Notes
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Centre d’Études et de Recherches sur la Police, Institut d’Études Politiques de Toulouse.
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[1]
Par commodité, on utilisera le vocable « SDF » pour désigner des personnes qui possèdent pourtant des caractéristiques sociales spécifiques (par exemple, mais pas seulement, en termes d’âge, de sexe, de condition sociale et/ou sanitaire). Ce terme est en effet porteur d’ambiguïtés car il rassemble et agrège aujourd’hui les significations de sans-logis (privé de logement), de sans-abri (victime de catastrophe), de clochard (figure folklorique n’appelant pas d’intervention publique), de vagabond (qui fait plutôt peur) ou encore de mendiant (qui sollicite dans l’espace public) (Damon, 1999,43-55). Les termes pour désigner ces populations sont donc nombreux, mais traduisent imparfaitement la diversité des situations et des parcours de vie. On a également souvent utilisé la notion de « jeunes en errance » (Pattegay, 2001) pour désigner les plus jeunes d’entre eux. Au sein de l’entreprise SNCF mais aussi à la RATP, on rencontre d’autres modes de désignation qui cohabitent avec les précédents comme, par exemple, le vocable d’« indésirables » (Soutrenon, 2001). Comme le souligne Mucchielli, face à cette diversité de discours et de causalités, la véritable attitude scientifique consiste d’abord à observer de près les individus et à constater que la population des clochards est hétérogène, que l’on y rencontre des déficiences, des maladies et des handicaps de tous types, et que seules les histoires de vie livrent les raisons d’un état qui n’a d’unité que dans la catégorisation sociale dépréciative dont il fait l’objet (Mucchielli, 1998,120).
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[2]
Pour rendre compte des mesures de protection des personnes et des biens face aux désordres, aux violences et aux autres formes d’insécurité, les professionnels du transport recourent souvent à la notion de « sûreté ». L’emploi des deux notions de « sécurité » et de « sûreté » apparaît néanmoins parfois comme approximatif, aucune définition stricte n’étant donnée par les textes juridiques.
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[3]
Certains chercheurs préconisent ainsi la réalisation d’« entretiens informels » pour obtenir des données plus précises et diminuer du même coup les effets de violence symbolique résultant de la situation d’entretien conventionnel (Bruneteaux, Lanzarini, 1998).
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[4]
Décret n° 42-730 portant règlement d’administration publique sur la police, la sûreté et l’exploitation des voies ferrées d’intérêt général et d’intérêt local.
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[5]
Un arrêté préfectoral « réglementant la police des parties des gares et stations de chemin de fer et de leurs dépendances accessibles au public », avait d’ailleurs été adopté le 12 janvier 2001 afin d’apporter des réponses à ces questions de troubles à l’ordre public (état d’ivresse, mendicité, chiens, etc.).
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[6]
Àcet argument, il faut ajouter que de nombreuses gares constituent des points frontières soit parce qu’elles sont géographiquement proches d’une frontière nationale, soit parce qu’elles constituent un point d’entrée sur le territoire Schengen. Elles peuvent donc constituer des lieux de passage pour les immigrés clandestins ou pour des produits prohibés sur le plan douanier (stupéfiants, contrefaçons, cigarettes de contrebande, etc.).
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[7]
Il faut également noter l’existence « d’auto-expulsions » de certains sans-abri, en réponse, semble-t-il, à un sentiment de menace implicite associée à l’apparition de l’uniforme (Bellot, Cousineau, 1996,382). Mais ces auto-expulsions résultent également, de la part de certains sans-abri, de la volonté de se conformer aux règles et usages de la gare. Par exemple, la « Comtesse » connaît les horaires d’ouverture et de fermeture de la gare et quitte d’elle-même les lieux quelques minutes avant sa fermeture pour la nuit.
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[8]
Selon Emmanuel Soutrenon, l’apparition de cette notion à la RATP n’a pu être datée, mais la correspondance entre les responsables du réseau ferré et la direction générale atteste que son usage était déjà courant dans les années 1970. De nos jours, cette notion est fréquemment utilisée dans l’entreprise, même si celles de « personnes désocialisées » ou de « SDF » lui sont généralement préférées au sein des services spécialisés dans la prise en charge des sans-abri (Soutrenon, 2001,38).
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[9]
Pour Bellot et Cousineau, les agents de surveillance du métro jouissent d’un important pouvoir discrétionnaire pour la réalisation de leurs interventions. Ce n’est donc pas dans des directives très strictes qu’il faut chercher l’explication des pratiques… (Bellot, Cousineau, 1996,386).
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[10]
Bellot et Cousineau remarquaient ainsi que, dans le métro de Montréal, plusieurs agents de surveillance organisaient leur patrouille en prenant soin d’éviter, à certaines heures, différents lieux où ils savaient trouver des itinérants, ceci afin de ne pas avoir à intervenir auprès d’eux sachant la situation temporaire (Bellot, Cousineau, 1996,384).
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[11]
Les agents de la surveillance générale apportent parfois leur aide aux vigiles, notamment lorsque ces derniers sont en difficulté sur une intervention. Ainsi, leur action se résume souvent à apporter un appui ponctuel aux services de sécurité privée lorsque l’ordre public de la gare est compromis et que les moyens humains sont trop limités (ou encore lorsque les vigiles ne sont pas présents). Mais, ils adoptent le plus souvent un comportement de prudence. En effet, d’une part le déclenchement d’une action répressive est souvent appréhendée comme pouvant causer plus de désordres qu’autre chose et la crainte d’envenimer une situation est souvent présente. Ce constat est doublé d’une réflexion sur les conditions légales des expulsions qui ne sont pas toujours réunies et qui rendent toute action de ce type limite du point de vue légal. Ces préventions apparaissent d’ailleurs largement conditionnées par une culture professionnelle légaliste plus que par la menace résultant des possibilités réelles des SDF de porter plainte et de faire valoir leurs droits. L’administration de contraventions pour le non-respect des réglementations en matière de police des chemins de fer apparaît également peu opératoire sur ce public au regard de leur condition et de leur (in)solvabilité potentielle.
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[12]
Loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, Journal Officiel, n° 266 du 16 novembre 2001, 18215.
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[13]
La loi du 12 juillet 1983 réglementant les activités de sécurité privée définit la mission des agents de la surveillance générale. Ils doivent veiller à la sécurité des personnes et des biens, protéger les agents de l’entreprise et son patrimoine et veiller au bon fonctionnement du service. Leur rayon d’action se limite aux gares, aux trains et au domaine de la SNCF. La loi du 15 novembre 2001 insère un article 11-1 après l’article 11 de la loi no 83-629 du 12 juillet 1983 : Art. 11-1. Sans préjudice des dispositions prévues par la loi du 15 juillet 1845 sur la police des chemins de fer, la Société nationale des chemins de fer français et la Régie autonome des transports parisiens sont autorisées à disposer d’un service interne de sécurité. Ces services internes sont chargés, dans les entreprises immobilières nécessaires à l’exploitation du service géré par l’établissement public et dans ses véhicules de transport public de voyageurs, dans le cadre d’une mission de prévention, de veiller à la sécurité des personnes et des biens, de protéger les agents de l’entreprise et son patrimoine et de veiller au bon fonctionnement du service. Les brigades de province ont toutes des antennes ou des bureaux dans les gares moins importantes dépendantes de leur région géographique. Les agents des services internes de sécurité de la SNCF et de la RATP peuvent être nominativement autorisés par l’autorité préfectorale à porter une arme, pour le maniement de laquelle ils reçoivent une formation.
1Les questions d’« errance » ont relevé, tout au long des âges, d’un ordre d’action oscillant entre assistance et coercition (Damon, 2003). Une approche généalogique des normes sociales et pénales montre à quel point le « problème SDF » a toujours été appréhendé en relation avec les marges de la société, la déviance, voire le crime (Vexliard, 1956; Castel, 1995; Damon, 2002). Dans cet article, l’accent sera mis sur l’élaboration d’un ordre public local et sur les modes de construction sociale de la déviance, à partir d’une recherche empirique prenant pour cadre spatial une grande gare de province. Il s’agit notamment de montrer comment se construit l’« identité déviante assignée » aux SDF [1] au sein d’un espace physique et symbolique, celui de la gare et de ses multiples sous-espaces fonctionnels. Il ne s’agit donc pas de centrer la réflexion sur les parcours de vie des SDF, recueillis à partir d’entretiens biographiques destinés à recomposer « leur(s) histoire(s)» et de reconstruire « leur(s) identité(s)» dont on sait par ailleurs qu’elles font l’objet d’une présentation de soi spécifique et souvent standardisée par les intéressés. L’objectif est plutôt d’analyser les rapports que les SDF entretiennent avec l’espace gare, mais surtout de décrire les relations que les multiples acteurs présents (responsables de la gare, agences de sécurité, commerçants, usagers, etc.) entretiennent avec ces populations désaffiliées. Cette démarche permettra d’identifier analytiquement les critères normatifs à partir desquels les multiples acteurs définissent la déviance de cette « population » particulièrement présente au sein des espaces de transports publics, mais également d’entamer une réflexion sur les multiples dimensions cognitives sur lesquelles se construisent les différents modes de réaction sociale.
2Les éléments empiriques sur lesquels se basent cet article ont été recueillis dans le cadre de l’élaboration d’un diagnostic « sûreté » [2] de la gare de Toulouse mené en faveur de la Direction Régionale Midi-Pyrénées de la SNCF au cours du premier semestre 2002. Cette notion de « sûreté »constitue, pour le monde des transports, l’équivalent fonctionnel de celui de « sécurité », c’est-à-dire qu’il prend en compte les atteintes volontaires aux personnes et aux biens mais également les différents phénomènes désignés comme des « désordres »/« incivilités »et qui entretiennent un rapport beaucoup moins évident à la loi pénale. Lors des premiers entretiens avec les différents acteurs, il est apparu que la « question SDF » constituait un enjeu collectif, défini non pas comme un véritable problème de sûreté mais comme un point pouvant affecter le bon ordre de la gare de par les troubles réels ou potentiels dont est porteuse la population SDF. Cet « ordre public » local de l’espace gare repose à la fois sur un certain nombre de normes formelles, dérivant de la réglementation relative à la police des chemins de fer, mais aussi sur des normes plus informelles et fluides construites par les différents acteurs.
