Couverture de DS_304

Article de revue

Une comparaison des mobilisations politiques en France et aux Etats-Unis en 2005-2006

Pages 449 à 461

Notes

  • [*]
    Université du Luxembourg. Fulbright Scholar au Clersé (Université de Lille 1) lors des événements de 2005.
  • [1]
    Marcela Sanchez, The Washington Post, 18 novembre, 2005.
  • [2]
    Unrest reaches French capital : Riots, arson take new turn, spreads across country, CNN, 6 novembre 2005, www. cnn. com.
  • [3]
    Ce bilan a depuis été revu à la hausse et les estimations des assurances se montent aujourd’hui à 250 millions d’euros.
  • [4]
    Retour sur les émeutes urbaines de 2005 en France : modèles d’intégration en Europe et politiques publiques, Journée d’études du Clersé, Lille, 25 janvier 2006.
  • [5]
    Bien que cette situation soit en train de changer parce que les réseaux mexicains augmentent dans beaucoup d’autres parties du pays : Caroline du Nord et du Sud, Oregon, Wisconsin, etc.
  • [6]
    Une proposition d’Arlen Specter, président de la Commission de la Justice du Sénat des États-Unis suggère de a) permettre un programme de guestworkers de trois ans renouvelable avec une limite de six années sans aucun accès au statut légal permanent (les ouvriers devraient être subventionnés par les employeurs tenus d’avoir essayé d’engager des ouvriers américains); b) permettre aux immigrants qui sont arrivés avant le 4 janvier 2004, d’être éligibles au statut légal permanent; c) considérer comme un crime d’être illégal ou de donner assistance aux immigrants illégaux; d) exiger que les employeurs aient vérifié la légalité des nouveaux employés; e) assurer que les immigrants illégaux faisant une demande pour une carte de séjour ne prennent pas la place de citoyens étasuniens; f) augmenter les quotas des cartes de séjours basés sur l’emploi de 140000 à 290 000. On doublerait également le nombre de visas (dits H1-B) pour les ouvriers spécialisés, en les augmentant de 65000 à 150000. L’Assemblée Générale du Congrès a voté le Border Protection, Antiterrorism, and Illegal Immigration Control Act(HR 4437) en décembre. Il a proposé des mesures fortes contre l’immigration illégale, incluant : a) la construction d’un mur long de 700 miles des États-Unis à la frontière du Mexique; b) des peines plus strictes imposées aux employeurs d’ouvriers illégaux; c) la criminalisation de l’état d’ouvrier sans papiers. Le projet de loi considère aussi comme crime le fait pour les associations humanitaires de donner de l’eau ou une autre assistance aux immigrants illégaux traversant la frontière du Mexique.
English version
French Riots Not an Omen for the US[1]

1La première victime de la politique d’immigration est souvent la justice. Les immigrés qui viennent des pays en voie de développement font face aux injustices dès leur migration : par des préjudices subis pour l’obtention du visa, par des contrôles rigoureux aux frontières qui ressemblent à des opérations militaires, par des violations aux droits de l’homme lorsque les migrants mettent leurs vies entre les mains des passeurs. Dès leur arrivée, les migrants font face aux situations de vie difficiles au travers de l’exploitation économique, la discrimination et la marginalisation sociale. Une fois la citoyenneté obtenue, les migrants et leurs familles sont souvent traités comme des citoyens de deuxième zone en raison des stéréotypes existants et des difficultés structurelles, comme l’accès limité à l’éducation, à la représentation politique, etc. Ces difficultés créent évidemment une tension entre les migrants et les minorités ethniques, et la société du pays d’accueil en général. L’histoire a montré qu’il suffit de peu de chose pour que ces rapports tendus se transforment d’un état de violence potentielle à celui d’une violence active.

2Dans l’article qui introduit ce débat, Didier Lapeyronnie décrit justement les tendances contemporaines concernant les émeutes ethniques dans des États industriels avancés, comme la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Il décrit bien cette violence comme un problème certes récurrent, mais qu’elle [la société française] ne parvient ni à « comprendre » ni à maîtriser. Les émeutes urbaines de 2005 en France ont exceptionnellement attiré l’attention des médias et du public aux États-Unis. Durant une bonne partie du XXe siècle, le succès de la France dans le cadre de l’intégration des immigrés, particulièrement ceux provenant des anciennes colonies, a mis en évidence de nombreux échecs du modèle d’intégration ethnique aux États-Unis. En conséquence, il semble que les médias étasuniens ont réalisé des reportages exagérés sur les révoltes françaises de 2005 dans un contexte général de compétition politique entre la France et les États-Unis, particulièrement dans le domaine des affaires étrangères (notamment la guerre en Irak).

3Les grands médias américains, les plus actifs sur le marché global, comme CNN ou Fox News, ont montré les émeutes de 2005 comme un échec du système d’intégration français [2]. Ils ont simplifié les questions socio-économiques et politiques concernant les émeutes, en ramenant les événements à une question de responsabilité. En général, les reporters américains ont attribué la responsabilité des révoltes au gouvernement français; ils ont utilisé ces discussions pour attaquer le modèle républicain de citoyenneté et critiquer les Français pour avoir « ignoré » la question de l’immigration.

