de conserver leur intégrité psychologique, de ne pas s’impliquer, ni sexuellement ni émotionnellement avec le client. Par contraste, avec l’amoureux, il devient nécessaire de ne pas utiliser le préservatif (même si celui-ci a d’autres partenaires), puisque son absence devient symbole de confiance, d’amour et d’intimité et qu’il permet une relation sexuelle qui est « vraie » contrairement au sexe avec les clients (Sanders, 2002 ; Warr, Pyett, 1999).

30 En fait, selon les personnes adoptant cette stratégie, il est nécessaire d’éviter de ressentir du plaisir sexuel dans le cadre du travail, même lorsque l’on est sans partenaire amoureux. Par exemple, les prostituées de rue interviewées par Messervier (1999) expliquent que si elles ressentaient du plaisir sexuel avec des clients, elles seraient « vraiment putains » et d’autant plus méprisées ; plusieurs d’entre elles font donc tout pour éviter d’en ressentir. Et s’il arrive qu’elles ressentent de l’excitation et du plaisir sexuel, elles n’en parlent pas. De leur côté, les danseuses interviewées par Bruckert (2002, 140, ma traduction) reconnaissent que trouver plaisir à faire ce travail est doublement déviant ; [ce qui] circonscrit leurs narratifs puisqu’elles font attention d’écarter cette possibilité, même lorsqu’elles y trouvent très clairement des bénéfices secondaires.

31 Le stigmate lié à la prostitution en est un qui marque les femmes dans tous les aspects de leur vie et pour le reste de leurs jours, au contraire des hommes pour qui le stigmate est présent seulement pendant le temps du travail (Lewis et al., 2005 ; Shaver, 2005). Les travailleuses du sexe immigrant pour le travail et revenant ensuite chez elles une fois leur objectif financier atteint, contournent plus aisément le stigmate en dissociant leur identité « travailleuse du sexe » du reste de leur identité. Ce qui leur est plus facile à faire que pour celles qui travaillent là où elles habitent, puisque l’identité reliée au travail du sexe reste associée à un milieu qui n’est pas leur milieu de vie. Ainsi, en retournant dans leur pays, elles abandonnent derrière elles et l’identité « prostituée » et son stigmate, pour redevenir des femmes « normales » qui ont simplement eu la chance d’avoir occupé un travail payant dans un pays plus riche (Scambler, 2007).

32 Pour les hommes, le stigmate le plus lourd à porter est celui de l’homosexualité [11]. Or, dans plusieurs pays du monde (en Amérique latine, dans les Caraïbes et dans certains pays d’Asie, par exemple), l’homme masculin l’est non pas tant en fonction du sexe de ses partenaires sexuels, mais plutôt en fonction du rôle actif ou passif qu’il adopte. S’il souhaite maintenir son identité d’homme viril, le prostitué mâle ayant des hommes clients devra donc soutenir qu’il refuse tout rôle passif et est toujours celui qui pénètre. Or, les chercheurs observent fréquemment que, malgré le discours, plusieurs acceptent néanmoins un rôle passif lorsque le client paie plus. Par ailleurs, ressentir du plaisir lors d’activités sexuelles avec un homme et, pire encore, lorsque le rôle pris est passif, conduit à une crise d’identité : selon les critères du milieu, le jeune homme serait en voie de devenir homosexuel, ce qui met en jeu toute son identité masculine (De Moya, Garcia, 1999 ; Liguori, Aggleton, 1999 ; Schifter, 1998 ; Storer, 1999).

33 Quant à la stratégie visant à remettre le stigmate en question, elle peut ne consister qu’à normaliser le travail du sexe en tant que travail légitime pour tous les travailleurs et toutes les travailleuses du sexe (et non seulement pour soi) (Bruckert, 2002), mais elle peut aussi englober un questionnement des attitudes sexuelles négatives ayant cours dans nos sociétés, ainsi qu’un refus des normes sexuelles répressives. Ces travailleurs et travailleuses du sexe reconnaissent la stigmatisation dont ils sont susceptibles de faire l’objet mais ne l’internalisent pas. Ils s’identifient en tant que travailleurs (ses) professionnel (le)s possédant une expertise et respectant un code d’éthique, comme tout professionnel offrant des services personnels (Bell, 1995 ; Morrison, Whitehead, 2007 ; Parent, Bruckert, 2005 ; Queen, 2002 ; Scott et al., 2005). Souvent, ils seront plus attentifs à mettre une certaine authenticité dans la relation professionnelle, à engager leur sexualité et leurs émotions, et à faire en sorte que les client(e)s se sentent bien accueilli(e)s le temps de la rencontre (Bell, 1994 ; Bernstein, 2007 ; Queen, 2002 ; Taylor, Newton-West, 1994). Pour certain(e)s, le travail du sexe devient une voie d’exploration sexuelle, une activité significative et importante leur permettant de s’épanouir sexuellement. Quelques travailleuses du sexe iront jusqu’à affirmer, en outre, que loin d’être aliénant comme le veut le discours officiel, leur travail en est parfois un de thérapie pour eux-mêmes ou pour les clients (Bell, 1995 ; Queen, 2002).

