Notes
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Université de Nice-Sophia Antipolis – Urmis (UMR CNRS 7032).
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[1]
Cette proposition peut d’ailleurs être considérée comme fondatrice de l’analyse des politiques publiques en tant que perspective de recherche, ainsi que le soulignait déjà le Traité de science politique publié en 1985 sous la direction de Grawitz et Leca. Voir à ce sujet les contributions à cet ouvrage de Lacroix (1985) et de Thoenig (1985). Voir également la généalogie de cette posture de recherche proposée par l’ouvrage classique de Mény et Thoenig (1989).
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[2]
Soit, selon Aldrich (1976), des problèmes qu’aucun acteur ne peut prétendre résoudre seul.
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[3]
La place manque ici pour procéder à l’analyse de ce qui doit respectivement aux métamorphoses de la question sociale (Castel, 1995) et aux évolutions de la « gouvernance » contemporaine (Le Galès, 1998), dans l’émergence d’un État-providence sélectif agissant sur des groupes cibles dans le cadre d’une individualisation du social (Rosanvallon, 1995) et territorialisant ses modes d’action par la prise en compte des spécificités locales et la valorisation du partenariat (Ion, 1990). On se limitera à constater que le renforcement de l’échelon local et la valorisation de la démarche « partenariale » participent d’un mouvement plus large de recomposition de l’action publique qui voit se redéfinir les hiérarchies traditionnelles entre sources d’autorité, les découpages territoriaux, les rapports entre public et privé. Sur ces mutations, voir Gaudin (2004). Dans le domaine de la politique sociale, cette évolution se conjugue à un processus de « dualisation » de la protection sociale qui voit s’opposer des logiques d’action concurrentes : assurance versus assistance, centralisation et sectorisation versus partenariat et transversalité, logique de droit versus logique de besoin, couverture généralisée et égalitaire versus ciblage des populations et discrimination positive (Palier, 2002 ; Borgetto, 2003). Le développement du relationnel comme mode de traitement de la question sociale (Dubois, 2005) apparaît dans ce cadre comme un des signes des profondes mutations que connaît l’État social à l’heure d’une solidarité de responsabilisation (Soulet, 2005).
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[4]
Ce qui impliquerait, outre l’épineuse question de la délimitation du domaine considéré, d’en retracer la généalogie, la dynamique et les facteurs d’évolution, autant de sujets de réflexion qui dépassent de loin l’ambition de ce texte. Nous nous bornerons à constater ici que l’émergence de perspectives visant à comprendre comment l’action publique contribue à « construire » les problèmes et les populations, doit à la fois à la dynamique propre du débat scientifique (la diffusion d’une épistémologie constructiviste dans les sciences sociales françaises au cours des années 1980 pour le dire vite) et à la nécessaire adaptation des cadres théoriques aux évolutions de l’action publique (l’émergence d’un monde « polycentrique » qui diversifie les sources d’autorité donc les lieux de production du sens de l’action publique).
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[5]
Nous sommes conscients de ce que, en se livrant à ce type d’exercice, on risque de perdre en nuance et en précision ce que l’on compte gagner en lisibilité. Est-il utile de préciser qu’il n’est pas dans notre propos d’enfermer les chercheurs qui travaillent sur l’action publique dans l’une ou l’autre de ces perspectives de recherche, mais de présenter une vision panoramique d’un paysage intellectuel et scientifique qui, selon nous, tend à se structurer depuis quelques années autour de ces trois approches.
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[6]
On pourrait ajouter à cette liste la notion de carte mentale (North, 1990), celle de discours de coordination (Schmidt, 2002), ou celle de récit (Radaelli, 1995) qui, toutes, participent de cette volonté de rendre compte de la production de sens que réalise l’action publique.
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[7]
Cette perspective de recherche couvre un domaine très vaste qui va d’un « constructivisme modéré » jusqu’à l’ethnométhodologie la plus radicale. Pour cette raison, un état des lieux est ici impossible. Mentionnons simplement les travaux d’Isaac Joseph (1988), de Philippe Warin (1992,1993), de Jean-Marc Weller (1999), de Gilles Jeannot (2000), de Vincent Dubois (1999), d’Annie Borzeix (2000). Toutes les approches de ce domaine ont en commun de privilégier une analyse microsociologique de situations d’interaction afin de rendre compte de la production et de l’usage des catégories mobilisées par les acteurs pour définir ou, pour certains, « co-produire » ces situations. Il s’agit de rendre compte des processus de catégorisation auxquels se livrent les agents, de la manière dont ces derniers « travaillent » les catégories ou les nomenclatures officielles, ou dont ils adaptent au quotidien des principes généraux à des situations particulières.
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[8]
Notons que l’étendue et les conditions d’usage de cette marge de manœuvre sont très variables. Généralement, la marge accordée par l’institution augmente à mesure que l’on se rapproche du modèle de l’expert, c’est-à-dire que se « durcissent » les compétences qui la justifient (Trépos, 1992). Cependant, au delà des situations où est officiellement autorisée l’adaptation de règles générales à des situations particulières, il existe de nombreuses situations dans lesquelles l’intervention de considérations liées au contexte propre de l’interaction est tout simplement rendue possible par des conditions organisationnelles particulières. C’est par exemple le cas des agents de la CAF que décrit Dubois (1999) ou des agents préfectoraux qu’étudie Spire (2007) dans le cas de la demande d’asile.
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[9]
Rappelons qu’en France les demandes d’asile s’effectuent en Préfecture, où les intéressés se voient délivrer une autorisation provisoire de séjour valable jusqu’à la décision positive ou négative – auquel cas des recours sont possibles – de l’OFPRA. Pendant la durée de la procédure, 110 jours en moyenne selon l’OFPRA en 2006 (OFPRA, 2007), les demandeurs d’asile n’ont pas le droit d’occuper un emploi. Les aides financières qui leur sont accessibles se révélant insuffisantes pour couvrir les besoins quotidiens de ceux, largement majoritaires, qui ne bénéficient pas d’un hébergement en Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA), beaucoup n’ont d’autre choix que de se tourner vers les différents guichets sociaux qu’ils identifient comme potentiellement détenteurs de solutions à leur apporter en matière d’hébergement, d’alimentation, de transport, etc.
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[10]
Programme DREES : L’accueil des étrangers dans les dispositifs d’hébergement spécialisés et généralistes (2002). L’étude, qui s’est déroulée de septembre 2002 à décembre 2003, s’appuie sur une quarantaine d’entretiens réalisés auprès d’acteurs locaux impliqués dans l’accueil des personnes en demande d’asile, réfugiées et déboutées du droit d’asile. Cf. Frigoli, Jannot (2004).
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[11]
Pour une mise en perspective historique, on pourra se reporter à Noiriel (1999) ainsi qu’à Alland et Teitgen-Colly (2002). Voir également les travaux de Kevonian (2000).
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[12]
Luc Legoux (1999), parle d’une politique qui ne vise plus à défendre la liberté dans le monde, mais seulement à accompagner la politique migratoire en légalisant temporairement ceux que les sentiments humanitaires interdisent d’expulser. Voir aussi, concernant les enjeux, à l’échelle de la planète, de cette vision humanitaire du « nouvel ordre mondial », Fassin (2006) et Agier (2006).
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[13]
Nous voulons parler de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’évoquer sous le terme de « nouvelles migrations » (Bribosia, Rea, 2002) ainsi qualifiées car elles se distinguent en plusieurs points des mouvements migratoires qui ont marqué la période post-coloniale en France notamment. Faiblement contrôlées par les États d’origine et les États destinataires, ne répondant pas à une logique économique d’appel de la part de ces derniers, elles ne se trouvent que marginalement encadrées par les dispositifs institutionnels des pays concernés (Péraldi, 2002). En lieu et place de formes de mobilité s’inscrivant dans un parcours linéaire permettant de distinguer définitivement un lieu de départ et une destination, elles empruntent la forme de « mobilités pendulaires » brouillant l’image traditionnelle d’une migration vue comme « mouvement entre deux sédentarités » (Morokvasic, 1999). Le développement de ces migrations de type circulatoire s’accompagne de plus d’une diversification des pratiques de survie économique et sociale développées jusque-là par les populations migrantes. La variabilité des statuts au regard de la législation ainsi que celle des formes d’inscription dans le tissu économique urbain, se doublent du déploiement de nouveaux types de rapport aux systèmes institutionnels des pays d’accueil, qui s’appuient sur l’acquisition et la maîtrise de compétences spécifiques, tant sur le plan relationnel que commercial, et qui s’exercent vis-à-vis des dispositifs d’aide et/ ou de contrôle. Au-delà, c’est l’« expérience migrante » qui semble connaître ici de profonds changements bouleversant le rapport des migrants aux sociétés urbaines et à leurs institutions. Voir sur ce point les travaux de Tarrius (2002) et de Potot (2007).
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[14]
Les conditions d’hébergement sont bien meilleures en CADA qu’en dehors de ce dispositif. Les personnes, qui n’ont pas à se soucier de leur survie au quotidien (nourriture, soins, etc.) y bénéficient en outre d’un accompagnement social personnalisé.
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[15]
Dans le cadre de notre enquête, nous avons pu identifier plusieurs logiques d’adaptation organisationnelle à l’émergence de ces nouveaux publics que constituent les demandeurs d’asile, notamment : une posture défensive adoptée par certaines structures souhaitant se préserver face à des publics dont le statut particulier rend incertaine toute démarche centrée sur l’insertion sociale et professionnelle (les demandeurs d’asile étant des personnes dont par principe on ne sait pas de quoi l’avenir, subordonné à l’obtention du statut de réfugié, sera fait) ; logique de spécialisation adoptée par des structures associatives engagées sur la voie de la constitution d’une expertise en la matière ; démarche de bricolage institutionnel développée par des organisations enrôlées nolens volens dans le réseau d’accueil et recherchant le subtil dosage entre une adaptation nécessaire et la volonté de ne pas dévier de manière excessive du « sentier institutionnel » qui est le leur.
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[16]
Il s’agit là d’une des formes d’expression de la « posture défensive » évoquée supra. Dans le département, les CHRS ont adopté une position commune consistant à mettre en avant la spécificité d’un public auprès duquel, du fait de l’incertitude qui règne concernant l’issue de la procédure de demande d’asile, toute démarche visant à l’insertion sociale et professionnelle des personnes apparaît comme peu rationnelle au vu de la « philosophie » de la structure. Le risque identifié est celui d’un « investissement » peu rentable (en temps, en énergie mais aussi d’un point de vue financier) au vu d’une part de l’impossibilité légale qui est faite aux demandeurs d’asile d’occuper un emploi (et donc de financer en partie leur prise en charge dans le CHRS), d’autre part de la forte probabilité que ces derniers ne se voient pas reconnaître le statut de réfugié et soient en conséquence invités à quitter le territoire français.
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[17]
Dans le cadre du programme d’étude dans lequel s’est inscrit notre enquête, une autre recherche a été menée dans la région lyonnaise. La mise en perspective des dispositifs mis en place dans les deux départements confirme l’importance des régulations propres aux systèmes d’action territoriaux qui se constituent autour de la demande d’asile. Voir Bourgeois, Ebermeyer, Sevin (2004).
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[18]
Cette remarque peut être étendue à d’autres catégories de migrants, elles aussi soumises à l’évaluation d’acteurs de terrain ou d’instances de décision ayant pour mission d’« apprécier sur critères » les situations correspondantes. Voir, parmi de nombreux travaux récents consacrés au travail administratif à l’égard des étrangers, Math, Slama, Spire, Viprey (2006) ; Rygiel (2004) ; Spire (2005).