4De plus, dans le cadre de ces discussions médiatiques, on a fait appel à de nombreux experts de l’immigration américaine autour d’une interrogation : « Comme les émeutes nationales se sont produites en France, peuvent-elles également arriver aux États-Unis ?». Ces experts répondaient généralement par la négative. La plupart d’entre eux ont affirmé que les États-Unis avaient déjà régulé l’immigration grâce au système rigoureux de contrôle aux frontières et au développement du Homeland Security. Par ailleurs, la majorité des avis exprimés dans ces analyses ont fortement soutenu le modèle de citoyenneté communautariste pratiqué aux États-Unis. Les expressions à la mode dans ces débats ont été « la diversité », « la tolérance » et « le multiculturalisme » et les discours n’ont fait que glorifier ce modèle d’intégration, grâce auquel, d’après eux, les révoltes ethniques ne peuvent se produire aux États-Unis.

5Évidemment, une vue aussi patriotique ne peut être considérée comme scientifique. Certains arguments ont plus de crédibilité que d’autres. Cet article analyse deux événements principaux de la politique de citoyenneté aux États-Unis et en France qui se sont produits à quelques mois d’intervalle. Le premier est la violence urbaine d’octobre-novembre 2005 en France qui est le sujet de ce débat. Le deuxième est la mobilisation pacifique des Mexicains et des Étasuniens d’origine mexicaine en mars-avril 2006 aux États-Unis, en réponse à la proposition législative du Congrès de construire un mur tout au long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Ces deux événements sont, bien entendu, tout à fait différents, mais semblables dans le motif : les deux sont caractérisés par un élément de « contagion » qui a transformé des questions de politiques locales en d’importants débats nationaux. De plus, l’importance des deux événements est de montrer clairement la nécessité d’améliorer le rapport entre les minorités ethniques et la justice dans des États industriels avancés comme la France et les États-Unis. L’analyse de ces événements s’appuiera sur des questions théoriques soulevées par Didier Lapeyronnie dans son texte pour ce débat.

Réflexions préliminaires sur les émeutes de 2005 et la mobilisation de 2006

6L’héritage des émeutes françaises de 2005 ne sera pas caractérisé par « ce qui est arrivé » mais rappelé pour « ce qui n’est pas arrivé ». Les événements ont bien été documentés par la presse et dans des articles de chercheurs. Des émeutes locales ressemblant à celles qui se sont produites dans les quartiers défavorisés durant les vingt-cinq dernières années ont éclaté après que deux adolescents aient été tués à Clichy-sous-Bois en voulant se cacher de la police. Les émeutes initiales dans cette ville ont duré cinq nuits puis se sont étendues en Seine-Saint-Denis le sixième jour. Après une visite du ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, au cours de laquelle il a appelé « racailles » les participants à ces émeutes, la violence s’est étendue à l’échelon national. Le bilan de la violence de ces vingt-et-une nuits comprend 9193 voitures brûlées, 2921 personnes arrêtées et cinquante-cinq millions d’euros de dégâts (Mucchielli, 2006) [3].

7Dans son article, Lapeyronnie a raison de soutenir que les débuts de ces révoltes peuvent être qualifiés de « banals ». En effet, la « contagion » est l’élément le plus intéressant de ces émeutes. En s’étendant au niveau national, ces révoltes ont élevé le « problème des banlieues » de question à caractère local à un événement de politique nationale. Lapeyronnie affirme justement que ces émeutes ont changé la nature des discussions autour de l’intégration, même si c’est seulement de façon temporaire.

8Alors que la « contagion » est certainement importante et digne de discussion, ce n’est pas, selon moi, l’aspect le plus saisissant des révoltes de 2005. Au contraire, la caractéristique la plus importante des révoltes fait référence à ce qui n’est pas arrivé: aucune discussion politique soutenue et significative sur les raisons pour lesquelles les révoltes ont eu lieu n’a été développée dans les débats politiques en France. Beaucoup de citoyens français ont applaudi la décision du Premier ministre de Villepin d’imposer un couvre-feu dans les villes affectées. Après la suppression de la violence et le développement d’une réponse répressive, les leaders nationaux français ont vu leur popularité monter dans les sondages d’opinion. Dans les jours qui ont suivi la fin des révoltes, les opinions favorables à Sarkozy ont augmenté de onze points et celles favorables à de Villepin de sept points.

9Lors d’une table ronde présentée dans le cadre d’une conférence organisée par le Clersé àl’Université de Lille 1 sur les émeutes de 2005, le maire de Tourcoing, Jean-Pierre Balduyck (PS) a ouvert le débat avec cette phrase provocante : Je crains pour l’avenir de la démocratie française[4]. Ses arguments n’étaient pas liés aux révoltes elles-mêmes, mais faisaient référence à leurs conséquences. Au lieu de voir la violence de 2005 comme une contribution au système démocratique français, ces émeutes constituaient souvent une menace pour ce système. À cet égard, on peut considérer comme plausible une partie de la critique politique exprimée par les médias américains. Les discussions publiques liées à la citoyenneté, la justice et les minorités en France étaient souvent, et sont encore sporadiques et superficielles. Les émeutes de 2005 ont mis ce fait en évidence. Elles n’ont pas été utilisées comme une occasion pour ouvrir de nouveaux débats au sujet de la démocratie française. On les considérera certainement comme une occasion manquée pour les années à venir.

