Notes
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Centre de Santé Mentale du CPAS de Charleroi – Laboratoire d’Anthropologie Prospective de l’Université de Louvain-la-Neuve.
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Supervisée par le LAAP (LAboratoire d’Anthropologie Prospective de l’Université de Louvain-La-Neuve), cette enquête est soutenue par le programme Interreg de la Commission européenne, la Communauté française de Belgique, la Région wallonne et le CPAS de Charleroi.
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Je partage les thèses des interactionnistes qui analysent les processus de socialisation comme des modes d’adaptation et d’ajustements progressifs aux contextes de vie. Mes propres enquêtes n’ont cessé de m’enseigner que face aux situations rencontrées, l’individu tente d’ajuster son comportement au mieux de ses préférences et de ses intérêts tels qu’il les conçoit. Les processus de socialisation ne relèvent pas du simple conditionnement mais bien d’une adaptation progressive au champ d’interaction dans lequel l’acteur est plongé.
1Dans les anciens quartiers miniers du Hainaut belge, où les conditions de vie se dégradent, les pratiques liées aux drogues et les conduites à risque sont souvent des tentatives d’adaptation aux transformations des lieux de socialisation (vie domestique, relations de quartier, milieu scolaire). Jeunes et familles racontent la vie quotidienne dans les cités sociales où les critères d’octroi des logements tendent à rassembler les personnes les plus précarisées sur les plans culturel, socio-économique et familial. L’économie souterraine est parfois le seul véritable espace de structuration et d’inscription des normes de la vie sociale pour les jeunes adolescents. « L’école de la rue » produit des rapports sociaux inquiétants et désolidarise les générations. Le glissement vers des conduites addictives et des prises de risque démesurées font basculer la position des jeunes et les exposent au mépris et à la marginalisation sociale.
Une enquête de terrain
2Depuis six années, je mène une étude ethnographique sur la question des dépendances et autres conduites à risque (microbusiness, violences, tentatives de suicide, automutilations…) [1]. Je l’ai localisée dans le Hainaut belge, un terrain d’observation privilégié des tensions de la jeunesse. Les différentes facettes et les déterminants sociaux des gestuelles de risque y ont une lisibilité particulière. Dans les quartiers les plus exposés, la population cumule les vulnérabilités de contexte et de condition. Cette ancienne région minière fut pendant les premiers trois quarts du siècle dernier un des fleurons de l’industrie et des luttes ouvrières. La restructuration des secteurs secondaires de l’économie (sidérurgie, constructions métalliques…) a commencé dans les années 1970 alors que les derniers charbonnages fermaient. Elle a précarisé le rapport au travail d’une partie importante de la population non qualifiée (baisse drastique de la probabilité d’emploi, désagrégation des réseaux sociaux autour du travail). Parallèlement, l’économie souterraine se diversifiait et s’ancrait dans le tissu social.
3Cette enquête de terrain croise les perspectives d’acteurs concernés : professionnels, jeunes et familles. Dans une première phase, je me suis penchée avec des professionnels sur le sens de leurs pratiques en matière de prévention, d’aide et de répression. Ces intervenants rencontraient des publics de plus en plus précarisés sur le plan socio-culturel et interrogeaient les modes de vie dans lesquels s’inscrivaient les activités liées aux drogues (Jamoulle, Panunzi-Roger, 1995). Les deux années suivantes, j’ai réalisé une enquête ethnographique auprès de personnes toxicomanes vivant dans un quartier urbain très exposé. En m’immergeant dans leurs pratiques sociales quotidiennes, j’ai pu mieux appréhender leurs styles de vie et leurs représentations des institutions. Leurs récits m’ont permis de comprendre l’impact de l’économie souterraine sur la socialisation des jeunes. Les pratiques économiques clandestines leur avaient offert, dès la pré-adolescence, un réseau social et économique d’émancipation, un espace d’initiative et d’estime de soi. Ils en avaient intériorisé les normes, les valeurs et les savoirs pratiques (Jamoulle, 2000). Le troisième volet de mon enquête s’est tourné vers des familles. Ces deux dernières années, j’ai poursuivi mon enquête de terrain en quartiers populaires auprès de familles débordées par les conduites à risques d’un des leurs (Jamoulle, 2002 a). Par un lent processus d’imprégnation et grâce à des sources variées (observations, conversations informelles, entretiens, récits de vie), j’ai cherché à recomposer leurs réalités quotidiennes et leurs parcours.
4Toxicomanies et microtrafics traversent la plupart des récits biographiques. Je les ai analysés à travers le prisme plus large des « conduites à risques », les trajectoires de mes interlocuteurs faisant largement apparaître, simultanément ou en déplacement successif, un ensemble de comportements « décalés », destructeurs ou auto-destructeurs, qui fragilisent les individus, traversent les univers domestiques et procèdent des mêmes bases et styles de vie.
Transformations des lieux de socialisation des jeunes
5Les enquêtes ethnographiques dévoilent la vie ordinaire dans les vastes complexes de logements sociaux désertés par la puissance publique, où sont concentrées les populations à petits budgets. La désindustrialisation de la région a considérablement réduit l’accès au travail régulier pour les publics peu qualifiés. Construites à l’époque du plein emploi pour stabiliser les populations ouvrières, ces cités sont actuellement principalement habitées par des personnes retraitées, des jeunes et des familles vivant d’allocations sociales ou exerçant des emplois précaires et faiblement rémunérés. Les loyers sont calculés en fonction des revenus. Les habitants qui ont un travail stable et déclaré quittent les cités.
6Dans les univers domestiques, beaucoup de pères ont disparu du décor ou sont très disqualifiés. Prioritaires dans l’octroi des logements, les familles monoparentales sont sur-représentées. On voit se multiplier les groupes domestiques matricentrés (Héritier, 2002). Dans certains clos, ce qui semble rester des familles est constitué de femmes et d’enfants que les difficultés économiques isolent. Parfois, les mères n’arrivent pas à être le père et la mère à la fois, à inscrire les règles de la vie sociale, les frontières entre les générations, la justice dans les fratries. Lorsque les systèmes de relations familiales sont mis à mal, les conduites extrêmes des adolescents se multiplient. Beaucoup de récits révèlent des blessures de l’enfance (carences affectives, violence, négligence…) dans un contexte de précarité sociale aiguë. D’autres dévoilent des relations familiales « trop serrées », pleines d’anxiété et de colère, où le jeune prend toujours plus de pouvoir sur sa famille tout en se sentant impuissant à s’émanciper.