3Le recueil des données a été réalisé par quatre enquêteurs avec la mise en œuvre d’entretiens semi-directifs auprès des autorités de la gare, des différents professionnels (guichetiers, agents de nettoyage, emplois-jeunes réalisant l’orientation des clients, etc.), des commerçants (buffet, buraliste, marchand de journaux, restauration rapide, loueurs de véhicules, etc.) et des services de sécurité (personnels de la police ferroviaire, de la police nationale et des services de sécurité privée) présents au sein de la gare. Des entretiens complémentaires ont été réalisés avec des sans-domicile et différentes structures d’aide sociale, notamment associatives. Parallèlement, une série d’observations directes ont été conduites permettant de compléter les témoignages des acteurs. À la suite de ce travail, des entretiens et observations ont été ultérieurement menés selon le même mode, mais de façon moins systématique, afin d’actualiser, au besoin, les données recueillies en 2002. Ces démarches complémentaires, notamment réalisées au cours des années 2004 et 2005, n’ont pas invalidé les premiers résultats de l’enquête. Elles ont cependant permis de mettre en évidence le poids nouveau d’une variable qui n’avait pas été prise en considération de façon aussi déterminante lors des premières analyses. Il s’agit du processus de normalisation progressive des lieux et de leur spécialisation fonctionnelle.
4Les entretiens menés avec les différents acteurs de la gare ont notamment consisté à déterminer à partir de quels critères les différents SDF pouvaient être définis comme une « gêne » ou un « problème » et parallèlement à tenter de savoir sur quels principes reposait leur acceptation. Ces entretiens n’ont pas posé de problèmes quant à leurs modalités de réalisation. Leur exploitation a en revanche été effectuée avec la volonté d’identifier analytiquement les critères cognitifs d’acceptation ou de non-acceptation des personnes SDF au sein de l’espace gare. Ce mode de traitement des données recueillies nous a conduit à mettre davantage l’accent sur l’identification des critères cognitifs d’ordre « structurel », mobilisés de façon commune par l’ensemble des acteurs. Ce sont donc les critères autour desquels se construit collectivement un « consensus » quant à l’acceptation ou au rejet plus ou moins grand des SDF qui ont été au centre de l’analyse. Ce choix conduit à ce que nous mobilisions peu et de façon directe, dans le corps de cet article, les entretiens réalisés. En effet, ce mode de présentation des résultats introduirait selon nous une distorsion. Citer plus précisément les propos de tel ou tel acteur tendrait à focaliser l’attention sur un discours local particulier alors, qu’au contraire, notre entreprise vise à identifier les fondements partagés du discours d’acceptation/rejet. Si l’on abandonne ainsi, sans doute, la prétention de rendre compte précisément du positionnement spécifique de chaque acteur ou catégorie d’acteur, on se donne en revanche davantage les moyens de mieux cerner les zones de consensus et les formes d’institutionnalisation partielle, à la fois informelle et toujours inachevée/renégociée, des normes sociales propres à un lieu. Affirmer que les acteurs se basent sur les mêmes critères cognitifs ne veut pas dire que, pour chacun de ces critères, des modulations du discours ne soient pas repérables. Par exemple, si la mendicité est un critère souvent mobilisé dans les discours d’acceptation/rejet, chaque acteur peut lui attribuer une importance particulière. Mais, plus important, ces modulations du discours apparaissent souvent instables, voire paradoxales : ainsi, dans les prochains développements, on démontrera que l’identité assignée aux SDF est relativement fluide et se traduit par leur classement contingent dans des catégories cognitives souples. Ces opérations classificatoires sont étroitement reliées à des contextes, les jugements portés n’étant jamais totalement stabilisés. Ces derniers sont d’ailleurs la plupart du temps ambivalents. Les classements opérés sont cependant le reflet d’une mise en correspondance systématique, plus ou moins forte, entre un certain nombre de propriétés sociales et/ou comportementales des sans-domicile et les normes (formelles et informelles) constituantes du « bon ordre » de l’« espace gare ».
5Les entretiens réalisés avec quelques sans-domicile ont en revanche été moins informatifs et plus délicats à mettre en œuvre. Outre la violence symbolique pouvant dériver d’un entretien conventionnel [3], beaucoup de sans-domicile étaient dans un état sanitaire qui ne nous a pas permis de procéder à un recueil satisfaisant de données. C’est pourquoi on ne trouvera pas, dans les développements qui suivent, une description des modalités de construction de l’identité personnelle des SDF, ni de celle « assignée » par ces derniers aux différents acteurs de la gare. Les entretiens réalisés avec différentes associations caritatives (secours populaire, secours catholique, groupe amitié fraternité, etc.) ont en revanche permis de mieux comprendre la relation des sans-domicile à l’espace gare. Les observations directes ont ici été particulièrement utiles car elles ont permis de déterminer comment les SDF s’inscrivaient physiquement au sein des multiples espaces fonctionnels (abords de la gare, halls départ et arrivée, quais, souterrains, espaces de restauration, salle d’attente). Elles ont également permis de remarquer que des modifications substantielles sont intervenues, au cours des ans, dans l’aménagement physique de cet espace de transport. Ces observations, répétées dans le temps, permettrons de conclure sur la consolidation d’un processus de normalisation des lieux, la gare étant de plus en plus conçue comme un espace spécialisé lié au « transport », lui-même conçu comme une activité commerciale. Ce processus, sans remettre totalement en question les négociations de l’identité entre SDF et acteurs de la gare, influe néanmoins sur elles en offrant progressivement un nouveau cadrage des interactions.
La gare comme « espace de vie » fortement normé
6Le terme de gare désigne un lieu aménagé où s’arrêtent les trains et, d’une façon plus générale, l’ensemble des installations et des bâtiments nécessaires à l’embarquement et au débarquement des voyageurs et des marchandises. Elles constituent des nœuds de communication au sein d’un réseau, c’est-à-dire des lieux inter-reliés se situant au confluent de plusieurs lignes. Qu’il s’agisse de déplacement de voyageurs ou de marchandises, elles servent de point d’accès à un service de transport. Mais, au-delà de leur fonction-transport, elles peuvent être le support de fonctions variées. D’une part, elles constituent des espaces familiers et demeurent investies émotionnellement par les imaginaires personnels et sociaux. Tout comme l’église du village ou la mairie, elles constituent des territoires du quotidien, représentant tout à la fois le lieu du départ, celui du voyage plus ou moins lointain, et celui des arrivées et des retrouvailles amicales ou familiales. Les gares sont aussi des espaces d’attente et de transit. Les voyageurs peuvent y transiter ou y séjourner pour des durées relativement variables, leur attente allant de quelques minutes lorsqu’il s’agit d’un changement de train pour une correspondance, à plusieurs heures dans les cas d’incidents techniques, de conditions climatiques particulièrement défavorables ou de grèves. Les gares apparaissent alors comme des espaces au sein desquels il s’agit de gérer des flux de personnes sur un territoire réduit. Elles sont également aujourd’hui des espaces commerciaux et constituent des relais où l’entreprise de transport peut vendre des services aux usagers. Il en va ainsi des banques d’accueil, des espaces de vente ou des automates de la SNCF qui permettent aux clients de venir s’informer et d’acheter leurs titres de transport. De même, dans les grandes gares, des galeries commerciales accueillent de nombreuses activités : marchands de journaux ou de tabac, buffets ou espaces de restauration, coiffeurs, magasins de souvenirs, sociétés de location de voitures, etc. Les gares sont aussi des sociétés en miniature, constituant des espaces de vie et de travail. De nombreuses personnes travaillent au sein d’une gare, qu’il s’agisse des personnels de la SNCF (cheminots, commerciaux, agents d’entretien), des commerçants tenant une boutique au sein des galeries commerciales ou des SDF qui vendent des journaux de rue. De façon plus générale, les gares constituent des espaces de vie pour de nombreuses personnes qui viennent ponctuellement y rechercher un service (par exemple : achat de cigarettes), qui y travaillent ou qui y dorment…, notamment les SDF.
7Sur notre terrain d’enquête, dans leurs mobilités quotidiennes, les SDF investissent la gare de multiples significations fonctionnelles. Celle-ci est d’abord appréhendée comme un espace refuge où ils trouvent un abri (Pichon, 1992,147). Ouverte durant la journée et une partie de la nuit, elle se présente comme l’un des rares lieux librement accessible et potentiellement accueillant au sein de l’espace urbain. L’espace gare se décline d’ailleurs en une multitude de micro-espaces investis de manière différente par les sans-domicile. Ce sont les vastes halls « départs » et « arrivées » qui sont les plus fréquemment occupés contrairement aux souterrains étroits qui mènent aux différents quais d’embarquement. Les bornes automatiques, qui permettent aux voyageurs de réserver ou de commander leurs billets, sont parfois agencées de telle manière qu’elles créent des espaces intermédiaires peu empruntés par les usagers et qui constituent pour les SDF des îlots de tranquillité. Les souterrains, qui permettent d’accéder aux trains, ainsi que les quais sont en revanche considérés comme peu propices à une installation durable car régulièrement investis par une foule de voyageurs pressés. La salle d’attente, espace accessible sans contrôle d’accès ou de titre de transport, apparaît comme particulièrement attractive pour les SDF même si elle fait l’objet d’une attention et d’un contrôle plus soutenu de la part de multiples agents de la SNCF et qu’elle ne peut donc constituer un lieu d’installation prolongée. Parfois, ce sont les abords de la gare ou bien des wagons vides, stockés en amont des quais, qui sont « squattés », le plus souvent pour une nuit. L’occupation différentielle de ces micro-espaces par les SDF tient en grande partie à la nécessité d’investir un espace durant une période suffisante sans être dérangé. En outre, la gare est un espace chauffé, accueillant au regard des conditions de vie dans la rue, et offre également une protection vis-à-vis d’agressions potentielles. En effet, cette fonction latente d’hébergement des sans-abri prend un relief particulier si l’on prend en considération que la gare constitue un lieu sécurisé pour de nombreux sans-abri. Ainsi, beaucoup de femmes sans-domicile passent la nuit dans ou aux abords de la gare. Durant la période d’observation considérée, celles-ci étaient quasiment aussi nombreuses que les hommes alors que la plupart des recherches font état, à leur propos, d’une présence beaucoup plus faible dans la rue.