10L’année 2006 aux États-Unis a été significativement affectée par des révoltes ethniques mais d’un caractère très différent et, comme en France, il semble qu’une occasion d’améliorer les relations interethniques ait été gaspillée. En décembre 2005, le Congrès des États-Unis a retenu pour la première fois une proposition qui consiste à relier les quatre secteurs de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, marqués par un jeu de murs, afin que les murs eux-mêmes soient prolongés pour couvrir la totalité de cette frontière de 3200 km. Cette proposition a naturellement irrité beaucoup de Mexicains et le Président du Mexique, Vicente Fox, a qualifié cette proposition de « honteuse ».

11Malgré la clameur au Mexique, et en Amérique Latine en général, la proposition de loi aproduit une discussion publique limitée aux États-Unis. En fait, la plupart des problèmes sociaux que l’on trouve à la frontière sont plus évoqués par les médias au Mexique qu’aux États-Unis pour des raisons politiques. Par exemple, la plupart des experts de la politique d’immigration entre les États-Unis et le Mexique, comme Wayne Cornelius (2004), Peter Andreas (2000) ou Roberto Martinez (1996), ont noté que le nombre de migrants qui meurent chaque année à la frontière entre ces deux pays est bien connu au Mexique mais relativement négligé aux États-Unis. Seules les tragédies significatives, telles que l’asphyxie de 24 migrants dans un camion abandonné près de Houston (Texas) durant l’été 2004, retiennent l’attention des médias étasuniens.

12Cette situation dépend de deux raisons fondamentalement liées au processus de migration. D’une part, comme en France, l’immigration est essentiellement un problème local ou celui de l’État aux États-Unis (l’équivalent de la région en France). Des chercheurs comme Abowd et Freeman, Hanson, Waldinger, etc. (Abowd, Freeman, 1991; Gordon, 2003)ont, par leurs recherches, mis en évidence la concentration d’immigrés dans différentes grandes villes. En fait, l’immigration est un problème quotidien du calendrier politique en Californie, au Texas, en Floride, à New York et dans l’Illinois, mais il est en général négligé dans la plupart des autres parties du pays [5]. La deuxième raison pour laquelle l’immigration est un problème local aux États-Unis renvoie au caractère invisible du phénomène. Les chercheurs qui étudient l’immigration (notamment Chavez, 1992; Harris, 2000; Gonzalez, 2002) remarquent que les contributions aux sociétés d’accueil des immigrés sont généralement négligées par le public parce qu’ils ne retiennent pas l’attention de la presse. La visibilité se fait seulement lors d’événements médiatiques et, la plupart du temps, ces événements sont négatifs. Ainsi, on note un manque d’attention à l’injustice qui domine la région autour de la frontière entre les États-Unis et le Mexique alors que chaque incident délictueux commis par les étrangers en Californie ou au Texas (voir Hanson, 2003) est l’objet d’une attention du public.

13Pour ces raisons, les propositions du Congrès ont été retenues dans deux projets de loi. Le premier a formellement appelé à la création d’un mur le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Le deuxième a interdit et sanctionné l’assistance, même humanitaire, aux immigrés clandestins entrant sur le territoire des États-Unis [6].

14Jusqu’en mars 2006, quand les deux projets de loi étaient débattus au Congrès, les Mexicains habitant aux États-Unis et les Étasuniens d’origine mexicaine se sont mobilisés en masse. Des rassemblements ont eu lieu pour protester contre ces projets de loi dans plusieurs villes américaines. Ces manifestations ont duré pendant un mois et elles ont graduellement pris leur élan. Avant le mois d’avril, des centaines de milliers de personnes manifestaient dans toutes les principales villes américaines contre ces propositions de lois. Un boycottage économique des produits commerciaux étasuniens a été organisé pour le 1er mai 2006 et appliqué dans toute l’Amérique latine. Suite à ces contestations nationales et à la pression politique internationale, les deux lois proposées n’ont pas été votées par le Congrès.

15Ce qui mérite d’être retenu de ces protestations est qu’elles soient restées paisibles et qu’elles représentent le premier signe de mobilisation ethnique nationale par des Mexicains et des Étasuniens d’origine mexicaine. Cette comparaison entre les émeutes en France et les événements contemporains dans la politique d’immigration aux États-Unis est intéressante parce que la plupart des chercheurs français qui ont participé aux débats sur les émeutes ethniques en France (y compris Lapeyronnie) ont comparé la violence urbaine française aux émeutes des Afro-Américains aux États-Unis des années 1960 et 1970. En réponse, les experts du champ académique et les médias aux États-Unis ont demandé ouvertement si une telle violence pouvait se produire aux États-Unis aujourd’hui. Au cours de ces débats, en fait, la plupart des experts ont négligé la situation des Afro-Américains et ont concentré leur attention uniquement sur le risque d’une révolte sociale organisée par les Mexicains et les Étasuniens d’origine mexicaine. Ces discours portaient sur un point : les révoltes fondées de 2006 démontrent la capacité de ces deux communautés à se mobiliser à l’échelon national. Malheureusement, ces discours ont entraîné également les Mexicains et les Étasuniens d’origine mexicaine à la révolte violente, ce qu’ils ont évité avec succès. Ce point sera développé dans notre conclusion.