7La souffrance socio-économique et les désordres familiaux ont des effets sur la scolarité des enfants. Les atteintes les plus courantes sont le refus d’apprendre et le mépris affiché pour les adultes du milieu scolaire. Aux prises avec la logique de sélection scolaire, de nombreux enfants vivant dans mes quartiers d’enquête ont basculé de l’enseignement général vers le professionnel ou le spécial. Certaines écoles accueillent majoritairement des jeunes qui ont fait leur apprentissage dans « la culture de la rue » (Lepoutre, 1997). Les équipes éducatives sont de plus en plus confrontées à des adolescents qui veulent leur part de business de quartiers, être les petits hommes de la maison et les petits caïds à l’école. Le business, c’est ce qui se vend et ce qui s’achète en illégal. Pas de taxe, pas de TVA, pas de dépôt, c’est du business (Teddy). Des établissements scolaires sont le théâtre de luttes quotidiennes entre les codes de conduites de la culture dominante, qu’ils sont censés transmettre, et le système de normes contraignant de la culture de la rue. Par moments le monde scolaire se fragmente, prend peur, dissimule ses impossibilités socio-éducatives et s’épuise. L’absentéisme des enseignants répond à celui des élèves. Des trous béants apparaissent dans l’obligation scolaire. La violence et les transgressions se multiplient dans un sentiment d’impuissance généralisé. La scène de la rue prend alors le pas sur l’enseignement.
8La stigmatisation des adolescents de cités, les vécus familiaux et scolaires chaotiques rompent la confiance envers le monde adulte, beaucoup de jeunes se tournent alors vers leurs pairs. Dans les espaces publics, l’économie souterraine et la circulation des drogues leur offrent des espaces de plaisirs et de relations « décalés ». Ils s’associent et s’organisent dans les réseaux du marché clandestin. Beaucoup en intègrent les codes sociaux, les styles de vie, les allégeances, les espaces de défis et d’affrontements. Dans les business, ils cherchent, une place tant psycho-affective que sociale et économique. Polyconsommations de psycho-tropes, addictions, micro-business, violences … s’intègrent souvent dans ces styles de vie.
À l’école de la rue et du marché clandestin
9À l’adolescence, l’économie souterraine devient le lieu principal de structuration sociale et culturelle de nombreux jeunes. Les récits de vie et l’observation des scènes de la vie quotidienne permettent de mieux comprendre les logiques locales qui facilitent le développement des « business ». Derrière les trajectoires individuelles se profile une histoire sociale. Dans les blocs, on est beaucoup à avoir les mêmes histoires disent d’ailleurs mes interlocuteurs. Les familles doivent composer avec un environnement qui les expose. Beaucoup ne disposent pas de véhicule. Il n’y a ni commerces ni services publics dans ces zones exclusivement locatives et isolées des centres urbains. Il existe, par contre, une économie informelle de proximité. Tout se vend et s’achète moins cher sur les pas-de-porte ou dans les lieux publics. Les populations se débrouillentpour faire face aux problèmes d’argent qui se posent en permanence. Tout le monde sait que ce n’est pas avec le CPAS (allocation de survie) que tu peux vivre. Pour faire la tune, tu n’as pas le choix, c’est du noir (Ismaël). Chacun cherche les à-côtés, le bon business pour améliorer ses conditions de vie. Inventée et réinventée en permanence, l’économie souterraine recouvre un ensemble de pratiques clandestines très diversifiées : le travail au noir de tout ordre, le « commerce hors taxe » de véhicules, de mobiliers, de biens immobiliers, d’objets de luxe ou usuels tombés du camion, le marché noir des psycho-tropes (drogues, médicaments, alcool, cigarettes) et de services médicaux (ordonnances, certificats …), les escroqueries; la prostitution et le trafic lié à la pornographie, le racket, le vol, le braquage et les métiers adjacents (chauffeur, receleur …) etc. Ces activités n’ont pas toutes une connotation morale négative auprès de la population. L’achat de marchandises tombées du camion, par exemple, serait entré dans les mœurs. En ville, tout le monde achète au noir. Les gens s’en foutent, ils veulent le top ! (Teddy).
10Dans le contexte de prohibition des stupéfiants, le marché des drogues s’étend. Dans la vie de cité, ce secteur est principalement investi par les jeunes « entrepreneurs » (Joubert, 2000; Jamoulle 2002). C’est quand on a fait des affaires avec la came qu’on a commencé à avoir des relations avec l’extérieur, à connaître du monde hors de la cité. Il faut comprendre la force de ça (Teddy). Pour s’adapter aux contextes de vie et aux mentalités de quartier, de nombreux jeunes intègrent progressivement les bases de leur vie sociale à l’école de la rue (Jamoulle, 2000; 2002 a). Les potes de toujours montent des affaires et s’intègrent dans un système socio-économique souterrain structuré et intégrateur. Il façonne les corps. Il a son argot, ses rituels d’apprentissage, ses normes, ses pratiques culturelles et économiques. Même si tu pars, la cité, c’est à l’intérieur de toi. On est marqué par la cité. Un gars de cité, ça se voit, la façon de parler mais pas seulement, on est marqué physiquement, la démarche, le regard fixe, droit. Si on me regarde dans les yeux, je ne vais jamais les baisser, baisser les yeux, c’est baisser ta garde (Nino). La rue est une famille qui oblige, positionne et supporte ses membres. À l’âge de treize ans ma famille est devenue la rue. Je n’ai presque pas de souvenir avant. C’est comme si j’avais appris à exister là, parce que là j’avais une place, un rôle (Nino). Progressivement, avec l’âge, les grands diversifient leurs ancrages et leurs réseaux de relations. Beaucoup se légalisent et se réintroduisent dans la société. Tandis que l’usure des relations, les affaires de justice et l’engrenage des conduites à risques en retranchent d’autres dans des parcours de plus en plus « décalés » et marginaux (Aquatias, Jacob, 1998).