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[19]
Tous les demandeurs d’asile conventionnel ne passent pas par « l’épreuve » de l’entretien. Toutefois, on peut fort bien appliquer les remarques qui suivent à l’ensemble des cas de demande d’asile, à condition de considérer que l’examen de dossiers sans entretien s’inscrit dans la forme particulière d’interaction que décrit Fassin (2000) à propos du Fonds d’Urgence Sociale, soit « l’entretien à distance », qui, tout autant que l’interaction en face à face suscite attentes, anticipations et interprétations croisées passibles d’analyses d’orientation « interactionniste ».
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[20]
Nous faisons référence ici à la complexité du jeu d’interprétations réciproques qui est susceptible de se mettre en place entre acteurs. Du côté des acteurs institutionnels, la frontière entre ce qui procède d’une juste compréhension par les demandeurs des règles du jeu qui leur est imposé, et ce qui relève de la tentative de manipulation est dans les faits bien difficile à établir (Frigoli, 2002). Or, les demandeurs peuvent très bien être conscients de la nécessité d’être placés du bon côté de cette frontière. D’où la nécessité de se montrer stratégique dans la manière de ne pas l’apparaître. On trouvera une illustration de ce type de paradoxe dans l’étude menée par Grussen (2002) sur la construction des récits destinés à l’OFPRA et sur le déroulement de la procédure de recours. On y montre que la diffusion d’un savoir commun conduit à la construction de récits stéréotypés correspondant à l’image de ce qu’est, selon ce savoir, le « bon candidat ». Or, il n’est pas rare que le requérant se voie refuser le statut de réfugié précisément au motif que son récit est trop stéréotypé.
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[21]
C’est ce qui justifie à notre sens l’idée que les relations interpersonnelles ne sont jamais qu’en apparence des relations d’individu à individu et que la vérité de l’interaction ne réside jamais tout entière dans l’interaction (Bourdieu, 1972,184).
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[22]
Dans un rapport consacré à l’hébergement des demandeurs d’asile, France Terre d’Asile (2003) avance un taux d’accès au statut de réfugié pour les demandeurs d’asile hébergés en CADA de 71%. Ce taux est à rapporter au taux global de 17% observé en 2002 pour l’ensemble des demandeurs d’asile.
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[23]
Voir l’analyse que fait Kobelinsky (2007), de « l’évaluation morale » dont sont l’objet au quotidien les demandeurs d’asile hébergés en CADA et des « figures anthropologiques » que ces jugements font émerger.
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[24]
On trouvera une analyse de ces procédures de catégorisation et de leurs effets dans le rapport final de l’enquête que nous avons menée (Frigoli, Jannot, 2004).
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[25]
Propos d’un avocat repris dans Grussen (2002). Ceux qui suivent sont tirés de notre enquête.
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[26]
Il en est de ces points de vue analytiques comme de n’importe quel point de vue adopté pour contempler un paysage ou apprécier une œuvre d’art : il serait absurde de chercher à démontrer que La liseuse de Vermeer est plus beau, ou plus émouvant, ou nous renseigne mieux sur l’âme du maître, suivant que l’on se place face au tableau, de côté, ou à distance pour l’observer. En revanche, on ne peut apprécier la qualité du grain dont le peintre se sert pour rendre la lumière qu’en se rapprochant de la toile, de même qu’on ne peut appréhender la composition du tableau qu’en se plaçant de manière à adopter une vue d’ensemble de l’œuvre. En d’autres termes, on ne peut juger de l’intérêt de chacune de nos trois approches de la fabrique des populations qu’au regard de l’adéquation entre ce que l’on cherche à voir et à comprendre et le point de vue adopté pour le faire.
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[27]
Ce qui ne signifie en rien que les échelles d’observation ne puissent pas être les mêmes : comme le note Musselin (2005), on peut très bien observer le travail des élites au microscope. De même, l’analyse de la politique menée par une collectivité territoriale peut très bien relever d’une macrosociologie. Autrement dit, les trois approches de notre typologie ne se distinguent pas par le choix d’une focale (macro, méso ou microscopique) mais visent des niveaux différents de l’architecture que constitue l’action publique.
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[28]
Voir la note précédente.
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[29]
Une des questions centrales étant ici de savoir, d’une part s’il n’est d’autre ordre que local, d’autre part de définir cet espace local. On sait en effet à ce sujet que la science politique, la sociologie de l’action organisée et la tradition interactionniste ne répondent pas de la même manière, l’analyse en termes de « référentiel » ayant prétention à mettre au jour l’existence des soubassements intellectuels d’un ordre social global, propre à une société donnée, là où l’analyse de systèmes d’action territoriaux ou de la relation réunissant agents et usagers ne voient que des « ordres locaux » sans toutefois délimiter de la même manière un espace local qui dans le premier cas est celui de l’« action organisée » et celui de l’« interaction » dans le second.
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[30]
La perspective développée par Jobert et Muller (1987) se montre d’ailleurs attentive à la prise en compte de cette dimension. Le référentiel d’une politique publique ne saurait se réduire à l’idéologie ou aux valeurs que défend tel ou tel décideur politique. Il est bien le produit de la confrontation d’intérêts divers s’exprimant à travers des visions différentes du contenu à donner à tel ou tel programme d’action.
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[31]
Les acteurs de terrain, s’ils sont amenés à catégoriser au quotidien les usagers et les situations dans lesquelles ils les rencontrent, sont bien des acteurs organisationnels. Leurs pratiques s’insèrent dans des activités qui sont bien des activités organisationnelles et qui, à ce titre, contribuent à les structurer. C’est dans ce sens, celui d’une meilleure prise en compte du contexte systémique et/ou des rapports sociaux dans lesquels s’insèrent les interactions, que nous semble évoluer la perspective d’analyse des « échanges au guichet ». Pour la prise en compte des « effets de système », voir par exemple les réflexions que propose Jobert (1992) : Admettre ainsi la diversité des stratégies menées par les acteurs des politiques publiques vis-à-vis des usagers, conduit à mettre en doute la pertinence d’analyses qui conjuguent au singulier la relation entre service et usagers. Ce qu’il faut essayer d’appréhender c’est un système de relations complexes où les différents acteurs publics jouent des stratégies différentes vis-à-vis des usagers (1992,50). Voir aussi sur ce point Frigoli (2003). Pour une analyse de la relation de service qui intègre les positions sociales, au sens large, des acteurs, et par là les capitaux qu’ils peuvent mobiliser, voir Jeantet (2003). Voir également les travaux menés par Dubois (2005).
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[32]
Les travaux centrés sur l’action publique locale nous semblent globalement aller dans le sens d’une meilleure prise en compte de la construction du sens : c’est le cas de l’article déjà cité de Duran, Thoenig (1996), des travaux qui font usage de la notion de transcodage, ou encore de ceux de Le Galès (1998) sur la « gouvernance urbaine ». Voir également les contributions au numéro de la revue Sciences de la société (2005) consacré aux « idéologies émergentes des politiques territoriales ».
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[33]
Voir par exemple l’argumentation que développe Friedberg (1993) lorsqu’il déclare que sa perspective renonce à analyser la totalité et à produire des énoncés sur sa régulation, non pas parce qu’elle nie l’existence de régulations plus globales qui débordent les limites du système d’action concret spécifique qu’elle est en train d’étudier, mais simplement parce qu’elle n’a pas l’outillage pour les mettre en évidence (1993,181).
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[34]
On sait, notamment depuis la parution du célèbre article de Bruno Jobert et Jean Leca (Jobert, Leca, 1980) consacré à L’acteur et le système, que les débats théoriques suscités par la question de savoir s’il n’existe en matière d’action publique que des constructions partielles et contingentes comme le sont les réponses qu’élaborent les acteurs au problème de leur coopération, si, dès lors qu’on s’intéresse à la construction d’une action qui est publique, il y a une place pour la politique dans cet enchevêtrement de systèmes d’action et dans l’analyse qu’on en fait. On en trouvera des prolongements par exemple dans la lecture critique que fait Chazel (1994) du Pouvoir et la règle, lorsque, constatant que Friedberg qualifie de politique l’ordre local qu’instaurent les règles du jeu et les arrangements entre acteurs, il pointe le risque d’une réduction de l’univers de la politique à une conception dans laquelle le politique apparaîtrait à partir du moment où la relation sociale est façonnée par le pouvoir d’un acteur sur d’autres acteurs. Voir également l’article déjà cité de Musselin (2005).
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[35]
Quand elle ne conteste pas purement et simplement, dans le sillage de la posture classique de Blumer (1969), l’idée que des normes puissent exister, en tant que stock d’interprétations disponibles, en dehors de la dynamique d’interaction elle-même.
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[36]
Le débat sur les « 3i » (concernant la place respective à accorder aux idées, aux intérêts et aux institutions dans l’analyse de l’action publique), débat qui nous semble recouper ce questionnement sur les composantes organisationnelles, cognitives et normatives de l’action publique, illustre d’ailleurs clairement les lignes de fracture qui continuent de parcourir les relations entre les trois traditions qui nous intéressent ici. En dehors même des désaccords explicites entre les partisans de l’un ou l’autre de ces « i », on trouve des nuances importantes même chez ceux qui s’accordent sur la nécessité d’articuler les trois dimensions. Voir par exemple les remarques que fait Musselin (2005) face à la proposition de Palier et Surel (2005) de hiérarchiser l’importance des trois dimensions en fonction de la séquence de construction de l’action publique considérée.
1L’idée selon laquelle les politiques publiques contribuent à construire la réalité sur laquelle elles sont censées agir semble pouvoir être aujourd’hui considérée comme consensuelle au sein de la communauté scientifique. Certes, il existe des degrés différents dans l’affirmation de ce point de vue sur l’action publique, de même que sont extrêmement divers les chemins théoriques, méthodologiques, disciplinaires, empruntés pour y accéder. Mais par-delà ces différences, on peut, sans craindre de céder à un éclectisme épistémologique contestable, considérer comme acquis que toute politique publique, parce qu’elle ne saurait se déployer en faisant l’économie d’une définition de son objet, repose sur des interprétations du monde social et en met en circulation. Ou, pour le dire autrement, il n’est pas d’objet d’action publique en soi, il n’est que des faits ou des groupes qui sont constitués comme tels [1]. Les mécanismes, les acteurs, les ressorts, les temporalités de cette construction ont fait l’objet de très nombreux travaux se proposant d’ouvrir la boîte noire de l’action publique. Plus rares sont toutefois les perspectives de recherche visant, autrement que de manière allusive, à comprendre où se réalise cette construction. Il est vrai que formulée ainsi, c’est-à-dire de manière abstraite et à ce niveau de généralité, une telle interrogation peut sembler oiseuse. Et l’on voit bien les apories auxquelles peut mener une question qui, de proche en proche et si l’on reste sur le registre spéculatif, conduit inexorablement à se demander « où est le social ». Toutefois, lorsque l’on se propose d’étudier empiriquement la manière dont telle ou telle politique publique « fabrique » le public qu’elle vise, on est par principe conduit à faire le choix d’un terrain et, par là, à définir un ou plusieurs lieux d’investigation en faisant l’hypothèse que s’y déroulent des processus qui participent de cette « fabrication ». Ce choix est en partie dicté par des considérations liées à l’appartenance disciplinaire des chercheurs, à l’orientation théorique ou méthodologique qu’ils privilégient. Mais il peut aussi être conditionné par l’évolution de l’action publique elle-même, pour peu que se recomposent les modes de régulation existants et/ou qu’émergent de nouveaux espaces de régulation de l’action publique.
2Ainsi en est-il de deux évolutions particulièrement marquées dans le champ de la politique sociale en France et, au-delà, dans l’ensemble des domaines qui ont à voir avec la prise en charge des situations de vulnérabilité sociale.
3La première concerne l’accroissement de l’autonomie conférée aux acteurs locaux dans la conception et la mise en œuvre de l’action publique, cette « montée du local » ayant pour corollaire la valorisation du « partenariat territorialisé » comme mode d’action face à des problèmes définis comme transversaux ou « indivisibles » [2].
