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Article de revue

Cercles et intersections : les réseaux des chimistes autour de l’Académie royale des sciences

Pages 45 à 57

Notes

  • [1]
    Voir René Taton, Les Origines de l’Académie royale des sciences, Paris, Palais de la Découverte, 1966 et Harcourt Brown, Scientific Organizations in Seventeenth Century France, Baltimore, Williams and Wilkins, 1934.
  • [2]
    Sur cette question, voir Lawrence M. Principe, The Secrets of Alchemy, Chicago, University of Chicago Press, 2013, p. 173-190.
  • [3]
    Voir L. Principe, The Transmutations of Chymistry: Wilhelm Homberg and the Académie Royale des Sciences, Chicago, University of Chicago Press, 2020, p. 79, 233-236, 295-299 et 404.
  • [4]
    Voir Doru Todériciu, « Sur la vraie biographie de Samuel Duclos (Du Clos) Cotreau », Revue d’histoire des sciences, XXVII, no 1, 1974, p. 64-67. On a longtemps cru que Duclos avait choisi la vie monastique en 1685 avant de mourir en 1715, ce qui l’aurait rendu âgé de 117 ans lors de son décès. En réalité il mourut en 1685.
  • [5]
    Loberie est mentionné en tant que participant régulier aux séances de l’Académie Bourdelot par Pierre Michon, abbé de Bourdelot, et Pierre Le Gallois : voir Conversations tirées de l’Académie de Monsieur l’abbé Bourdelot, Paris, Thomas Moette, 1672, p. 59.
  • [6]
    Voir L. Principe, « Sir Kenelm Digby and His Alchemical Circle in 1650s Paris: Newly Discovered Manuscripts », Ambix, LX, no 1, 2013, p. 3-24 ; trad. fr. « Sir Kenelm Digby et son cercle alchimique parisien des années 1650 », Textes et Travaux de Chrysopoeia, no 16, 2015, p. 155-182.
  • [7]
    Voir L. Principe, « Goldsmiths and Chymists: The Activity of Artisans in Alchemical Circles », in Sven Dupré (dir.), Laboratories of Art: Alchemy and Art Technology from Antiquity to the Eighteenth Century, Dordrecht, Springer, 2014, p. 157-179, en particulier p. 171-175.
  • [8]
    Germain Brice (Description nouvelle de ce qu’il y a de remarquable dans la ville de Paris, Paris, veuve Audinet, 1684, p. 83) soutient que Colbert fonda l’Académie « par les sollicitations de M. du Clos et de l’Abbé du Bourzay ». La source de Brice n’est pas claire et en partie contredit ce qu’on lit dans Charles Perrault, Mémoires de ma vie (Paris, Renouard, 1909, p. 43), mais son indication mérite d’être prise en compte.
  • [9]
    Voir Bibliothèque nationale de France (désormais BnF), MS Nouvelles Acquisitions Françaises (désormais NAF) 5147, fo 37vo (25 août 1670).
  • [10]
    Voir ibidem, fo 16ro (14 janvier 1669) : « Par ordre de Monsieur duclos j’ay [sc. Claude Bourdelin] achepté les sels suivants pour les exposer a la grande gellée pour faire la experience qu’il fera voir. » Le récit des expériences continue aux fo 25vo (22 décembre) et 26vo (31 décembre). Sur la « pluye de l’equinoxe », voir fo 56ro (30 mars 1672). Sur la palingénésie, voir Jacques Marx, « Alchimie et palingénésie », Isis, LXII, no 3, 1971, p. 274-289.
  • [11]
    Claude Bourdelin (1621-1699) fut admis en 1666, mais à la différence des trois autres chimistes étudiés ici (Duclos, Borelly et Homberg), il était apothicaire, et il ne semble pas avoir pris part aux activités des groupes académiques ou aux cercles de collaborateurs chimistes à Paris avant son admission à l’Académie ; voir Paul Dorveaux, « Apothicaires membres de l’Académie Royale des Sciences », Bulletin de la Société d’histoire de la pharmacie, vol. 17, 1929, p. 289-298.
  • [12]
    Voir Pierre Chabbert, « Jacques Borelly (16..-1689) : Membre de l’Académie royale des sciences », Revue d’histoire des sciences, XXIII, no 3, 1970, p. 203-227 ; Bernard de Fontenelle, « Liste de Messieurs de l’Académie Royale des Sciences », Histoire et Mémoires de l’Académie Royale des Sciences (désormais HMARS 1666-99), Paris, Gabriel Martin, Jean-Baptiste Coignard, Hippolyte-Louis Guerin, 1733, vol. 2, p. 364-365 et Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, Éloges des Académiciens de l’Académie Royale des Sciences, morts depuis 1666 jusqu’en 1699, Paris, V. Brunet, 1773, p. 155-157.
  • [13]
    L’Index biographique de l’Académie des Sciences (Paris, Gauthier-Villars, 1979, p. 146) donne la date fautive de 1674 pour l’admission de Borelly. Il travaillait pourtant déjà au laboratoire de l’Académie en mai 1670 comme le rappelle le livre de dépenses de Bourdelin. Voir BnF, MS NAF 5147, fo 31vo. Francis Vernon parle de Borelly comme d’un membre de l’Académie dans sa lettre à Oldenburg du 19 juillet 1670 (A. Rupert Hall et Marie Boas Hall [éd. et trad.], The Correspondence of Henry Oldenburg, Madison – Milwaukee – Londres, The University of Wisconsin Press [puis Londres, Mansell ; et enfin Londres – Philadelphie, Taylor and Francis], 1965-1986, 13 vol., vol. VII, p. 60-64).
  • [14]
    Voir Chérubin d’Orléans, La Vision parfaite, Paris, Edme Couterot, 1677-1681, vol. 2, p. 184.
  • [15]
    Voir O. Borrichius, Itinerarium 1660-1665, 4 vol., éd. Henrik D. Schepelern, Copenhague, Danish Society of Language and Literature, 1983, vol. 3, p. 221, 311, 366.
  • [16]
    Voir ibidem, vol. 4, p. 6-7, 61, 93,104, 173, 287, 297.
  • [17]
    Voir H. Oldenburg, Correspondence, op. cit., vol. II, p. 65-68 (Oldenburg à Boyle, 10 juin 1663).
  • [18]
    Ibidem, vol. V, p. 507-509 (F. Vernon à Oldenburg, 1er mai 1669) et ibidem, vol. IV, p. 173-174 (Justel à Oldenburg, 12 février 1668), notre traduction.
  • [19]
    Voir Conversations académiques, tirées de l’Académie de M. l’abbé Bourdelot. Seconde partie, Paris, Claude Barbin, 1674, p. 147-176.
  • [20]
    L. Principe, Transmutations, op. cit., p. 86, 111 et 117 ; Alice Stroup, A Company of Scientists: Botany, Patronage, and Community at the Seventeenth-Century Parisian Royal Academy of Sciences, Berkeley, University of California Press, 1990.
  • [21]
    Conversations académiques, tirées de l’Académie de Monsieur l’abbé Bourdelot, op. cit., p. 59.
  • [22]
    L. Principe, Transmutations, op. cit., p. 81-88.
  • [23]
    Conversations académiques, tirées de l’Académie de Monsieur l’abbé Bourdelot, op. cit., p. 59.
  • [24]
    Éric Brian et Christiane Demeulenaere-Douyère (Histoire et mémoire de l’Académie des sciences : Guide des recherches, Paris, TEC & DOC – Lavoisier, 1996, p. 62) remarquent que dans les procès-verbaux on trouve « seulement en partie l’écho des discussions qui ont pu avoir lieu en séance ».
  • [25]
    L. Principe, Transmutations, op. cit., propose une présentation mise à jour de la vie et de l’œuvre de Homberg.
  • [26]
    Journal des sçavans (26 juillet 1683), p. 226-228 ; repris dans HMARS 1666-99, vol. 10, p. 648-651.
  • [27]
    Nicolas Lémery, Cours de chymie, Paris, Estienne Michallet, 1683, p. 556-567.
  • [28]
    Publié de manière anonyme. Voir É. Brian et Ch. Demeulenaere-Douyère, Histoire et mémoire, op. cit., p. 125-126.
  • [29]
    H. Oldenburg, Correspondence, op. cit., vol. XIII, p. 36-39 (Cassini à Oldenburg, 26 août 1676) et J. de Hautefeuille, Explication de l’effet de trompettes parlantes, Paris, s.n., 1675, p. 10.
  • [30]
    Voir Ph. de La Hire, « De la pesanteur de l’air », in Procès-verbaux de l’Académie Royale des Sciences (désormais PV), vol. 14, fo 243ro-250ro (26 janvier 1696), ici fo 246ro-vo ; PV, vol. 10, fo 148ro (9 juin 1683) ; Jean-Baptiste Duhamel, Regiae scientiarum academiae historia, Paris, Jean-Baptiste Delespine, 1701, p. 222 et 401.
  • [31]
    B. de Fontenelle, « Éloge de M. Geoffroy », in Histoire de l’Académie Royale des Sciences, Paris, par la compagnie des libraires, 1731, p. 93-100, ici p. 93.
  • [32]
    PV, vol. 11, fo 157ro-158ro, (30 janvier 1686).
  • [33]
    Ph. de La Hire écrit à Huygens le 11 mai 1690, presque un an après la mort de Borelly, qu’« on n’a point mis de chimiste a la place de M. Borelly quoy que plusieurs personnes se soient fort empressez de la demander » (Œuvres complètes de Christiaan Huygens, La Haye, Nijhoff, 1888-1950, 22 vol., vol. 9, p. 419-422). Homberg fut enfin admis en 1691, presque immédiatement après la mort de Louvois : voir L. Principe, Transmutations, op. cit., p. 59-63.
  • [34]
    Voir Elmo Stewart Saunders, The Decline and Reform of the Académie des Sciences à Paris, 1676-1699, Ph.D. dissertation, Ohio State University, 1980.
  • [35]
    Cette correspondance est conservée à la Kongelige Bibliotek de Copenhague. Nous préparons en ce moment une étude détaillée de ces documents et de leur contexte.
  • [36]
    Sur Des Noyers, voir François Secret, « Astrologie et alchimie au xvii e siècle », Studi francesi, LX, 1976, p. 463-479.
  • [37]
    Copenhague, Kongelige Bibliotek, MS GKS 1793 kvart (d’Aubenas à Des Noyers, 21 septembre 1691, lettre no 134).
  • [38]
    Ibidem (Des Noyers à d’Aubenas, 1 juillet 1689, lettre no 51).
  • [39]
    Ibidem (d’Aubenas à Des Noyers, 25 octobre 1686, lettre no 6).
  • [40]
    Ibidem (21 juin 1686, lettre no 4).
  • [41]
    Ibidem (d’Aubenas à Helbig, 1er janvier 1686, lettre no 5). Cette lettre fut transmise par Des Noyers pendant son voyage de retour de Paris à Varsovie. Il se peut qu’elle n’ait jamais rejoint Helbig à Gotha.
  • [42]
    Ibidem (lettre no 6).
  • [43]
    PV, vol. 10, fo 117ro.
  • [44]
    J. d’Alencé à N. Toinard, 7 janvier 1678 (BnF, MS NAF 560, fo 198ro).
  • [45]
    H. Oldenburg, Correspondence, op. cit., vol. V, p. 507-509.