Pratiques rusées aux marges de l’ordre institué
11Entre ces quartiers et l’État de droit, il y un écart de logique où se développent, dans une relative impunité, la violence, « la débrouille » et les activités illégales. Aux marges de l’ordre institué, ces quartiers produisent leurs propres lois. Les habitants voient leurs conditions de vie se dégrader. Pourquoi les riverains participeraient-ils à l’État de droit s’il se montre impuissant à mettre en place une politique qui œuvre pour le bien commun ? Ils vivent dans des territoires ghettos qui les stigmatisent et ils veulent s’en sortir. Dans les conversations ordinaires, parents, proches et jeunes rencontrés décrivent l’État comme une instance corrompue et discréditée, une cliquede dominants qui vit au-dessus des lois. Une « hostilité de proximité » se cristallise sur les représentants de l’État les plus proches : les concierges, les responsables locatifs, les assistants sociaux de CPAS… La ville, c’est magouille à la tête et connerie à la base disent mes interlocuteurs. Dans leur livre Violences urbaines, Christian Bachmann et Nicole Le Guennec relatent les mêmes mécanismes de discrédit de l’État et de ses représentants dans les banlieues françaises. Ces familles observent que l’État ne fait rien pour eux. Elles sont dans l’incertitude et vivent des difficultés économiques constantes. Elles se sentent laissées pour compte par les politiques publiques. Dans leurs relations avec les institutions sociales, scolaires, judiciaires, elles ont souvent vécu le faux-semblant et l’humiliation. Beaucoup d’enfants et de parents ont fait l’expérience de la sélection scolaire précoce. Leurs relations avec les travailleurs sociaux sont tendues. Ils ne peuvent pas vivre avec une allocation de chômage ou de minimex (revenu minimum d’insertion). Les professionnels le savent tout en tenant des discours de gestion budgétaire drastique. Les familles ressentent le mépris flottant de ceux qui n’habitent pas en cité vis-à-vis de ceux qui y habitent. Pourquoi refuseraient-elles de s’approvisionner dans l’économie clandestine ? Pourquoi dénonceraient-elles des jeunes qui se débrouillent et essaient de s’en sortir? Comment s’étonner que les « lois de quartier » soient plus respectées que celles de l’État de droit ? Il faut voir les choses sur les années. Tu ne peux pas te mettre les gens à dos. Un jour ou l’autre tu auras peut-être besoin de l’un ou l’autre (Vic).
12En 1937, en périphérie de Boston, Bill Whyte engage des relations avec « Les Nortons », une bande de « gars de la rue » d’un quartier italo-américain paupérisé. Outre le bowling et les rencontres du « coin de la rue », « les Nortons » participent à un comité dans un service de proximité. Ils ont des réunions, nomment un secrétaire. Ils font preuve d’une capacité d’organisation politique en même temps qu’ils participent au racket clandestin (Whyte, 1943, réed. 2002). En 2000, dans les cités hennuyères, les jeunes semblent être dans une méfiance bien plus radicale envers les structures de l’État. Ils se rencontrent sur les parkings, « travaillent » en extérieur, vendent en rue ou en hall d’immeuble. Ils vivent hors de toute structure institutionnelle et ne fréquentent pas les professionnels.
13Mes interlocuteurs me racontent que les affaires sont des tactiques au jour le jour, où le plus malin ruse les autres, ceux de l’autre quartier de préférence, car les « bonnes ruses ne mettent pas en péril la sécurité et l’entente du groupe d’appartenance » (Laurent, 2001). Comme les autres pratiques socio-économiques clandestines, les activités liées aux drogues rusent l’ordre institué. Vendre de la came c’est tellement naturel qu’il n’y a aucune gêne (Murad). La ruse est antérieure à la pensée duale qui parle du bien et du mal. Elle postule le primat de la situation. Elle relève du sens pratique qui permet de vivre une condition non privilégiée dans une situation d’asymétrie sociale, économique et culturelle. Les pratiques rusées se tissent dans l’ombre d’un pouvoir que d’autres possèdent et dont on est dépossédé. Elles reposent sur des logiques d’efficacité. Elles sont normées par un ensemble de règles du jeu, de conventions officieuses, partagées par des personnes qui vivent la même condition. Il y a quelque chose qui se passe en groupe. C’est pour ça qu’il faut travailler sur les groupes (Elisabeth).
Rituels d’apprentissage et codes sociaux du business
14Les activités liées aux drogues sont présentes très tôt dans la vie des jeunes des quartiers précarisés. Les phénomènes d’identification aux comportements des aînés sont puissants. Ils prennent modèle sur les grands frères et ça va vite. C’est toujours les mêmes mécanismes qui recommencent (Teddy). Les grands offrent aux petits une gradation concrète d’apprentissages techniques et sociaux (présence passive dans le groupe, tests de fiabilité, transport de marchandises, guet …).
15La cité est une structure sociale qui donne aux jeunes un parcours à étapes pour « prouver leur valeur » et se faire reconnaître. Dans la mentalité de la cité, c’est comme s’il y avait des échelons au niveau de l’âge, des capacités physiques et intellectuelles. Enfin, intellectuelles, ce n’est pas quatre plus quatre égale huit, c’est pas ça, c’est bien réfléchir dans des situations de besoin d’argent, de bagarre, de contrôle de police, c’est tout ça. C’est montrer que tu es un malin et que tu n’es pas une balance… Tout le monde veut monter dans les échelons… Au-dessus, tu as les grands. Eux, c’est les hyper-respectés. Ils ont une réputation. Ils se sont fait un nom au niveau apport d’argent déjà, puis ils étaient respectés et craints par les autres bandes, par les gens reconnus. Les jeunes se fréquentent par niveaux, en espérant la promotion. Eux, « les grands », comme petits, tu les vois rarement. Accompagner un grand quelque part, c’était une fierté. C’était dire qu’on avait déjà grimpé des échelons. Le schéma d’apprentissage des cités valide certaines capacités qui se révèlent dans l’action – la ruse, l’inventivité, la manipulation, la force, la capacité à faire « la thune »… – plutôt que les savoirs théoriques et les acquis de classe.
16En 1937, Bill Whyte observe que, chez les Nortons, on évalue la capacité d’un homme à partir de son comportement dans ses relations personnelles tandis que dans le groupe d’étudiants qu’il fréquente également, ce sont les performances intellectuelles et les relations avec les autorités extérieures qui construisent les positions. Dans mes sites d’enquête, pour construire sa réputation et « monter les échelons », il faut se positionner sur un métier costaud (voleur, vendeur, braqueur …) et ramener l’argent en conséquence. Il y a une forme d’éloge de la manipulation, qu’on ne retrouve pas dans les études de terrain de Whythe. Les faibles sombrent, les forts surnagent. Si tu es trop sensible, tu n’arriveras pas. Pour y arriver, il faut écraser son prochain. Tu arrives quand tu as appris une façon de gérer les gens. C’est de la manipulation, c’est comme ça que ça fonctionne. Utiliser les capacités de chaque personne. Chaque individu, tu dois le prendre individuellement et voir ce que tu peux en tirer. Moi je dis, ça nous a rendus plus forts la cité, à un niveau profond. On a attrapé une force parce qu’on a dû s’adapter (Teddy).