4La seconde de ces évolutions se traduit par la promotion du « cas par cas » dans la réponse aux situations de vulnérabilité sociale, généralement à travers le concours d’« acteurs de terrain » (travailleurs sociaux, agents administratifs, conseillers d’insertion, etc.) censés adapter des principes généraux aux situations particulières auxquelles ils font face.
5À travers ces deux évolutions, qu’il faudrait replacer au carrefour des recompositions qui marquent les modes de construction de l’action publique d’une part, les modes de traitement de la question sociale d’autre part [3], se dessine un modèle d’action publique dans lequel, à partir d’indications très générales (« il faut lutter contre l’exclusion »), des partenariats locaux sont invités par l’État central à se former afin de produire une définition conjointe et circonstancielle des objectifs et des moyens adaptés au territoire concerné (« comment trouver une réponse collective locale au problème de l’exclusion sociale »), pendant que des agents placés en contact direct avec les usagers actualisent ce cadre normatif dans des situations d’interaction (« que faire face aux individus que je rencontre dans le cadre d’une politique publique de lutte contre l’exclusion sociale »). L’émergence de ce type de politique publique ouvre l’éventail des terrains accessibles et pertinents pour les chercheurs qui s’intéressent à la construction sociale de la vulnérabilité comme objet d’action publique. Si celle-ci relève bien de la construction (politique, juridique, médiatique, etc.) de problèmes publics, elle procède également des modalités par lesquelles des systèmes d’action territoriaux traitent la question de leur coopération interne, mais aussi des mécanismes à travers lesquels des usagers et des agents disposant d’une marge de manœuvre pour fournir une appréciation de ce que doit être le traitement approprié à leur réserver, « co-produisent » la situation d’interaction qui les réunit. Chacune de ces options, qui n’engage pas que le choix d’un terrain mais relève également de l’inscription dans une perspective de recherche (I), donne à voir des éléments de la fabrique des populations et en laisse d’autres dans l’ombre. Nous proposons ici de les mettre en perspective en nous appuyant sur des éléments d’enquête portant sur un domaine qui illustre bien cette diversification des modes de construction des figures de la vulnérabilité et, par conséquent, celle des modalités par lesquelles se règle le sort des individus concernés : la demande d’asile (II). En passant le cas de la demande d’asile au filtre de ces trois grilles d’analyse, l’objectif est de mettre en évidence ce qu’elles montrent, ou au contraire, ne montrent pas, de la construction dans le cadre de l’action publique des figures de la vulnérabilité. Mais il est aussi de s’interroger sur la nature de ce qui sépare ces approches : a-t-on affaire à des échelles d’observation différentes ? À des échelons territoriaux de la mise en œuvre de l’action publique différents ? À des présupposés théoriques ou méthodologiques différents derrière un « background constructiviste » apparemment commun ?
I. Trois grilles d’analyse de la fabrique de la vulnérabilité
6Notre propos n’est pas de produire un état de la recherche en sciences sociales autour du thème de la construction de la vulnérabilité sociale par les politiques publiques [4]. Plus modestement, nous nous limiterons à la présentation de trois perspectives de recherche qui ont en commun d’offrir un cadre d’analyse de la manière dont les politiques publiques contribuent à la construction des problèmes et des populations qu’elles visent, et qui nous semblent schématiquement constituer les trois grandes voies disponibles aujourd’hui lorsqu’on souhaite procéder à ce type d’analyse [5].
1. L’analyse cognitive des politiques publiques
7La première perspective, que l’on peut lier au développement de l’analyse cognitive des politiques publiques (Muller, 2000), réunit un certain nombre d’approches ayant en commun d’appréhender les politiques publiques comme des matrices cognitives et normatives constituant des systèmes d’interprétation du réel, au sein desquels les différents acteurs publics et privés pourront inscrire leur action (Muller, Surel, 1998). Il existe certes des différences importantes entre les modèles théoriques que recouvre cette perspective, suivant l’importance relative qu’ils accordent aux facteurs cognitifs par rapport aux facteurs non cognitifs (Sabatier, Schlager, 2000), le poids respectif attribué aux trois dimensions constitutives de l’action publique que sont les idées, les intérêts et les institutions (Palier, Surel, 2005), l’articulation à réaliser entre la dimension matérielle et politique et la dimension idéelle des politiques publiques (Bézes, 2005). Mais sans sous-estimer l’importance de ces débats (Faure, Pollet, Warin, 1995), on peut tout de même déceler une convergence de vues autour de l’idée selon laquelle les politiques publiques sont déterminées par des croyances communes aux acteurs publics et privés concernés, qui définissent la manière dont ces mêmes acteurs envisagent les problèmes publics et conçoivent les réponses adaptées à cette perception des problèmes (Surel, 2000). En d’autres termes, on dispose ici de cadres d’analyse qui permettent d’envisager l’action publique sous l’angle de la contribution qu’elle apporte à la construction sociale de ses objets. La production d’une politique publique traduit bien une conception de la vie sociale, délivre un contenu normatif qui justifie, en vertu de cette conception, qu’on agisse sur la réalité sociale, et fournit une vue des moyens qui rendent possible cette intervention, c’est-à-dire des instruments nécessaires pour la mener à bien. On peut ainsi appréhender l’élaboration des concepts de référentiel (Jobert, Muller, 1987), de paradigme (Hall, 1993 ; Merrien, 1993) ou de système de croyance (Sabatier, 1998) [6] comme autant de tentatives visant à rendre compte de ce processus par lequel les politiques publiques produisent des interprétations du réel en même temps que des modèles normatifs d’action. Cette mise à jour de la « fonction intellectuelle » des politiques publiques pourra passer, en fonction des caractéristiques du domaine étudié, par l’observation des rapports qu’entretiennent une élite politicoadministrative et les représentants de groupes sociaux ayant un pouvoir de parole, rapports dont procède la production d’images du réel sur lequel il s’agit d’intervenir, de normes et de principes d’action qu’il est possible par induction de rapporter à une « vision du monde ». Dans d’autres cas, on pourra privilégier une analyse par les instruments, en tant que « traceurs du changement » dans les modes d’appréhension des faits et des groupes sociaux sur lesquels agit l’action publique (Palier, 2004). Mais, par-delà ces différences, on retiendra l’idée qu’il est possible et fécond d’étudier les processus par lesquels les politiques publiques « construisent » leurs ressortissants en même temps qu’elles les visent. Par là, une telle grille d’analyse constitue une voie d’entrée heuristique pour qui s’intéresse à la fabrique des populations vulnérables.
2. Les dynamiques de l’action publique locale
8La deuxième perspective de recherche trouve moins son unité dans ses fondements ou son projet théoriques que dans son objet : l’analyse de l’action publique locale et des modes de coopération qui s’y développent dans un contexte où la négociation apparaît comme une forme légitime de construction des objectifs et des modalités de mise en œuvre des programmes publics. Dans le développement de cette perspective, il faut distinguer ce qui relève du constat de recompositions en cours concernant les modes d’intervention étatiques, de ce qui procède d’un changement du regard porté sur ces derniers ou, pour reprendre la formule de Mabileau (1999), de l’émergence d’un local reconsidéré.
9Concernant le premier point, les travaux se sont multipliés ces dernières années qui mettent en évidence l’émergence en France de politiques étatiques révélant un nouveau style d’action publique. Territorialisées au sens où elles prétendent intégrer les capacités de mobilisation et d’innovation des acteurs locaux, partenariales en ce qu’elles s’attachent à promouvoir la coopération entre ces derniers, transversales de par la diversité des enjeux et des problèmes qu’elles se proposent d’agréger, ces politiques érigent la négociation en procédure obligée et fortement valorisée. Qu’elles soient qualifiées de constitutives (Duran, Thoenig, 1996), de conventionnelles (Lascoumes, 1996) ou de contractuelles (Gaudin, 1996), ces politiques ont en commun de s’en remettre en partie aux acteurs locaux pour produire une définition conjointe des problèmes à résoudre dans le cadre de dispositifs ayant vocation à favoriser la coordination des actions. Cette dernière devient alors un problème concret pour les acteurs, de plus en plus nombreux et divers, qui ont à organiser leur coopération sur les différentes scènes locales et à élaborer des solutions collectives à des problèmes qui sont largement à construire.
10De ce constat découle en partie le renouvellement du regard porté sur la vie institutionnelle locale. Dès lors que les mécanismes de l’action collective et ceux de la construction des problèmes se trouvent associés dans la production de l’action publique locale, la question de leur articulation devient analytiquement pertinente. Si une analyse en termes d’action organisée (Crozier, Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1993) reste de mise pour comprendre comment les acteurs organisent leur coopération dès lors qu’ils sont liés par un enjeu commun, de nouveaux modes de raisonnement sont nécessaires, qui permettent de rendre compte de la gestion collective des enjeux liés aux luttes entre acteurs locaux pour la qualification des problèmes. C’est le sens de la démonstration de Duran et Thoenig (1996) qui proposent de substituer au modèle classique de la régulation croisée (Crozier, Thoenig, 1975) une analyse en termes d’institutionnalisation de l’action collective attentive à saisir les mécanismes de la conceptualisation conjointe à laquelle se livrent les partenaires locaux. Dans le même sens mais en se plaçant davantage sur le plan méthodologique, Thoenig (1996) propose une démarche d’enquête consistant à partir du problème pour reconstruire le système d’action territorial qui entreprend de le gérer. Une autre contribution est fournie par Lascoumes (1996) à travers le concept de transcodage, forgé pour rendre compte, au delà du cas de l’action publique locale, de la manière dont les problèmes sont formulés, « traduits » au sein des réseaux d’action publique dans lesquels se négocie leur traitement collectif. Au chapitre de ces travaux qui plaident pour que la question de la construction du sens (Faure, 2005) trouve sa place dans l’analyse de l’action publique locale, on peut également citer les travaux de Borraz et Loncle-Moriceau qui introduisent la notion de matrice institutionnelle pour rendre compte de l’inter-structuration qui s’opère, dans un secteur sociétal donné, entre l’émergence d’un problème nouveau et les systèmes d’action préexistants sur un territoire (Borraz, Loncle-Moriceau, 2000).
11S’il y a lieu de distinguer ces différentes approches, notamment du point de vue de l’entrée qu’elles privilégient, on notera que toutes participent d’un même effort en vue d’une meilleure prise en compte de la capacité des acteurs locaux à se représenter le monde dans lequel ils agissent et organisent leur coopération, et d’une intelligibilité plus grande des processus à l’œuvre dans cette construction intellectuelle collective. À l’instar de l’approche par les « référentiels », ce renouvellement du regard porté sur l’action publique locale permet de mieux comprendre comment se définissent les problèmes auxquels s’attachent à « répondre » les politiques publiques, dès lors que celles-ci accordent dans leur construction une autonomie relative au niveau local.