16Si l’échec des deux projets de loi sur l’immigration a ressemblé à une victoire pour les Mexicains et les Étasuniens d’origine mexicaine, le contexte a très peu changé aux États-Unis, à l’instar de la scène politique française après les émeutes de 2005. En fait, le 16 juin 2006, le Président George W. Bush a annoncé qu’il allait envoyer les troupes de la garde nationale américaine à la frontière entre les États-Unis et le Mexique pour renforcer le travail du Homeland Security. Cette mesure était généralement vue par les médias des États-Unis comme un « compromis » dans les débats actuels sur l’immigration. Si cette mesure peut être considérée comme une militarisation plus douce de la frontière, elle représente toujours une réponse coercitive aux questions d’immigration, comme la proposition française d’une nouvelle loi sur l’immigration après les émeutes de l’automne 2005. Dans les deux pays, la mobilisation ethnique de 2005 et 2006 a constitué une occasion politique significative permettant aux leaders d’améliorer la participation des minorités ethniques au système politique. Malheureusement, cette occasion a été manquée, aux États-Unis et en France car les leaders politiques l’ont perçue comme une menace à un statu quo qui n’a plus de sens.

L’action collective

17Évidemment, la question de l’action collective est fondamentale pour lire les émeutes françaises de 2005 et les mobilisations collectives contre la loi anti-immigration aux États-Unis de 2006. Bon nombre de similitudes relient ces événements. Notamment, les deux événements mettent en scène les minorités ethniques qui sont généralement marginalisées et exclues de la politique. De plus, les deux populations souffrent de la discrimination institutionnelle, socio-économique et culturelle. Pour ces raisons, la révolte est le seul moyen pour elles d’améliorer les conditions sociales, caractérisées par les problèmes structuraux qui ont leurs racines dans les institutions gouvernementales, les convictions sociales et les marchés économiques. Dans son essai d’introduction à ce volume, Lapeyronnie met en avant cette dernière dimension. Il lance l’idée que le néo-libéralisme accentue les conditions socio-économiques désespérées constatées dans ces banlieues. Les émeutes, pour D. Lapeyronnie, sont la forme la plus efficace de négociation collective entre les groupes pauvres et l’État. Elles représentent une stratégie pour être entendu et un moyen pour exprimer une colère morale face à l’aliénation sociale.

18Cette thèse est plausible car les émeutes reflètent une colère collective qui existe dans de nombreuses banlieues en France et dans beaucoup de quartiers défavorisés aux États-Unis. Néanmoins, cette hypothèse doit être considérée comme incomplète parce qu’elle lie l’aliénation sociale aux émeutes sans indiquer les mécanismes qui relient ces deux phénomènes. La recherche sur les mouvements sociaux (voir McCarthy, Zald, 1973; Della Porta, 1990; Gamson, 1988; Kitschelt, 1986) met en exergue souvent les structures d’opportunités entendues comme les contraintes institutionnelles externes qui définissent le caractère du mouvement et sa capacité à fonctionner. Dans ce cas, l’aliénation sociale est considérée comme le facteur externe le plus important qui a conduit aux émeutes comme une stratégie de participation politique.

19Ce qui manque dans cette analyse est la prise en compte de la responsabilité individuelle, et des convictions des participants. Dans son analyse du terrorisme politique en Italie pendant les années 1970, Sydney Tarrow développe un modèle de cycles des mouvements sociaux qui me semble pertinent pour analyser les émeutes françaises de 2005 (Tarrow, 1994). Selon lui, les mouvements, surtout les plus violents, ne sont pas nés spontanément. Un groupe de militants entame le mouvement par des actions radicales (ici, le terrorisme national). Les objectifs du mouvement gagnent en légitimité dans les chaînes politiques normales et ils sont acceptés par le courant dominant de la société. À ce stade, cette violence freine le mouvement parce qu’il est rejeté par la plupart des citoyens qui croient en la participation démocratique. Ainsi, le militant qui a commencé le mouvement est devenu, en fait, un fardeau.

20Comment expliquer la différence entre les émeutes françaises de 2005 et les mobilisations contre la loi anti-immigration de 2006 aux États-Unis ? La réponse à cette question est reliée à la théorie de Tarrow, surtout en ce qui concerne la relation entre les dirigeants et le courant principal de la société. Lapeyronnie mentionne bien le scandale moral ressenti par ceux qui ont soutenu les émeutes françaises en 2005. Toutefois, quand cette colère est violemment exprimée comme une forme de négociation collective, ne perd-elle pas son pouvoir ?Dans les émeutes, les insultes de Sarkozy ont entraîné de nombreuses manifestations de soutien aux populations marginalisées qui habitent les banlieues. En détruisant des écoles et des maisons de quartier, les émeutiers ont gaspillé le capital de sympathie qu’ils avaient accumulé. Les militants qui recourent à la violence nuisent plus qu’ils n’aident aux efforts d’intégration politique et sociale dans ces quartiers parce que, de plus en plus, ils s’isolent politiquement.

21Cette question d’isolement est fondamentale à la politique d’intégration française. Les associations travaillant dans les quartiers dits sensibles découvrent souvent que leur capacité à proposer des actions est limitée géographiquement en raison de la structure du Contrat de Ville et des autres programmes urbains. Par exemple, dans le quartier du Mirail à Toulouse, qui a été touché par les émeutes de 2005 mais aussi par celles de 1998, il y a actuellement plus de 100 associations travaillant dans le quartier, qui est ethniquement et socialement mélangé en raison de la présence d’une université. Malgré ces avantages, la population habitant dans le quartier reste marginalisée socio-économiquement et le taux de délinquance dans la zone est élevé (Koff, 2005). Bien que l’action sociale soit significative dans le quartier, il y a peu de ponts politiques et sociaux avec le reste de la ville. Cette distance a produit de la crainte et de la discrimination dans une partie significative de la population toulousaine et elle a eu un impact socio-économique négatif sur les habitants à cause de cette discrimination. Ainsi, les jeunes du quartier, une fois leurs programmes de formation terminés, ont des difficultés à trouver un emploi en raison du manque d’opportunités dans le quartier et de l’expérience de discrimination à l’extérieur.