17Au départ les grands appellent les plus jeunes les petits ou la relève, de manière indifférenciée. Pour recevoir leur nom et passer les échelons, ils doivent d’abord passer des épreuves et être remarqués. Les bronxages sont un de leurs rituels de passage.
18Nino : – Les bronxages, par exemple, tu dois les faire, sinon tu deviens un glandeur aux yeux de ceux qui ont fait et qui sont devenus…
19Pascale : – Qu’est-ce que c’est les bronxages ?
20Nino : – Ça vient de Bronx, parce que la cité des Œuillets, à Médo, les flics disaient : « C’est le Bronx ». Le bronxage, c’est un rituel. Par exemple, c’est l’hiver, ça caille, les grands sont dans les halls de building. Ils t’appellent, ils appellent les petits. Ils prennent les journaux qui traînent sur les boîtes aux lettres, ils les roulent serrés. Quand tu rentres, ils te cartonnent avec les journaux roulés ou des bouteilles en plastique. Ils se battent contre toi à dix. Ils te fracassent pendant un petit temps pour t’endurcir. Tu peux te défendre mais il ne faut pas faire trop mal. Ils ne te font pas pisser le sang. Toi, tu peux frapper les soldats, les bleus, et aussi les grands mais certains tu ne peux pas les frapper. C’est compliqué, il faut savoir ceux que tu peux et ceux que tu ne peux pas. Les paliers en dessous, tu peux, pas ceux d’au-dessus. C’est quand ils m’ont repéré pendant les bronxages que les grands ont commencé à faire appel à moi. Ils m’ont appelé « l’efficace », parce que je me battais bien. C’est comme ça que tu peux commencer à monter les échelons.
21L’école de la rue n’inscrit pas le respect de la propriété privée. L’accès à l’argent et aux biens de consommation est un code de conduite supérieur, qui légitime les pratiques illégales. Ces jeunes veulent être normal: s’insérer dans un groupe, jouir de sa considération, avoir accès aux produits de consommation. Certains sont en permanence en train de flamber. Les business et la circulation de l’argent dans les groupes et les quartiers créent les conditions d’une fièvre de l’argent. Elle a une dimension individuelle et collective. La région se paupérise, l’éclatement des noyaux familiaux, le chômage ou les problèmes de santé des parents dégradent les conditions de vie matérielles. Le moteur, c’est la privation, le fait d’avoir été privé, privé de tout, c’est un moteur puissant, le moment où tu n’as rien, tu veux tout, tu veux le plus beau. Alors, pour ça, il faut de l’argent. Sans argent, tu n’arrives à rien. Pour pouvoir vivre avec les gens auxquels tu voudrais ressembler, il faut de l’argent (Mana).
22Pour s’associer et se construire des positions dans les groupes, il faut au minimum en arborer les signes d’appartenance : les marques. Travailler son « image de marque » est un besoin impérieux. La culture de la rue contraint nombre d’adolescents et de familles précarisées à entrer dans la course aux portables, aux dernières Nike, aux versions top de playstation. Ces jeunes sont tenus de montrer « qu’ils ne sont pas des pauvres».
23Dans les bandes que Zora a fréquentées, ce qui fait la réputation de quelqu’un, c’est l’apparence, sortir l’argent, se promener avec des voitures chères, partir en vacances, dans une logique des plus consuméristes. La fièvre de l’argent peut devenir tyrannique. Moi, je suis dans un conditionnement, me dit Sylvain. C’est l’argent. Dès qu’on m’appelle, directement, je ne vois que l’argent, je ne vois même pas le risque.
24Les relations sociales fonctionnent sur l’intimidation et la violence. Pour avoir une réputation aux yeux des potes, c’est obligéqu’ils soient des mecs forts, des anarchistes qui se foutent de toutes les règles du système à la con, c’est-à-dire le système judiciaire, l’État. Leurs délires, quand ils quittent la cité dans leurs voitures de standing, c’est de danser et faire du tapage, la nuit, devant les bâtiments de l’État : l’école, l’hôtel de ville ou le commissariat de police.
25Ils sont dans le cercle vicieux de l’imposition de leurs propres lois, leurs lois de quartier mais aussi leurs propres volontés, au sein même de la bande. Qu’on leur dise « non », ça c’est la honte, la honte totale, un râteau … devant tout le monde ! (rires) Quelqu’un qui lui dit « non ». Bam !… (rires)… Devant tous ses copains ! (Zora).
26Se pose la question de l’inscription de la loi sociale et de la construction de la paix dans le monde social des adolescents. Les hiérarchies qu’ils produisent sont fragiles, ils sont contraints d’être les plus méchants, parce que tout est permis. Tout. Serge était méchant avec tout le monde, me dit Zora. C’est normal, il a un nom très important aussi bien à C. (ville voisine) qu’à… B. (grande ville à une soixantaine de kilomètres), qu’à M. (quartier périphérique exposé), qu’à C. (autre quartier périphérique exposé).
27La banalisation du commerce d’armes dans le monde des adolescents est significative de la violence des rapports sociaux. Ça partait de tous les coins. Il y avait des règlements de compte tout le temps... Dès qu’il y a un bouquet de fleurs quelque part on sait, c’est qu’il y a quelqu’un qui va se faire tuer. Balancer, doit de l’argent à quelqu’un… On ne sait pas les raisons pour lesquelles ils sont morts. Ils sont morts et on ne sait même pas pourquoi… (rire)… C’est vrai. … Ils meurent dans des circonstances qui ne sont pas… Ils ne s’amusent pas à mettre une balle et à tuer directement. Non. C’est les pires souffrances. Il y a un mec, on l’a lancé en bas d’un pont (Zora).
28Ces jeunes apprennent la loi du plus fort : Tu balances celui à qui tu donnes, tu es tranquille mais si tu balances celui qui te sert, tu es mort.
29Dans certaines cités, le climat d’insécurité vécu par les personnes âgées, les femmes isolées et, plus généralement, tous les nouveaux arrivants est parfois impressionnant. Sur leur territoire, des groupes de jeunes pratiquent le « nationalisme de quartier ». Pendant des périodes parfois très longues, les nouveaux venus doivent se faire accepteret trouver leurs solutions quand ils se font maltraiter. S’intégrer dans les réseaux sociaux de l’économie souterraine permet aux jeunes de faire partie d’un cercle où ils peuvent trouver appui et protection pour eux et pour leurs familles. Les vieux, ils ne sortent pas. Ils ont peur, mais les jeunes, la cité, c’est à eux. Ils ont grandi ici. Ils se sentent en sécurité ici. Les mécanismes, c’est toujours les mêmes. Les jeunes se sont adaptés. Ils ne voudraient pas quitter (Teddy).