8La gare n’est cependant pas réductible à cette simple fonction d’hébergement, fût-il temporaire. Elle constitue également un lieu de captation de ressources monétaires ou matérielles. Les nombreux départs et arrivées de trains ainsi que la présence de commerces construisent la gare comme un espace où circulent perpétuellement des donneurs potentiels, encourageant des pratiques de mendicité qui, bien qu’interdites, n’en sont pas moins réelles et tolérées de manière diverse. De même, la gare et ses environs constituent souvent un point de distribution de services par un certain nombre d’associations caritatives et de services sociaux. Ces « services » rendus aux SDF, qui vont de la délivrance d’informations, de soins médicaux jusqu’à la distribution de repas, trouvent ici un lieu nodal, facilement identifiable dans l’espace urbain, et relativement perméable à ces types d’interventions. De même, la gare constitue l’un des rares lieux où il est possible de prendre une douche, même si celle-ci est payante.
9La gare peut également être considérée comme un lieu de rencontres. Elle est parfois conçue comme un espace de rencontre entre pairs, d’échange d’informations diverses, mais aussi comme un lieu de rencontre de l’autre, de celui à qui l’on ressemblait comme un frère « avant », de celui pour lequel on est devenu un étranger(Pichon, 1992). On ne peut nier que la gare constitue un espace au sein duquel certaines personnes viennent rechercher un semblant d’appartenance au monde social. Elle se présente alors comme un véritable lieu de sociabilité où certains habitués, SDF ou non, vont et viennent comme dans un espace public jugé ouvert, et au sein duquel certains sont connus et reconnus. Ainsi en va-t-il des rares SDF qui vendent des journaux de rue aux voyageurs pressés et pour lesquels la gare constitue un espace de resocialisation par le travail.
10Enfin, certains SDF, les plus mobiles, utilisent la gare dans sa fonction première, celle qui consiste à fournir un service de transport. En effet, si certains SDF sont sédentarisés dans la gare, d’autres prennent le train pour se déplacer. Dès lors, on peut voir affluer vers la gare de nombreux SDF, le plus souvent jeunes et désignés comme des routards, marginauxou travellers, qui ont comme perspective d’utiliser les modes de transport ferroviaire. L’exemple le plus illustratif est celui de l’afflux massif de jeunes sans-abri au sein de la gare lors des périodes estivales. La gare est alors considérée comme un lieu d’attente et de transit vers d’autres lieux, mais aussi comme un lieu de départ et/ou d’arrivée pour des personnes sans résidence stable mais adoptant des comportements de mobilité.
11Si l’espace urbain est parfois peu accueillant pour les SDF et la gare investie de nombreuses fonctions utilitaires, celle-ci demeure un espace extrêmement normé. D’une part, une réglementation formelle entend réguler l’ordre public local de cet espace. Comme dans une commune, au sein de laquelle le maire doit veiller au bon ordre, à la sécurité, à la salubrité et à la tranquillité publiques, les gares constituent le support d’une réglementation de police spécifique. Ces questions sont principalement régies par la loi sur la police des chemins de fer du 15 juillet 1845 et par un décret du 22 mars 1942 [4]. Ces textes, de portée générale, sont complétés localement par des arrêtés préfectoraux conformes à un arrêté-type élaboré par le ministère des Transports et approuvés par le ministère des Transports [5]. Les normes imposées au sein de la gare sont d’ailleurs parfois au moins aussi contraignantes que celles définies pour le reste de l’espace urbain. Par exemple, il est défendu à toute personne de faire usage dans les salles d’attente, sur les quais ou dans les dépendances des gares accessibles aux voyageurs et aux autres usagers, d’appareils ou instruments sonores. De même, si des salles ou zones d’attente peuvent être mises à la disposition des fumeurs, quiconque aura fumé hors de ces emplacements spécifiques peut être puni d’une amende. Enfin, l’entrée et le séjour dans l’enceinte du chemin de fer ou dans les dépendances de la voie ferrée sont interdits à toute personne en état d’ivresse. Ces dispositions répressives s’accompagnent d’une interdiction de la mendicité dans les cours ou bâtiments des gares et stations et dans toutes les dépendances du chemin de fer. D’autres règles juridiques existent dont l’affranchissement est généralement passible d’une contravention et d’une amende. D’autre part, la gare se présente comme un univers extrêmement « policé », bien plus que celui de la rue. Trois agences de sécurité (police nationale, surveillance générale de la SNCF et sécurité privée) y assument des missions de surveillance et de contrôle en réalisant des rondes régulières qui ne laissent potentiellement que peu de place aux manifestations des déviances (le fait de faire du bruit, de fumer, de mendier, d’occuper un espace, etc.). Pardelà la présence policière et l’existence de règles répressives dont la plupart trouvent à s’appliquer vis-à-vis des SDF, le mobilier urbain implanté dans la gare est également parfois conçu pour éviter toute sédentarisation. Les gares constituent donc des espaces de contrôle. Elles font l’objet de mesures spécifiques visant à maintenir la sécurité et le bon ordre. La maîtrise par les autorités publiques ou privées de ces espaces entraîne le déploiement de dispositifs de contrôle nombreux et la « densité policière » (polices privées et/ou publiques) y est ainsi forte [6].
SDF de la gare et du centre-ville
12Sur notre terrain d’enquête, l’une des croyances la mieux partagée par l’ensemble des acteurs interrogés travaillant dans la gare (commerçants, autorités de transport, services de sécurité, etc.) réside dans le fait que les SDF, rejetés de toute part au sein d’un espace urbain devenu peu accueillant à leur endroit, se concentrent désormais principalement et massivement dans la gare, devenue pour eux un « espace refuge », conçu comme le seul encore à les tolérer. La présence de personnes sans-abri au sein de la gare résulterait également de la mise en place de la police de proximité qui, de par son efficacité, aurait eu comme conséquence de refouler la population SDF hors des espaces urbains traditionnellement investis par ces derniers (places, rues commerçantes, etc.). Cette action policière nouvelle se serait accompagnée d’une politique municipale plus active visant au refoulement systématique des SDF du centre-ville, ce que semblent confirmer quelques articles parus dans le journal local, La Dépêche du Midi, et l’action entreprise par les unités de la police municipale. L’un de ces articles de presse, publié le 18 juillet 2001, illustrait et participait à la structuration de ces discours en renforçant ce processus de construction de vérité. Intitulé La commune boute les SDF hors du centre, il énumérait un certain nombre de dispositions prises par la municipalité : lors du conseil municipal du 1er juin, une réglementation a été adoptée concernant « l’interdiction d’alcool sur la voie publique, vagabondage de chiens dangereux ». Cette délibération s’est appuyée sur l’existence de plusieurs arrêtés municipaux en vigueur, dont celui du 1er juillet 1994, interdisant déjà toute occupation prolongée des rues, squares, quais, places et voies publiques, accompagnées ou non de sollicitations à l’égard des passants. Néanmoins, faut-il en conclure que tous les SDF se sont regroupés en un lieu unique, la gare ? Si cette thèse proposée par les acteurs de la gare repose sur des postulats qui trouvent une certaine confirmation empirique, elle occulte un certain nombre d’autres considérations. Plusieurs arguments peuvent en effet être opposés à cette perception quelque peu simplificatrice. Tout d’abord ce constat se base sur une efficacité supposée totale de l’action des services de police nationale et municipale. S’il est indéniable qu’une action allant dans le sens d’une plus grande répression des regroupements de SDF était engagée dans le centre de la ville, les difficultés inhérentes pour agir sur ces publics donnent à penser que l’efficacité de ces opérations n’a été que relative. Par exemple, si certains SDF sont « invités » à circuler, rien ne les empêche de réinvestir le même espace ou un espace proche une fois le contrôle ou la pression à circuler effectués. De même, ce sont la constitution de groupes, la présence de chiens ou certaines pratiques telles que la mendicité qui font l’objet d’un contrôle ou d’une répression plus accentuée. La contrainte policière s’accentue également en fonction des territoires pris en compte. Seuls certains lieux considérés comme centraux (places, grands axes, lieux touristiques et marchands, etc.) font l’objet d’une surveillance quasi-systématique mais néanmoins intermittente. De même, l’espace urbain est étendu (même le centre-ville) et les effectifs de police ne sont souvent pas suffisants pour policer continuellement ces espaces et pour entraîner un déplacement durable des sans-domicile. Enfin, une dernière limite à cette interprétation, qui fait de la gare le réceptacle de toute la population SDF, est relative à la pluralité des mandats policiers. Les services de la police nationale structurent principalement leur action en fonction de logiques d’urgence et ne concentrent pas leur action de manière exclusive sur ces populations. Autrement dit, les policiers nationaux ou municipaux, s’ils interviennent effectivement sur la population SDF, ont également d’autres missions à assurer que celle-ci. Donc, si déplacement des SDF vers la gare il y a, ce transfert n’est pas massif et ne doit pas être considéré comme mécanique et seulement imputable à l’activité des services de la police nationale et municipale dans les espaces valorisés du centre-ville. En effet, les gares constituent des lieux traditionnels d’accueil et de refuge pour les sans-abri. Que la gare qui a servi de base à nos investigations empiriques connaisse également ce « problème » n’a donc rien d’original tant du point de vue historique que géographique puisque toutes les gares situées dans un tissu urbain dense constituent des points de sédentarisation pour certains sans-domicile. Il n’en demeure pas moins que les acteurs résidant et travaillant dans la gare soutiennent cette acception en termes de vases communicants du centre-ville vers l’espace gare (qui est d’ailleurs lui même peu éloigné du centre-ville).