34 Par ailleurs, afin de contrer le préjugé voulant que la prostitution soit vecteur des maladies sexuellement transmissibles (MST) et du sida, des travailleurs et travailleuses du sexe se disent être éducateurs et éducatrices sexuels, enseignant aux clients le sexe sécuritaire. Cette démarche a pris naissance suite à l’apparition du sida et à la résurgence d’une imputation de propagation des MST et du sida aux prostitué(e)s. Fortes des résultats de recherche démontrant que les taux d’infection ou de séropositivité n’étaient pas plus élevés chez eux que parmi les personnes qui ne font pas de travail du sexe, plusieurs associations à travers le monde ont alors encouragé leurs membres à renverser ce stigmate en se positionnant comme agent(e)s de santé sexuelle (Lichtenstein, 1998).

35 Enfin, quelle que soit la stratégie de base utilisée (renvoyer le stigmate sur les autres ou remettre en question les normes sexuelles à la base du stigmate), se pose toujours la question du dévoilement, puisque dévoiler c’est risquer d’être mal jugé et de perdre une crédibilité sociale que l’on aurait autrement. La gestion du dévoilement varie énormément selon les individus mais aussi selon la stratégie de base. Ainsi, ceux qui renvoient le stigmate aux autres auront tendance soit à cacher la nature de leur source de revenus à tout le monde, y compris au conjoint ou à la conjointe, ou encore à ne le dévoiler qu’à quelques personnes très intimes, car le dévoilement fragilise l’image de soi. En effet, le fait même de se justifier en se positionnant moralement supérieurs aux autres travailleurs et travailleuses du sexe, implique que ces individus ont internalisé le stigmate et donc que celui-ci conserve un pouvoir en tant que source de honte et d’indignité. Par contre, parmi ceux qui remettent le stigmate en question, certains ont tendance à dévoiler la nature de leur travail à l’ensemble des gens de leur entourage en s’identifiant ouvertement en tant que travailleur ou travailleuse du sexe, alors que d’autres choisissent de n’en parler qu’à ceux qui l’accepteront et avec qui cela ne causera pas de problème. Néanmoins, la grande majorité des travailleurs et travailleuses du sexe maintiennent au moins partiellement le secret afin de se protéger contre les préjugés. En Angleterre et en France, deux pour cent des étudiant(e) s universitaires feraient du travail du sexe afin de subvenir à leurs besoins et pourtant ni leurs enseignant(e)s, ni leurs compagnons et compagnes de classe ne le savent (Bernstein, 2007 ; Roberts et al., 2007).

36 Le secret oblige à une double vie car l’individu doit mentir continuellement en faisant semblant d’avoir un travail straight. Une telle situation est non seulement difficile à soutenir mais est en soi source de stress car il y a toujours la peur que la vérité sorte au grand jour et d’être, dès lors, non seulement reconnu comme travailleur ou travailleuse du sexe mais aussi comme imposteur. Cette nécessité de garder le secret, plus ou moins grande selon les individus et les environnements, brise inévitablement la narration de soi. Ne pouvant communiquer ouvertement certains aspects de sa vie, il doit les falsifier afin de maintenir une image de lui qui sera socialement acceptée mais qui ne le représente pas tout à fait. Il doit taire les expériences qu’il y vit, quand bien même celles-ci sont significatives pour lui et qu’elles l’amènent à des questionnements et à des réalisations sur la nature du monde, de la vie, de la société ou de lui-même. Lorsque cette rupture dans le récit de vie est importante, elle peut produire l’impression d’une perte d’identité, l’individu n’étant pas à même d’exprimer librement l’ensemble de son parcours de vie et, par conséquent, de ce qu’il est (Giddens, 1991).

Sexualité et manipulation de soi

37 Mais pourquoi ce stigmate associé au travail du sexe ? Les raisons en sont historiquement et socialement situées, quand bien même un certain discours (lui aussi historiquement et socialement situé) suppose un tel lien intrinsèque entre la sexualité et l’être, que toute expérience impliquant la sexualité, impliquerait nécessairement tout l’être et marquerait profondément l’identité (celle-ci étant elle-même de l’ordre de « l’essence » du Soi)  [12], [13]. Une telle expérience enrichirait l’identité lorsque la sexualité est vécue dans un lien d’intimité amoureuse. Mais elle la dégraderait lorsque celle-ci se trouve être l’expression de pulsions animales et, pire encore, l’entraînerait dans l’indignité la plus grande lorsque l’acte sexuel devient l’objet d’une vente. Vendre de la sexualité, selon cette optique, c’est vendre son être et se voir vidé(e) de sa « substance », de ce qui fait son identité.