Drogues, prises de risque et épreuve de soi
30Le code moral des jeunes de la rue exige un masquage et une maîtrise constante de leurs affects. Ils doivent s’endurcir pour montrer qu’ils grandissent. Pris dans ces logiques, certains finissent par banaliser la violence, elle s’intègre dans leur quête de reconnaissance. Ils cherchent à montrer qu’ils ont de l’assurance. Le milieu du business est très dur. Le recours aux substances psycho-actives permet de lutter contre l’insécurité émotionnelle, de masquer sa sensibilité et d’adopter des comportements dominants respectés par les pairs.
31Beaucoup d’adolescents se sont essayés sur les drogues « dures » parce qu’ils savaient qu’il s’agissait d’objets de plaisir dangereux parfois difficilement maîtrisables. Ils voulaient faire leurs preuves, interroger leur personnalité en s’y confrontant. Ils cherchaient à expérimenter leur niveau de détermination : Au début, j’ai fait comme les autres, je me suis essayée sur la came. Tu t’essaies, tu crois que tu vas tenir, tu essaies ta force (Mana).
32Certains s’engagent, de plus en plus loin, dans le frôlement du danger. Ils cherchent lefrisson, ce plaisir particulier qu’ils vivent dans les situations de défi, lorsqu’ils montrent qu’ils savent contrôler leur peur dans une optique d’affrontement. La recherche du frisson s’exprime dans des modalités très différentes : prendre des drogues dangereuses, monter des business, passer des frontières, se confronter physiquement, commettre des vols ou des cambriolages, conduire un véhicule à grande vitesse, porter une arme… La transgression et certains styles de vie liés aux drogues peuvent d’ailleurs exercer une force d’attraction particulière sur les adolescents qui ont connu des expériences traumatiques précoces et/ou graves. Certains auront tendance à transgresser d’autant plus qu’ils ont connu des transgressions; le frisson aura alors une fonction antidépressive ou anxiolytique. La répétition de situations de stress ou de danger peut donner des sensations qui permettent de maîtriser ou d’annihiler la colère. Elles peuvent masquer le glissement des consommations vers la toxicomanie tout en l’alimentant.
33Dans certaines bandes, la construction de l’identité adolescente, de l’identité masculine en particulier, passe par des prises de risque démesurées. À 16 ans, Zora, qui veut se mesurer aux garçons de sa bande, consomme des quantités mortelles d’alcool pour montrer sa force, sa violence, sa capacité d’intimidation et sa maîtrise d’elle-même. Je buvais deux bouteilles de whisky pour moi toute seule. Ils voyaient ma force. Pour eux, je tiendrais jamais ! (rires) J’allais être raide morte alors que c’était comme si je n’avais bu qu’un verre. Mais alors vraiment en pleine forme !… (rires)… Et puis ils voyaient ma violence. Quand je bois, je ne suis pas une fille qui se laisse faire et je me souviens de tout. Ils ont eu du mal à accepter que je sois aussi violente qu’eux.
34Autant ces groupes valident les pratiques de business et la maîtrise des consommations, autant ils disqualifient et marginalisent les toxicomanes. Les conduites addictives font basculer les positions des jeunes. S’ils perdent le contrôle de leur consommation et se montrent malades(en manque) en public, c’est qu’ils ont échoué dans leur parcours initiatique. Ils n’ont pas réussi l’épreuve de la maîtrise, ils sont du côté des faibles de caractère, du fond du panier. Ceux qui sont tombés ont dû renoncer à leurs rêves héroïques. Ils ont été confrontés au mépris et au sentiment d’insuffisance. Dans ces logiques, il est extrêmement dangereux pour un jeune de reconnaître sa dépendance aux produits qu’il consomme et/ou de demander de l’aide à ce sujet. Il s’exposerait à la mésestime de soi, la relégation du groupe de pairs, le mépris du réseau familial, la réprobation sociale... Ces représentations repoussent les demandes d’aide et disqualifient tout particulièrement les personnes aux prises avec l’addiction. Les personnes reconnues comme tox et en situation de précarisation sociale ne sont plus fréquentées par leurs amis d’antan, alors même que la consommation régulée de drogues illicites est valorisée par leur groupe d’appartenance. Les jeunes, du moment qu’ils sont de la cité ou de Médo, ils se côtoient sans problèmes. T’as un braqueur, un dealer, un qui va à l’école qui discutent ensemble, sans problèmes. Ils se quittent, l’un il va étudier, l’autre il deale en rue, on ne juge pas. Mais pour les toxicomanes, ça c’est à part. On ne fréquente plus un tox, ça ne se fait pas (Teddy).
35La dérégulation des consommations est un signe de faiblesse qui légitime les comportements d’emprise, de domination et d’escroquerie. Ceux qui se montrent ravagés en public risquent d’attirer le discrédit sur le groupe, l’activité en cours, le lieu public, le quartier qu’ils fréquentent. Aussi le look tox à la seringue se porte-t-il mal dans les quartiers. Avant si les tox restaient trop, ils étaient cartonnés. On les frappait, c’était : « Dégage !» C’était comme ça. C’était des clients clients. Tandis que maintenant, il y en a qui s’adressent même à des tox pour certains services. Avant tu les balançais, tu leur chiais à la gueule. Maintenant les balances mangent à ta table (Nino).
Pratiques socio-économiques néolibérales
36Quand ils entrent dans le business, beaucoup de jeunes veulent prendre leur vie en mains et prouver leur force de caractère. Passer du temps dans les univers clos, désargentés, parfois étouffants, de certaines familles permet de comprendre ce qu’ont représenté pour les adolescents les styles de vie de l’économie souterraine : un lieu d’émancipation des relations familiales, un moyen de s’associer, de travailler dur pour « réussir », accéder à la consommation et se propulser dans l’échelle sociale. En s’engageant dans l’économie souterraine, où les activités liées aux drogues sont centrales, beaucoup de jeunes participent à la mythologie du self made man, le héros populaire qui réussit à s’extraire de la masse de ses semblables, à se faire un nom, à devenir quelqu’un (Ehrenberg, 1991). Ils se mettent en quête, dans la clandestinité, de destins d’exception par opposition aux pauvres mecsbas de gamme des quartiers.