3. Les échanges au guichet
12L’analyse des « échanges au guichet » constitue la troisième approche du paysage intellectuel qui nous intéresse ici. Celle-ci a connu au cours des dernières années un développement spectaculaire. Cet intérêt grandissant pour les mécanismes mis en jeu par la relation de service se situe au carrefour de plusieurs évolutions. Celles-ci, comme c’est souvent le cas lorsque se forge une nouvelle perspective de recherche en sciences sociales, tiennent à la fois au constat de changements objectifs dans la vie sociale au sens large, imposant l’adoption de nouvelles grilles de lecture, et à la (re)découverte de modèles théoriques permettant de modifier le regard posé sur cette dernière. Ainsi, l’intérêt suscité par les situations d’interaction entre les métiers de contact et la « clientèle » doit-il sans doute autant au développement de la réflexion administrative et de la demande institutionnelle d’études empiriques sur la modernisation des services publics et la place qu’y occupe l’usager (Chauvière, Godbout, 1992), qu’à la diffusion de la tradition interactionniste sur la scène scientifique française, et, plus largement, qu’au « tournant cognitif » manifesté par le développement d’approches microsociologiques rendant compte de la construction intersubjective des situations par les acteurs eux-mêmes (Weller, 1998). Une des conséquences de cette adéquation entre de nouvelles attentes institutionnelles en termes d’outils d’analyse et les approches théoriques disponibles, est que dans un contexte où se faisait plus forte la demande de travaux centrés sur la « co-production » du service (Joseph, Jeannot, 1995), des terrains d’enquête se sont ouverts, propres à permettre le renouvellement du regard porté sur les administrations et les situations de travail par la mise en évidence, par-delà la diversité des paradigmes mobilisés, de l’autonomie relative des règles de l’interaction par rapport à des régulations plus globales et l’exploration des mécanismes cognitifs en cause dans la gestion de cette autonomie. À travers ces travaux, ce qui est mis en évidence, c’est bien l’importance de la contribution des acteurs de terrain – les street level bureaucrats étudiés de manière pionnière par Lipsky (1980) – à la construction de l’action publique. Mettre au jour la capacité des acteurs, des deux côtés du guichet, à faire des choix circonstanciés et relationnels, sous-tend l’idée que dans certains domaines de l’action publique, la politique publique continue de se construire lors de la rencontre entre des agents situés institutionnellement et des usagers – et ce, de manière d’autant plus évidente que les premiers ont en charge de catégoriser les seconds comme cibles légitimes de l’action publique. Loin de se comporter comme des « idiots culturels », les acteurs sont capables de faire des choix, d’anticiper les réactions de l’autre, de s’adapter au contexte en fonction de leurs interprétations croisées [7]. Ce qui est mis en évidence, c’est donc bien l’existence d’un nouveau lieu de construction de l’action publique et le poids des choix qui y sont faits. Ce lieu peut être concrètement appréhendé en tant que dispositif matériel conçu pour les échanges (un comptoir dans une salle d’attente) et permettant l’observation empirique de l’action publique « en train de se faire ». Se placer aux côtés du guichetier d’une Caisse d’Allocations Familiales (CAF), d’une antenne de l’Agence Nationale Pour l’Emploi (ANPE) ou de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM), observer les échanges qui se produisent, constitue dès lors une des modalités possibles d’analyse de l’action publique, à côté d’autres démarches méthodologiques consistant par exemple à étudier des textes officiels, ou à interviewer des acteurs intervenant à des titres divers dans la mise en œuvre. Mais dans l’idée de lieu, il y a plus que la référence à un espace physique : parler du guichet comme lieu de construction de l’action publique c’est aussi faire référence, de manière plus abstraite et métaphorique, à l’ensemble des situations dans lesquelles se rencontrent des acteurs intervenant au nom d’une institution et des usagers dont le traitement dépend en partie des circonstances de cette rencontre. Ainsi, au delà de la diversité des formes à travers lesquelles se matérialise la rencontre entre les professionnels qui sont impliqués dans la mise en œuvre de programmes publics et leurs « clients », ce qui fonde l’unité de l’ensemble des situations de guichet comme objet d’analyse, c’est bien l’idée que celles-ci sont le théâtre de mécanismes qui influent sur le service public tel qu’il est effectivement assuré et que, en conséquence, en observant ce qui s’y passe, on apprend des choses sur l’action publique que des analyses de niveau macrosociologique ou centrées sur les organisations ne permettent pas de voir.
13Tous les secteurs de l’action publique ne sont pas concernés par le thème sociologique du guichet. Une manière de circonscrire le domaine concerné est de le restreindre aux secteurs dans lesquels interviennent des acteurs institutionnels dont une part de l’activité consiste à produire un jugement sur la situation personnelle de l’usager, dès lors que ce jugement n’est pas entièrement prédéterminé par un faisceau de règles existantes. Le cas le plus évident est peut-être celui de la vérification par une institution de l’appartenance de l’usager à la catégorie visée par un programme public ciblé. On peut l’illustrer par l’exemple des situations dans lesquelles il s’agit pour un acteur ou un groupe d’acteurs d’évaluer la recevabilité d’une demande à partir de principes généraux qu’il y a lieu d’adapter à un cas particulier : travailleur social évaluant le bien-fondé d’une demande d’aide financière (Avenel, 2002), commission statuant sur la légitimité d’un recours dans le cadre d’une demande d’asile (Valluy, 2004), ou « appréciant » le caractère impérieux d’un besoin d’aide de secours (Frigoli, 2002). Mais au delà de ces pratiques relationnelles de définition de la cible d’un dispositif, on peut étendre le principe du guichet comme lieu de construction de l’action publique à l’ensemble des situations dans lesquelles des agents institutionnels disposent d’une marge de manœuvre pour fournir une appréciation de ce que doit être le traitement approprié réservé au public, et que cette appréciation a des conséquences sur le service effectivement rendu [8] : policier qui sélectionne les priorités (Monjardet, 1996 ; Boussard, Loriol, Caroly, 2006), magistrat qui « interprète » le droit (Cicourel, 1968), médecin urgentiste distinguant la « vraie » de la « fausse » urgence (Dodier, Camus, 1996), travailleur social qui, pratiquant la discrimination positive (Boujut, 2005), et pour reprendre la formule d’Isabelle Astier (1997), acclimate les directives aux aspérités du terrain, etc.
14Le point commun à ces différents cas, c’est qu’à travers les choix qu’ils font face aux usagers, ces acteurs participent de manière directe à la construction des objectifs et des modalités de mise en œuvre de l’action publique. Dans ces choix se déterminent en partie la nature des problèmes à régler ainsi que les caractéristiques des publics concernés par ces problèmes.
II. Le cas de la demande d’asile
15La prise en charge sociale des demandeurs d’asile dans l’attente de l’issue de la procédure de demande d’asile fait partie de ces domaines de l’action publique qui ont en commun, d’une part de conférer une relative autonomie d’action à des « partenariats » locaux, d’autre part de s’appuyer sur le concours d’acteurs de terrain pour en actualiser les principes – nous voulons parler de ceux qui, au quotidien, assurent l’accueil des publics aux multiples guichets de l’action sociale d’urgence [9]. Au-delà, c’est la politique de l’asile dans son ensemble qui obéit à ce schéma, dans la mesure où les « récits de vie » que les demandeurs d’asile ont à produire en vue d’obtenir le statut de réfugié se rédigent dans des conditions qui, comme nous le verrons, dépendent bien souvent du parcours de l’individu au sein d’un système d’accueil local, et que les demandes d’asile trouvent en partie leur issue à travers la dynamique d’une « relation de guichet » : celle qui réunit le demandeur et un agent de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA). En clair, si la politique de l’asile en France se décide partiellement au niveau européen, s’élabore pour partie dans des ministères et au Parlement, le sort des demandeurs, pendant la procédure et dans une certaine mesure à son terme, se règle aussi en fonction des logiques qui traversent, d’une part des systèmes d’action territoriaux confrontés au problème de leur coopération interne face à un enjeu local, d’autre part des relations de face à face réunissant des demandeurs et des « offreurs » de solutions en termes de prise en charge.
16Que gagne-t-on et que perd-on en intelligibilité lorsque l’on cherche à comprendre comment se détermine l’action développée à l’égard des demandeurs d’asile – et par là où se joue le sort de ces derniers –, à analyser la politique d’immigration française et/ou européenne, à enquêter sur la politique locale, ou à étudier les interactions qui réunissent des acteurs de terrain et des publics ? C’est ce dont nous proposons de discuter ici en mettant en perspective trois manières d’approcher la politique publique de l’asile et, par là, les modes de construction de la figure du demandeur d’asile comme objet d’action publique. Pour cela, nous nous appuierons en partie sur une enquête que nous avons menée dans un département du sud de la France et dont l’un des axes concernait l’analyse de la politique locale mise en œuvre en matière d’hébergement des demandeurs d’asile [10].
1. Le « référentiel » de la politique de l’asile en France
17Sans retracer ici la généalogie complète de la politique de l’asile en France [11], on peut identifier plusieurs axes d’évolution qui concourent, depuis quelques années, à reconfigurer la politique française et européenne en la matière. On pourra ainsi évoquer le passage d’une conception politique de l’asile dans le contexte de la « guerre froide » à une conception humanitaire [12] associée à l’émergence d’un nouvel ordre mondial dont procède la « dépolitisation » de cet enjeu stratégique (Noiriel, 1999). Ce qui est mis en cause par de nombreux auteurs, c’est bien, à travers la mise en place d’une politique européenne restrictive, la confusion volontairement introduite par la « forteresse Europe » (Legoux, 2002) entre politique d’asile et politique d’immigration (Marie, 1996). La politique d’asile tendrait ainsi à devenir un élément de la maîtrise des flux migratoires que tentent d’exercer, non sans difficulté, des États européens devenus à cet égard interdépendants depuis la signature des accords de Schengen, de la convention de Dublin et du traité d’Amsterdam. L’introduction des catégories faux réfugié, vrai réfugié et migrant économique dans le discours politico-médiatique (Julien-Laferrière, 1996, Morice, Rodier, 2005) traduirait dans ce sens la généralisation d’une attitude de soupçon pouvant expliquer l’émergence de nouveaux principes d’action tels que le passage à une logique de dissuasion relevant d’un soft apartheid (Teitgen-Colly, 2001), en lieu et place d’une logique de sélection, ou le recours au principe de l’asile sur place, soit l’idée, appuyée sur la notion de pays sûr (Créach, 1997) d’un confinement des populations dans des lieux proches de ceux qu’elles ont eu à fuir. Dans le contexte français, cette crise de l’asile (Legoux, 1995) s’accompagne de l’émergence de formes alternatives de gestion de la demande d’asile, que certains auteurs appréhendent comme l’instrument d’une compensation, par des voies discrétionnaires, de la dureté ou de l’ambiguïté de la législation, ou qu’ils associent à un démantèlement de l’asile conventionnel. Ainsi en est-il de l’asile territorial, puis de la protection subsidiaire qui lui a succédé en France en 2003, que d’aucuns décrivent comme un asile au rabais (Legoux, 1999), ou de l’asile au noir (Brachet, 1997), cette forme non avouée d’acceptation de la présence de certains migrants qui, bien qu’étant déboutés, se trouvent implicitement « tolérés » sur le sol français. Mais la gestion de la demande d’asile en France n’obéit pas uniquement aux exigences de l’harmonisation européenne. Elle est aussi soumise aux flux et reflux de l’attention politico-médiatique et aux dynamiques d’accès à l’agenda gouvernemental d’un « problème public » qui n’échappe pas à la logique d’instrumentalisation politique qui marque en France l’ensemble des thématiques sociales liées à l’immigration. Si les nouvelles dispositions législatives sur le droit d’asile s’inscrivent sur un « sentier institutionnel » déjà tracé depuis plusieurs années, il ne fait guère de doute que les logiques propres de l’affrontement partisan, de la politique électorale et de la construction médiatique des événements (Forum Réfugiés, 2003) peuvent être comptées au titre des éléments qui entrent dans leur conception. En clair, l’idée qui se dégage de la majorité des publications sur ce thème est celle d’un repli des démocraties occidentales, et singulièrement de l’entité européenne, orchestré à la faveur d’une intégration de la politique de l’asile à la politique d’immigration. L’hypothèse d’une « substitution des flux » entre migration politique et économique gagnerait du terrain et pourrait rendre compte de la généralisation d’une attitude de soupçon développée à l’égard des demandeurs d’asile, et plus généralement à l’égard de quiconque quitte un pays d’émigration en direction d’un pays occidental (Rea, Tripier, 2003). En témoigne la chute du taux d’attribution du statut de réfugié en France depuis le début des années 1980 et le constat que la majorité des flux en la matière sur la planète se déploient à partir de pays pauvres en direction d’autres pays pauvres. S’il fallait définir la matrice cognitive qui caractérise la manière dont est pensée la question de l’asile par les autorités françaises aujourd’hui, on pourrait finalement dire que l’image qui se dessine est celle d’un demandeur d’asile dont la figure se banalise au sein du monde des migrants, tout du moins au sein de cette frange de la migration que la littérature, comme les acteurs institutionnels, perçoivent comme qualitativement distincte de l’immigration de travail ou post-coloniale traditionnelle. Si l’asile tend à être constitué en une forme de migration parmi d’autres c’est, dans ce sens, en tant qu’il attise la crainte que suscitent tous les mouvements migratoires contemporains ayant pour aboutissement, ou pour point de passage, des démocraties aux prises avec la globalisation et l’apparition de migrations transnationales [13] qui brouillent les frontières traditionnelles entre migrations économique et politique, temporaire et définitive, légale et illégale. Cette banalisation est donc assortie du principe de séparation, à l’œuvre dans les sociétés d’accueil, entre une présence immigrée considérée comme légitime et souhaitable, face à laquelle doivent s’exercer les vertus de l’intégration, et une présence immigrée relevant de l’intrusion et à laquelle tend à être associée l’image de migrants qui développeraient des stratégies de contournement des législations nationales sur l’entrée et le séjour des étrangers, voire d’instrumentalisation de leurs failles ou de leur ambiguïté.