38 Cette lecture d’une sexualité hors normes en tant que source d’indignité et donc de perte d’intégrité au niveau de l’identité, colore fréquemment les interprétations que les chercheurs et chercheuses font de leurs données concernant l’expérience des travailleurs et travailleuses du sexe en rapport à leur travail. Ainsi, quand il s’agit de l’industrie du sexe, ce que l’on découvre de manipulation de soi et de distanciation professionnelle d’avec les clients, de difficultés relationnelles dans les relations privilégiées, d’exploitation de la part d’employeurs (comme chez les danseuses et les masseuses érotiques, par exemple), de violences de la part des clients, de sentiment d’être dégradé(e), de perte d’estime de soi et de perte d’identité, est présumé provenir du fait de l’offre de son corps en tant qu’objet sexuel et de la vente de « sa » sexualité à autrui. Pourtant ces mêmes problématiques peuvent tout aussi bien être observées dans des occupations professionnelles qui n’ont rien à voir avec le sexe. De plus, plusieurs des difficultés identifiées (par exemple, difficultés relationnelles, exploitation de la part d’employeurs et violences subies dans le cadre du travail) ne résultent nullement du fait que la sexualité puisse être en jeu, mais plutôt du fait que ce type de travail est stigmatisé [14].

39 Quand il s’agit de travail autre que celui du sexe, savoir « se vendre » est non seulement valorisé mais essentiel puisqu’il s’agit « du » moyen à utiliser afin de décrocher un contrat, un emploi ou une promotion. Le développement de cette habileté « fondamentale » constitue par conséquent le thème de nombreux livres conseils à succès. Or, selon Guienne (2007), il ressort de l’analyse de ces derniers qu’une « vente de soi » réussie impliquerait la manipulation de soi. Il serait nécessaire de se fabriquer une image gagnante par le biais de la mode, d’une apparence santé et du développement personnel, mais aussi d’être attentif à ce que l’on divulgue de soi et ce, tout en restant le plus possible authentique, puisque cette dernière qualité séduit les autres. De plus, elle impliquerait également une manipulation des autres : en établissant, par exemple, des réseaux de contacts, en se faisant « ami » avec tout le monde, et en développant des stratégies politiques en vue de se faire reconnaître par les gens en pouvoir. Le sujet doit donc savoir « s’instrumentaliser » afin de réussir socialement.

40 Par contre, s’il est question de prostitution, la manipulation de soi devient dès lors source d’indignité. L’instrumentalisation de soi, de son corps et de sa sexualité serait la cause, dans ce cas précis, d’une aliénation de soi, alors que l’instrumentalisation de soi et de son corps serait source d’estime de soi dans les autres situations de travail puisque favorisant la réussite sociale. La seule différence se trouvant dans l’instrumentalisation de la sexualité, ce serait à travers celle-ci que tout chavirerait du ciel à l’enfer…

41 Que ce soit pour valider ou pour réfuter ces présupposés, la recherche a passablement étudié la manipulation de soi dans le cadre du travail du sexe. C’est ainsi que des auteur(e)s en ont identifié différents processus dans le cadre des divers métiers du sexe. Il serait question chez la plupart des travailleurs et travailleuses du sexe, de manufacture d’une identité virtuelle, c’est-à-dire d’une identité de travail qui se moule aux souhaits du client mais qui ne correspond pas nécessairement à la personnalité sexuelle, ni à la personnalité générale du travailleur ou de la travailleuse du sexe (Boden, 2007 ; Bruckert, 2002 ; Sanders, 2005). En outre et plus spécifiquement, chez les danseuses, l’instrumentalisation en serait une d’intimité contrefaite (counterfeit intimacy) (Pasko, 2002), c’est-à-dire d’un jeu de confiance dans lequel le client est manipulé à croire que la danseuse est tout à fait celle qu’il souhaite qu’elle soit (soit une fille sexuellement très chaude, ou encore une « partenaire » (girlfriend) qui l’apprécie particulièrement, lui, et qui, si elle le pouvait, serait toute à lui). Dans les deux cas [15], l’objectif le plus immédiat est d’éveiller l’intérêt et le désir du client et de faire en sorte qu’il devienne un client régulier et très payant. Il existe toutefois un autre objectif dans cette manufacture d’une identité virtuelle : le travailleur ou la travailleuse du sexe préfère donner un faux nom et une fausse histoire de vie par peur d’être éventuellement reconnu(e) ou repéré(e) en dehors du travail et d’avoir à faire face au stigmate associé à la prostitution (et, dans le cas des hommes, au stigmate associé à l’homosexualité, surtout lorsqu’ils sont hétérosexuels en dehors du travail) (Boden, 2007 ; Bruckert, 2002 ; Sanders, 2005).