37Ils doivent grandir vite s’ils veulent se construire une position. C’est trop vite des petits hommes. À seize ans, ils font du body, de la boxe, des tas de sports de combat. Ils disent : « Dans cette vie-là, il faut savoir se battre, se préparer » (Marie). En s’engageant dans des affrontements parfois violents, en développant une inventivité « des moyens de faire de la thune » et une bonne prédictibilité des « embrouilles », ces jeunes sautent d’une occasion à l’autre. Pour eux, l’économie souterraine est la seule économie réelle (Williams, 1989).
38Les rapports sociaux de business se calquent sur les logiques de l’ultra-libéralisme (Bourgois, 2001). Le business est de plus en plus dur, m’expliquent mes interlocuteurs, c’est une concurrence sauvage. Beaucoup rêvent de devenir un caïd mais très peu y arrivent. Pour les transactions de rue petite commission et maxi risques, il y a de la place pour tout le monde mais dès qu’il s’agit de se positionner sur un secteur, il y a des affrontements très violents. Pour augmenter ses parts de marché, il faut conquérir un territoire et le garder sous contrôle. Il faut aussi augmenter le nombre de revendeurs dont on dispose.
39Le « business » clandestin est une économie duelle qui souffre d’un déficit d’arbitrage. Les anciens n’y font pas autorité. Dans l’espace public les vieux doivent faire allégeance aux jeunes. Ils doivent suivre la règle commune des jeux de pouvoir et abdiquer devant la loi du plus fort à laquelle tout le monde est soumis. Toutes classes d’âge confondues, ce qui semble se jouer, c’est la recherche du prestige et le maintien de positions dominantes sur un territoire donné. On a l’impression que ces jeunes sont pris dans des formes de socialisation où les relations entre les classes d’âges ne sont plus ritualisées. Quand les lieux traditionnels de l’autorité sont mis à mal, quand les positions ne cessent de se gagner et se perdre, quand elles se rejouent au quotidien, sur des modes de confrontation, il y a une inquiétude permanente dans les relations sociales, propice aux excès de violence.
40Dans un magnifique article, Réflexions sur la jeunesse, Jean et John Comaroff montrent que les conduites « décalées » des jeunes dans les situations d’asymétrie sociale sont inhérentes à la diffusion du modèle néolibéral d’origine nord-américaine. À Los Angeles, Dakar, Londres ou Delhi, elles prendraient une forme homogène ou identique. Beaucoup de jeunes entrepreneurs, élevés dans la culture de marché et de la marchandise trouvent leurs propres voies et moyens (…) En nombre sans cesse grandissant, ils entrent dans les réseaux du trafic international de stupéfiants et/ou sombrent dans un monde de ténèbres où l’usage de violence devient un mode routinier de production et de redistribution – des pratiques qui souvent rappellent le business international et qui érodent visiblement l’autorité de l’État. (…) Faut-il s’étonner dès lors si notre adolescent – avec ses chaussures de sport à prix exorbitant, son baladeur lui crachant aux oreilles un rap décoiffant et son bipeur qui le relie aux réseaux souterrains de l’économie mondialisée – est une synthèse si réussie de l’enfant des rues et du nabab de l’économie ? (Comaroff, 2000).
41Beaucoup de mes interlocuteurs soulignent les similitudes entre le « business » clandestin et le capitalisme sauvage. Tous deux postulent que les lois du marché sont supérieures à celles des États. Les jeunes des cités qui ont fait leur apprentissage dans les réseaux clandestins disent d’ailleurs pouvoir transposer, dans l’économie licite, les apprentissages faits dans l’économie souterraine. Ils ont des rêves d’intégration. Ils aspirent à faire la thune dans leurs jeunes années puis, à dix-huit ans, ouvrir leur propre affaire et se légaliser. Tu apprends dans tout ce qui est le contact avec les personnes. J’aurais fait un bon vendeur. J’étais devenu un as du baratin et de la manipulation. Je vais t’expliquer cent histoires et tu vas les avaler. Tu joues avec ce que les gens t’apportent, ce qu’ils disent, comment ils sont habillés… Admettons que je suis en vente avec toi et qu’on discute, il y a un détail que je vais capter, on va parler là-dessus. Tu parles de trucs que tu connais. Si tu ne connais pas, ton baratin il tombe à l’eau. Il faut aller sur la vérité. Je vais te mettre en confiance, et toi tu vas tellement être en confiance que je vais t’amener là où je veux t’amener. À la base, un vendeur, c’est un arnaqueur. Il te vend quelque chose de cher alors que lui, il l’a eue pas cher, et tu le sais (Nino).
42D’après Nino, les trois quarts de ses copains sont rangés même s’ils gardent des contacts, des intérêts et des obligations dans le monde illégal : Avec l’argent amassé, ils se sont réintroduits dans la vie. Ils ont ouvert quelque chose. Plusieurs ont ouvert des garages ou d’autres affaires. Pour celui qui est garagiste, c’est plus facile, il a les contacts, il écoule les carcasses, les pièces volées… De ceux que je connais, un quart se sont grillés. Ils sont en tôle, expulsés, exilés ou dans la came. Comme Nino, Teddy s’est rangé même s’il travaille toujours dans le marché clandestin : J’ai fait longtemps le business de voitures, acheter, vendre, louer. En clair, là-dedans, il n’y a rien dans la région. Comme ça je me suis fais des relations, les gens ont vu qu’ils pouvaient avoir confiance. J’ai commencé un peu d’immobilier. Maintenant je suis un agent reconnu.
Renégociation du masculin et du féminin
43Des mères isolées décrivent les mêmes climats de crainte et d’insécurité. Leurs filles sont confrontées à des comportements d’intimidation, voire de violence sexuelle, et elles n’arrivent pas à les protéger. Les jeunes filles qui ont un faible réseau d’interconnaissance et des liens de parenté restreints s’exposent particulièrement. Celles qui ont des ancrages relationnels multiples sont plus protégées. Les filles qui ont du caractère, elles sont complètement en sécurité. Elles ont toutes un frère, un cousin, quelqu’un qui habite la cité, puis elles ont grandi ici. Si on les emmerde, elles vont voir l’un ou l’autre et c’est vite fini (Batiste).
44Les bandes de mecsdans le businessde came, que décrit Zora, fonctionnent comme des espaces sociaux et économiques de (re)création d’une culture masculine rigide et tyrannique qui exclut les femmes du monde des affaires et des relations de rue. Une fille qui cherche à « faire le garçon » ça pose problème. Il faut comprendre le contexte, il n’y a pas le temps pour réfléchir. Ce qui est clair est vite cernable. Ça doit aller très vite. Si une fille joue le rôle d’un mec, ce n’est pas sa place. La fille ne doit pas se mêler des affaires. La fille doit être là pour le sexe ou pour le réconfort mais pas jouer les gros bras (Nino).