Structuration de l’identité assignée et construction sociale de la déviance
13De nombreux acteurs présents dans la gare sont conduits à porter des jugements sur la présence des sans-domicile au sein de leur espace professionnel qui constitue également, pour de nombreux SDF, un espace de vie. Ces jugements sont assignateurs d’identité(s) pour les SDF même s’il demeure difficile de savoir en quoi ils contribuent à structurer leur identité personnelle. L’institutionnalisation et la diffusion progressive du vocable « SDF » ou de ses substituts (« vagabond », « errant », « mendiant », « marginal », etc.) ont d’ailleurs pour fonction de permettre une désignation aisée des individus et pour conséquence de les regrouper au sein d’une catégorie unique et unifiante. En effet, la catégorie « SDF » tend à figer les personnes considérées au sein d’une catégorie sociale unifiée qui ne rend pas compte du caractère extrêmement hétérogène de ses membres tant du point de vue de leurs caractéristiques sociales, de leurs parcours, de leurs stratégies quotidiennes de vie ou de survie, de leur identité propre ou de celle qui leur est assignée. Pourtant, si le terme « SDF »est utilisé par la plupart des acteurs de la gare, ces derniers opèrent des distinctions plus ou moins subtiles qui n’établissent pas des rapports d’équivalence entre les différentes personnes exclues. Par exemple, cet agent de la surveillance générale, fait état de l’existence de plusieurs « catégories »de SDF :
En fait, il y a plusieurs catégories. Il y a les clochards… eux en général ça va ! Le problème surtout c’est les marginaux ou les routards… Eux, ils sont plus compliqués à gérer (Agent surveillance générale).
15De même, la désignation « SDF » participe à définir ces derniers par opposition ou par juxtaposition avec la société normée/normale et participe au dévoilement, mais aussi paradoxalement à la reproduction, d’une forme de domination sociale. S’il traduit plus une activité de désignation externe qu’un groupe homogène, ce processus d’assignation de l’identité n’est pas forcément uniforme selon qu’il est produit par tel ou tel acteur ou groupe social/professionnel présent au sein de la gare. Il diffère également en fonction de la temporalité au sein de laquelle prend place l’énonciation. L’attribution d’un statut de déviant aux SDF ne procède donc pas d’une formulation unique et univoque. Elle est au contraire fluide, mettant en jeu des variables nombreuses dont certaines relèvent étroitement des contextes d’action dans lesquels elle s’effectue. Le processus d’assignation d’une identité déviante à tel ou tel SDF se fonde en effet sur des variables distinctes, identifiables et interdépendantes, mais mobilisées différentiellement. Il est possible d’identifier au moins dix variables structurantes dans la construction du niveau d’acceptation/acceptabilité/rejet des SDF au sein de la gare et de leur labellisation comme perturbateurs de l’ordre local de cet espace.
16Une première variable qui participe à la structuration de l’identité déviante assignée réside dans les critères d’âge et de sexe (première variable). Ces attributs « objectifs » contribuentà définir leurs modalités d’acceptation par les acteurs de la gare au sein de leur espace partagé de travail. Plus les SDF sont âgés, plus le seuil établi de leur acceptabilité apparaît élevé. Plus simplement, les acteurs présents sont plus tolérants vis-à-vis des déviances des « vieux » que des « jeunes » SDF et l’on retrouve dans la plupart des discours produits une distinction entre les « vieux clochards » et les « jeunes zonards ». On peut également souligner que la distinction masculin/féminin contribue à structurer les représentations : les acteurs sont plus tolérants vis-à-vis des femmes que des hommes, les premières étant définies comme plus « vulnérables ». On peut soutenir l’hypothèse que la plus grande acceptation des déviances des « vieux » et des « femmes », et afortiorides « vieilles femmes », résulte de la plus grande proximité ressentie par la plupart des acteurs de la gare vis-à-vis des personnes possédant ces caractéristiques. Si l’on prend pour exemple les entretiens menés avec les agents de la surveillance générale, cette « tolérance » peut être alors déclinée selon deux dimensions. La première est plutôt d’ordre psychologique et analogique : si ce n’est pas « nous », les agents, qui sommes dans ces situations de grande précarité, cela pourrait être l’un de nos proches; mais cela pourrait également être « nous » (ou « l’un de nos proches ») dans un futur plus ou moins lointain. Dans ce premier cas, c’est l’identification des agents àdes situations (« une personne en état de précarité ») toujours potentiellement émergentes dans un parcours de vie, qui structure les représentations et guide parfois l’action vers des relations d’aide. Dans une seconde perspective, cette tolérance peut être interprétée en référence à un ordre social, celui de l’État-providence, qu’il s’agit de préserver : « femmes » et « vieux clochards » sont alors perçus comme plus « vulnérables » et nécessitant protection. Il en va ainsi du sentiment de responsabilité sociale qui anime certains agents de la police ferroviaire.
17Le niveau d’acceptation de la déviance des sans-domicile est également lié aux signes extérieurs de pauvreté (deuxième variable). L’apparence extérieure des SDF est généralement perçue comme « dégradée ». Ainsi, l’image dégagée des « clochards » est interprétée comme un signe de déchéance sociale, le niveau perçu de dégradation étant mis dans un rapport d’équivalence avec le niveau de déchéance sociale. Autrement dit, plus le SDF apparaît comme sale, s’il sent mauvais ou est peu présentable, plus il est considéré comme désocialisé. À partir de ce constat, il est nécessaire d’analyser quels types de réactions suscite cette image. Paradoxalement, on pourrait croire que plus l’image se dégrade, plus le sentiment d’empathie, voire de pitié s’accroît. Or les choses apparaissent comme beaucoupplus complexes et l’on peut finalement identifier trois grands cas typiques : 1) l’image du SDF est considérée satisfaisanteet sa présence est alors tolérée; 2) l’image du SDF est considérée comme se détériorant, et l’on s’émeut, dans un mouvement d’empathie, de cette dégradation de l’apparence extérieure; 3) l’image du SDF est considérée comme très dégradée et l’on s’émeut alors également, mais avec quelques nuances par rapport à la situation précédente. Dans le premier et second cas, l’image dégradée est mise en relation avec la situation de détresse sociale du SDF. Dans le troisième cas typique, il s’opère un semi-renver-sement de perspective. Désormais, l’image dégradée est d’abord mise en relation avec le désagrément visuel, celui des acteurs de la gare ou celui des voyageurs. La question peut basculer alors du domaine de la pitié vers celui de la crainte (celle de voir son environnement de travail se dégrader, de voir son chiffre d’affaires baisser pour les commerçants, de se faire agresser verbalement voire physiquement, etc.). Ainsi, les acteurs de la gare veulent bien garder certains SDF à condition qu’ils soient présentables ou ne présentent pas des signes de désocialisation ou des déficits sanitaires trop marqués. Si un certain seuil de tolérance apparaît dépassé, un accord tacite s’établit sur la nécessité d’engager une intervention de nature répressive ou sociale. Une odeur trop forte dans l’espace confiné de la gare constitue par exemple l’un des signes précurseurs faisant émerger une demande d’intervention. Les représentations des acteurs diffèrent lorsqu’il s’agit de jeunes en errance, mais aussi des routards, de travellers, et aboutissent à la formulation de jugements de valeurs beaucoup plus durs. Leur look est alors jugé comme « provoquant » et n’est pas interprété comme un signe extérieur de pauvreté. Il est en revanche relié à une culture du voyage, du déplacement, donc à des dispositions intériorisées qui font référence à un affranchissement par rapport aux règles sociales. Cependant, si le seuil de tolérance est, pour ces jeunes et autres routards, beaucoup plus bas que pour les clochards, la question de leur apparence externe n’est qu’accessoire. Outre le fait qu’étant jeunes, ils pourraient aller travailler plutôt que de traîner, certains acteurs de la gare leur reprochent un certain nombre de comportements précis notamment liés à des pratiques de mendicité ou de consommation d’alcool ou de stupéfiants.
18La consommation d’alcool et l’ivresse dans l’enceinte de la gare (troisième variable) sont aussi très négativement perçues. Ces comportements se traduisent, lorsque la personne est en état d’ébriété, par une dégradation de son état sanitaire général et de son apparence externe (posture affalée, odeur d’alcool, etc.). Mais ce que les acteurs craignent, au-delà de la simple image, c’est le trouble que peut occasionner le SDF bourré, qui interpelle les voyageurs et se donne en spectacle. Il faut noter que des rixes surviennent parfois dans la gare dont une partie est imputable à la consommation d’alcool. Néanmoins, le problème de la consommation d’alcool ne recouvre que de manière imparfaite la seule population des sans-domicile. En effet, certains SDF ne boivent pas d’alcool tandis que des personnes non-SDF occasionnent également des troubles liés à l’alcool, notamment les soirs de fête ou au retour de boîte de nuit. Les bouteilles ou canettes qui traînent constituent également l’un des signes matériel de cette activité réprouvée. L’objet trouvé à même le sol, ou ses débris, opère une médiation puisqu’il permet aux divers acteurs de formuler des jugements disqualifiants alors même qu’il n’y a eu aucune interaction de face-à-face. De même, la mendicité (quatrième variable) est généralement mal tolérée par les différents acteurs travaillant dans la gare. Du point de vue légal, certains espaces publics demeurent soumis à des règles particulières en la matière. La mendicité est ainsi interdite dans les trains, dans les gares et dans toutes les dépendances du chemin de fer. Néanmoins, si toutes les personnes qui mendient dans la gare sont considérées comme des « SDF », l’inverse est plus sujet à caution. Certains clochards ne sollicitent aucune aide de la part des agents ou des voyageurs. Les activités de mendicité sont ainsi plutôt le fait de personnes jeunes et sont loin de se traduire quotidiennement par l’adoption de comportements agressifs, même si quelques invectives surgissent à la suite d’une consommation abusive d’alcool ou de stupéfiants.