22En revanche, les mobilisations des Mexicains et des Étasuniens d’origine mexicaine manifestent une grande avancée dans les termes du social movement entrepreneurship. Durant des décennies, de tels mouvements n’ont pas été possibles à cause de la marginalisation sociale des communautés impliquées et même à cause des divisions dans le mouvement. En particulier, les Mexicains et Étasuniens d’origine mexicaine ont souvent été divisés par la question de l’immigration clandestine. Beaucoup d’Étasuniens d’origine mexicaine ont soutenu en fait les lois d’immigration restrictives, pensant pouvoir se séparer socialement des nouveaux arrivants du Mexique (Skerry, 1993). Par ailleurs, de nombreux Mexicains n’ont pas reconnu le lien ethnique ou national avec les Étasuniens d’origine mexicaine (les Chicanos)car la plupart des membres de cette communauté ont perdu la connaissance de l’espagnol et des traditions mexicaines. De différentes manières, les Étasuniens d’origine mexicaine, comme beaucoup de Français d’origine maghrébine, ont souffert d’une double exclusion parce qu’ils ont été aliénés aux États-Unis et rejetés par le Mexique (Bonilla et al.,1998; Rosthwaite, Byrd, Byrd, 2003).

23La clef pour surmonter cette aliénation et cette séparation a été trouvée, en fait, dans la politique du néolibéralisme. La critique de Lapeyronnie est que le néolibéralisme facilite l’exclusion, augmente l’influence des marchés et isole ceux qui n’ont pas les moyens de concourir économiquement. Toutefois, le néolibéralisme crée un paysage politique et économique comme tous les autres systèmes économiques. En identifiant l’importance de la mobilisation politique dans ce système, les dirigeants des mouvements mexicains et étasuniens d’origine mexicaine ont uni leurs forces à travers les marchés politiques et économiques transfrontaliers pour créer avec succès des réseaux transnationaux. Les recherches sur ces réseaux (Fitzgerald, 2000; Massey et al., Alegria, 2002; Alarcon, 2005) ont souligné leur croissance et leur importance dans les années récentes. Ces réseaux organisent le capital humain et fournissent le capital financier à des groupes d’immigrants à l’origine des mobilisations, tant sur la politique d’immigration que sur la politique d’intégration sociale. En renonçant à la violence et en dépassant les divisions nationales mentionnées supra, les cadres de ces mouvements ont unifié leurs efforts locaux pour créer une force politique nationale et même transnationale. Les dirigeants de plusieurs organisations politiques, les syndicats, les associations sociales ont fait évoluer leurs objectifs politiques d’une manière significative et ils ont maintenu des positions qui sont « moralement justes » comme celles que traite Lapeyronnie en détail dans son article. C’est le thème du titre suivant.

La police, l’injustice et l’indignation morale

24Une des questions pertinentes dans les débats contemporains sur l’immigration est simplement :« Est-ce que l’immigration est juste ?». Les recherches sur l’immigration, sur les théories de la démocratie libérale et sur la citoyenneté traitent cette question car la justice reste au cœur de toutes les discussions intellectuelles sur l’interaction humaine (Schwarz, 1995; Kymlicka, 1989; Connolly, 1991; Young, 1989; Soysal, 1994). Les débats à propos de la police, du contrôle et de la justice sociale jouent des rôles significatifs tant dans le contexte français qu’américain. Aux États-Unis, la Homeland Security, forme administrative du contrôle de l’immigration, s’est développée de façon spectaculaire. Le budget pour le contrôle de l’immigration a triplé et le nombre d’agents de patrouille à la frontière a doublé pour faire de ce corps administratif la deuxième plus grande administration fédérale des États-Unis.

25Il est possible que ce pouvoir et cette liberté d’action aient entraîné de nouvelles opportunités d’abus. Cette administration a été accusée par de nombreuses associations de défense des droits de l’homme pour son utilisation excessive de la force à l’égard des migrants et plusieurs de ses agents ont été mis en examen pour avoir provoqué la mort suspecte d’immigrés clandestins à la frontière. Parallèlement, les relations conflictuelles entre la police française et les « jeunes des quartiers » ont été bien étayées dans la littérature sur la police en France (Duprez, Hedli, 1992).

26L’un des points les plus intéressants de l’article de Lapeyronnie est son traitement de la moralité et de la justice. Il écrit notamment : L’émeute surgit ainsi d’un problème de contrôle social : elle est une protestation ou une réaction à une tentative des institutions de réprimer ou de contrôler des conduites que les contrôles sociaux informels de la société ne parviennent pas à prendre en charge. Lapeyronnie ne relie pas la question du contrôle social à un vide moral. Il relie plutôt clairement le dédain moral exprimé par les émeutiers aux pratiques de la police, qu’ils regardent comme une institution travaillant contre la population plutôt qu’à son bénéfice.