42 L’utilisation de techniques de surface acting et de deep acting est également mentionnée. Dans le surface acting, l’individu joue un rôle sans y croire et sans le ressentir (ce qui se produit, entre autres, dans les interactions d’intimité contrefaite). Alors que dans le deep acting, la manipulation de ses émotions est telle que l’individu joue son rôle à partir de la fabrication d’émotions, de ressentis réels ; ainsi se sent-il véritablement hot et sexy, sexuellement excité, et « authentiquement » intéressé par la personne du client puisque c’est son rôle. Bernstein (2007) a, quant à elle, proposé le terme de bounded intimacy pour rendre compte de l’expérience de travailleuses du sexe pour qui il est essentiel d’établir une connexion interpersonnelle authentique avec le client, bien que celle-ci soit limitée au moment de la rencontre. Ces dernières offrent des services personnalisés, s’impliquent plus personnellement aux niveaux émotionnel et sexuel, utilisent des connaissances provenant du massage et de la relation d’aide, se donnent un code d’éthique personnel, et conçoivent leur travail comme une voie de réalisation de soi.

43 La manufacture d’une identité virtuelle, lorsqu’elle est réussie, apporte satisfaction et fierté chez le travailleur et la travailleuse du sexe, que ceux-ci s’impliquent émotionnellement et sexuellement ou non dans le rôle joué (Boden, 2007 ; Bruckert, 2002 ; Parent, Bruckert, 2005 ; Sanders, 2005). Par ailleurs, le soi virtuel produit dans le cadre du travail est perçu par les autres comme étant la personnalité ; par conséquent, lorsque celui-ci et l’identité personnelle sont par trop différents, le travailleur ou la travailleuse du sexe peut en arriver à se sentir aliéné(e) (Boden, 2007; Bruckert, 2002).

44 En fait, ces approches de manipulation de soi dans le travail du sexe sont tout à fait semblables à celles observées dans d’autres contextes. Goffman (1959), par exemple, a étudié les interactions au travail et a noté que lorsque l’individu performe un rôle, il tend à cacher ce qui lui est personnel mais incompatible avec le rôle correspondant à la tâche ; en outre, il va souvent amener son interlocuteur ou son audience à croire que celui-ci est « spécial », « unique » et qu’avec lui, il peut être plus spontané. Ce qui correspond tout à fait à la manufacture d’un soi virtuel en vue de faire le travail, que ce soit à travers une approche d’intimité contrefaite (surface acting), d’une mise à contribution d’émotions personnelles spécialement fabriquées pour l’occasion (deep acting), ou d’une approche d’authenticité professionnelle (bounded intimacy).

45 Goffman (1959) fait également remarquer que les individus ont tendance à confondre ce qu’ils voient d’une performance avec l’identité de la personne impliquée dans celle-ci. Ainsi, l’audience croit souvent que le caractère projeté appartient vraiment à la personne en train, pourtant, de ne personnifier qu’un rôle. Le fait que les travailleurs et travailleuses du sexe soient perçus comme « étant » leur rôle n’est donc pas lié à l’aspect sexuel de la performance. Toutefois, tout comme il est possible de se sentir aliéné dans un travail qui ne nous correspond pas, cela se produit aussi dans le travail du sexe lorsque la personne accepte de jouer un rôle trop différent de ce à quoi elle croit.

46 Arlie Russell Hochschild (citée in Chapkis, 1997) est l’auteure du concept de deep acting. Elle a étudié la commercialisation des émotions humaines chez les agent(e)s de bord afin d’en saisir le processus et les effets. Ceux-ci, comme toute autre personne travaillant avec le public, doivent manipuler leurs émotions afin de créer celles qui sont utiles sur le moment, en les ressentant effectivement. Ainsi, au travail, la préoccupation pour le bien-être des passagers est réellement ressentie, alors que dans d’autres situations, cette préoccupation pour ces mêmes personnes serait inexistante. Quelques agents de bord considèrent que seul le soi exprimé en dehors du travail constitue le vrai soi ; toutefois, la plupart considèrent que les deux soi sont tout aussi vrais et significatifs, chacun l’étant en fonction de la situation. Ainsi que l’écrit Chapkis (1997, 75-76, ma traduction) :

47

Pour les travailleurs et travailleuses du sexe aussi, l’habileté d’évoquer et de contenir l’émotion dans la transaction commerciale peut être expérimentée en tant qu’outil utile dans le maintien d’une distance professionnelle plutôt qu’en tant que perte du soi. [… L] a performance de travail émotionnel ne peut être réduite à un « abus de sentiment » ; elle est expérimentée en des termes plus complexes contribuant à un sens d’un soi composite [multiply-positioned self]. […] Une fois que le sexe et l’émotion ont été délestés de leur relation présumée unique à la nature et au soi, il ne s’ensuit plus automatiquement que leur aliénation ou commodification soit simplement et nécessairement destructeur.