1 L’établissement de l’Académie royale des sciences en 1666 constitue une étape majeure dans le processus de professionnalisation des sciences et représente un moment-clé dans l’histoire des institutions académiques. À ce titre, les historiens des sciences et des institutions se sont efforcés de comprendre le rôle que d’autres sociétés scientifiques ont joué dans la formation de l’Académie. À Paris, les célèbres « académies » rassemblées autour de Louis Habert de Montmor (active entre 1657 et 1664), de Melchisédech Thévenot (active entre 1662 et 1665) et de l’abbé Pierre Bourdelot (active entre 1665 et 1684) ont retenu tout particulièrement l’attention des commentateurs. Parmi les participants à ces rencontres parisiennes, on retrouve d’éminents savants destinés à figurer bientôt parmi les membres de l’Académie [1]. Mais il y avait aussi d’autres réunions de collaborateurs scientifiques actifs à Paris. Quoique plus informels, ces groupes n’étaient pas pour autant moins importants. Cependant ils restent plus difficiles à reconstituer, en raison du peu de traces historiques qu’ils ont laissées. Le type de collaborations et d’échanges sociaux rendus possibles par ces réseaux n’était en rien différent de ceux offerts par les académies plus connues. De surcroît, ces groupes s’avèrent particulièrement importants dans le cas de la chimie, en raison de son statut singulier. À la différence d’autres disciplines, comme l’astronomie, la physique et les mathématiques, qui bénéficiaient depuis longtemps d’un statut académique respectable, la réputation de la chimie souffrait d’une mauvaise presse. La proximité de la chimie avec les pratiques manuelles et le travail artisanal, proximité bien plus étroite qu’avec la théorie et la spéculation abstraites, s’associe au constat que ses objets et ses produits sont souvent sales et parfois toxiques. Il n’y avait pas de place pour la chimie dans les universités et elle ne pouvait se prévaloir, contrairement à l’astronomie et à la physique, d’une ascendance dans la pensée classique de la tradition grecque. La faculté de médecine de Paris avait attaqué la médecine chimique et ceux qui la pratiquaient. Les propos concernant la transmutation, qui constituaient un élément central de la chimie – ce qu’on nomme aujourd’hui « alchimie » – faisaient la risée du public et étaient jugés avec méfiance. Les gouvernements s’inquiétèrent de possibles fraudes dans ce domaine et imposèrent des réglementations à ce sujet. En outre, la réputation de la chimie se détériore encore après l’Affaire des Poisons et l’édit de 1682 qui imposait des limitations à sa pratique et à la détention sans licence de fourneaux et d’équipements de laboratoire [2].