18À la lumière de cette première approche de la demande d’asile comme objet d’action publique, on saisit l’intérêt qu’il y a à inscrire la construction des problèmes faisant l’objet de politiques publiques dans une perspective macrosociologique ne négligeant pas le poids de facteurs structurels ancrés historiquement, tout en étant attentive à repérer l’intervention de facteurs plus conjoncturels dans la mise sur agenda. Au delà des différences qui peuvent exister entre les traditions théoriques et méthodologiques qui investissent ce niveau d’analyse, on voit clairement ce qu’apporte une approche situant les enjeux de la construction des problèmes et des populations à un niveau sociétal : la profondeur historique, le poids des routines institutionnelles et des traditions nationales, l’ouverture aux régulations supranationales, les logiques propres de l’univers politico-médiatique, les activités de « cadrage » de mouvements militants ; bref, autant d’éléments qui entrent dans la construction intellectuelle collective qui sous-tend et qu’exprime en retour la conception et la mise en œuvre des politiques publiques.
19Toutefois, si l’intervention et le poids de régulations de niveau national et supranational semblent difficilement contestables, il reste que le quotidien des demandeurs d’asile s’organise en fonction d’une offre locale d’hébergement et, plus largement, d’accueil et de prise en charge de ce type de population. Une fois qu’a été défini un cadre normatif national, il reste de la marge pour que se constituent des manières différenciées d’appréhender la demande d’asile comme problème local et que se définissent les modes d’action correspondants. Autrement dit, la construction de la politique d’asile ne s’arrête pas aux décisions émanant de la sphère décisionnelle étatique : elle trouve un prolongement dans les choix que font des acteurs locaux intervenant dans un contexte marqué par des spécificités locales et qui se trouvent confrontés à une nouvelle donne.
2. La construction locale de la demande d’asile : entre action collective et construction de problèmes
20Au titre des éléments qui contribuent à la construction locale de la demande d’asile en tant qu’objet d’action publique, figurent en premier lieu les caractéristiques, en termes d’offre de prise en charge existante, du territoire concerné. Ainsi par exemple, il n’est pas indifférent que le département dans lequel nous avons enquêté se caractérise par un important déficit de logements sociaux et n’offre que peu de places en Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA) au regard des besoins qui se manifestent depuis le début de l’année 2000, moment où les acteurs locaux durent faire face à un afflux soudain et imprévu de demandeurs d’asile en quête d’hébergement. Cette faible capacité d’accueil, au regard d’autres départements, explique en partie que le logement en hôtel meublé soit devenu le mode d’hébergement majoritaire dans ce département pour les demandeurs d’asile. Or, la primauté accordée de fait à ce mode d’hébergement n’a pas qu’une incidence matérielle sur des publics qui, de ce fait, se trouvent privés du suivi social qu’offrent les CADA [14]. Elle a une incidence symbolique forte en banalisant les demandeurs d’asile dans l’espace de l’action sociale d’urgence. Loger les demandeurs d’asile dans des chambres meublées revient à les inclure, concrètement et symboliquement, dans la sphère de l’urgence sociale où ils côtoient les autres figures de la marginalité sociale. Si l’on veut bien considérer que, dans l’action sociale, la spécialisation des structures « spécialise » les publics qui y sont accueillis, le recours à un hébergement d’urgence tout-venant tend à dédifférencier la figure du demandeur d’asile. Il s’agit bien là d’une forme de construction locale de la demande d’asile, qui banalise celle-ci dans la sphère de l’urgence sociale (Frigoli, 2004).
21Mais le contexte préexistant étant ce qu’il est, c’est aussi à travers la manière dont les cadres organisationnels et cognitifs existants vont s’adapter à la nouveauté que des manières d’agir et de penser les problèmes vont trouver leur expression. Autrement dit, l’action publique locale est tributaire des cadres et des règles de coopération existants, du déjà là évoqué par Lascoumes (1996), et de la manière dont ils vont s’adapter à l’introduction d’un nouvel enjeu de coopération tout en étant redéfinis à leur tour, à travers le double mouvement que décrit Borraz lorsqu’un nouveau problème fait irruption dans le paysage de l’action publique locale (1999) : les problèmes sont définis en fonction des cadres organisationnels existants ; mais ces cadres s’adaptent aux problèmes en fonction des enjeux que suscite chez les acteurs concernés la perspective d’avoir à gérer ces problèmes en commun. C’est bien ce qui s’est produit localement lorsque, dans l’urgence, les différents acteurs qui constituent la sphère de l’action sociale locale ont dû organiser une réponse à de nouveaux besoins et que, progressivement, s’est constitué un système d’action territorial appuyé sur l’existence de réseaux de coopération préexistants soudainement travaillés par l’émergence d’un nouvel enjeu : enjeu au regard des risques, mais aussi des opportunités introduits par une nouvelle donne susceptible de déstabiliser tant les modes de régulation internes aux organisations concernées que ceux qui régissent les relations entre celles-ci. En clair, au contact des publics, à la faveur d’échanges informels avec les « partenaires », à la lueur de l’expérience que l’on se forge et des enjeux que l’on identifie, des logiques d’adaptation à un nouveau contexte se mettent en branle, qui puisent autant à l’existence de cadres cognitifs antérieurs forgés par le temps qu’à la volonté d’être en mesure d’agir sur ces cadres lorsque l’on a le sentiment qu’il serait souhaitable de les modifier ou que, au contraire, il importe de pouvoir les maintenir et qu’il est pour cela nécessaire d’agir stratégiquement [15]. Or, les effets de ces jeux d’appropriation, à travers lesquels un « nouveau problème » devient un « problème local », ont une incidence directe sur le traitement réservé aux populations. Ainsi par exemple, il n’est pas indifférent d’avoir, en tant que migrant, « atterri » dans le département concerné par notre enquête au moment où la Préfecture décida de mettre fin aux domiciliations que proposent certaines associations aux demandeurs d’asile afin de leur permettre de disposer d’une adresse, condition légale exigée pour mettre en route la procédure de demande d’asile. De même qu’il n’était pas indifférent d’être une famille déboutée logée en hôtel meublé au moment où la Direction Départementale des Affaires Sociales (DDASS) a signifié sa volonté de ne plus prendre en charge ce type de financement. Il s’agit là bien d’effets de contexte qui sont en même temps des effets de construction. Dans le premier cas, on signifie clairement que le département ne souhaite plus accueillir de demandeurs d’asile, dès lors appréhendés comme des intrus. Dans le second, on sous-entend que, s’il est acceptable que la figure du demandeur se banalise dans la sphère de l’urgence sociale, il est intolérable qu’il en soit de même pour celle du débouté. En d’autres termes, il est des formes de marginalité sociale plus acceptables que d’autres et, dans cette hiérarchie implicite, le débouté du droit d’asile est au plus bas. On pourrait poursuivre en évoquant d’autres décisions, ou d’autres modes d’action qui participent d’une « territorialisation », relative certes, mais dont les effets ne doivent pas être ignorés, de la politique de l’asile. Ainsi, par exemple, le quasi abandon à leur sort des personnes isolées que nous avons constaté, au moins pour ce qui concerne leur prise en charge sociale ; le refus des Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) du département d’accueillir les publics demandeurs d’asile [16] ; la posture adoptée par le Conseil Général, gestionnaire du service social départemental, consistant à ne pas se déclarer compétent pour ce type de population au motif que, étant liée à la politique d’immigration, elle relève d’une prérogative de l’État. Plus ou moins spectaculaires, plus ou moins aisément rattachables à une décision précise, ces différents éléments concourent à former un style d’action publique derrière lequel, ou à travers lequel, se profile une certaine conception de la demande d’asile en tant qu’objet d’action publique. Le privilège accordé aux familles, pour légitime qu’il puisse apparaître dans un contexte d’insuffisance de réponses sociales, est en lui-même un principe de hiérarchisation des priorités, donc de la légitimité des demandes exprimées. La logique adoptée par les CHRS, outre les incidences concrètes qu’elle a sur une offre d’hébergement social déjà déficitaire, renvoie les demandeurs d’asile à leur statut de public en sursis sur lequel, contre toute la philosophie actuellement en vogue dans l’action sociale, on ne peut faire le « pari de l’insertion ». Autant de manières d’agir et de penser les solutions aux problèmes qui doivent autant à l’existence de spécificités locales qu’à la manière dont ces dernières vont être travaillées par l’émergence d’un nouveau « problème ».
22Avec ce type de regard, soucieux de rendre compte des dynamiques qui traversent les configurations d’acteurs locales, on a accès à des éléments et des processus de construction de l’action publique que l’analyse de la politique nationale ou européenne, pour des raisons évidentes, ne peut éclairer. Or, ces dynamiques ont des incidences très concrètes en termes de production d’action publique, a fortiori lorsque l’on a affaire, comme c’est de plus en plus souvent le cas aujourd’hui, à des programmes publics qui érigent la négociation, le partenariat, la contractualisation des rapports entre acteurs, en procédure obligée et fortement valorisée [17].
23Toutefois, ce type d’analyse, à son tour, laisse dans l’ombre d’autres lieux où est travaillée la question de la légitimité de la demande d’asile et, par là, où est travaillée la réponse publique à la demande d’asile : ces lieux où se rencontrent, au quotidien, des acteurs de terrain et des publics et où se règle en partie la question de l’aide concrète qui sera apportée à ces derniers.
3. La demande d’asile au guichet : stratégies narratives, interactions et justice locale
24Comme on l’a vu, on ne saurait sous-estimer le poids de régulations proprement locales dans le développement de modes d’appréhension de la migration et de manières d’agir à l’égard des migrants. Mais le terme « local » est ici à prendre dans un double sens. D’une part, il renvoie à la constitution d’un sens commun local dont les codes et les catégories se diffusent par les canaux, formels et informels, qui assurent la circulation de l’information sur le territoire départemental. Mais les choix opérés par les acteurs institutionnels et associatifs face aux migrants doivent aussi aux règles d’ordres locaux, relationnels, circonstanciés, négociés en situation et donc propres à chaque interaction dans laquelle se pose la question du sort des demandeurs d’asile.