48 C’est ainsi qu’il est possible, pour plusieurs travailleurs et travailleuses du sexe, d’accomplir une mise en scène ou un geste sexuel sans ressentir ni désir, ni dégoût, tout comme ce serait le cas de tout autre geste banal. Il s’agirait simplement d’accomplir une tâche sans mettre sa propre sexualité en jeu. Autrement dit de présenter un soi de travail, sans que cela ne nuise au fonctionnement de sa sexualité dans des contextes personnels, à travers lesquels il demeure possible d’exprimer un autre soi, plus personnel (Zatz, 1997).

49 Par ailleurs, alors que la distance professionnelle est non seulement souhaitée mais même exigée dans la pratique de professions dans lesquelles une certaine intimité est nécessairement en jeu – en médecine (Lapointe, 1993), en psychothérapie (Epstein, 1994) et en massothérapie (McIntosh, 1999), par exemple – elle est communément confondue, dans le travail du sexe, avec une manœuvre pathologique de dissociation, sur la base de l’idée que « vendre sa sexualité » est tellement pénible que la personne ne peut faire autrement que fuir son corps et la situation lorsque cela se produit. Or, bien que quelques travailleurs et travailleuses du sexe utilisent vraiment un mécanisme de protection du soi sous forme de dissociation, pour la grande majorité, le processus de distanciation au client correspond parfaitement à celui exigé par le code d’éthique de professions estimées plus honorables.

50 De son côté, Giddens (1991), dans son étude de la construction du soi personnel, souligne que tous les humains maintiennent une division entre leur identité personnelle et les performances qu’ils exécutent dans certains contextes spécifiques. Il soutient également que jouer une fausse persona ne compromet pas nécessairement l’image de soi de l’individu, sauf lorsque le fait de jouer cette fausse persona se fait avec un sentiment de honte. Et c’est tout à fait ce que l’on rencontre dans le travail du sexe : les travailleurs et travailleuses du sexe qui projettent le stigmate aux autres dans le but de s’en protéger, sont plus susceptibles de vivre de la honte et de se sentir aliéné(e)s, en perte d’estime de soi et d’intégrité du soi personnel, alors que pour ceux qui n’internalisent pas le stigmate, produire un soi virtuel sexuel différent du soi personnel (une fausse persona) ne met pas en cause l’image de soi. Encore une fois, ce n’est pas l’instrumentalisation de la sexualité qui entraîne une aliénation de son identité mais bien plutôt la stigmatisation dont ce type de travail fait l’objet.

Contrôle sexuel des femmes et identité

51 Au cœur du travail du sexe se trouve le fait que la travailleuse du sexe se rende sexuellement disponible en vue d’en obtenir un avantage économique. Or, cette situation d’échange entre disponibilité sexuelle et avantage économique se trouve également à la base du mariage traditionnel, que celui-ci ait été contracté avec ou sans amour. Par conséquent, l’indignité proclamée de la prostitution ne se trouve pas tant dans cet échange même que dans le fait qu’il se produise hors du cadre d’un lien légitimé entre deux individus. Historiquement, la stigmatisation de la sexualité hors normes a résulté d’une volonté patriarcale de contrôler la reproduction et de s’assurer que l’épouse ne porte pas d’autres enfants que ceux du conjoint légitime. Par conséquent, tout en confinant la femme à sa seule fonction de reproductrice, on exigeait d’elle qu’elle soit vierge jusqu’au mariage et sexuellement fidèle par la suite, laquelle exigence ne s’imposait pas aux hommes. La valeur socialement accordée à la femme, en tant qu’individu, se jouait essentiellement sur son histoire sexuelle puisque toute femme ayant connu l’acte sexuel hors mariage en devenait irrémédiablement « souillée », qu’elle ait désiré ou non l’acte sexuel en question. On la considérait alors comme de moindre valeur comparativement à ce qu’on lui accorderait autrement. Elle était ainsi dé-gradée, et ne rencontrait plus que le mépris de ses concitoyens (Pheterson, 1998).

52 L’identité féminine s’est donc essentiellement définie à travers les attentes et les interdictions sociales quant aux comportements sexuels de la femme. Ce en quoi en témoignent d’ailleurs bon nombre de termes encore couramment utilisés, lesquels changent complètement de sens selon qu’ils sont utilisés au masculin ou au féminin : attribués à un homme, ils en indiquent le rôle social alors qu’attribués à une femme, ils en réfèrent au comportement sexuel (quelques exemples très connus : homme public vs femme publique ; maître vs maîtresse ; patron vs matrone ; courtisan vs courtisane).