2 Cependant, la chimie revêt un rôle central dans les débuts de l’Académie royale des sciences. La chimie domine les premières séances de l’Académie et son projet commun initial. Le premier chimiste de l’Académie, Samuel Cottereau Duclos, était un de ses membres les plus en vue, remarqué par sa verve et le nombre de ses contributions. Aujourd’hui, on peut facilement sous-estimer l’importance du rôle éminent reconnu à la chimie au sein de l’Académie. La décision de Colbert d’admettre la chimie à l’intérieur de la nouvelle institution n’avait en effet rien de banal. Colbert était conscient du statut problématique de la chimie, en raison des inquiétudes économiques liées à la frappe de la monnaie, et dès lors il prohiba les recherches consacrées à la pierre philosophale et aux transmutations (même si les plus grands chimistes de l’Académie du xvii e siècle n’eurent cure de cette prohibition). Le Règlement de 1699 accrut ultérieurement l’importance de la chimie, car pour la première fois, on lui assigna huit sièges à l’intérieur de l’institution, en marquant de façon officielle l’égalité entre la chimie et les autres disciplines plus « respectables ». Ainsi, la chimie joua un rôle important au sein de l’Académie et, à son tour, l’Académie marqua un tournant essentiel dans l’histoire de la chimie [3].

3 Dans les pages qui suivent, nous voudrions analyser comment d’autres académies et des réseaux peu connus de chimistes furent liés aux membres et aux activités de l’Académie royale. Ces cercles chimiques et ces académies « parallèles » montrent que l’Académie n’avait pas des frontières nettes. Autour du centre constitué par les membres officiels, on voit en effet s’agglomérer une « pénombre » diffuse d’autres groupes et d’autres individus qui collaborèrent ou échangèrent de manière régulière avec les académiciens, ou espérèrent faire partie de l’institution. Quatre chercheurs, tous praticiens de la chimie (dont trois futurs membres de l’Académie royale des sciences) illustrent bien les différents enjeux liés à ces groupes informels. Il s’agit de Samuel Cottereau Duclos (1598-1685), Jacques Borelly (mort en 1689), Joachim d’Alencé (ca. 1640-1707) et Wilhelm Homberg (1653-1715).

Samuel Cottereau Duclos

4 Duclos fut un des premiers membres de l’Académie et aussi un des plus actifs. Les détails de sa biographie et de son activité avant 1666 nous sont restés longtemps inconnus, non seulement en raison du manque des témoignages documentaires, mais aussi parce qu’il a été souvent confondu avec des contemporains ayant le même nom [4]. Pour quelle raison Duclos fut-il choisi en 1666 pour représenter la chimie à l’Académie ? En 2010, la découverte de plusieurs milliers de pages de manuscrits de Sir Kenelm Digby (1603-1665), restés jusqu’alors non identifiés, est venue jeter une lumière nouvelle sur Duclos. Ces documents montrent en effet que tout au long des années 1650 et jusqu’aux années 1660, Duclos était une figure centrale d’un vaste cercle de chimistes actifs à Paris. Les membres de ce groupe collaboraient pour réaliser des expériences chimiques (notamment concernant la transmutation), échangeaient des manuscrits et des informations et entretenaient des correspondances avec des collègues aux Pays-Bas et en Angleterre. Ce cercle n’avait pourtant rien de secret ni d’invisible. Il était ouvert aux visiteurs : le futur secrétaire de la Royal Society de Londres, Henry Oldenburg, en rencontra plusieurs membres pendant son séjour à Paris en 1659-1660 et le savant danois Olaus Borrichius participa à ses réunions lorsqu’il était à Paris en 1664-1665. Outre Digby et Duclos, ce cercle comptait parmi ses membres les abbés Boucaud et Julien de Loberie. Loberie, théologien du Collège du Fortet et fervent expérimentateur en matière de transmutation, disposait d’un laboratoire et d’une remarquable bibliothèque de manuscrits chimiques. Loberie organisait régulièrement à son domicile des rencontres du cercle et participait aux séances de l’Académie Bourdelot, ce qui suggère l’existence de relations entre ce cercle chimique et les académies parisiennes plus connues [5]. Parmi les collègues de Loberie à l’intérieur du cercle, on trouve Thomas Gobelin et Pierre des Noyers (1606-1692), secrétaire de la reine de Pologne, Marie de Gonzague. Des Noyers envoya souvent des informations au groupe parisien : on y reviendra dans un instant [6]. Le cercle incluait aussi des artisans, notamment des orfèvres, qui contribuaient aux activités en tant que sources d’informations, et collaboraient parfois aussi aux expériences de transmutation [7].

5 La participation à ce cercle indique que Duclos avait acquis une grande visibilité parmi les chimistes parisiens avant d’être choisi pour l’Académie. La reconnaissance sociale et les contacts qu’il put y acquérir permettent de mieux comprendre qu’il fut choisi parmi les premiers membres de l’institution – un choix que, en l’absence de ces données, on aurait du mal à expliquer [8]. De manière significative, Duclos garda des liens avec le cercle bien après être devenu un académicien. Une partie du matériel pour le laboratoire de l’Académie, réalisé par Duclos à la Bibliothèque du Roi, avait été obtenu par Duclos de l’abbé Boucaud, son collègue dans le cercle [9]. De surcroît, Duclos réalisa plusieurs expériences à l’Académie qui prolongeaient des projets déjà au centre des intérêts du cercle, comme par exemple la palingénésie des plantes de Quercetanus obtenue en congelant des solutions des sels extraits des cendres des plantes, ou l’étude de la « pluye de l’equinoxe » (un sujet qui intéressait notamment Loberie), ou encore l’extraction du mercure des métaux [10]. Il n’y a donc aucun doute que les activités de ce cercle informel de chimistes recoupaient celles de l’Académie et que cela joua un rôle dans l’admission de Duclos dans l’institution.

Jacques Borelly

6 Le second chimiste admis à l’Académie après 1666 est Jacques Borelly [11]. L’histoire n’a pas été bienveillante avec Borelly. Au début du xvii e siècle, il fut à peu près exclu du récit historique par des auteurs – dont les secrétaires et historiens de l’Académie, Fontenelle et son successeur Condorcet – qui le confondirent avec Pierre Borel ou avec Giovanni Alfonso Borelli. Les historiens suivants perpétuèrent l’erreur et, en conséquence, les œuvres de Borelly furent souvent attribuées à tort à Borel ou à Borelli. Il revient à Pierre Chabbert de dissiper en 1970 cette confusion et de proposer la première reconstruction fiable de la biographie de Borelly. Toutefois les difficultés persistent [12]. Une relecture attentive des sources primaires montre que Borelly fut un théoricien de la chimie important et indépendant aussi bien au sein de l’Académie qu’avant son institution.