25Le parcours de tout demandeur d’asile est en effet ponctué de situations dans lesquelles il faut faire le récit de son histoire personnelle [18]. De la Préfecture, où l’on risque de se voir opposer la qualification de « demande manifestement infondée », jusqu’à l’OFPRA, où l’on est amené à plaider sa cause, la demande d’asile fait partie de ces procédures administratives qui exigent du requérant qu’il fasse la preuve de la légitimité de sa requête et qui, de par les conditions dans lesquelles elles organisent l’administration de la preuve, subordonnent en partie le succès de la démarche à la qualité de la « prestation » du candidat [19]. Loin de nous l’idée de laisser entendre que l’obtention du statut de réfugié se réduirait à une « performance d’acteur ». Toutefois, une fois qu’on a dit cela, on ne s’interdira pas de faire état de la dimension proprement situationnelle de cet exercice d’appréciation de la légitimité de la demande. Toute rencontre entre une personne qui exprime une demande et une autre qui est institutionnellement mandatée pour évaluer la recevabilité de celle-ci est traversée d’attentes réciproques, d’inférences, de présupposés, bref d’une dynamique de « cadrage » de la situation qui, sans épuiser les ressorts de la définition de celle-ci, en détermine partiellement les conditions d’accomplissement. On aurait tort en effet de négliger ce qui doit, dans la décision finale, à la manière dont les demandeurs eux-mêmes envisagent l’épreuve, la préparent et la gèrent. De même que, dans la sphère de l’assistance, l’exercice de la « supplique » impose d’être persuasif dans l’expression de sa demande, de même que les pauvres ont des compétences d’assisté donc (Fassin, 2000), les demandeurs d’asile sont conduits à élaborer des « stratégies rhétoriques » quant à la mise en récit de leur histoire. Là aussi, des précautions de langage s’imposent. Il ne s’agit pas de constituer les demandeurs d’asile en « manipulateurs » ou d’apporter de l’eau au moulin de ceux, sur notre terrain d’enquête, qui dénoncent la « roublardise » de certains demandeurs. Il s’agit simplement de dire que ces personnes tentent de se donner le maximum de chances d’obtenir le statut de réfugié. Et que pour ce faire, elles tentent de présenter leur situation sous un jour favorable au regard de ce qu’elles supposent être les logiques, les critères, les modes de fonctionnement des instances auxquelles elles s’adressent. C’est que la procédure impose aux demandeurs de se montrer persuasifs dans leur requête et, dans cet « exercice de style » écrit et oral auxquels ils sont amenés à se prêter, tous ne pensent pas devoir présenter leur situation de la même manière et tous ne sont pas détenteurs des mêmes compétences dans l’expression du récit qu’ils sont encouragés à élaborer. Tenter d’être persuasif dans l’exposition de sa requête, c’est essayer de trouver une forme d’expression de sa propre détresse appropriée aux critères de choix que l’on suppose chez celui qui a le pouvoir de décider. Et tous les demandeurs ne détiennent pas les mêmes ressources pour assurer cette adéquation entre une situation dont il faut faire le récit et des normes supposées d’appréciation de cette situation. Sont ici en cause l’ensemble des compétences sociales qui font que tout le monde n’est pas en mesure de se plier avec la même aisance aux exigences d’une procédure qui impose de se montrer fin stratège tout en évitant d’apparaître comme tel [20]. Mais ces compétences, inégalement distribuées comme le sont les divers capitaux qui en permettent la maîtrise [21], ne sont pas seules en cause. Il n’est pas indifférent d’être aidé ou non dans sa démarche. Il n’est pas indifférent d’être « bien » conseillé ou non lorsqu’il s’agit de rédiger son récit de vie. Si une aide à l’instruction du dossier de demande peut être fournie par des liens communautaires, elle peut être aussi le fait de l’intervention d’acteurs de terrain qui, pour des raisons variables, et eux aussi à partir de compétences variables, décideront de vous aider. Au vu de l’énergie que consacrent certains acteurs locaux à la défense de certains dossiers, ou de l’écart qui existe entre les chances d’obtenir le statut de réfugié selon que l’on est hébergé ou non en CADA [22], on est fondé à penser que le sort des demandeurs se règle en partie dans le cadre d’autres situations d’interaction et d’autres relations que celle qui réunit un demandeur d’asile et un agent de l’OFPRA. C’est qu’en effet, au delà de la procédure OFPRA proprement dite, la vie quotidienne du demandeur d’asile est faite de situations dans lesquelles il faut se raconter [23]. Se raconter auprès du bénévole qui est susceptible de vous trouver un logement ; du travailleur social qui peut plaider votre cause auprès de la conseillère technique de la DDASS ; du militant qui propose de vous aider à rédiger votre dossier. Et dans ces relations, il y a toute la place pour des procédures de catégorisation qui, pour être relationnelles et circonstanciées, n’en ont pas moins des effets bien réels [24].
26La politique de l’asile, la figure du demandeur d’asile, se construisent donc aussi dans ces différentes relations et ces différentes situations : dans cette salle d’audience où un avocat, face à la Commission de Recours des Réfugiés (CRR), plaide, en en construisant l’image, la cause de paysans kurdes qui ne savent pas se raconter [25] ; dans cette salle de réunion d’un centre administratif où l’on décide des admissions en CADA en tentant de se prémunir des publics trop carencés ; dans le bureau de cette bénévole qui reconnaît les passeurs à leur regard ; ou dans les locaux de cette association où l’on réserve l’aide à la constitution du dossier de demande d’asile à ceux qui sont parfaitement dans le cadre.
Conclusion
27Le propos de ce texte était de confronter trois perspectives de recherche qui correspondent à trois manières de situer la construction des populations vulnérables par les politiques publiques et, par là, d’en situer l’analyse :
- l’étude de la construction du référentiel de la politique publique considérée, ce qui implique de comprendre comment se forge une représentation collective des problèmes et des populations qu’il s’agit de prendre en charge, en rapportant cette construction à la dynamique des échanges et des rapports de pouvoir qui lient divers acteurs pouvant revendiquer une prise de parole s’exerçant au niveau national (ou européen), ainsi qu’à l’existence de règles inscrites dans une tradition politico-sociale et juridico-administrative ;
- l’analyse de l’action collective que doivent organiser les acteurs locaux, ce qui implique de rendre intelligibles les mécanismes par lesquels des acteurs liés par un enjeu commun sur un territoire organisent leur coopération en même temps qu’ils conceptualisent une définition du problème qui justifie de travailler en commun ;
- l’analyse d’échanges au guichet, c’est-à-dire, après avoir identifié les lieux où se produit concrètement la rencontre entre des acteurs de terrain et des usagers, l’analyse des procédures par lesquelles ceux-ci, en confrontant leurs attentes réciproques, construisent, en même temps que la situation d’interaction, le problème qui est à résoudre dans le cadre de cette interaction.
28En passant successivement au filtre de ces trois grilles d’analyse le cas de la demande d’asile, apparaissent clairement les mécanismes de la construction de l’action publique que chacune d’entre elles est capable de mettre en lumière et, en creux, ceux que chacune laisse dans l’ombre ou, pour être plus exact, ceux qui sont hors de sa portée. On a affaire, au sens propre du terme, à des points de vue différents entre lesquels il serait vain, précisément parce qu’il s’agit de points de vue, de chercher à établir une hiérarchie en termes de valeur heuristique [26]. Parler de « points de vue » signifie en premier lieu que les approches de notre typologie ne « regardent » pas au même endroit, au sens où leur regard se fixe sur des niveaux différents de l’architecture de l’action publique : en se fixant sur la politique nationale pour la première, sur l’action publique locale pour la deuxième, sur le travail des acteurs du front office pour la troisième, ces trois perspectives visent donc des niveaux de structuration de l’action publique différents, qui se distinguent par l’étendue de leur pouvoir de régulation des pratiques sociales [27]. Mais une fois qu’on a dit cela, reste à déterminer si ces points de vue différents « regardent » l’action publique et sa contribution à la construction de la réalité à partir du même endroit, non pas en termes de distance à l’objet [28], mais sur le plan théorique et méthodologique.
29Or, la réponse à cette question ne peut se faire qu’en deux temps.
30En premier lieu, il est clair que nos trois approches s’ancrent dans des traditions de recherche distinctes dont il convient de ne pas sous-estimer l’éloignement mutuel. Sans retracer la généalogie de chaque perspective, ni prétendre faire le tour des controverses théoriques qui ont pu animer leurs relations, on notera qu’il n’est pas indifférent que la première, issue de la science politique, s’inscrive dans une tradition centrée sur l’État, ses modes de décision et, plus récemment, ses modes d’action ; que la deuxième trouve son origine dans les travaux de sociologie des organisations menés en France dès les années 1960 autour d’un paradigme, celui de Michel Crozier ; que la troisième, enfin, s’ancre dans la tradition interactionniste anglo-saxonne, autour d’un certain nombre de figures tutélaires comme celle d’Erving Goffman. Non pas que ces origines différentes rendent le dialogue impossible, loin de là. Mais on ne saurait sous-estimer l’importance des lignes de partage que tracent, comme le montre Musselin (2005), des modes de construction de l’objet ou des manières d’aborder l’enquête qui apparaissent souvent, du fait de ces filiations diverses, comme différents, quand les différences, de manière plus fondamentale encore, ne portent pas purement et simplement sur le regard porté sur l’ordre social et la manière dont il se structure [29].
31Toutefois, et c’est le second temps de la réponse, malgré ces différences fondamentales, ces trois approches ont en commun de s’exposer au même problème théorique, ce dont semblent d’ailleurs témoigner les débats internes et les évolutions récentes propres à chacune d’entre elles : la nécessité d’articuler des contraintes organisationnelles, des mécanismes cognitifs et un cadre normatif dans la construction de l’action publique. La dimension organisationnelle est, de par l’héritage qu’elle reçoit de la sociologie des organisations, centrale dans l’analyse de l’action publique locale. Mais le poids de ce qui doit aux mécanismes de l’action organisée dans le développement de manières d’agir ne doit pas être négligé aux deux autres niveaux de structuration de l’action publique que nous avons identifiés, et l’est de moins en moins d’ailleurs au sein des perspectives de recherche correspondantes. Les choix faits par l’Europe et par le gouvernement français sont en effet passibles d’une approche en termes d’« action organisée » pour peu que l’on convienne qu’il s’agit de choix qui soulèvent de forts enjeux et que font des acteurs interdépendants entre lesquels existent des rapports de pouvoir [30]. Quant aux règles qui régissent les échanges situés entre des demandeurs et des agents institutionnels, celles-ci sont bien évidemment tributaires de règles trouvant leurs sources en dehors de ces échanges [31]. La dimension cognitive n’est pas moins présente aux trois niveaux et tend à l’être dans les trois perspectives. Elle l’est bien sûr dans les pratiques de catégorisation que développent les acteurs du « guichet ». Elle constitue par ailleurs un élément central de « l’analyse cognitive des politiques publiques » dans laquelle s’inscrivent les auteurs de la notion de référentiel. Mais elle doit aussi être prise en compte dans l’étude de politiques locales qui, comme on l’a vu supra, érigent la « conceptualisation conjointe », la construction collective des problèmes, en procédure obligée et fortement valorisée [32]. Enfin, si, aux trois niveaux, il est question d’une construction intellectuelle collective devant passer par le filtre de contraintes organisationnelles, on ne négligera pas la dimension normative des choix et des pratiques effectués. Le caractère normatif de ces pratiques et de ces choix est ici à prendre dans un double sens. En premier lieu, il renvoie à l’idée qu’il s’agit de modes d’interprétation du réel qui prétendent à la vérité, qui tendent à imposer cette vérité, et qui ont des effets bien réels sur le sort des populations visées par les politiques publiques. En second lieu, si la construction qui est réalisée aux différents niveaux de construction de l’action publique tend à être productrice de normes, elle est aussi soumise à un univers normatif englobant et pesant de tout son poids sur les manières d’agir et de se représenter ce qu’il est possible et souhaitable de faire et de penser. Cette dernière remarque ouvre toutefois directement sur la question qui reste sans doute la plus épineuse lorsqu’il s’agit de faire dialoguer ces trois perspectives de recherche : celle de la place du politique dans la construction de l’action publique. Si, en effet, l’analyse en termes de référentiel peut s’appréhender comme un indice de ce que la science politique tend à accorder plus de poids qu’auparavant aux composantes cognitives et organisationnelles de l’action publique, si l’analyse des dynamiques de l’action publique locale s’ouvre à la construction du sens de l’action organisée, si enfin l’analyse des relations entre agents et usagers tend à davantage incorporer le cadre organisationnel et institutionnel dans lequel s’inscrivent ces relations, il reste que de forts clivages subsistent entre les trois approches dès lors qu’il s’agit de faire droit à la dimension proprement normative des pratiques observées et/ou des représentations restituées par l’analyse. Force est de constater en effet que sur ses deux versants, la norme en tant qu’input (illustrée par exemple par la question du poids de « cultures nationales ») et en tant qu’output (quel type de normativité produisent les mécanismes observés ?), la question de la dimension normative de l’action publique suscite encore de fortes controverses. Alors que l’approche en termes de référentiel, d’une part postule l’existence de cadres normatifs englobants (liés par exemple à des traditions constitutionnelles) qu’elle entend intégrer à l’analyse, d’autre part affirme le caractère proprement politique de ce que produit un référentiel, on sait que la tradition issue de la sociologie de l’action organisée réfute, et la possibilité méthodologique d’analyser ce type de régulation globale [33], et l’idée qu’il existerait un ordre politique irréductible à tout autre [34]. De même, la tradition de l’analyse interactionniste de relations de face à face, d’une part incline moins à mettre en évidence le poids des normes sociales pesant sur les interactants que leur capacité à s’en affranchir [35], d’autre part, rechigne à faire le tri, au sein de la construction d’un ordre négocié toujours temporaire, entre des imputations de sens qui relèveraient du politique et d’autres qui n’en relèveraient pas.