45Zora entre dans la bande des grands parce qu’elle sort avec un des « boss». Son rôle est clair, elle est « la femme de quelqu’un », il n’y a pas de confusion de genre. Ces garçons ne discutent pas des affaires devant elle, pour la protéger me dit-elle. Ils lui signifient par là sa féminité. Elle construit une forme d’amitié avec eux et quitte la bande lorsque son couple bat de l’aile. Je n’ai jamais été touchée ni frappée, ni insultée, rien, des grands, jamais. Dans la seconde bande qu’elle fréquente, sa place est moins claire, elle n’est pas la copine de quelqu’un, elle a une façon d’être masculine. Elle accentue son « côté garçon »: J’étais la seule fille. Les autres, elles étaient admises mais pas comme moi. J’avais le côté plus rebelle et garçon aussi. La bande fait même quelques transactions devant elle. Elle prend place dans ce groupe dans une dynamique d’anarchie, de défi et de provocation. Elle sait pourtant qu’elle joue un jeu dangereux : Je n’ai jamais été habillée comme une fille. Je savais quand même que c’était des garçons. Il semble que cette bande ait eu avec Zora un comportement qui s’est répété par la suite, comme un scénario rodé : capter une fille, la tester et la mettre au défi de se comporter « en garçon », l’humilier ensuite, lorsqu’elle montre des failles dans l’apparence masculine qu’elle se donne. Au début, c’était de l’amitié. Puis, peut-être, ils se sont sentis trahis puisque je me suis remise avec une amie. Donc obligé, comme c’est une fille ! Et à partir de ce moment-là, ça a été atroce. Fortier, ça reste à Fortier affirme la bande en parlant des filles de leur cité. Les attouchements et les coups marquent une forme de droit de propriété « territoriale » sur le corps de filles. Les viols collectifs relèvent peut-être de la même stratégie. La recréation d’une terre « qui leur appartienne » passe par l’appropriation des filles du quartier. La bande des grands laisse faire lorsque Zora est maltraitée par l’autre bande parce que, dit-elle, pour eux, ce n’est rien puisque c’était de famille, ça restait de famille donc…
46Ces jeunes sont particulièrement préoccupés par la mise en scène de leur virilité et les démonstrations de puissance : Souvent, ils allaient aux putes pour faire des partouzes ensemble. C’est des gens, ils vont en bande au bordel, à la ville de A., celle de B., à C., partout, ils les font tous. C’est savoir, entre eux, qui va être le plus puissant. C’est comme ça. Ce n’était pas recommandé. Les filles, c’est des objets, pour eux, les filles, c’est pas… (Zora).
47Si ces jeunes tiennent à une fille, une fille sérieuse, qu’ils allaient être sérieux avec, ils la cachent direct. Ils veulent la protéger de l’objectivation et de l’instrumentalisation qu’ils font du corps des femmes. Ils savent comment ça marche dans la bande, l’obligation de compétition et d’échangisme auxquels ils sont tenus. Au début de sa vie sociale avec la bande, pour soustraire Zora à ces pratiques, ils l’inscrivent dans un lien de parenté : J’étais considérée comme la petite sœur, une cousine…
48Fabrice, éducateur de proximité, confirme la sexualisation de la violence et de la compétition dans les bandes qu’il rencontre. Ce que je vais dire, ce n’est pas pour justifier, c’est pour comprendre. Faut voir comment ça se passe ! Le petit de douze ans, il en a déjà vu des films pornos ! Il y en a certains, il leur faut des trucs pas possible, juste pour bander. Tu devrais entendre ce qu’ils disent des femmes ! Je les entends moi, quand ils sont ici. Il y en a un, il a vingt ans et il en a eu des filles. C’est moi qui ai dû lui dire ce que c’était le clitoris. Il ne savait pas. Pour eux, c’est leur plaisir, les femmes sont des objets, ils ne pensent même pas qu’elles pourraient avoir du plaisir, elles. Ça ne compte pas pour eux, ils n’y pensent même pas. Ces gars-là, ils reçoivent tellement de claques dans la gueule. Entre eux, ils se parlent de ça comme d’un jeu. Ils ont toujours entendu parler de ça comme ça. Ils ne voient pas du tout les conséquences. Pour eux, c’est normal. Ils ne voient pas les conséquences pour la fille, ils ne voient même pas que c’est illégal. Maintenant, en plus, il y a la mode des jeux avec les médicaments. Soi-disant qu’il n’y a pas de problèmes parce que la fille ne se souvient plus de rien après. C’est du genre : « La fille, elle était fort coincée, je lui ai mis des “Roche” dans son coca, alors elle a fait le pas ». Ça, ça n’existait pas de mon temps.
Pratiques culturelles : tchatche et style banlieue
49Beaucoup de mes interlocuteurs vivent dans des mondes sociaux sans écriture, ce qui accentue tout particulièrement l’écart qui existe entre eux et les institutions. Chacun nomme d’ailleurs jungle le monde de l’autre et ses modes d’expression privilégiée. Les représentants institutionnels voient les cités mal fréquentées comme « une jungle », et les interminables conversations des jeunes sur le parvis des blocs, comme une forme de tapage qui porte sur les nerfs, surtout la nuit. Pour beaucoup de familles et de jeunes, répondre à une convocation de l’école ou devoir se rendre à une administration pour faire des papiers, c’est la jungle. Ils ont peur d’y aller s’ils ne sont pas accompagnés.
50Le relatif illettrisme d’une catégorie de jeunes et de familles ne signifie pas que ces publics soient hors culture. On observe au contraire, une gamme de pratiques socio-cultu-relles relativement diversifiées : tchatche, gras, tags, break danse, « filmographie de banlieues ». Certaines pratiques culturelles comme la tchatche ou le hip hop permettent de représenter les frustrations, les désirs et autres jeux d’affects, de construire du symbolique et de diminuer la violence intestine. La tchatche est une forme de joute oratoire, à rebondissements, un jeu d’esprit et d’adresse, où les réparties s’envoient avec légèreté, comme des volants, ou avec vigueur comme des balles de ping pong, jamais plus lourd. La tchatche est malicieuse, moqueuse; elle se joue sur le fil du langage. Si elle devient blessante, elle est interprétée comme un affront, et elle échoue. Elle risque alors de donner lieu à des affrontements et des menaces qui peuvent vite devenir violents. Dans les quartiers où j’ai travaillé, la tchatche est un art. C’est aussi une pratique sociale, une mise en scène publique, qui peut durer des heures, où chacun se moque de l’autre ou d’un tiers, tour à tour, dans un jeu symbolique et cathartique qui neutralise la violence. Un bon tchatcheur a la répartie rapide, il est direct, il dit des choses fines et complexes, dans le langage et les références humoristiques propres à ses interlocuteurs (Lepoutre, 2001; Jamoulle 2002 a).