7 Borelly devint académicien vers le début de l’année 1670 [13]. Son élection dépendit probablement de la notoriété qu’il avait acquise grâce à la participation à d’autres cercles érudits. Borelly fut en effet actif en chacune des troisacadémies parisiennes les plus connues : le groupe de Montmor, celui de Thévenot et celui de Bourdelot. Le père Chérubin d’Orléans rappelle la présence de Borelly aux séances du groupe de Montmor [14]. O. Borrichius rencontre Borelly à l’Académie Bourdelot et entend parler de ses expériences en janvier 1664. En avril, Borrichius rend visite à Borelly chez lui et examine son laboratoire et ses projets chimiques. Borelly parle à Borrichius de la licence qu’il a obtenue pour travailler sur les métaux – éventuellement pour des projets de transmutation – et du nostoc, une matière organique et gélatineuse qu’on trouve dans la terre humide, dont on croyait qu’il pouvait constituer l’élément de départ pour la création de la pierre philosophale [15]. Borrichius croise également Borelly à l’Académie Thévenot, en 1664-1665 [16]. Adrien Auzout, plus tard membre de l’Académie, rencontre pour sa part Borelly lors des séances de l’Académie Montmor et de celle de Thévenot, et il relate à Oldenburg que Borelly avait rédigé des « observations » sur le Sceptical Chymist de Robert Boyle, paru en 1661 [17]. Plus tard, en 1668-1669, Oldenburg entend des propos fort élogieux concernant Borelly venant de la bouche de Henri Justel et Francis Vernon, qui avaient connu l’un et l’autre Borelly à l’Académie Bourdelot, et le décrivent comme « un gentilhomme à l’esprit remarquable et excellent chimiste [18] ».

8 Il n’est pas impossible que Borelly soit le « Chymiste » anonyme, mentionné par les Conversations de l’Académie de Monsieur l’abbé Bourdelot, qui annonce un « cours de chymie » qu’il envisageait d’assurer et qui illustre en détail ses doctrines chimiques [19]. Ce « chymiste » anonyme soutient des théories avancées par Jean-Baptiste Van Helmont – notamment l’idée que l’eau est la composante ultime de toute substance et que le feu utilisé dans les processus d’analyse par distillation produit les matières issues de la séparation, qu’on croit à tort préexister comme composantes ou principes. À ce même titre, dans le cadre du projet d’analyse chimique des plantes conduit au sein de l’Académie, Borelly travaille précisément sur la fermentation des plantes avant leur distillation, afin de minimiser l’altération thermique de leurs composantes, ce qui constitue un corollaire direct des mises en garde formulées par Van Helmont [20]. Les Conversations rappellent seulement trois chimistes actifs dans l’Académie Bourdelot : Borelly, Christophle Glaser et Julien de Loberie [21]. Les idées du « chymiste » anonyme ne correspondent pas à celles formulées par Glaser dans son Traité de la chymie paru en 1663, ni à celles – du moins pour ce qu’on en connaît – soutenues par Loberie. De ce fait, si on reconnaît justement Borelly dans le « chymiste » anonyme de l’Académie Bourdelot, il devient plus aisé de comprendre qu’il ait été choisi pour intégrer l’Académie. Non seulement il bénéficiait d’une solide réputation dans le cadre des académies qu’il fréquentait au cours des années 1660, mais sa fidélité aux principes de Van Helmont le rapprochait de Duclos, qui en était également un défenseur. Duclos était présent dans plusieurs des milieux fréquentés par Borelly, et certainement il eut l’occasion de le rencontrer. Cette familiarité, et sans doute aussi une affinité dans les approches théoriques, ont peut-être poussé Duclos à plaider en faveur de l’admission de Borelly à l’Académie – Duclos voyant en lui un collègue plus jeune, un allié et un assistant [22].

9 Les Conversations rappellent aussi que plusieurs membres de l’Académie participaient régulièrement aux activités du groupe de Bourdelot, dont Auzout, Borelly, Jean Pecquet, Jean Gallois, Edme Mariotte et Gilles Personne de Roberval [23]. Il est dès lors fort probable que des échanges importants entre les académiciens se déroulaient non seulement pendant les séances régulières de l’Académie le mercredi et le samedi, mais aussi lors des lundis chez Bourdelot. Si on s’accorde pour juger que les procès-verbaux de l’Académie constituent des versions édulcorées des séances réelles, l’existence d’autres rencontres des académiciens en dehors de l’Académie permet de souligner à quel point les comptes rendus officiels de l’institution restent insuffisants pour reconstituer le travail scientifique accompli par ses membres [24]. Si, par exemple, le « chymiste » anonyme des Conversations est vraiment Borelly, l’explication offerte par ces pages à propos de sa doctrine de la composition chimique apparaît de loin plus riche que tout autre témoignage concernant les idées de Borelly fourni par les rapports de l’Académie.

Wilhelm Homberg et Joachim d’Alencé

10 Un des enjeux majeurs de ces différents groupes était d’offrir à ceux qui n’étaient pas membres de l’Académie des espaces sociaux où entrer en contact avec les académiciens. S’il est fort probable que Borelly se fit connaître par les académiciens de cette manière, on dispose d’une meilleure documentation, témoignant d’une stratégie analogue, à propos du plus grand des chimistes de l’Académie de la fin du xvii e siècle et du début du xviii e siècle : Wilhelm Homberg. Né à Java d’un père réfugié allemand et d’une mère hollandaise, Homberg fit d’abord des études de droit [25]. Juste après être devenu avocat à Magdebourg en 1676-1677, il tomba sous l’influence de Otto von Guericke, qui encouragea son intérêt pour la philosophie naturelle. Le jeune Homberg finit ainsi par s’embarquer pour des voyages de recherche à travers l’Europe. Pendant ces années, il devint un collectionneur et marchand de secrets scientifiques et techniques, notamment concernant la chimie. Il entra en contact avec une gamme socialement et intellectuellement très vaste d’informateurs qui inclut des savants comme Johann Kunckel, Gottfried Wilhelm Leibniz et Robert Boyle, mais aussi des groupes d’artisans, mineurs et commerçants. Après cinq années de voyages, Homberg arriva à Paris en 1682, avec un trésor de secrets et de connaissances, dont deux en particulier avaient de quoi attirer l’intérêt de l’Académie : le phosphore blanc, tout récemment découvert, et les résultats obtenus avec sa pompe à air. Homberg ne put pas exposer directement ses connaissances, car la double réunion hebdomadaire de l’Académie était privée, et dès lors il se tourna vers des réunions informelles, organisées dans des cadres domestiques à Paris, auxquelles les académiciens participaient régulièrement.