19Une autre variable est relative aux conditions climatiques (cinquième variable). La pluie etle froid conduisent un certain nombre de SDF à venir s’abriter dans la gare. Leur présence est alors tolérée, notamment l’hiver, lorsque les températures baissent dangereusement, laissant craindre que le climat trop rigoureux ne porte atteinte à la vie de ces populations précarisées. Comme pour les températures, le niveau de tolérance des acteurs de la gare varie en fonction du temps qu’il fait. Plus il fait froid, plus le seuil de tolérance s’élève; plus il fait chaud, plus celui-ci s’abaisse même si les fortes chaleurs peuvent également influer sur les conditions de vie des populations vivant dans la rue. Les regroupements de plusieurs SDF (sixième variable) constituent également un facteur d’inquiétude pour les acteurs de la gare. Alors que les clochards sont tolérés car considérés comme discrets et pas dérangeants, les zonards, routards, marginaux et autres travellers sont perçus comme troublant l’ordre public car ils se regroupent en nombre variable, mais toujours considéré comme inquiétant. De même, les chiens (septième variable) qui les accompagnent parfois constituent également un des facteurs qui influent sur le niveau moyen de tolérance. D’une part, laissés en liberté, ils font craindre aux acteurs de la gare qu’ils ne mordent un voyageur, un commerçant ou un agent de police ou de sécurité. D’autre part, ils rendent plus difficile l’intervention des agences de sécurité lorsque ces derniers invitent leurs maîtres à quitter les lieux. Enfin, les chiens sont considérés comme porteurs de troubles puisqu’il leur arrive d’uriner ou de déféquer au sein des halls, nécessitant une intervention constante et répétée des services de propreté. Comme le souligne l’un des commerçants interrogés au cours de l’enquête :
Quand ils ne sont pas trop nombreux ça va ! Mais il y a des périodes où c’est plus difficile. Ils sont six ou sept, avec tous les chiens qui courent et qui pissent partout… en plus ils boivent; ça peut très vite devenir la cour des miracles (Commerçant).
21Une autre variable, qui réexamine en creux les précédentes, procède de la conformation des SDF aux normes de vie formelles ou plus informelles de la gare, c’est-à-dire qu’elle relève de leur degré d’obéissance aux injonctions plus ou moins formelles qui leur sont faites (huitième variable). Le fait de ne pas boire de l’alcool, de ne pas fumer, de ne pas faire de bruit, mais aussi de dire bonjour, de se pousser ou de sortirlorsque quelqu’un (commerçant, agent SNCF, vigile, agent de la surveillance générale, agent de nettoyage, etc.) le demande, participe de cette bonne intégration du « SDF » dans l’espace social que constitue la gare. En revanche, le fait de boire de l’alcool, de fumer du tabac ou du cannabis, de mendier, voire de faire du bruit, est perçu par les acteurs comme produisant une rupture dans le bon ordre de la gare, rupture occasionnée par une population que l’on tient généralement àl’œil et à laquelle on ne passe rien. Cette adaptation aux normes de la gare peut aller plus loin. La capacité des SDF à se rendre invisibles (neuvième variable) dans la gare (parfois en utilisant un sous-espace) peut être appréhendée comme une véritable compétence et constitue une condition essentielle pour l’investissement durable (même si discontinu) de la gare. Il s’effectue d’ailleurs parfois avec l’appui des acteurs de la gare qui, de manière manifeste ou latente, contribuent au développement de cette compétence et à la mise en œuvre concrète de leur invisibilité. Beaucoup plus intéressantes sont les relations de familiarité (dixième variable) que certains SDF entretiennent avec l’espace gare et les acteurs qui y travaillent. Ces sans-abri sont alors considérés comme des habitués. Des relations quotidiennes, habituelles et fréquentes, même si parfois réduites à quelques signes ou gestes, permettent à ces SDF de construire progressivement et informellement leur réseau de sociabilité avec des personnes extérieures à leur groupe de référence assigné, celui des autres SDF. Ainsi en va-t-il des sans-abri autorisés à vendre des journaux aux usagers. Mais d’autres SDF apparaissent également connus et reconnus, ce qui leur confère un semblant de statut social. Certains se voient même attribuer un surnom : la « Comtesse », la « Momie », « Marie », « Rambo », « Jésus » constituent quelques-uns des surnoms attribués et utilisés par les acteurs de la gare pour désigner certains sans-abri dont ils ne connaissent pas toujours le vrai nom mais qu’ils rencontrent néanmoins fréquemment. Des habituées telles que Marie ou la Comtesse ont maintenu un véritable tissu relationnel autour d’elles. De nombreux agents ou commerçants, mais aussi les autorités de la gare, comme les agents des différents services de sécurité les saluent régulièrement, s’inquiètent de leur état de santé ou de ne plus les croiser durant plusieurs jours. Cette reconnaissance repose parfois sur une légitimité historique. Ainsi, la Comtesse, une femme d’un âge avancé, voûtée et reconnaissable à la poussette dont elle ne se sépare jamais, est l’une des figures de la gare. Elle la traverse depuis de très nombreuses années, la majorité des personnes travaillant sur le site déclarant même que la gare s’est construite autour d’elle. Sa présence en gare, elle la justifie elle-même : Je ne veux pas aller dans un centre d’hébergement, car je suis réveillée trop tôt, et moi j’ai besoin de dormir tard le matin. Elle se repose donc dans la gare, durant la journée, le plus souvent dans le hall des arrivées, derrière les distributeurs automatiques de billets de train, en face du restaurant rapide vers lequel elle se tourne parfois pour profiter d’un café généreusement offert. La comtesse ne dort pas la nuit car elle a peur de se faire agresser; de fait, elle dort tout le jour dans la gare confie un agent de la police ferroviaire. Cette explication renvoie à une gare qui est conçue par les SDF comme un lieu de protection au regard de la rue qui constitue un espace où les sans-abri sont exposés aux agressions physiques ou aux vols. Les acteurs de la gare finissent donc par connaître des bribes de vie de certains de ces sans-abri et construisent, à partir de ces éléments discontinus, une relation qui demeure, elle aussi, discontinue. La construction de cette identité assignée, incomplète et fractale, par les acteurs de la gare fonctionne également sur le mode plus collectif de la rumeur : des informations sont échangées à propos de tel ou tel SDF qui sont ensuite recoupées et rationalisées pour tisser des morceaux de vie. Par exemple, la Momie, cette femme, reconnaissable à sa grande taille et à sa couleur de peau noire, fréquente parfois les halls et les sièges qui y sont disposés. Le bruit court qu’elle serait une ancienne prostituée affirme un commerçant, rumeur reprise par d’autres acteurs interrogés. Elle est folle; parfois elle se met à chanter ! Mais elle n’est pas méchante ! dit un autre. Pour la Comtesse, tous la connaissent et, tout au long des entretiens réalisés, nous avons pu constater que chacun possédait une connaissance parcellaire de son parcours de vie. Elle est d’Oran et a été mariée à un ancien colonel. Elle aurait perdu un enfant, c’est pour cette raison qu’elle se promène toujours avec une poussette. Le bruit court qu’un bus aurait foncé dans la poussette confie par exemple un vigile. Il ne nous appartient pas de vérifier la véracité de ces bribes de vies réelles ou fantasmées. Il s’agit plutôt de constater qu’elles constituent autant de référents qui aident les acteurs à construire des discours d’humanité. Elles permettent également de donner du sens aux interactions de face-à-face et à consolider la légitimité des interactions futures. Ainsi, une sédentarité relative influe dans le sens de la constitution d’une interconnaissance entre certains SDF et les différents acteurs de la gare. Ces relations de bon voisinage débouchent souvent sur des relations d’aide. On remarquera que le niveau de tolérance est d’autant plus fort que le SDF est là depuis longtemps et qu’il a réussi à créer et à maintenir des liens sociaux avec de nombreuses personnes dans la gare. Ces habitués, jouissent donc d’un régime plus favorable quant aux réactions vis-à-vis de leurs comportements déviants et à l’assignation d’un statut d’« indésirable ». En effet, les acteurs de la gare les connaissent et se considèrent plus aptes à comprendre, à anticiper, voire à pardonner certains de leurs comportements déviants. À cette population fixe, d’habitués, il est possible d’opposer celle des routards, zonards et autres marginaux qui sont le plus souvent de passage, et ne demeurent que sur de courtes périodes dans la gare. Ces derniers, plus mobiles, conçoivent la gare comme un espace de transit plutôt que comme un espace de vie. Leur présence fugitive ne permet pas que se structurent des habitudes. La méfiance mutuelle reste de mise et la cohabitation, conçue comme forcée, n’est jamais dépassée au profit de relations plus consensuelles. Ici encore, c’est le public le plus jeune qui est le moins toléré, car il ne s’établit jamais durablement et n’est donc pas connu et reconnu à la différence des habitués auxquels les différents acteurs de la gare se sont accoutumés. La légitimité de ces derniers à investir l’espace gare est parfois renforcée par le biais de micro-échanges de services qui s’opèrent entre certains SDF et certains acteurs de la gare. Ainsi, par exemple, il apparaît que la Comtesse a pu opérer des traductions linguistiques pour certains agents qui ne pouvaient comprendre la langue de certains clients étrangers. De tels échanges demeurent néanmoins extrêmement rares.