51La tchatche est un style relationnel dans lequel toutes les générations s’inscrivent. Elle permet de représenter les frustrations, les désirs et autres jeux d’affects, de construire du symbolique et de diminuer la violence intestine. Elle régule les relations sociales. Par contre, l’esthétique du pulsionnel, du hard grave (violence gratuite), qui se diffuse dans les quartiers, institue les passages à l’acte violents comme les seuls modes d’expression possibles. Les anciens qui ont tenu des réseaux puis, avec l’âge, se sont rangés, sont perdus devant les nouveaux comportements de violence gratuite des jeunes. Certains groupes sont pris dans une esthétique du « pulsionnel », des mises en scènes extrêmes (parfois scatologiques) et certaines formes de violence gratuite. Quand on interroge les jeunes sur ce type de pratiques, ils ne les légitiment pas. Ils disent juste : C’est à l’instinct … à la seconde, une pulsion, on le fait. Ils n’ont pas programmé ces actes.
Troubles de la socialisation des jeunes
52Les quartiers où j’ai travaillé, l’économie souterraine est un des principes organisateurs, un des réseaux sociaux de proximité qui a du sens pour un profil de jeunes, et qui les socialise [2]. À court terme, y prendre place permet de faire des apprentissages socio-écono-miques, de faire leurs preuves, de protéger sa famille et d’améliorer ses conditions de vie quand l’État de droit et l’économie mondialisée abandonnent ces quartiers qui s’appauvrissent et se dégradent. À long terme, ces modes de structuration scotchent de nombreux jeunes aux systèmes de représentations, aux conventions et aux pratiques socio-culturelles du business clandestin. Ils les exposent aux conduites addictives. Ils leur portent gravement préjudice en les précarisant sur le plan de la citoyenneté, de la santé et de l’insertion sociale (Bourgois, 2001).
53Les mondes sociaux du business ont leurs propres logiques et une prédictibilité relative; ce n’est pas l’anomie, il y a des normes et des codes sociaux, même s’ils légitiment des pratiques qui mettent les jeunes et les familles en danger. Chacun cherche dans des logiques d’affrontement à maintenir ou construire sa position dans un univers où elle peut à tous moments être renversée. La socialisation par les pairs produit des relations socio-économiques duelles et désolidarise les générations. Des séquences de violence très inquiétantes reviennent de récit en récit. Par moment, les rapports sociaux tournent fou, la sexualisation de la violence et de la compétition, d’étranges passages à l’acte, gratuits, pulsionnels détruisent les biens et blessent les personnes dans le chaos. Ces dérives sont signifiantes de troubles importants de la vie sociale. Les conduites addictives et les itinéraires de marginalisation des jeunes sont un signal d’alarme. Un large profil de jeunes et de familles ont peur, vivent des tensions insupportables, se mésestiment, s’affrontent et se mettent en vertige dans des conduites extrêmes de violence contre soi et autrui. Les tensions incarnées dans la population pré-adulte sont un des miroirs de notre structure sociale. Est-elle en état de faire entrer les sujets dans la condition humaine, de poser les interdits fondamentaux et d’inscrire la jeunesse dans un système de référence et d’échanges capable de les inclure et de construire la paix sociale ?
54Ces jeunes ont des logiques de manager, ils ne contestent pas le modèle dominant. Ils engagent des pratiques économiques et sociales clandestines qui rusent et transgressent l’ordre institué pour être normal et exister quand même dans les lignes (socio)logiques de la postmodernité. Ils vivent selon les valeurs de leur temps dans des sociabilités décalées, à défaut de mieux. Ils ne peuvent accéder aux terrains d’aventures licites, alors ils investissent ceux qui sont à proximité.
55Les rapports sociaux de l’économie souterraine révèlent les apories de notre modèle socio-culturel de compétition, d’excellence et de performance remarquablement décrit dans les ouvrages d’Alain Ehrenberg (1991,1999). Ce modèle enjoint la jeunesse des cités à repousser les limites, à ne pas accepter sa condition, sans pour autant lui donner les moyens d’y échapper. L’injonction à l’excellence et aux conduites d’excès se combine à l’impératif de consommer tout azimut. Le discours social n’offre pas de mots, de représentations aux jeunes qui puissent donner du sens aux manques et aux frustrations. Il est prolixe par contre sur la Star Academy, l’héroïsme, le hors norme, la compétition, le dépassement possible de soi et de tous. Quelle que soit la donne de départ, celui qui veut, peut ne cessent de répéter mes interlocuteurs. Alors, dans les quartiers où la précarité crée des situations d’hors compétition licite, c’est dans l’économie clandestine que vont se tramer les affrontements. Ces jeunes veulent aller au meilleur, au plus efficace, à la concurrence la plus effrénée mais ils rencontrent la honte, le stigmate et l’accumulation des frustrations, dans une société qui n’arrive plus à intégrer une part toujours plus importante de la jeunesse de milieu populaire et tend à catégoriser les êtres humains en forts en mentalité (battants) et faibles de caractère (perdants).
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Mots-clés éditeurs : RELA - TIONS ENTRE LES SEXES, STIGMATE, CODES SOCIAUX DE L'ÉCONOMIE SOUTER - RAINE, PRATIQUES CULTURELLES, QUARTIERS POPULAIRES, DROGUES ET CONDUITES À RISQUES
Notes
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[*]
Centre de Santé Mentale du CPAS de Charleroi – Laboratoire d’Anthropologie Prospective de l’Université de Louvain-la-Neuve.
-
[1]
Supervisée par le LAAP (LAboratoire d’Anthropologie Prospective de l’Université de Louvain-La-Neuve), cette enquête est soutenue par le programme Interreg de la Commission européenne, la Communauté française de Belgique, la Région wallonne et le CPAS de Charleroi.
-
[2]
Je partage les thèses des interactionnistes qui analysent les processus de socialisation comme des modes d’adaptation et d’ajustements progressifs aux contextes de vie. Mes propres enquêtes n’ont cessé de m’enseigner que face aux situations rencontrées, l’individu tente d’ajuster son comportement au mieux de ses préférences et de ses intérêts tels qu’il les conçoit. Les processus de socialisation ne relèvent pas du simple conditionnement mais bien d’une adaptation progressive au champ d’interaction dans lequel l’acteur est plongé.