11 Le 26 juillet 1683, le Journal des sçavans publia un rapport détaillé concernant les « expériences nouvelles et curieuses faites » par Homberg « depuis peu de jours en présence de plusieurs des Messieurs de l’Académie royale des sciences » [26]. Ces expériences reposaient sur l’utilisation de sa pompe à air (« beaucoup plus simple et plus exacte ») et de son phosphore blanc. Le Journal ne donne pas le nom des « gentilshommes de l’Académie » ayant assisté à ces rencontres, mais les académiciens les plus intéressés par le phosphore blanc à l’époque – Borelly, Duclos, Bourdelin et Cassini – avaient sans doute pu être présents. Homberg réalisa ces expériences à la maison de Joachim d’Alencé, qui était lui aussi intéressé par le phosphore et les instruments pneumatiques [27]. D’Alencé (ca. 1640-1707), à propos duquel nos informations sont malheureusement très limitées, était un membre important de cette pénombre entourant l’Académie. S’il ne devint jamais lui-même un académicien, d’Alencé était néanmoins très proche des académiciens : il était une sorte d’agent de l’Académie, qui facilitait les rencontres entre les savants, récupérait et distribuait les livres et les instruments scientifiques, en plus de publier, de 1679 à 1684, une éphéméride intitulée La Connaissance des temps dont l’Académie poursuivit ensuite la publication [28]. D’Alencé entretenait une correspondance avec Oldenburg, Huygens et Leibniz et ses recherches portaient sur les thermomètres, les baromètres et les aimants. L’organisation de rencontres à son domicile avait sans doute été conçue comme un instrument pour renforcer ses liens avec l’Académie.

12 Un faisceau d’indices documentaires montre que sa maison était un lieu de rencontres fréquentes pour les académiciens, à partir au moins de 1674 et jusqu’à 1684. Justel assista, chez d’Alencé, à une expérience « qui embarrassoit les Cartesiens ». De cette même maison, Oldenburg écrivit à Cassini une lettre sur des questions astronomiques, et l’inventeur Jean de Hautefeuille (1647-1724) proposa une démonstration de ses machines « à l’Académie Royalle des Sciences, et chez Monsieur d’Alencé [29] ». Il est donc clair que la maison de d’Alencé constituait un lieu majeur des rencontres consacrées à la philosophie naturelle et aux expérimentations auxquelles participaient aussi bien des académiciens que d’autres savants. Étant donné la période assez longue pendant laquelle ces rencontres eurent lieu, leur importance apparaît comparable à celle des soirées chez Montmor, Thévenot et Bourdelot, et cela en dépit du manque d’informations à leur propos et de l’intérêt limité que ces rencontres informelles ont suscité jusqu’ici auprès des chercheurs.

13 Homberg travailla également chez d’Alencé en mai-juin 1683, lorsqu’il réalisa des expériences « en présence de plusieurs personnes de l’Académie », en utilisant la pompe à air de d’Alencé pour déterminer le rapport entre les densités de l’air et de l’eau. En cette occasion étaient également présents Philippe de La Hire et Edme Mariotte [30]. Grâce à ces rencontres chez d’Alencé, Homberg commença à travailler avec Mariotte. Le lien créé par Homberg avec l’Académie lui valut l’attention de Colbert, qui lui accorda peut-être une « gratification », et Homberg eut dès lors de bonnes raisons d’espérer pouvoir intégrer l’Académie. Des rencontres analogues se déroulèrent aussi chez l’apothicaire Mathieu-François Geoffroy, père d’Étienne-François Geoffroy, à la fin des années 1680. Fontenelle rappelle que ces « conférences réglées » attiraient non seulement des académiciens comme Gian Domenico Cassini et Joseph-Guichard du Verney mais aussi des savants qui aspiraient à en devenir membres, comme Homberg, et des chercheurs qui fréquentaient l’Académie sans pourtant en devenir membres, comme Jean Truchet, Louis Joblot et « plusieurs autres Sçavants fameux, et de jeunes gens qui portoient de beaux noms [31] ». Ces rencontres comportaient des discussions et des démonstrations scientifiques. Leur fonction sociale était de garder vif l’intérêt des académiciens pour Homberg (et d’autres), et très probablement ces assemblées jouèrent aussi un rôle dans l’admission à l’Académie du jeune Geoffroy, un élève de Homberg. L’existence de ces rencontres régulières chez d’Alencé au début des années 1680 et chez les Geoffroy vers la fin des années 1680 offrait donc à Homberg l’opportunité d’entrer dans la pénombre entourant l’Académie ainsi que des canaux pour en atteindre le centre.

14 Ces premiers progrès accomplis par Homberg furent toutefois arrêtés par la mort de Colbert en septembre 1683. François Michel Le Tellier, marquis de Louvois, prit la place de Colbert en tant qu’administrateur officiel de l’institution. Louvois considérait Colbert comme un rival – il chercha donc à défavoriser ceux que Colbert avait soutenus. Mais il y avait encore pire pour Homberg et l’Académie, car Louvois devint un ennemi de la chimie elle-même. Peu après la mort de Duclos en 1685, Louvois envoya à l’Académie des directives strictes concernant les recherches dans le domaine de la chimie. Seuls les travaux d’ordre médical et l’amélioration des « compositions sulphurées » pour l’usage militaire étaient acceptables. Toute « recherche curieuse […] un jeu et pour ainsi dire un amusement des Chymistes » plutôt qu’une « recherche utile » était interdite, en particulier celles qui concernaient la transmutation, qui était comme on l’a vu le sujet des travaux de Duclos. De cela, « Monseigneur de Louvois ne veut point entendre parler [32] ». Par conséquent, Duclos ne fut pas remplacé (même si Homberg était disponible) et il en alla de même après la mort de Borelly en 1689, alors que des académiciens soutenaient vivement l’admission de Homberg [33]. Ainsi, tandis que, comme on l’a souvent souligné, l’Académie souffrait sous la direction de Louvois, la chimie connut un véritable déclin, dû à l’incapacité de conserver des chimistes dans les rangs de l’institution [34].

Une académie en lettres ?

15 La méfiance de Louvois envers la chimie et le climat peu agréable pour les chimistes qui régnait à Paris sont rappelés de manière très claire par la correspondance d’un autre cercle de chimistes, qui date des années 1680 et du début des années 1690. Plusieurs de ses membres avaient participé au premier cercle que fréquentaient Duclos et Digby, assurant ainsi une continuité remarquable entre les cercles de chimistes de la seconde moitié du xvii e siècle, avant comme après l’établissement de l’Académie [35]. Une de ces figures ayant appartenu aux deux cercles était Pierre Des Noyers qui, malgré des voyages réguliers à Paris, résidait à Varsovie [36], où habitait aussi Conrad, premier médecin du roi de Pologne et contributeur de cette correspondance chimique. Le même Conrad avait été actif dans l’Académie Bourdelot. La correspondance cite souvent Duclos, Loberie et d’autres membres du premier cercle comme des amis. Des Noyers avait été ami de Borrichius et de Loberie, comme de l’académicien Mariotte, de l’astronome Johannes Hevelius et d’Ismaël Boulliau. Un des principaux correspondants à Paris, Charles de Voland de Matheron, sieur d’Aubenas et de Salignac, espérait pouvoir convaincre Des Noyers de revenir de façon permanente à Paris. Dans une lettre écrite juste après la mort de Louvois, qui est décrit comme un de « plus grands persecuteurs » des chimistes, d’Aubenas remarque que Des Noyers aurait été heureux à Paris

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dautant mieux que despuis la mort de Mr de Louvoys, bien loin qu’il faille aprehender de plus fortes deffances pour les chymystes, on y sera en plaine liberté de travailler avec tout ce repos et la quietude qu’on scauroit desirer [37].