Les fluidités de l’identité assignée : « tolérés », « tolérables » et « indésirables »
22Chacune de ces variables est utilisée comme étalon pour juger du niveau de « tolérabilité » de chaque sans-abri et sert de base pour l’attribution d’une identité plus ou moins déviante ou conforme. On peut ainsi distinguer trois grands statuts typiques conférés aux SDF : les tolérés sont les SDF qui sont acceptés par les différents acteurs. Considérés comme non gênants, il s’agit le plus souvent de clochards, de personnes assez âgées qui restent dans leur coin, d’habitués qui ne perturbent pas ou peu l’ordre local, et qui se conforment aux règles de vie de la gare tout en sachant se rendre invisibles; les tolérables sont ceux qui sont tenus à l’œil etqui sont considérés comme potentiellement porteurs de désordres. S’ils sont tolérés, c’est au regard d’une évaluation constante de leur comportement. Tout écart vis-à-vis des normes définies les fait entrer dans une troisième catégorie, celle des indésirables. Les indésirables sont ceux que les services de sécurité/sûreté invitentàquitter la gare ou expulsent [7]. Ils sont considérés comme porteurs de troubles et ne sont pas tolérés dans l’enceinte de la gare. Mais, ces trois types ne sont pas statiques. En effet, leur utilité cognitive n’empêche pas que certains SDF puissent passer d’une catégorie à l’autre en fonction de la combinaison des variables précédemment exposées mais aussi en fonction de la politique générale arrêtée et poursuivie par la direction et les autres acteurs de la gare. La tolérance du même sans-abri ne s’établit donc pas de manière fixe mais est toujours renégociée.
23Le vocable d’indésirables [8], parfois employé au sein de la SNCF mais aussi de la RATP pour désigner les SDF, ne rend donc pas compte de cette fluidité de l’identité assignée et du niveau variable de « tolérabilité » défini situationnellement. On peut également considérer que le niveau de tolérance des sans-domicile au sein de la gare s’établit selon deux autres principes structurants. Le premier repose sur l’intensité de la déviance perçue en référence à une variable unique précédemment identifiée (par exemple : le fait d’être plus ou mois bruyant; d’être plus ou moins sale; d’être plus ou moins âgé; d’être dans un groupe plus ou moins important numériquement; d’avoir un nombre plus ou moins important de chiens, etc.). Le second principe est relatif non plus à l’intensité mais à la cumulativité de ces variables. Ainsi, être à la fois jeune, sale, appartenir à un groupe, posséder un chien, boire de l’alcool et être seulement de passage dans la gare, expose très rapidement le détenteur desdites propriétés à un jugement négatif avec l’établissement d’un niveau de « tolérabilité » extrêmement restreint.
24Au regard de ces remarques, on doit convenir que la répartition des sans-abri entre « tolérés » et « indésirables » recoupe pour l’essentiel une distinction entre « vieux clochards » et « jeunes errants ». On retrouve la même distinction dans d’autres contextes. Bellot et Cousineau notaient ainsi, à partir de l’exemple du métro de Montréal, qu’il ressort que bon nombre de vieux itinérants se fondent en quelque sorte dans le paysage du métro, le comportement qu’ils adoptent ne se faisant pas perturbateur aux dires des agents de surveillance. Par contre, les jeunes manifestent des comportements plus dérangeants et, ce faisant, sont perçus comme étant beaucoup plus agressifs tant envers les usagers du métro que face à l’autorité des agents de surveillance (Bellot, Cousineau, 1996,387). Cette perception, relativement bien partagée sur notre terrain d’enquête, entraîne une demande d’intervention (sanitaire, policière) et la mise en œuvre de pratiques différenciées vis-à-vis de chaque catégorie.
Policer les SDF : un révélateur des cultures et hiérarchies policières
25La construction d’un ordre public au sein de cet « espace gare » résulte donc à la fois de la production de normes formelles institutionnalisées (la réglementation relative à la police des chemins de fer) et d’un consensus cognitif instable, structuré à partir d’un certain nombre de variables toujours redéfinies situationnellement par rapport aux propriétés sociales et/ou comportementales des acteurs en jeu mais également en fonction des principes d’intensitéet de cumulativité de ces variables, précédemment exposés. Elle constitue le socle normatif et cognitif à partir duquel sont notamment structurés les divers modes de « tolérabilité » des SDF qui servent eux-mêmes de fondement au déploiement matériel de diverses formes de réaction sociale.
26Le respect de ces impératifs formels et informels est difficile à mettre en pratique pour les gestionnaires de l’espace de transport. Les autorités de la gare soulignent qu’elles ne sont pas (seules) compétentes, tant du point de vue juridique que matériel, pour gérer ce problème social. Il n’empêche qu’elles sont fréquemment confrontées à cet enjeu dont elles doivent le plus souvent assurer la prise en charge quotidienne et immédiate. Elles sont les premières récipiendaires des plaintes des usagers et des différentes professions exerçant leur activité au sein de l’espace de transport. Leur charge est d’autant plus complexe que les réactions des voyageurs et des personnes travaillant dans la gare sont la plupart du temps ambivalentes. Parfois demandeurs d’une expulsion, ces derniers peuvent également aussi parfois s’y opposer en fonction d’éléments de contexte : la personne fait-elle ou non la manche ? Est-elle (trop) visible ou demeure-t-elle à l’écart ? Est-elle connue ou non ? Son odeur gêne-t-elle ou non ? Fait-il froid ou non ? Possède-t-elle un chien ? Est-elle en groupe ou seule ?, etc. Ainsi, le traitement du « problème SDF » nécessite, pour les agents des diverses forces de sécurité, une réponse proportionnée, toujours négociée dans une interaction de face-à-face, qui ne trouve jamais de légitimité et d’efficacité réelle dans le simple usage de la force. Tout est donc une question de dosage, de transaction, entre tolérance, invitation plus ou moins intimidante à quitter les lieux et usage proportionné de la contrainte.
27Les différentes agences de surveillance doivent donc quotidiennement gérer les différentes demandes, souvent contradictoires, qui leur sont adressées de la part d’acteurs multiples (les autorités de la gare, les commerçants, les voyageurs). Elles bénéficient d’ailleurs dans ce cadre d’une marge importante de manœuvre dans la prise en compte de ces demandes et l’application des règlements [9]. Les observations directes et les entretiens effectués sur notre terrain d’enquête permettent de constater que les relations entretenues par ces services avec les SDF recoupent en tous points les analyses de Bellot et Cousineau formulées à propos des modalités d’intervention des agents de sécurité privée au sein du métro de Montréal. Les auteures soulignaient que les échanges entre agents de sécurité privée et SDF au sein du métro sont extrêmement diversifiés allant de la coercition à la non~intervention pure et simple en passant par la mise en œuvre de relations d’aide (Bellot, Cousineau, 1996). On peut faire les mêmes remarques pour la gare de Toulouse. Ainsi, par exemple, des agents de la surveillance générale ou des vigiles, mais aussi certains agents de la SNCF, apportent parfois une aide ponctuelle aux « clochards ». Il peut tout d’abord s’agir de leur offrir un café ou un complément alimentaire (gâteaux, sandwich), mais aussi de leur consacrer un peu de temps ou de leur faire un signe, échange toujours restreint mais représentatif de l’empathie de certains personnels vis-à-vis de la condition difficile de ces personnes. La relation d’aide s’exprime également au travers d’un travail ponctuel d’orientation de certains clochards vers des institutions de prise en charge. Ces interventions de type « relation d’aide » sont néanmoins exclues du répertoire d’action d’autres agents qui considèrent que ce n’est pas leur problème et qu’il existe des services sociaux pour ça.
28Néanmoins, en fonction de leur statut, les différents agents se positionnent de façon spécifique quant à la résolution des problèmes liés aux SDF. De ce dernier point de vue, la manière dont chacun « police » les SDF est révélatrice des cultures professionnelles et des enjeux inter-institutionnels entre les différentes agences de sécurité. En effet, trois agences interviennent : la police nationale, la surveillance générale et des vigiles appartenant à une société de gardiennage, prestataire de service pour la direction de la gare. Alors même que les services de la police nationale possèdent un petit local au sein de la gare, donnant sur son parvis, la présence des fonctionnaires est néanmoins discontinue au sein de cet espace de transport, les effectifs n’étant pas strictement affectés à sa régulation. De même, les agents de la surveillance générale possèdent une compétence territoriale au niveau régional, ce qui les conduit également à quitter régulièrement la gare pour intervenir sur l’ensemble des sites du réseau régional. Parallèlement, agents de la police nationale et de la surveillance générale développent souvent des stratégies d’évitement [10]. Ainsi, en dehors des cas de troubles clairement identifiés, ils évitent autant que possible d’intervenir auprès des SDF. Mais, cette « non-intervention » ne signifie pas absence de surveillance et de contrôle. En effet, ou bien le comportement des sans-abri ne justifie aucune intervention de la part des agents de surveillance car ceux-ci adoptent un comportement se comparant à celui de tout voyageur du métro, auquel cas chacun reste à sa place en gardant une certaine distance, ou bien, par une certaine entente tacite, les itinérants choisissent d’eux-mêmes de disparaître dès l’apparition de l’uniforme, pratiquant en cela cette forme d’autoexpulsion à laquelle nous avons déjà fait allusion (Bellot, Cousineau, 1996,385). Outre le problème de leur présence plus ou moins continue au sein de la gare, les agents de la police nationale et de la surveillance générale avancent d’autres principes au fondement de leur non-intervention. Vis-à-vis des « clochards », des arguments d’ordre humaniste sont souvent avancés par les agents de la surveillance générale pour éviter une intervention. Ils considèrent qu’une action de leur part contre les « clochards » (avec lesquels se sont parfois tissées, nous l’avons fait remarquer, des relations basées sur l’aide) est souvent injustifiée, participant au processus de précarisation de personnes déjà exclues. En fonction du contexte, ils indiquent parfois à certains « clochards » des lieux où ils pourront dormir sans être systématiquement dérangés. Ils les aident ainsi à se fondre dans le décor de la gare, à devenir sinon invisibles, du moins tolérables. Ces agents tentent alors de concilier un mandat qui est principalement orienté vers une « répression » graduée de la présence de SDF et des préoccupations d’ordre social et humaniste.