53 Par conséquent le lien réputé être intrinsèque, chez la femme, entre son identité personnelle et sa sexualité, n’a rien de « naturel » ; il n’existe que grâce à la construction sociale dont il a été l’objet. Il s’agissait de valoriser les comportements de soumission à la loi patriarcale – jeune fille vierge, femme fidèle – et de stigmatiser toute velléité d’autonomie sexuelle dont celle engendrée par la prostitution, la femme ne se donnant alors plus à un seul homme. Et la manière sûre d’y arriver, c’était d’en faire une question d’honneur ou de déshonneur, laquelle teintait dès lors la narration de soi et atteignait donc l’identité même de la femme. Malheureusement, plutôt que de questionner le processus liant la sexualité à l’identité, les féministes abolitionnistes ont préféré soutenir la notion d’une plus grande moralité sexuelle « naturellement présente » chez les femmes et ont interprété la pornographie et la prostitution en tant qu’imposition, par les hommes, d’une sexualité dégradante, attaquant les femmes dans leur identité même. Toutefois, comme nous avons pu le constater à travers les représentations et pratiques des travailleuses du sexe, c’est plutôt l’interdit d’une sexualité hors normes, sous peine d’être marquées du stigmate de putain, qui porte préjudice à l’intégrité personnelle en forçant la femme à porter une identité chargée de honte.

Contrôle sexuel des hommes et identité

54 Tout comme chez la femme, mais de manière différente, l’identité sexuelle fait également partie de la définition de l’identité personnelle chez les hommes. Et tout comme chez la femme, cette identité sexuelle est définie à partir de critères sociaux imposés à l’individu. Or, selon ces critères, pour qu’un homme puisse être perçu et valorisé en tant que masculin, il lui faut s’éloigner de tout ce qui est défini comme féminin (Crépault, 1997). En regard des interactions entre hommes, tout dépendant des cultures, cela signifie soit d’éviter tout contact sexuel avec un homme, soit d’éviter d’avoir un comportement sexuellement passif avec un autre homme. Avec les femmes, posséder une identité masculine implique d’être actif, dominant et en possession des ressources financières, non seulement dans les activités sexuelles mais dans l’ensemble de l’interaction. De plus, faire de la prostitution est également à éviter puisqu’il s’agit d’un comportement traditionnellement considéré comme typiquement féminin.

55 Ainsi, tout comportement donnant l’impression que ces interdictions ne sont pas intégralement respectées crée un doute quant à l’identité masculine de l’individu, lequel doute rejaillit sur sa valeur même en tant qu’individu. Être/paraître homosexuel, être sexuellement passif avec des hommes et/ou avec des femmes, être financièrement « entretenu » par une femme (comme chez les travailleurs du sexe offrant des services aux clientes), ou faire de la prostitution alors que « ce sont les femmes qui font ça », sont par conséquent source de dégradation, d’indignité, c’est-à-dire de perte – socialement programmée – de la possibilité d’être pleinement respecté en tant qu’individu par « manque de masculinité ». Stigmatiser l’homosexualité et les comportements non dominants avec les femmes, est donc un moyen de contrôler la sexualité masculine, tout comme la stigmatisation de la prostitution en est un quant à la sexualité féminine.

56 Par conséquent, les travailleurs du sexe ont à gérer deux stigmates : celui lié à l’homosexualité ou au comportement de « soumission sexuelle » avec des femmes (puisqu’ils offrent leurs services), et celui associé à la prostitution, lequel rejaillit sur eux, même si le stigmate cherchait traditionnellement à atteindre les femmes.

Identité sexuelle, identité personnelle et travail du sexe

57 Alors que dans les sociétés traditionnelles, les identités sont données à l’individu par la société sans que celui-ci puisse avoir vraiment à en choisir, dans nos sociétés postmodernes, le soi personnel demande à être construit par la réflexivité. L’individu doit choisir ses rôles et son style de vie parmi une multiplicité de possibles. Il fait ses choix en fonction de ce qui lui paraît être le plus adéquat sur le moment et dans un contexte donné, de manière à maintenir son estime de soi en même temps que le sens de son existence (Giddens, 1991 ; Kaufmann, 2004). Or, parmi les éléments définissant le soi personnel, se trouve l’identité sexuelle ; identité se définissant, entre autres, par l’orientation et les pratiques sexuelles. Ainsi, l’exercice de sa sexualité, dans la modernité, exige également une réflexivité (Bozon, 2005 ; Giddens, 2004), c’est-à-dire de faire un choix quant aux rôles sexuels à assumer et quant aux manières personnelles d’assumer ces rôles.