17 Des Noyers avait observé auparavant qu’il trouvait la France « peu commode » pour la chimie, en raison des limitations légales et du climat de suspicion. Il ne se laissa pas convaincre par le jugement devenu récemment optimiste de son correspondant sur la situation après la disparition de Louvois et ne quitta finalement pas la Pologne [38].

18 De façon remarquable, cette correspondance renvoie souvent à un groupe nommé tantôt « nostre Société » ou « nostre académie » et tantôt « les philosophes de La Haye ». Ce groupe se consacrait à une entreprise commune visant à produire la pierre philosophale. Ses membres recherchaient des manuscrits et des imprimés, s’efforçaient d’interpréter (et de formuler) des allégories cryptiques, échangeaient des correspondances et voyageaient beaucoup. On peut juger singulier aujourd’hui que des chercheurs qui se consacraient à la transmutation et qu’on imagine dès lors agir en secret et dans la solitude, s’adonnent à un travail communautaire et coopératif, proche de l’idéal baconien qui animait les sociétés scientifiques de la même époque. Néanmoins, autant le cercle parisien des années 1650 que cette « Société » de La Haye montrent qu’il y allait bien d’efforts collaboratifs auxquels participaient des chimistes intéressés par les secrets les plus convoités de l’alchimie. D’Aubenas était clair à propos de l’utilité d’un tel travail partagé : « Quand on est plusieurs ensemble […] on s’anime, et on s’ayde reciproquement [39]. » Ces groupes et ces idées permettent de rapprocher encore plus dans sa forme l’« alchimie » des autres domaines de la philosophie naturelle du xvii e siècle.

19 La « Société » de La Haye se réunissait souvent chez l’ambassadeur polonais et, parmi ses membres, il y avait plusieurs personnages très connus. La direction fut assurée, pour un certain temps, par le célèbre Franciscus Mercurius Van Helmont (1614-1698), fils de Jean-Baptiste [40]. Un autre de ses directeurs fut Alexandre-Toussaint de Limojon, sieur de Saint-Didier (ca. 1630-1689), connu comme diplomate, mais aussi comme un des auteurs les plus renommés de livres sur la chrysopée de la fin du xvii e siècle ; son livre Le Triomphe hermétique ou la Pierre philosophale victorieuse, paru en 1690, a été largement lu et commenté. Bien que Des Noyers et d’Aubenas ne souscrivissent pas à l’usage des métaux comme éléments de départ pour la réalisation de la pierre philosophale, un usage prôné par le groupe, ils gardèrent pourtant un contact étroit avec ses membres et ils étaient bien informés des expériences, des résultats et des publications qui en étaient issus. Ce groupe s’efforça aussi d’entrer en rapport avec d’autres praticiens de l’époque, comme Johann Otto Helbig, et les lettres conservées témoignent de leurs échanges avec un ensemble de figures contemporaines à la recherche des secrets de la transmutation [41]. Des visites réciproques et des lettres mettent souvent en relation « les philosophes de La Haye » avec leurs correspondants à Paris et à Varsovie. Le point sans doute le plus remarquable est qu’une figure importante de la pénombre entourant l’Académie royale fut en même temps membre de ce groupe néerlandais. D’Aubenas informa Des Noyers que Saint-Didier lui avait rendu visite à Paris et il ajouta après que ce chimiste

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est allé à La haye joindre les autres messieurs de son illustre societé, en la quelle je suis bien ayse que Mr D’Alancay ayt esté receu puisque je suis fort persuadé quil ramplira toutjours avec bien de gloire la place qu’on luy a donnée, conoissant despuis longtemps son honesteté et son merite [42].

21 On n’avait pas jusqu’à présent de témoignages de l’intérêt de Joachim d’Alencé pour la chimie, que ce soit celle des transmutations ou celle d’un autre type. On savait bien sûr qu’il avait quitté Paris pour les Pays-Bas vers 1685, mais on ne soupçonnait pas qu’il avait rejoint un cercle de chercheurs à La Haye travaillant ensemble à la transmutation, tout en conservant ses relations avec l’Académie. Deux autres documents confirment son intérêt pour la chimie. En 1682, d’Alencé essaya de préparer le phosphore – une procédure technique assez complexe – dans le laboratoire de Borelly (tout en ayant accès au laboratoire de l’Académie, Borelly avait toujours son propre laboratoire chez lui) [43]. Dans une autre occasion, en écrivant à Nicolas Toinard (1628-1706), un membre du cercle de Henri Justel, d’Alencé observa de façon quelque peu cryptique que « nostre eau de caillou ne reussit pas avec le sel de tartre, je vais lesprouver avec le Leo viridis [44] ». Il reste difficile de savoir à quelle opération chimique d’Alencé travaillait. Toutefois, le terme leo viridis est un nom codé alchimique désignant plusieurs substances utilisées pour la création de la pierre philosophale. Cette lettre prouve donc que d’Alencé connaissait la littérature chrysopoétique et s’était occupé de ses aspects pratiques pendant son séjour à Paris. Son départ pour les Pays-Bas fut peut-être motivé en partie par la méfiance progressive qui se manifestait à l’égard de la chimie, et en particulier à l’égard de la chrysopoeia, à Paris pendant les années 1680 ou par une réaction aux décisions de Louvois concernant l’Académie. De la même façon, Homberg quitta Paris pour Rome la même année, après qu’il fut devenu clair que Louvois ne prolongerait pas le traitement favorable accordé par Colbert aux chimistes.

Conclusion

22 Les recherches portant sur les sociétés scientifiques du xvii e siècle ont montré clairement que ces institutions jouèrent un rôle capital pour le développement intellectuel et social des sciences et de leurs pratiques. En tant que lieu d’activité et d’entreprises communes, de conversations et de discussions, ces sociétés offrirent un espace fondamental pour les échanges entre les savants dans le domaine de la philosophie naturelle. Dans le cas de l’Académie royale des sciences, ces échanges ne se développèrent pas seulement dans le cadre des rencontres entre les murs de la Bibliothèque du Roi. Les frontières de l’institution officielle n’étaient pas nettement définies ni surveillées de façon sourcilleuse. Dès lors, malgré le caractère privé de ses deux rencontres hebdomadaires, les conversations et les démonstrations qui s’y déroulaient se prolongeaient dans plusieurs lieux, à Paris et ailleurs. Des groupes de conversations érudites et d’échanges, en dehors de l’Académie – parfois situés dans des espaces domestiques et des laboratoires privés, tantôt créés par le réseau des correspondances – existaient aussi bien avant qu’après la fondation de l’Académie, et revêtirent un rôle central tout au long de la vie de l’institution et de ses membres. Ces groupes agissaient comme des instances auxiliaires par rapport à l’Académie, des lieux où les recherches et les conversations amorcées dans la Bibliothèque du Roi pouvaient être prolongées, ou même inaugurées, avec un groupe restreint d’académiciens et des collègues extérieurs à l’Académie. Ces réunions fonctionnaient comme une passerelle vers l’Académie, comme des espaces où des savants pouvaient bâtir leur réputation, rencontrer des académiciens et montrer leurs compétences et leur expertise, souvent dans l’espoir d’une admission au sein de l’institution. Mais ces lieux pouvaient aussi agir comme des refuges par rapport aux contraintes imposées au sein de l’institution. Cela fut notamment le cas de la chimie des transmutations, en particulier sous l’administration de Louvois. De la même façon, on voit Borelly défendre l’astrologie judiciaire à l’Académie Bourdelot, alors que cela aurait été interdit à l’Académie [45].