Il y a pas mal de SDF qui ne sont pas méchants, mais en même temps on ne peut pas tout tolérer. Certains, on finit par les connaître un petit peu. Alors ça arrive qu’on leur donne un truc à manger ou, si ça va pas pour eux, on appelle les pompiers ou les services d’assistance. On leur dit aussi où se mettre pour qu’il y ait moins de problèmes (Agent surveillance générale).
30Vis-à-vis des « zonards », c’est-à-dire de populations plus jeunes qui pratiquent parfois la mendicité et demeurent plus visibles et moins tolérables, les arguments avancés par les agents de la surveillance générale sont d’ordre professionnel : il ne serait pas de leur compétence de participer de manière systématique à la gestion quotidienne ainsi qu’à l’expulsion de ce public.
Notre métier de base c’est de sécuriser le réseau et de lutter contre la fraude. Alors, pour nous, les SDF on considère que ce n’est pas une priorité. Sauf s’il y a un vrai problème qui se pose. Alors bien sûr, on intervient. Mais sinon, la plupart du temps, quand ils se tiennent tranquille, on ne leur cherche pas de problème (Agent surveillance générale).
32Les agents de la police nationale et ceux de la surveillance générale adoptent dans ce cas les mêmes référentiels cognitifs. Ils développent une culture de l’intervention au sein de laquelle « policer les SDF »ne constitue pas une priorité d’action, sauf à considérer que ces derniers troublent de façon manifeste l’ordre public de la gare et transgressent clairement les normes les plus formelles. De fait, les agents de la police nationale et de la surveillance générale considèrent que la gestion de ce « public » n’est pas véritablement de leur ressort, laissant aux vigiles la tâche de réguler les atteintes éventuelles et quotidiennes à l’ordre public. Les vigiles, dont l’action est encadrée par un marché avec la direction de la gare, voient quant à eux leur marge d’appréciation réduite. Dans les entretiens menés, ils tendent à évacuer de leur action toute dimension d’ordre humaniste pour s’en tenir à une vision plus technique de leur mission (on applique le règlement !). Ainsi, on peut donc constater que, si plusieurs agences interviennent de façon concomitante pour réguler les atteintes à l’ordre causées par les SDF dans l’espace gare, il en résulte une certaine externalisation de cette mission aux services de sécurité privée dans ses dimensions les plus quotidiennes voire les plus ingrates. Alors que les services de la police nationale et de la surveillance générale adoptent souvent des stratégies d’évitement ou de retrait quant au déploiement d’une intervention, basées sur des prévenances opérationnelles (éviter que ça ne dégénère) et légalistes (rester dans les clous au niveau du droit), les vigiles ont quant à eux une tâche plus délicate. S’ils sont également tenus de prendre en compte des problèmes liés aux dimensions opérationnelles et légales de leurs interventions, ils ont beaucoup plus de difficultés à adopter systématiquement des stratégies de retrait, se devant d’intervenir plus souvent que les autres agences car tenus par une obligation de résultat. Leur investissement sur cette mission conditionne en effet le renouvellement de leur contrat de prestation. Assurer une adéquation satisfaisante entre intervention, légalité et efficacité opérationnelles n’est donc pas toujours une tâche aisée pour eux, chacun de ces principes pouvant obéir à des rationalités différentes. Leur action est d’autant plus difficile que leur mandat se trouve influencé par des pressions convergentes et parfois contradictoires. D’une part, la direction de la gare attend d’eux un service au regard du contrat qui la lie au prestataire privé. D’autre part, si la surveillance générale vient en appui de leur action, c’est souvent l’occasion pour elle d’interroger la professionnalité des services de sécurité privé, l’opportunité de leurs interventions mais aussi leurs champs territorial ou légal de compétence [11]. Enfin, les interventions des vigiles peuvent être incitées ou contestées par les différents usagers de la gare, qu’il s’agisse des commerçants ou des voyageurs. Les agents se retrouvent alors parfois prisonniers d’une position où opère un triple contrôle, chacun se posant de manière différente et générant un système d’injonctions croisées.
Normalisation des lieux et place des sans-domicile
33Durant les phases d’observation ultérieures, on a pu constater que le niveau de « tolérance » des sans-abri avait tendance à être défini de manière de plus en plus restrictive. Dans cette perspective les SDF, jusqu’alors « tolérés », glissent vers la catégorie d’« indésirables ». De la conception d’une ouverture relative de la gare, on passe à une configuration où l’expulsion devient plus systématique. Pourtant, la pression plus forte exercée sur les sans-domicile est loin de régler les problèmes identifiés puisqu’ils se redistribuent à la périphérie de l’espace gare, souvent encore sur le domaine ferroviaire. Les SDF refoulés des halls se réfugient dans les environs immédiats de la gare (parkings, préfabriqués syndicaux, parvis). Ils dorment dans certains recoins, alimentant le sentiment d’insécurité des agents qui se trouvent parfois nez à nez avec eux. Sentiments de surprise et de crainte se mêlent alors, notamment la nuit, même si les véritables incidents sont relativement rares. Le sentiment d’insécurité est particulièrement fort, la nuit, chez les agents SNCF ou des sociétés prestataires de services qui ont à travailler sur le territoire ferroviaire. Ils rencontrent fréquemment des personnes qui dorment, parfois avec des chiens, dans les voitures stationnées et qui demeurent parfois ouvertes durant la période nocturne. Ils craignent alors d’être agressés par des personnes ivres, prises de paniques d’être découvertes, ou bien par un chien.
34Quant à l’espace gare, il ne se présente plus comme un espace d’accueil mais de refoulement au fur et à mesure que la gare se transforme en espace commercial. En effet, le transport devient un produit devant satisfaire une clientèle et le nœud de communication que constitue la gare se transforme en support de multiples activités commerciales (par exemple, un coiffeur, un restaurant rapide « Quick », un nouveau marchand de journaux et une boulangerie ont progressivement élu domicile au sein de la gare). Le mandat donné aux vigiles est représentatif de cette moindre tolérance accordée à la présence de sans-abri. Il a été redéfini par le biais d’un changement de prestataire en matière de gardiennage et par une définition plus stricte des rondes dans la gare. Quant à la surveillance générale, cette police ferroviaire a vu son existence reconnue par le biais de la loi sur la sécurité quotidienne votée en 2001 [12] et est clairement définie comme une police d’entreprise ayant des pouvoirs étendus [13]. Cette reconnaissance législative, associée à un renouvellement générationnel progressif des agents, tend à calquer progressivement l’organisation et les missions de la surveillance générale sur ceux d’une police traditionnelle. Ainsi, les agents de la surveillance générale sont armés (tonfa ou pistolet) et patrouillent en tenue de maintien de l’ordre. La symbolique est particulièrement forte et représentative de la constitution d’agences policières spécifiquement dédiées à la gestion des espaces de transport.
35Cette transformation des modes de régulation au sein de la gare est néanmoins très progressive. Elle s’appuie certes sur une modification subtile de l’action des services de sécurité privée et de la surveillance générale, mais surtout sur une stratégie de redéfinition physique des lieux et de leur gestion. Ainsi, l’espace gare devient normalisé au sens le plus strict du terme puisque, depuis le début des années 2000, la SNCF s’est engagée dans l’amélioration de ses gares pour en faire des lieux de qualité et de service (programme Gares en mouvement) avec pour objectif d’aboutir à la certification AFNOR (Association française de normalisation) des soixante plus grandes gares françaises d’ici 2007. Cette certification de services associés au transport de voyageurs est obtenue après un audit. Elle recouvre sept domaines (dont la sécurité et la sûreté) et quarante-cinq services (par exemple : la gare est signalée dans son environnement géographique proche; les escaliers mécaniques et les ascenseurs fonctionnent; le personnel de la gare est courtois, disponible et accueillant; une signalétique visible et lisible permet de s’orienter facilement dans la gare; une information est diffusée en cas de situation perturbée; la gare est propre; des commerces proposent presse et restauration rapide; la gare est contrôlée et surveillée quotidiennement; les composteurs se trouvent facilement avant d’accéder au train…) qui peuvent jouer un rôle déterminant en terme d’appropriation de l’espace, de prévention des conduites délinquantes et de réduction du sentiment d’insécurité… mais qui restreignent également l’espace de négociation de la tolérance des comportements jugés déviants. Sur notre terrain d’enquête, la gare est également entrée dans ce processus de certification. La rénovation s’est notamment traduite par une clôture de certains espaces. Ainsi, les guichets – positionnés entre le hall « départs » et « arrivées » – ont été séparés du reste de l’espace gare par une clôture vitrée, qui spécialise ainsi le lieu et permet de le fermer lorsqu’il n’est plus affecté à la délivrance de billets de train. L’espace potentiel d’installation est donc matériellement réduit pour les sans-domicile. Il en résulte également que les deux halls sont désormais reliés par un large couloir où transitent les flux de voyageurs, espace désormais peu exploitable par les sans-abris. De même, les halls de départ et d’arrivée sont mieux éclairés et l’espace dédié à l’attente des voyageurs a également été reconfiguré avec la mise en place de sièges empêchant les SDF de s’allonger. L’intervention plus régulière des services de propreté a également une importance considérable puisqu’elle oblige les sans-domicile à se déplacer lorsque des agents de nettoyage passent le balai ou la serpillière. Si le service au client des transports bénéficie de ces aménagements, ces transformations de la gestion rendent plus coûteuse une installation prolongée des SDF, désormais constamment obligés de se déplacer pour trouver des espaces plus accueillants.