58 Traditionnellement, le comportement sexuel était balisé par des normes sociales très restrictives et en fonction du sexe biologique de l’individu, de manière à ce que toute « déviance » à la règle soit source de stigmatisation pour l’individu. La sanction sociale touchait l’identité même de l’individu et celui-ci ne pouvait plus avoir aucune autre identité que celle, déviante et stigmatisée, dont on l’avait étiqueté. Il devenait indigne de tout respect social, dé-gradé, ostracisé, méprisé, exclu de la société du monde « normal ». Il était donc bel et bien vrai que la prostitution conduisait à une baisse d’estime de soi, à une dégradation et à une perte d’identité. Mais cet effet n’était pas dû à un lien de nature intrinsèque entre la sexualité et l’identité, il était le résultat d’une pure construction sociale !

59 Aujourd’hui, la perception d’un tel lien intrinsèque entre sexualité et identité persiste, maintenant l’attribution d’une identité stigmatisée aux travailleurs et travailleuses du sexe. Toutefois, l’ouverture à la réflexivité permet de questionner les fondements supposément inhérents d’une telle identité et de se construire d’autres identités, même dans le cadre du travail du sexe, qui sont plus personnelles et non imposées par l’environnement social. C’est ce qui rend compte de la variété des pratiques quant à la gestion de l’identité « travailleur (se) du sexe ». Ainsi, pour certains, la stigmatisation reste très présente et n’est pas vraiment remise en question ; elle est simplement renvoyée à ceux des autres qui semblent « se dégrader » davantage. Ce faisant, ils arrivent ainsi à maintenir l’estime de soi et le sens de leur existence, malgré un choix socialement réprouvé, en trouvant certains avantages et certaines sources de fierté personnelle à ce type de travail, dont la possibilité de s’éloigner du stigmate de la pauvreté. À l’opposé, d’autres rejettent totalement les normes sexuelles traditionnelles et la stigmatisation des comportements sexuels hors normes, préférant investir le travail du sexe de significations différentes. Ces derniers se construisent alors une identité personnelle par la voie de la réflexivité, laquelle identité inclut le travail du sexe dans la narration de soi. Un tel travail devient, pour eux, source d’estime de soi et répond vraisemblablement à une quête de sens, car il comporte certains avantages intéressants (revenus, autonomie, moyen d’exploration sexuelle, voire de réalisation de soi) et favorisant le développement d’habiletés professionnelles.