23 Si les Académies Montmor, Thévenot et Bourdelot ont bénéficié de l’intérêt des historiens, les autres cercles et groupes que nous avons analysés dans les pages qui précèdent, n’ont été découverts que récemment, et c’est seulement depuis peu qu’on les voit intégrés aux présentations de l’Académie. D’autres réseaux et d’autres groupes seront sans doute découverts dans les années à venir, grâce à l’exploitation progressive des archives. Les intersections de ces cercles avec l’Académie officielle contribuent de manière notable à l’action et à la structuration de l’Académie. La communauté des chimistes apparaît plus vaste et structurée par des liens plus forts qu’on ne le soupçonnait. Les ressources, en termes d’idées et d’expériences chimiques, dont les académiciens pouvaient disposer, étaient considérablement plus riches que ce que les procès-verbaux suggèrent. En résulte un portrait de l’Académie plus ample et plus ouvert, qui révèle une « vie chimique » de la métropole étonnement intense et active pendant la seconde moitié du xvii e siècle. Une vie dont l’Académie royale des sciences ne fut qu’une expression – un nœud – certes très visible et d’une importance cruciale – dans un réseau complexe et vaste qui s’étendait, à proximité, dans les maisons et les laboratoires privés et, au loin, jusqu’aux groupes actifs en d’autres nations.

24 (traduction de l’anglais par Alberto Frigo)


Mots-clés éditeurs : Joachim d’Alencé, Wilhelm Homberg, Académie royale des sciences, chimie, Samuel Cottereau Duclos, Jacques Borelly, alchimie