27Structurellement, les deux cas présentent des contextes très différents en ce qui concerne les forces de police et les populations avec lesquelles elles interagissent. Dans le cas des États-Unis, les immigrés impliqués ne sont pas citoyens des États-Unis et ils sont dès lors traités comme des étrangers disposant de moins de droits que les citoyens étasuniens. Il est important de le noter parce que la police est tenue pour responsable non pas à l’égard des migrants, mais plutôt vis-à-vis des citoyens qui souhaitent être « protégés » des migrants. Ainsi, la présence d’émeutes, comme celles qui se sont produites en France en 2005, dépouillerait le mouvement des Mexicains et des Étasuniens d’origine mexicaine de toute sa légitimité et elle abaisserait sa position morale dans l’opinion publique. C’est pourquoi les dirigeants du mouvement ont tenté d’informer l’opinion en exprimant leurs inquiétudes sur la politique répressive du gouvernement fédéral à la presse. Ils ont ainsi récolté de nombreux soutiens politiques d’autres groupes ethniques des États-Unis.

28Pour cette raison, Homeland Security est tout à fait ouverte dans ses relations avec le public et l’administration organise des tournées et des réunions publiques avec une information détaillée sur son travail. Au cours des séances, les agents de ce corps expliquent que la sûreté est leur inquiétude primordiale et que leurs missions incluent la sécurité des citoyens des États-Unis mais aussi la sécurité des immigrés. Ils essaient de neutraliser la perception que ces agents, sur le terrain, font la chasse aux immigrants.

29En revanche, la situation en France est compliquée par le fait que la police est un corps national. Cette caractéristique organisationnelle a empêché la création d’échanges entre la police et les populations locales, surtout dans les banlieues. L’hostilité entre les jeunes et la police dans ces quartiers est le résultat d’un malentendu. Les recherches sur les tensions dans ces quartiers ont noté que l’anonymat de la relation entre les citoyens et la police locale a accentué le sentiment de dédain des deux côtés et cette réalité empêche la création de relations constructives entre les jeunes et la police dans les banlieues françaises.

30Ce qui attire moins l’attention dans la recherche académique traitant de la question de lapolice en France est le thème de « la surveillance publique ». Ce terme ne se réfère pas à l’espionnage, mais met en lumière la nécessité d’avoir une meilleure transparence de la police française. Comme la plupart des structures de l’État français, la police ne doit pas répondre directement aux demandes du public, ce qui permet aux policiers de se comporter selon les normes informelles de la police (Sabet, 2006). Une telle atmosphère n’est pas favorable au développement de relations publiques positives. Contrairement à la Homeland Security aux États-Unis, il n’est pas utile de montrer un visage positif vis-à-vis de l’opinion. Ceci crée de l’animosité du côté du public et contribue aux tensions entre la police et les jeunes des quartiers. Paradoxalement, bien que la plupart des habitants des banlieues soient de nationalité française, leurs droits vis-à-vis de la police sont moindres, comparés à ceux des citoyens mexicains qui cherchent à entrer aux États-Unis. Pour cette raison, on peut dire que les Mexicains ont très peu à gagner en recourant à la violence tandis que les jeunes français qui ont participé aux émeutes en 2005 ont peu à perdre. Les positions morales de ces deux populations sont diamétralement opposées, et cette situation explique pourquoi elles ont choisi différentes formes de mobilisation. Bien entendu, on peut penser que les Mexicains profitent politiquement des conséquences des émeutes fomentées par les générations précédentes des minorités aux États-Unis (années 1960-1970). Ils ont capté l’attention de l’opinion dans les débats publics sur la citoyenneté et les droits des groupes marginalisés. Mais la position morale des Mexicains est aussi liée aux influences des mouvements pacifiques pour les droits civils. Ce point sera expliqué en détail dans notre conclusion.

La mobilisation de l’émotion

31Les discussions actuelles sur la police aux États-Unis sont souvent focalisées sur les réformes qui sont parvenues à créer une meilleure atmosphère entre les citoyens et « leur police », même dans les inner cities des grandes villes où l’on trouve les tensions les plus grandes entre la police et les jeunes. Les changements qui ont été salués par beaucoup d’observateurs incluent un recrutement plus important des minorités ethniques, la création de conseils de surveillance publique, et la constitution d’une « police du quartier », proche du concept français des « îlotiers ».

32Même si ces développements sont significatifs, ils ne peuvent pas être considérés comme le signe que les relations entre les citoyens et la police aux États-Unis aient toujours été bonnes. La recherche sur les mouvements sociaux pour les droits civils dans les années 1960 (Massey, Denton, 1993) identifie le rôle de la police comme une des clefs les plus importantes du succès du mouvement et de la fin de la ségrégation raciale dans le pays. Pour la première fois, la télévision montrait la police brutalisant de paisibles manifestants et cela a retourné l’opinion publique. De la même façon, les recherches sur les émeutes dans les années 1960 et 1970, (Patterson, 1998; Sugrue, 2005; Smelson et al., 2001; Appiah, Gutman, 1996) ont identifié l’agressivité et la corruption de la police comme les instigateurs des épisodes les plus violents. Évidemment, l’épisode récent le plus notoire aux États-Unis de brutalité de la police concerne le passage à tabac suite à un excès de vitesse de l’automobiliste Rodney King à Los Angeles. L’émeute qui a suivi l’acquittement des officiers impliqués dans cette affaire a été la plus destructrice dans l’histoire de la ville. La brutalité présumée de la police est aussi à l’origine d’actes violents à Miami, Boston, Chicago et Phoenix.