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Notes

  • [1]
    La criminalisation de la prostitution marque les prostitué(e)s en tant que criminel(le)s, ce qui les oblige à porter un stigmate de déviant(e)s. Par ailleurs, la légalisation ne favorise nullement la déstigmatisation de l’activité, certaines activités de prostitution étant maintenues criminelles (par exemple prostitution de rue hors de quartiers délimités, et prostitution hors des bordels légalement sanctionnés). La décriminalisation, de son côté, élimine du code criminel toutes les lois concernant les activités de prostitution et permet de transférer la responsabilité de légiférer au code civil. Il s’agit alors de positionner ces activités en tant que travail et de les contrôler de la même manière que le sont les autres activités commerciales de services. Cette approche, selon les associations de travailleurs et travailleuses du sexe, serait la plus à même de favoriser une déstigmatisation de l’activité si elle est jumelée à une campagne d’éducation antipréjugés. Finalement, une approche à travers la criminalisation des clients telle que la prônent les abolitionnistes, maintient un statut de victime chez les femmes faisant de la prostitution : celles-ci se voient donc refuser le statut de citoyennes à part entière pour être socialement identifiées en tant que mésadaptées sociales ayant besoin d’être protégées contre elles-mêmes.
  • [2]
    Du moins est-ce le cas au Canada et dans la plupart des pays occidentaux.
  • [3]
    Il semble que les mentalités changent lentement, toutefois. Dans les villes de Montréal et de Québec, par exemple, les policiers prennent plus au sérieux les plaintes des travailleurs et travailleuses du sexe et procèdent maintenant à l’arrestation de clients agresseurs [www.chezstella.org].
  • [4]
    Bien évidemment, cette association a nettement favorisé les organismes anti-prostitution quant aux subventions. Mais ce qui est déplorable dans cette situation, c’est que les activistes anti-prostitution aient réussi à faire adopter une loi faisant que tout organisme potentiellement en contact avec des travailleurs ou des travailleuses du sexe (y compris ceux qui font de la prévention du sida) doive signer une déclaration comme quoi il s’oppose à la prostitution légale et travaille activement à « sauver » les prostitué(e)s du trafic humain dont ils sont nécessairement les victimes (Weitzer, 2007).
  • [5]
    La prostitution masculine étant commodément mise de côté, comme si elle n’existait pas, puisqu’elle affaiblirait la logique du discours féministe d’exploitation des femmes par les hommes.
  • [6]
    En plus de confondre le travail du sexe librement consenti et vécu positivement avec l’esclavage sexuel, les activistes anti-prostitution en arrivent à assimiler la traite des femmes et des enfants au seul esclavage sexuel, alors que cette traite opère présentement non seulement à d’autres niveaux (travail domestique, agricole, ou manufacturier, par exemple), mais fait également des victimes chez les hommes (bateaux de pêche illégaux, par exemple) (Department of State, USA, 2006).
  • [7]
    Voir aussi Chaumont, Wibrin (2007) pour une analyse de ce phénomène au Canada, de même que Toupin (2002 ; 2006) et Weitzer (2005a, b) pour une analyse des positions idéologiques derrière l’amalgame théorique prostitution = trafic des femmes, et une analyse des importants biais méthodologiques observés en recherche « abolitionniste ».
  • [8]
    Comme nous l’avons vu, cette identité de femme-victime était déjà présente dans les discours européens et américains de la fin du XIXe siècle, en tant que jeune femme séduite et abandonnée, ou entraînée et piégée dans un bordel par ruse. Elle a ensuite été reprise dans les premiers discours sur la Traite des blanches, à la fin du XIXe siècle, et maintenue ensuite par le biais d’accords internationaux visant à la répression de la traite pour fins de prostitution, lesquels accords assimilaient l’une à l’autre (Chaumont, Wibrin, 2007 ; Toupin, 2002).
  • [9]
    La gestion du stigmate de la prostitution semble avoir été peu étudiée auprès des travailleurs et travailleuses du sexe opérant dans les pays en voie de développement ; il faut donc garder en tête que les stratégies discutées ici sont celles d’occidentaux et que le stigmate et sa gestion ne sont pas nécessairement les mêmes dans les pays en voie de développement. En outre, il serait important de se pencher sur l’expérience du stigmate que font les personnes contraintes d’exercer la prostitution par des réseaux de proxénètes. Pour le moment, de tels travaux ne semblent pas avoir été réalisés.
  • [10]
    Termes espagnols qui signifient cavaliers et cavalières.
  • [11]
    En fait, l’intensité relative du stigmate de la prostitution en comparaison de celui de l’homosexualité varie selon les milieux. Et dans certains pays, comme en Thaïlande (Storer, 1999) et aux Philippines (Tan, 1999), les deux stigmates sont importants et se superposent l’un à l’autre. La prostitution étant conceptualisée en tant que « travail de femme », les hommes hétérosexuels prostitués de ces pays se sentent doublement dégradés (car la prostitution met également en jeu leur identité masculine) et ce n’est que par désespoir de ne pas trouver un autre travail, qu’ils acceptent de s’engager dans le travail du sexe.
  • [12]
    Ce que réfute Kaufmann (2004) : bien que l’identité fasse référence à certaines données difficilement altérables (sexe, couleur de peau, morphologie générale, par exemple), elle n’est pas fixe et donnée à la naissance ; elle constitue d’abord et avant tout un processus de construction de soi visant à donner sens à sa vie et à maintenir l’estime de soi, lequel processus est grandement influencé par l’environnement social.
  • [13]
    Voir les textes publiés sur [www.Sisyphe.org] pour des exemples de cette pensée.
  • [14]
    Concernant l’exploitation des travailleurs et travailleuses du sexe de la part des employeurs, celle-ci est explicable à la fois par le fait de la stigmatisation et de la criminalisation qui empêchent les travailleurs et travailleuses du sexe de recourir aux lois concernant les conditions de travail; n’étant pas légalement protégé(e)s dans le cadre de leur travail, les travailleurs et travailleuses du sexe sont donc incapables de se défendre de pratiques abusives des gérant(e)s de bar ou de bordel. Même chose concernant les violences perpétrées: ce sont la stigmatisation et la criminalisation qui, en faisant obstacle à la protection civile des travailleurs et travailleuses du sexe, les rendent vulnérables aux attaques et aux meurtres. Les choses semblent commencer à changer dans certains pays, mais depuis longtemps et de façon générale, les meurtres de prostitué(e)s ne sont enquêtés que lorsqu’ils sont commis en série ; les agresseurs le savent et en profitent (Alexander, 1998 ; Bruckert, 2002 ; Lewis et al., 2005 ; Shaver, 2005).
  • [15]
    Qui sont, en fait, très semblables bien que le premier processus laisse la possibilité que le travailleur ou la travailleuse du sexe conserve une certaine « authenticité » dans son interaction avec les client(e)s alors que le deuxième processus semble plus malhonnête envers ceux-ci.
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