Date de mise en ligne : 04/08/2021

https://doi.org/10.3917/dss.213.0045

Notes

  • [1]
    Voir René Taton, Les Origines de l’Académie royale des sciences, Paris, Palais de la Découverte, 1966 et Harcourt Brown, Scientific Organizations in Seventeenth Century France, Baltimore, Williams and Wilkins, 1934.
  • [2]
    Sur cette question, voir Lawrence M. Principe, The Secrets of Alchemy, Chicago, University of Chicago Press, 2013, p. 173-190.
  • [3]
    Voir L. Principe, The Transmutations of Chymistry: Wilhelm Homberg and the Académie Royale des Sciences, Chicago, University of Chicago Press, 2020, p. 79, 233-236, 295-299 et 404.
  • [4]
    Voir Doru Todériciu, « Sur la vraie biographie de Samuel Duclos (Du Clos) Cotreau », Revue d’histoire des sciences, XXVII, no 1, 1974, p. 64-67. On a longtemps cru que Duclos avait choisi la vie monastique en 1685 avant de mourir en 1715, ce qui l’aurait rendu âgé de 117 ans lors de son décès. En réalité il mourut en 1685.
  • [5]
    Loberie est mentionné en tant que participant régulier aux séances de l’Académie Bourdelot par Pierre Michon, abbé de Bourdelot, et Pierre Le Gallois : voir Conversations tirées de l’Académie de Monsieur l’abbé Bourdelot, Paris, Thomas Moette, 1672, p. 59.
  • [6]
    Voir L. Principe, « Sir Kenelm Digby and His Alchemical Circle in 1650s Paris: Newly Discovered Manuscripts », Ambix, LX, no 1, 2013, p. 3-24 ; trad. fr. « Sir Kenelm Digby et son cercle alchimique parisien des années 1650 », Textes et Travaux de Chrysopoeia, no 16, 2015, p. 155-182.
  • [7]
    Voir L. Principe, « Goldsmiths and Chymists: The Activity of Artisans in Alchemical Circles », in Sven Dupré (dir.), Laboratories of Art: Alchemy and Art Technology from Antiquity to the Eighteenth Century, Dordrecht, Springer, 2014, p. 157-179, en particulier p. 171-175.
  • [8]
    Germain Brice (Description nouvelle de ce qu’il y a de remarquable dans la ville de Paris, Paris, veuve Audinet, 1684, p. 83) soutient que Colbert fonda l’Académie « par les sollicitations de M. du Clos et de l’Abbé du Bourzay ». La source de Brice n’est pas claire et en partie contredit ce qu’on lit dans Charles Perrault, Mémoires de ma vie (Paris, Renouard, 1909, p. 43), mais son indication mérite d’être prise en compte.
  • [9]
    Voir Bibliothèque nationale de France (désormais BnF), MS Nouvelles Acquisitions Françaises (désormais NAF) 5147, fo 37vo (25 août 1670).
  • [10]
    Voir ibidem, fo 16ro (14 janvier 1669) : « Par ordre de Monsieur duclos j’ay [sc. Claude Bourdelin] achepté les sels suivants pour les exposer a la grande gellée pour faire la experience qu’il fera voir. » Le récit des expériences continue aux fo 25vo (22 décembre) et 26vo (31 décembre). Sur la « pluye de l’equinoxe », voir fo 56ro (30 mars 1672). Sur la palingénésie, voir Jacques Marx, « Alchimie et palingénésie », Isis, LXII, no 3, 1971, p. 274-289.
  • [11]
    Claude Bourdelin (1621-1699) fut admis en 1666, mais à la différence des trois autres chimistes étudiés ici (Duclos, Borelly et Homberg), il était apothicaire, et il ne semble pas avoir pris part aux activités des groupes académiques ou aux cercles de collaborateurs chimistes à Paris avant son admission à l’Académie ; voir Paul Dorveaux, « Apothicaires membres de l’Académie Royale des Sciences », Bulletin de la Société d’histoire de la pharmacie, vol. 17, 1929, p. 289-298.
  • [12]
    Voir Pierre Chabbert, « Jacques Borelly (16..-1689) : Membre de l’Académie royale des sciences », Revue d’histoire des sciences, XXIII, no 3, 1970, p. 203-227 ; Bernard de Fontenelle, « Liste de Messieurs de l’Académie Royale des Sciences », Histoire et Mémoires de l’Académie Royale des Sciences (désormais HMARS 1666-99), Paris, Gabriel Martin, Jean-Baptiste Coignard, Hippolyte-Louis Guerin, 1733, vol. 2, p. 364-365 et Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, Éloges des Académiciens de l’Académie Royale des Sciences, morts depuis 1666 jusqu’en 1699, Paris, V. Brunet, 1773, p. 155-157.
  • [13]
    L’Index biographique de l’Académie des Sciences (Paris, Gauthier-Villars, 1979, p. 146) donne la date fautive de 1674 pour l’admission de Borelly. Il travaillait pourtant déjà au laboratoire de l’Académie en mai 1670 comme le rappelle le livre de dépenses de Bourdelin. Voir BnF, MS NAF 5147, fo 31vo. Francis Vernon parle de Borelly comme d’un membre de l’Académie dans sa lettre à Oldenburg du 19 juillet 1670 (A. Rupert Hall et Marie Boas Hall [éd. et trad.], The Correspondence of Henry Oldenburg, Madison – Milwaukee – Londres, The University of Wisconsin Press [puis Londres, Mansell ; et enfin Londres – Philadelphie, Taylor and Francis], 1965-1986, 13 vol., vol. VII, p. 60-64).
  • [14]
    Voir Chérubin d’Orléans, La Vision parfaite, Paris, Edme Couterot, 1677-1681, vol. 2, p. 184.
  • [15]
    Voir O. Borrichius, Itinerarium 1660-1665, 4 vol., éd. Henrik D. Schepelern, Copenhague, Danish Society of Language and Literature, 1983, vol. 3, p. 221, 311, 366.
  • [16]
    Voir ibidem, vol. 4, p. 6-7, 61, 93,104, 173, 287, 297.
  • [17]
    Voir H. Oldenburg, Correspondence, op. cit., vol. II, p. 65-68 (Oldenburg à Boyle, 10 juin 1663).
  • [18]
    Ibidem, vol. V, p. 507-509 (F. Vernon à Oldenburg, 1er mai 1669) et ibidem, vol. IV, p. 173-174 (Justel à Oldenburg, 12 février 1668), notre traduction.
  • [19]
    Voir Conversations académiques, tirées de l’Académie de M. l’abbé Bourdelot. Seconde partie, Paris, Claude Barbin, 1674, p. 147-176.
  • [20]
    L. Principe, Transmutations, op. cit., p. 86, 111 et 117 ; Alice Stroup, A Company of Scientists: Botany, Patronage, and Community at the Seventeenth-Century Parisian Royal Academy of Sciences, Berkeley, University of California Press, 1990.
  • [21]
    Conversations académiques, tirées de l’Académie de Monsieur l’abbé Bourdelot, op. cit., p. 59.
  • [22]
    L. Principe, Transmutations, op. cit., p. 81-88.
  • [23]
    Conversations académiques, tirées de l’Académie de Monsieur l’abbé Bourdelot, op. cit., p. 59.
  • [24]
    Éric Brian et Christiane Demeulenaere-Douyère (Histoire et mémoire de l’Académie des sciences : Guide des recherches, Paris, TEC & DOC – Lavoisier, 1996, p. 62) remarquent que dans les procès-verbaux on trouve « seulement en partie l’écho des discussions qui ont pu avoir lieu en séance ».
  • [25]
    L. Principe, Transmutations, op. cit., propose une présentation mise à jour de la vie et de l’œuvre de Homberg.
  • [26]
    Journal des sçavans (26 juillet 1683), p. 226-228 ; repris dans HMARS 1666-99, vol. 10, p. 648-651.
  • [27]
    Nicolas Lémery, Cours de chymie, Paris, Estienne Michallet, 1683, p. 556-567.
  • [28]
    Publié de manière anonyme. Voir É. Brian et Ch. Demeulenaere-Douyère, Histoire et mémoire, op. cit., p. 125-126.
  • [29]
    H. Oldenburg, Correspondence, op. cit., vol. XIII, p. 36-39 (Cassini à Oldenburg, 26 août 1676) et J. de Hautefeuille, Explication de l’effet de trompettes parlantes, Paris, s.n., 1675, p. 10.
  • [30]
    Voir Ph. de La Hire, « De la pesanteur de l’air », in Procès-verbaux de l’Académie Royale des Sciences (désormais PV), vol. 14, fo 243ro-250ro (26 janvier 1696), ici fo 246ro-vo ; PV, vol. 10, fo 148ro (9 juin 1683) ; Jean-Baptiste Duhamel, Regiae scientiarum academiae historia, Paris, Jean-Baptiste Delespine, 1701, p. 222 et 401.
  • [31]
    B. de Fontenelle, « Éloge de M. Geoffroy », in Histoire de l’Académie Royale des Sciences, Paris, par la compagnie des libraires, 1731, p. 93-100, ici p. 93.
  • [32]
    PV, vol. 11, fo 157ro-158ro, (30 janvier 1686).
  • [33]
    Ph. de La Hire écrit à Huygens le 11 mai 1690, presque un an après la mort de Borelly, qu’« on n’a point mis de chimiste a la place de M. Borelly quoy que plusieurs personnes se soient fort empressez de la demander » (Œuvres complètes de Christiaan Huygens, La Haye, Nijhoff, 1888-1950, 22 vol., vol. 9, p. 419-422). Homberg fut enfin admis en 1691, presque immédiatement après la mort de Louvois : voir L. Principe, Transmutations, op. cit., p. 59-63.
  • [34]
    Voir Elmo Stewart Saunders, The Decline and Reform of the Académie des Sciences à Paris, 1676-1699, Ph.D. dissertation, Ohio State University, 1980.
  • [35]
    Cette correspondance est conservée à la Kongelige Bibliotek de Copenhague. Nous préparons en ce moment une étude détaillée de ces documents et de leur contexte.
  • [36]
    Sur Des Noyers, voir François Secret, « Astrologie et alchimie au xvii e siècle », Studi francesi, LX, 1976, p. 463-479.
  • [37]
    Copenhague, Kongelige Bibliotek, MS GKS 1793 kvart (d’Aubenas à Des Noyers, 21 septembre 1691, lettre no 134).
  • [38]
    Ibidem (Des Noyers à d’Aubenas, 1 juillet 1689, lettre no 51).
  • [39]
    Ibidem (d’Aubenas à Des Noyers, 25 octobre 1686, lettre no 6).
  • [40]
    Ibidem (21 juin 1686, lettre no 4).
  • [41]
    Ibidem (d’Aubenas à Helbig, 1er janvier 1686, lettre no 5). Cette lettre fut transmise par Des Noyers pendant son voyage de retour de Paris à Varsovie. Il se peut qu’elle n’ait jamais rejoint Helbig à Gotha.
  • [42]
    Ibidem (lettre no 6).
  • [43]
    PV, vol. 10, fo 117ro.
  • [44]
    J. d’Alencé à N. Toinard, 7 janvier 1678 (BnF, MS NAF 560, fo 198ro).
  • [45]
    H. Oldenburg, Correspondence, op. cit., vol. V, p. 507-509.

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