36Donc, au-delà des propriétés identifiées qui permettent de circonscrire, dans une perspective interactionnelle, le processus d’assignation de l’identité déviante, on peut considérer que le changement d’affectation fonctionnel conféré à l’espace gare apparaît déterminant dans la restriction de l’espace de transaction laissé aux différents acteurs pour la définition en situation des modalités de la déviance des sans-abri. Cette dynamique réintroduit la question de l’écart aux normes de vies codifiées de la gare en réactualisant les interdits. Les différents aménagements des lieux nouvellement introduits (par exemple : espaces intermédiaires réduits, stratégie de propreté des lieux, présence accrue des services de vigilance, sièges monoplaces interdisant l’affalement, accroissement des fonctions commerciales, réflexions sur la mise en œuvre de la vidéosurveillance, etc.) rendent plus coûteux pour les sans-abri une installation durable au sein de la gare et la constitution de cette dernière en espace de vie. Comme le note Damon, régulièrement, les personnes repérées comme SDF sont, plus ou moins vigoureusement, écartées d’un espace vers un autre. Ces mouvements qui s’exercent d’une gare à un réseau métropolitain ou d’un jardin public à un boulevard, se reproduisent à grande échelle entre les villes(Damon, 1999,52). La question des espaces de liberté pour ces populations de plus en plus exclues d’un espace public de plus en plus fragmenté et régulé apparaît donc, au travers de cet exemple local, comme l’un des problèmes les plus ardus en matière de gouvernement/gouvernance de la pauvreté et de l’ordre en public.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Mots-clés éditeurs : GARE, ESPACE PUBLIC, SANS DOMICILE FIXE, CONTRÔLE SOCIAL, IDENTITÉ
Mise en ligne 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/ds.313.0283Notes
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[*]
Centre d’Études et de Recherches sur la Police, Institut d’Études Politiques de Toulouse.
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[1]
Par commodité, on utilisera le vocable « SDF » pour désigner des personnes qui possèdent pourtant des caractéristiques sociales spécifiques (par exemple, mais pas seulement, en termes d’âge, de sexe, de condition sociale et/ou sanitaire). Ce terme est en effet porteur d’ambiguïtés car il rassemble et agrège aujourd’hui les significations de sans-logis (privé de logement), de sans-abri (victime de catastrophe), de clochard (figure folklorique n’appelant pas d’intervention publique), de vagabond (qui fait plutôt peur) ou encore de mendiant (qui sollicite dans l’espace public) (Damon, 1999,43-55). Les termes pour désigner ces populations sont donc nombreux, mais traduisent imparfaitement la diversité des situations et des parcours de vie. On a également souvent utilisé la notion de « jeunes en errance » (Pattegay, 2001) pour désigner les plus jeunes d’entre eux. Au sein de l’entreprise SNCF mais aussi à la RATP, on rencontre d’autres modes de désignation qui cohabitent avec les précédents comme, par exemple, le vocable d’« indésirables » (Soutrenon, 2001). Comme le souligne Mucchielli, face à cette diversité de discours et de causalités, la véritable attitude scientifique consiste d’abord à observer de près les individus et à constater que la population des clochards est hétérogène, que l’on y rencontre des déficiences, des maladies et des handicaps de tous types, et que seules les histoires de vie livrent les raisons d’un état qui n’a d’unité que dans la catégorisation sociale dépréciative dont il fait l’objet (Mucchielli, 1998,120).
-
[2]
Pour rendre compte des mesures de protection des personnes et des biens face aux désordres, aux violences et aux autres formes d’insécurité, les professionnels du transport recourent souvent à la notion de « sûreté ». L’emploi des deux notions de « sécurité » et de « sûreté » apparaît néanmoins parfois comme approximatif, aucune définition stricte n’étant donnée par les textes juridiques.
-
[3]
Certains chercheurs préconisent ainsi la réalisation d’« entretiens informels » pour obtenir des données plus précises et diminuer du même coup les effets de violence symbolique résultant de la situation d’entretien conventionnel (Bruneteaux, Lanzarini, 1998).
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[4]
Décret n° 42-730 portant règlement d’administration publique sur la police, la sûreté et l’exploitation des voies ferrées d’intérêt général et d’intérêt local.
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[5]
Un arrêté préfectoral « réglementant la police des parties des gares et stations de chemin de fer et de leurs dépendances accessibles au public », avait d’ailleurs été adopté le 12 janvier 2001 afin d’apporter des réponses à ces questions de troubles à l’ordre public (état d’ivresse, mendicité, chiens, etc.).
-
[6]
Àcet argument, il faut ajouter que de nombreuses gares constituent des points frontières soit parce qu’elles sont géographiquement proches d’une frontière nationale, soit parce qu’elles constituent un point d’entrée sur le territoire Schengen. Elles peuvent donc constituer des lieux de passage pour les immigrés clandestins ou pour des produits prohibés sur le plan douanier (stupéfiants, contrefaçons, cigarettes de contrebande, etc.).
-
[7]
Il faut également noter l’existence « d’auto-expulsions » de certains sans-abri, en réponse, semble-t-il, à un sentiment de menace implicite associée à l’apparition de l’uniforme (Bellot, Cousineau, 1996,382). Mais ces auto-expulsions résultent également, de la part de certains sans-abri, de la volonté de se conformer aux règles et usages de la gare. Par exemple, la « Comtesse » connaît les horaires d’ouverture et de fermeture de la gare et quitte d’elle-même les lieux quelques minutes avant sa fermeture pour la nuit.
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[8]
Selon Emmanuel Soutrenon, l’apparition de cette notion à la RATP n’a pu être datée, mais la correspondance entre les responsables du réseau ferré et la direction générale atteste que son usage était déjà courant dans les années 1970. De nos jours, cette notion est fréquemment utilisée dans l’entreprise, même si celles de « personnes désocialisées » ou de « SDF » lui sont généralement préférées au sein des services spécialisés dans la prise en charge des sans-abri (Soutrenon, 2001,38).
-
[9]
Pour Bellot et Cousineau, les agents de surveillance du métro jouissent d’un important pouvoir discrétionnaire pour la réalisation de leurs interventions. Ce n’est donc pas dans des directives très strictes qu’il faut chercher l’explication des pratiques… (Bellot, Cousineau, 1996,386).
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[10]
Bellot et Cousineau remarquaient ainsi que, dans le métro de Montréal, plusieurs agents de surveillance organisaient leur patrouille en prenant soin d’éviter, à certaines heures, différents lieux où ils savaient trouver des itinérants, ceci afin de ne pas avoir à intervenir auprès d’eux sachant la situation temporaire (Bellot, Cousineau, 1996,384).
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[11]
Les agents de la surveillance générale apportent parfois leur aide aux vigiles, notamment lorsque ces derniers sont en difficulté sur une intervention. Ainsi, leur action se résume souvent à apporter un appui ponctuel aux services de sécurité privée lorsque l’ordre public de la gare est compromis et que les moyens humains sont trop limités (ou encore lorsque les vigiles ne sont pas présents). Mais, ils adoptent le plus souvent un comportement de prudence. En effet, d’une part le déclenchement d’une action répressive est souvent appréhendée comme pouvant causer plus de désordres qu’autre chose et la crainte d’envenimer une situation est souvent présente. Ce constat est doublé d’une réflexion sur les conditions légales des expulsions qui ne sont pas toujours réunies et qui rendent toute action de ce type limite du point de vue légal. Ces préventions apparaissent d’ailleurs largement conditionnées par une culture professionnelle légaliste plus que par la menace résultant des possibilités réelles des SDF de porter plainte et de faire valoir leurs droits. L’administration de contraventions pour le non-respect des réglementations en matière de police des chemins de fer apparaît également peu opératoire sur ce public au regard de leur condition et de leur (in)solvabilité potentielle.
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[12]
Loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, Journal Officiel, n° 266 du 16 novembre 2001, 18215.
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[13]
La loi du 12 juillet 1983 réglementant les activités de sécurité privée définit la mission des agents de la surveillance générale. Ils doivent veiller à la sécurité des personnes et des biens, protéger les agents de l’entreprise et son patrimoine et veiller au bon fonctionnement du service. Leur rayon d’action se limite aux gares, aux trains et au domaine de la SNCF. La loi du 15 novembre 2001 insère un article 11-1 après l’article 11 de la loi no 83-629 du 12 juillet 1983 : Art. 11-1. Sans préjudice des dispositions prévues par la loi du 15 juillet 1845 sur la police des chemins de fer, la Société nationale des chemins de fer français et la Régie autonome des transports parisiens sont autorisées à disposer d’un service interne de sécurité. Ces services internes sont chargés, dans les entreprises immobilières nécessaires à l’exploitation du service géré par l’établissement public et dans ses véhicules de transport public de voyageurs, dans le cadre d’une mission de prévention, de veiller à la sécurité des personnes et des biens, de protéger les agents de l’entreprise et son patrimoine et de veiller au bon fonctionnement du service. Les brigades de province ont toutes des antennes ou des bureaux dans les gares moins importantes dépendantes de leur région géographique. Les agents des services internes de sécurité de la SNCF et de la RATP peuvent être nominativement autorisés par l’autorité préfectorale à porter une arme, pour le maniement de laquelle ils reçoivent une formation.