32Il apparaît donc que la volonté, que partage l’auteur de ces lignes, de considérer ces trois dimensions (cognitive, organisationnelle et normative) comme étant constitutives de l’action publique telle qu’elle se construit au quotidien, et de tenter, sinon de les articuler, au moins d’être attentif à n’en négliger a priori aucune dans le temps de l’analyse, ne doit pas conduire à un éclectisme théorique [36] qui serait davantage facteur de confusion que de progrès dans la connaissance des mécanismes de la fabrique des populations vulnérables.
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- WARIN P., 1993, Les usagers dans l’évaluation des politiques publiques. Étude des relations de service, Paris, L’Harmattan.
- WELLER J.M., 1998, La modernisation des services publics par l’usager : une revue de la littérature (1986-1996), Sociologie du travail, 3,365-392.
- WELLER J.M., 1999, L’État au guichet, Paris, Desclée de Brouwer.
Mots-clés éditeurs : ACTION PUBLIQUE, DEMANDE D'ASILE, VULNÉRABILITÉ, IMMIGRATION
Date de mise en ligne : 03/07/2009.
https://doi.org/10.3917/ds.332.0125Notes
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Université de Nice-Sophia Antipolis – Urmis (UMR CNRS 7032).
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[1]
Cette proposition peut d’ailleurs être considérée comme fondatrice de l’analyse des politiques publiques en tant que perspective de recherche, ainsi que le soulignait déjà le Traité de science politique publié en 1985 sous la direction de Grawitz et Leca. Voir à ce sujet les contributions à cet ouvrage de Lacroix (1985) et de Thoenig (1985). Voir également la généalogie de cette posture de recherche proposée par l’ouvrage classique de Mény et Thoenig (1989).
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Soit, selon Aldrich (1976), des problèmes qu’aucun acteur ne peut prétendre résoudre seul.
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[3]
La place manque ici pour procéder à l’analyse de ce qui doit respectivement aux métamorphoses de la question sociale (Castel, 1995) et aux évolutions de la « gouvernance » contemporaine (Le Galès, 1998), dans l’émergence d’un État-providence sélectif agissant sur des groupes cibles dans le cadre d’une individualisation du social (Rosanvallon, 1995) et territorialisant ses modes d’action par la prise en compte des spécificités locales et la valorisation du partenariat (Ion, 1990). On se limitera à constater que le renforcement de l’échelon local et la valorisation de la démarche « partenariale » participent d’un mouvement plus large de recomposition de l’action publique qui voit se redéfinir les hiérarchies traditionnelles entre sources d’autorité, les découpages territoriaux, les rapports entre public et privé. Sur ces mutations, voir Gaudin (2004). Dans le domaine de la politique sociale, cette évolution se conjugue à un processus de « dualisation » de la protection sociale qui voit s’opposer des logiques d’action concurrentes : assurance versus assistance, centralisation et sectorisation versus partenariat et transversalité, logique de droit versus logique de besoin, couverture généralisée et égalitaire versus ciblage des populations et discrimination positive (Palier, 2002 ; Borgetto, 2003). Le développement du relationnel comme mode de traitement de la question sociale (Dubois, 2005) apparaît dans ce cadre comme un des signes des profondes mutations que connaît l’État social à l’heure d’une solidarité de responsabilisation (Soulet, 2005).
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Ce qui impliquerait, outre l’épineuse question de la délimitation du domaine considéré, d’en retracer la généalogie, la dynamique et les facteurs d’évolution, autant de sujets de réflexion qui dépassent de loin l’ambition de ce texte. Nous nous bornerons à constater ici que l’émergence de perspectives visant à comprendre comment l’action publique contribue à « construire » les problèmes et les populations, doit à la fois à la dynamique propre du débat scientifique (la diffusion d’une épistémologie constructiviste dans les sciences sociales françaises au cours des années 1980 pour le dire vite) et à la nécessaire adaptation des cadres théoriques aux évolutions de l’action publique (l’émergence d’un monde « polycentrique » qui diversifie les sources d’autorité donc les lieux de production du sens de l’action publique).
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Nous sommes conscients de ce que, en se livrant à ce type d’exercice, on risque de perdre en nuance et en précision ce que l’on compte gagner en lisibilité. Est-il utile de préciser qu’il n’est pas dans notre propos d’enfermer les chercheurs qui travaillent sur l’action publique dans l’une ou l’autre de ces perspectives de recherche, mais de présenter une vision panoramique d’un paysage intellectuel et scientifique qui, selon nous, tend à se structurer depuis quelques années autour de ces trois approches.
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[6]
On pourrait ajouter à cette liste la notion de carte mentale (North, 1990), celle de discours de coordination (Schmidt, 2002), ou celle de récit (Radaelli, 1995) qui, toutes, participent de cette volonté de rendre compte de la production de sens que réalise l’action publique.
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[7]
Cette perspective de recherche couvre un domaine très vaste qui va d’un « constructivisme modéré » jusqu’à l’ethnométhodologie la plus radicale. Pour cette raison, un état des lieux est ici impossible. Mentionnons simplement les travaux d’Isaac Joseph (1988), de Philippe Warin (1992,1993), de Jean-Marc Weller (1999), de Gilles Jeannot (2000), de Vincent Dubois (1999), d’Annie Borzeix (2000). Toutes les approches de ce domaine ont en commun de privilégier une analyse microsociologique de situations d’interaction afin de rendre compte de la production et de l’usage des catégories mobilisées par les acteurs pour définir ou, pour certains, « co-produire » ces situations. Il s’agit de rendre compte des processus de catégorisation auxquels se livrent les agents, de la manière dont ces derniers « travaillent » les catégories ou les nomenclatures officielles, ou dont ils adaptent au quotidien des principes généraux à des situations particulières.
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[8]
Notons que l’étendue et les conditions d’usage de cette marge de manœuvre sont très variables. Généralement, la marge accordée par l’institution augmente à mesure que l’on se rapproche du modèle de l’expert, c’est-à-dire que se « durcissent » les compétences qui la justifient (Trépos, 1992). Cependant, au delà des situations où est officiellement autorisée l’adaptation de règles générales à des situations particulières, il existe de nombreuses situations dans lesquelles l’intervention de considérations liées au contexte propre de l’interaction est tout simplement rendue possible par des conditions organisationnelles particulières. C’est par exemple le cas des agents de la CAF que décrit Dubois (1999) ou des agents préfectoraux qu’étudie Spire (2007) dans le cas de la demande d’asile.
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[9]
Rappelons qu’en France les demandes d’asile s’effectuent en Préfecture, où les intéressés se voient délivrer une autorisation provisoire de séjour valable jusqu’à la décision positive ou négative – auquel cas des recours sont possibles – de l’OFPRA. Pendant la durée de la procédure, 110 jours en moyenne selon l’OFPRA en 2006 (OFPRA, 2007), les demandeurs d’asile n’ont pas le droit d’occuper un emploi. Les aides financières qui leur sont accessibles se révélant insuffisantes pour couvrir les besoins quotidiens de ceux, largement majoritaires, qui ne bénéficient pas d’un hébergement en Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA), beaucoup n’ont d’autre choix que de se tourner vers les différents guichets sociaux qu’ils identifient comme potentiellement détenteurs de solutions à leur apporter en matière d’hébergement, d’alimentation, de transport, etc.
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[10]
Programme DREES : L’accueil des étrangers dans les dispositifs d’hébergement spécialisés et généralistes (2002). L’étude, qui s’est déroulée de septembre 2002 à décembre 2003, s’appuie sur une quarantaine d’entretiens réalisés auprès d’acteurs locaux impliqués dans l’accueil des personnes en demande d’asile, réfugiées et déboutées du droit d’asile. Cf. Frigoli, Jannot (2004).
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[11]
Pour une mise en perspective historique, on pourra se reporter à Noiriel (1999) ainsi qu’à Alland et Teitgen-Colly (2002). Voir également les travaux de Kevonian (2000).
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[12]
Luc Legoux (1999), parle d’une politique qui ne vise plus à défendre la liberté dans le monde, mais seulement à accompagner la politique migratoire en légalisant temporairement ceux que les sentiments humanitaires interdisent d’expulser. Voir aussi, concernant les enjeux, à l’échelle de la planète, de cette vision humanitaire du « nouvel ordre mondial », Fassin (2006) et Agier (2006).
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[13]
Nous voulons parler de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’évoquer sous le terme de « nouvelles migrations » (Bribosia, Rea, 2002) ainsi qualifiées car elles se distinguent en plusieurs points des mouvements migratoires qui ont marqué la période post-coloniale en France notamment. Faiblement contrôlées par les États d’origine et les États destinataires, ne répondant pas à une logique économique d’appel de la part de ces derniers, elles ne se trouvent que marginalement encadrées par les dispositifs institutionnels des pays concernés (Péraldi, 2002). En lieu et place de formes de mobilité s’inscrivant dans un parcours linéaire permettant de distinguer définitivement un lieu de départ et une destination, elles empruntent la forme de « mobilités pendulaires » brouillant l’image traditionnelle d’une migration vue comme « mouvement entre deux sédentarités » (Morokvasic, 1999). Le développement de ces migrations de type circulatoire s’accompagne de plus d’une diversification des pratiques de survie économique et sociale développées jusque-là par les populations migrantes. La variabilité des statuts au regard de la législation ainsi que celle des formes d’inscription dans le tissu économique urbain, se doublent du déploiement de nouveaux types de rapport aux systèmes institutionnels des pays d’accueil, qui s’appuient sur l’acquisition et la maîtrise de compétences spécifiques, tant sur le plan relationnel que commercial, et qui s’exercent vis-à-vis des dispositifs d’aide et/ ou de contrôle. Au-delà, c’est l’« expérience migrante » qui semble connaître ici de profonds changements bouleversant le rapport des migrants aux sociétés urbaines et à leurs institutions. Voir sur ce point les travaux de Tarrius (2002) et de Potot (2007).
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Les conditions d’hébergement sont bien meilleures en CADA qu’en dehors de ce dispositif. Les personnes, qui n’ont pas à se soucier de leur survie au quotidien (nourriture, soins, etc.) y bénéficient en outre d’un accompagnement social personnalisé.