33En fait, les États-Unis ont une longue histoire d’État démocratique, mais ils ont également une longue histoire de brutalité policière. Une police juste et légale est un élément essentiel de n’importe quel type de système démocratique. La surveillance publique de la police a eu un impact positif sur les positions des minorités dans le système démocratique américain. On peut se demander pourquoi les Mexicains et les Étasuniens d’origine mexicaine ne déclenchent pas d’émeutes quand les migrants mexicains sont tués à la frontière. La réponse réside dans le fait que la plupart des minorités ethniques ont confiance dans le système juridique américain. La colère des membres de ces communautés est faible et elle est dirigée vers la participation politique et la défense des droits qui ont été accordés aux minorités après les émeutes survenues des décennies plus tôt. Ceci ne veut pas dire que la discrimination n’existe pas dans le système juridique des États-Unis, et mon point de vue ne représente pas une défense de ce système. Toutefois, cette violence apparaît seulement après que les participants ont épuisé tous les autres moyens de recours moins coûteux politiquement (Gerth, Mills, 1958).

34Le principal problème des émeutes françaises de 2005, au-delà de la tension entre la police et les émeutiers, tient dans la perte de foi dans la justice républicaine. Lapeyronnie identifie bien la notion de persécution dans son essai. Quand les citoyens croient qu’ils sont des victimes d’un système politique, ils cessent d’être des acteurs de ce système et deviennent des êtres soumis.

35En fait, Lapeyronnie écrit précisément : L’émotion dissout l’individu et soude la collectivité. La stratégie individuelle est généralement basée sur la rationalité, parce que les acteurs pèsent les coûts et les avantages de leurs décisions et de leurs actions. Des mobilisations collectives, cependant, sont fortement influencées par l’émotion. Un sens d’appartenance est un élément fondamental de la mobilisation. La « contagion » de la violence urbaine n’aurait pas été du tout possible sans la présence d’une identité collective.

36Cet aspect des émeutes est le plus dangereux pour l’État français. Le fait que les jeunes dans plusieurs villes différentes sur l’ensemble du pays, même dans les communes qui n’avaient jamais été touchées par les révoltes violentes jusqu’à présent, se sont sentis obligés de participer à des révoltes violentes doit être souligné et les autorités françaises doivent en prendre acte. La présence d’une telle solidarité au niveau national démontre la perte de confiance individuelle dans le système politique et la création d’un « nous », d’une identité collective, en conflit avec le modèle républicain. De plus, les administrations (surtout la police) et les dirigeants de l’État français sont vus comme les représentants des « autres » (Young, 1989).

37Michael Walzer (1983) propose l’idée qu’une société est comme un voisinage (par lequel les gens passent librement), un club (avec des règles d’adhésion) et une famille (que démontrent les liens ethniques). Comme dans n’importe quelle famille, les dirigeants ne peuvent espérer maintenir la cohésion lorsque les individus sont mécontents et qu’ils veulent faire sécession. De plus, la démocratie française a échoué à convaincre les jeunes qui ont participé aux émeutes l’année dernière de jouer un rôle actif dans la vie politique. Ces individus et ces groupes se voient plutôt comme les victimes d’un État répressif. Avec ce point de vue, ils choisiront continuellement la rébellion plutôt que la concertation. En réprimant la violence en 2005 (à juste titre), et en négligeant (injustement) les causes de ces mobilisations, le risque est que l’État français s’aliène une génération entière de ses citoyens. Le sentiment de persécution est, en fait, l’un des ennemis les plus dangereux de la citoyenneté.

En conclusion : mobilisation, révolte et appartenance

38Quelles sont les caractéristiques d’une démocratie saine ? Évidemment, une telle question peut conduire à des débats interminables. Toutefois, les systèmes démocratiques ont résisté dans le temps, partiellement parce qu’ils incluent la notion de droits des minorités et parce qu’ils sont caractérisés par des équilibres sociaux. Ces équilibres, d’après des philosophes comme, parmi d’autres, Aristote, Rousseau, Locke, Tocqueville et Rawls, sont les clefs d’un système démocratique réussi. Ils sont négociés et se renégocient dans le temps par les acteurs qui concourent pour le pouvoir et pour l’accès aux ressources. Lapeyronnie souligne justement que les mouvements et les révoltes questionnent les équilibres existants et ouvrent une nouvelle phase de renégociation.

39Son essai, cependant, semble parfois justifier les émeutes de 2005 comme un mouvement de liberté ou un acte de libération contre un État français qui opprime et exclut. Le fait que cette discrimination et cette marginalisation ont contribué aux émeutes est incontestable. L’arrogance et l’indifférence des dirigeants français vers les minorités qui habitent dans ces quartiers pauvres ont entraîné une réaction radicale pour plusieurs raisons.

40Toutefois, le radicalisme et la violence n’ont pas besoin d’être associés. L’histoire des mouvements sociaux aux États-Unis est impressionnante par le nombre de dirigeants qui ont renoncé à la violence et qui ont cependant contribué aux transformations de la société basée sur des principes comme la justice sociale et l’intégration ethnique. Une des raisons pour lesquelles les Mexicains et les Étasuniens d’origine mexicaine se sont mobilisés paisiblement est liée à l’héritage des mouvements des années 1960. Les leaders de ces mobilisations contemporaines peuvent suivre l’exemple important du passé. Dans les années 1960, 1970, et 1980, César Chavez a tout mis en œuvre afin d’obtenir de meilleures conditions de vie pour les ouvriers immigrés travaillant dans l’agriculture (surtout les Mexicains) dans tous les États-Unis. Grâce à ses convictions personnelles, il a créé une communauté qui a combattu un système économique basé sur l’exploitation humaine sous tous ses aspects. Cette communauté, installée en Californie, s’est littéralement retirée économiquement de la société américaine qu’elle a trouvée injuste. Elle a refusé d’acheter des produits commerciaux (la nourriture, les vêtements, etc.) et a même envoyé son propre satellite de télécommunications dans l’espace afin de se retirer des réseaux de communication commerciale.