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[15]
Dans le cadre de notre enquête, nous avons pu identifier plusieurs logiques d’adaptation organisationnelle à l’émergence de ces nouveaux publics que constituent les demandeurs d’asile, notamment : une posture défensive adoptée par certaines structures souhaitant se préserver face à des publics dont le statut particulier rend incertaine toute démarche centrée sur l’insertion sociale et professionnelle (les demandeurs d’asile étant des personnes dont par principe on ne sait pas de quoi l’avenir, subordonné à l’obtention du statut de réfugié, sera fait) ; logique de spécialisation adoptée par des structures associatives engagées sur la voie de la constitution d’une expertise en la matière ; démarche de bricolage institutionnel développée par des organisations enrôlées nolens volens dans le réseau d’accueil et recherchant le subtil dosage entre une adaptation nécessaire et la volonté de ne pas dévier de manière excessive du « sentier institutionnel » qui est le leur.
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[16]
Il s’agit là d’une des formes d’expression de la « posture défensive » évoquée supra. Dans le département, les CHRS ont adopté une position commune consistant à mettre en avant la spécificité d’un public auprès duquel, du fait de l’incertitude qui règne concernant l’issue de la procédure de demande d’asile, toute démarche visant à l’insertion sociale et professionnelle des personnes apparaît comme peu rationnelle au vu de la « philosophie » de la structure. Le risque identifié est celui d’un « investissement » peu rentable (en temps, en énergie mais aussi d’un point de vue financier) au vu d’une part de l’impossibilité légale qui est faite aux demandeurs d’asile d’occuper un emploi (et donc de financer en partie leur prise en charge dans le CHRS), d’autre part de la forte probabilité que ces derniers ne se voient pas reconnaître le statut de réfugié et soient en conséquence invités à quitter le territoire français.
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[17]
Dans le cadre du programme d’étude dans lequel s’est inscrit notre enquête, une autre recherche a été menée dans la région lyonnaise. La mise en perspective des dispositifs mis en place dans les deux départements confirme l’importance des régulations propres aux systèmes d’action territoriaux qui se constituent autour de la demande d’asile. Voir Bourgeois, Ebermeyer, Sevin (2004).
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[18]
Cette remarque peut être étendue à d’autres catégories de migrants, elles aussi soumises à l’évaluation d’acteurs de terrain ou d’instances de décision ayant pour mission d’« apprécier sur critères » les situations correspondantes. Voir, parmi de nombreux travaux récents consacrés au travail administratif à l’égard des étrangers, Math, Slama, Spire, Viprey (2006) ; Rygiel (2004) ; Spire (2005).
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[19]
Tous les demandeurs d’asile conventionnel ne passent pas par « l’épreuve » de l’entretien. Toutefois, on peut fort bien appliquer les remarques qui suivent à l’ensemble des cas de demande d’asile, à condition de considérer que l’examen de dossiers sans entretien s’inscrit dans la forme particulière d’interaction que décrit Fassin (2000) à propos du Fonds d’Urgence Sociale, soit « l’entretien à distance », qui, tout autant que l’interaction en face à face suscite attentes, anticipations et interprétations croisées passibles d’analyses d’orientation « interactionniste ».
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[20]
Nous faisons référence ici à la complexité du jeu d’interprétations réciproques qui est susceptible de se mettre en place entre acteurs. Du côté des acteurs institutionnels, la frontière entre ce qui procède d’une juste compréhension par les demandeurs des règles du jeu qui leur est imposé, et ce qui relève de la tentative de manipulation est dans les faits bien difficile à établir (Frigoli, 2002). Or, les demandeurs peuvent très bien être conscients de la nécessité d’être placés du bon côté de cette frontière. D’où la nécessité de se montrer stratégique dans la manière de ne pas l’apparaître. On trouvera une illustration de ce type de paradoxe dans l’étude menée par Grussen (2002) sur la construction des récits destinés à l’OFPRA et sur le déroulement de la procédure de recours. On y montre que la diffusion d’un savoir commun conduit à la construction de récits stéréotypés correspondant à l’image de ce qu’est, selon ce savoir, le « bon candidat ». Or, il n’est pas rare que le requérant se voie refuser le statut de réfugié précisément au motif que son récit est trop stéréotypé.
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[21]
C’est ce qui justifie à notre sens l’idée que les relations interpersonnelles ne sont jamais qu’en apparence des relations d’individu à individu et que la vérité de l’interaction ne réside jamais tout entière dans l’interaction (Bourdieu, 1972,184).
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[22]
Dans un rapport consacré à l’hébergement des demandeurs d’asile, France Terre d’Asile (2003) avance un taux d’accès au statut de réfugié pour les demandeurs d’asile hébergés en CADA de 71%. Ce taux est à rapporter au taux global de 17% observé en 2002 pour l’ensemble des demandeurs d’asile.
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[23]
Voir l’analyse que fait Kobelinsky (2007), de « l’évaluation morale » dont sont l’objet au quotidien les demandeurs d’asile hébergés en CADA et des « figures anthropologiques » que ces jugements font émerger.
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[24]
On trouvera une analyse de ces procédures de catégorisation et de leurs effets dans le rapport final de l’enquête que nous avons menée (Frigoli, Jannot, 2004).
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[25]
Propos d’un avocat repris dans Grussen (2002). Ceux qui suivent sont tirés de notre enquête.
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[26]
Il en est de ces points de vue analytiques comme de n’importe quel point de vue adopté pour contempler un paysage ou apprécier une œuvre d’art : il serait absurde de chercher à démontrer que La liseuse de Vermeer est plus beau, ou plus émouvant, ou nous renseigne mieux sur l’âme du maître, suivant que l’on se place face au tableau, de côté, ou à distance pour l’observer. En revanche, on ne peut apprécier la qualité du grain dont le peintre se sert pour rendre la lumière qu’en se rapprochant de la toile, de même qu’on ne peut appréhender la composition du tableau qu’en se plaçant de manière à adopter une vue d’ensemble de l’œuvre. En d’autres termes, on ne peut juger de l’intérêt de chacune de nos trois approches de la fabrique des populations qu’au regard de l’adéquation entre ce que l’on cherche à voir et à comprendre et le point de vue adopté pour le faire.
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[27]
Ce qui ne signifie en rien que les échelles d’observation ne puissent pas être les mêmes : comme le note Musselin (2005), on peut très bien observer le travail des élites au microscope. De même, l’analyse de la politique menée par une collectivité territoriale peut très bien relever d’une macrosociologie. Autrement dit, les trois approches de notre typologie ne se distinguent pas par le choix d’une focale (macro, méso ou microscopique) mais visent des niveaux différents de l’architecture que constitue l’action publique.
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[28]
Voir la note précédente.
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[29]
Une des questions centrales étant ici de savoir, d’une part s’il n’est d’autre ordre que local, d’autre part de définir cet espace local. On sait en effet à ce sujet que la science politique, la sociologie de l’action organisée et la tradition interactionniste ne répondent pas de la même manière, l’analyse en termes de « référentiel » ayant prétention à mettre au jour l’existence des soubassements intellectuels d’un ordre social global, propre à une société donnée, là où l’analyse de systèmes d’action territoriaux ou de la relation réunissant agents et usagers ne voient que des « ordres locaux » sans toutefois délimiter de la même manière un espace local qui dans le premier cas est celui de l’« action organisée » et celui de l’« interaction » dans le second.
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[30]
La perspective développée par Jobert et Muller (1987) se montre d’ailleurs attentive à la prise en compte de cette dimension. Le référentiel d’une politique publique ne saurait se réduire à l’idéologie ou aux valeurs que défend tel ou tel décideur politique. Il est bien le produit de la confrontation d’intérêts divers s’exprimant à travers des visions différentes du contenu à donner à tel ou tel programme d’action.
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[31]
Les acteurs de terrain, s’ils sont amenés à catégoriser au quotidien les usagers et les situations dans lesquelles ils les rencontrent, sont bien des acteurs organisationnels. Leurs pratiques s’insèrent dans des activités qui sont bien des activités organisationnelles et qui, à ce titre, contribuent à les structurer. C’est dans ce sens, celui d’une meilleure prise en compte du contexte systémique et/ou des rapports sociaux dans lesquels s’insèrent les interactions, que nous semble évoluer la perspective d’analyse des « échanges au guichet ». Pour la prise en compte des « effets de système », voir par exemple les réflexions que propose Jobert (1992) : Admettre ainsi la diversité des stratégies menées par les acteurs des politiques publiques vis-à-vis des usagers, conduit à mettre en doute la pertinence d’analyses qui conjuguent au singulier la relation entre service et usagers. Ce qu’il faut essayer d’appréhender c’est un système de relations complexes où les différents acteurs publics jouent des stratégies différentes vis-à-vis des usagers (1992,50). Voir aussi sur ce point Frigoli (2003). Pour une analyse de la relation de service qui intègre les positions sociales, au sens large, des acteurs, et par là les capitaux qu’ils peuvent mobiliser, voir Jeantet (2003). Voir également les travaux menés par Dubois (2005).
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[32]
Les travaux centrés sur l’action publique locale nous semblent globalement aller dans le sens d’une meilleure prise en compte de la construction du sens : c’est le cas de l’article déjà cité de Duran, Thoenig (1996), des travaux qui font usage de la notion de transcodage, ou encore de ceux de Le Galès (1998) sur la « gouvernance urbaine ». Voir également les contributions au numéro de la revue Sciences de la société (2005) consacré aux « idéologies émergentes des politiques territoriales ».
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[33]
Voir par exemple l’argumentation que développe Friedberg (1993) lorsqu’il déclare que sa perspective renonce à analyser la totalité et à produire des énoncés sur sa régulation, non pas parce qu’elle nie l’existence de régulations plus globales qui débordent les limites du système d’action concret spécifique qu’elle est en train d’étudier, mais simplement parce qu’elle n’a pas l’outillage pour les mettre en évidence (1993,181).
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[34]
On sait, notamment depuis la parution du célèbre article de Bruno Jobert et Jean Leca (Jobert, Leca, 1980) consacré à L’acteur et le système, que les débats théoriques suscités par la question de savoir s’il n’existe en matière d’action publique que des constructions partielles et contingentes comme le sont les réponses qu’élaborent les acteurs au problème de leur coopération, si, dès lors qu’on s’intéresse à la construction d’une action qui est publique, il y a une place pour la politique dans cet enchevêtrement de systèmes d’action et dans l’analyse qu’on en fait. On en trouvera des prolongements par exemple dans la lecture critique que fait Chazel (1994) du Pouvoir et la règle, lorsque, constatant que Friedberg qualifie de politique l’ordre local qu’instaurent les règles du jeu et les arrangements entre acteurs, il pointe le risque d’une réduction de l’univers de la politique à une conception dans laquelle le politique apparaîtrait à partir du moment où la relation sociale est façonnée par le pouvoir d’un acteur sur d’autres acteurs. Voir également l’article déjà cité de Musselin (2005).
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[35]
Quand elle ne conteste pas purement et simplement, dans le sillage de la posture classique de Blumer (1969), l’idée que des normes puissent exister, en tant que stock d’interprétations disponibles, en dehors de la dynamique d’interaction elle-même.
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[36]
Le débat sur les « 3i » (concernant la place respective à accorder aux idées, aux intérêts et aux institutions dans l’analyse de l’action publique), débat qui nous semble recouper ce questionnement sur les composantes organisationnelles, cognitives et normatives de l’action publique, illustre d’ailleurs clairement les lignes de fracture qui continuent de parcourir les relations entre les trois traditions qui nous intéressent ici. En dehors même des désaccords explicites entre les partisans de l’un ou l’autre de ces « i », on trouve des nuances importantes même chez ceux qui s’accordent sur la nécessité d’articuler les trois dimensions. Voir par exemple les remarques que fait Musselin (2005) face à la proposition de Palier et Surel (2005) de hiérarchiser l’importance des trois dimensions en fonction de la séquence de construction de l’action publique considérée.