41L’héritage de Chavez et son exemple politique ont été de pouvoir transformer un syndicat local en une force politique et économique nationale. Cette tradition a créé une plateforme sur laquelle les organisateurs mexicains et étasuniens d’origine mexicaine ont pu construire leurs mouvements dans la politique contemporaine des États-Unis, y compris les révoltes de 2006 et le boycottage des produits fabriqués aux États-Unis. Le cadeau le plus précieux que Chavez, parmi beaucoup d’autres, a laissé à ces mouvements, est la conviction que la mobilisation sociale peut réussir et que la justice peut être obtenue par une renégociation du contrat social, même dans un système politique injuste.

42Les émeutes de 2005 peuvent être vues en France comme un moyen de négociation collective mais il est difficile de justifier la violence comme un outil dans les systèmes politiques démocratiques. Contrairement aux mobilisations de 2006 aux États-Unis, les émeutes françaises de 2005 soulignent la présence d’inertie et de ségrégation au lieu de progrès. D’une part, les émeutiers semblent s’être autant retirés du système que les dirigeants politiques français les en ont exclus. Tant que les membres des deux côtés de ce conflit politique restent intransigeants, la tension prévaudra dans les quartiers défavorisés en France, élevant le potentiel de la violence pour le futur. Si la justice sociale peut être obtenue en France, ceux qui ont participé aux révoltes urbaines, et ceux qui les ont soutenues, doivent rejeter les notions de persécution et de victimation. Ils doivent se mobiliser avec des objectifs précis afin de réaliser les changements souhaités. Les expériences américaines négatives liées à la ségrégation raciale dans le passé et l’exclusion ethnique du présent ont montré que le progrès social n’est pas un cadeau des autres, mais doit être obtenu politiquement. Comme ses homologues américains, le gouvernement français résiste au changement social pour répondreà la marginalisation sociale et à l’exclusion ethnique. Les émeutes peuvent capter l’attention de l’opinion publique à court terme, mais elles n’attireront pas son soutien dans le temps. Pour cette raison, ces événements ont déjà été oubliés moins d’un an après leurs débuts. Jusqu’à ce qu’une nouvelle stratégie de mobilisation soit trouvée, le cycle de tensions et de violences risque de se renforcer dans les quartiers déshérités.

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Date de mise en ligne : 01/02/2007

https://doi.org/10.3917/ds.304.0449

Notes

  • [*]
    Université du Luxembourg. Fulbright Scholar au Clersé (Université de Lille 1) lors des événements de 2005.
  • [1]
    Marcela Sanchez, The Washington Post, 18 novembre, 2005.
  • [2]
    Unrest reaches French capital : Riots, arson take new turn, spreads across country, CNN, 6 novembre 2005, www. cnn. com.
  • [3]
    Ce bilan a depuis été revu à la hausse et les estimations des assurances se montent aujourd’hui à 250 millions d’euros.
  • [4]
    Retour sur les émeutes urbaines de 2005 en France : modèles d’intégration en Europe et politiques publiques, Journée d’études du Clersé, Lille, 25 janvier 2006.
  • [5]
    Bien que cette situation soit en train de changer parce que les réseaux mexicains augmentent dans beaucoup d’autres parties du pays : Caroline du Nord et du Sud, Oregon, Wisconsin, etc.
  • [6]
    Une proposition d’Arlen Specter, président de la Commission de la Justice du Sénat des États-Unis suggère de a) permettre un programme de guestworkers de trois ans renouvelable avec une limite de six années sans aucun accès au statut légal permanent (les ouvriers devraient être subventionnés par les employeurs tenus d’avoir essayé d’engager des ouvriers américains); b) permettre aux immigrants qui sont arrivés avant le 4 janvier 2004, d’être éligibles au statut légal permanent; c) considérer comme un crime d’être illégal ou de donner assistance aux immigrants illégaux; d) exiger que les employeurs aient vérifié la légalité des nouveaux employés; e) assurer que les immigrants illégaux faisant une demande pour une carte de séjour ne prennent pas la place de citoyens étasuniens; f) augmenter les quotas des cartes de séjours basés sur l’emploi de 140000 à 290 000. On doublerait également le nombre de visas (dits H1-B) pour les ouvriers spécialisés, en les augmentant de 65000 à 150000. L’Assemblée Générale du Congrès a voté le Border Protection, Antiterrorism, and Illegal Immigration Control Act(HR 4437) en décembre. Il a proposé des mesures fortes contre l’immigration illégale, incluant : a) la construction d’un mur long de 700 miles des États-Unis à la frontière du Mexique; b) des peines plus strictes imposées aux employeurs d’ouvriers illégaux; c) la criminalisation de l’état d’ouvrier sans papiers. Le projet de loi considère aussi comme crime le fait pour les associations humanitaires de donner de l’eau ou une autre assistance aux immigrants illégaux traversant la frontière du Mexique.

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