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Article de revue

Les moralistes : un domaine ouvert

Pages 651 à 662

Notes

  • [1]
    « Les moralistes. Nouvelles tendances de la recherche », xvii e siècle, n° 202, janvier-mars 1999.
  • [2]
    Sur ces différentes problématiques, voir, dans le numéro cité, les articles suivants : Bernard Roukhomovsky et Louis van Delft, « La question du fragment », p. 157-167 ; Laurent Thirouin, « Littérature morale et spiritualité », p. 181-192, et Benedetta Papasogli, « L’espace intérieur et l’anatomie de l’âme », p. 125-134 ; Anne-Élisabeth Spica, « Moralistes et emblématique », p. 169-180 ; Muriel Bourgeois-Courtois, « Réflexion morale et culture mondaine », p. 9-19.
  • [3]
    I moralisti classici, Milan, Garzanti, 1961.
  • [4]
    Benedetta Papasogli, Barbara Piqué (éd.), Il Prisma dei moralisti. Per il tricentenario di La Bruyère, Atti del convegno dell’Università della Tuscia e della Libera Università Maria ss. Assunta , 22-25 maggio 1996, Rome, Salerno editrice, 1997.
  • [5]
    Voir par exemple la première partie de ce volume, consacrée à « La tradizione italiana » (p. 17-175), avec les essais, entre autres, d’Amedeo Quondam, « La corte e la città. La tradizione italiana e Jean de La Bruyère » (p. 17-75), et de Giorgio Patrizi, « Etica/etichetta. Valore e norma nella tradizione della trattatistica italiana sul comportamento » (p. 77-88), et les analyses plus directement portées sur les textes de Piero Toffano, « In nome di chi parla il moralista ? Voce d’autore e autorità nei Caractères » (p. 223-234), de Maria Teresa Biason, « “Je le dirais s’il n’avait été dit” » (p. 235-254), de Benedetta Craveri, « Le molte conversazioni di La Bruyère » (p. 343-360).
  • [6]
    Milan, Adelphi, 2001. Trad. fr. : L’Âge de la conversation, Paris, Gallimard, 2002.
  • [7]
    Carmelina Imbroscio, Benedetta Papasogli, Barbara Piqué, I moralisti classici, sous la direction de Benedetta Papasogli, Rome-Bari, Laterza 2008.
  • [8]
    Voir, entre autres, Bernard Roukhomovsky et Louis van Delft, art. cit.
  • [9]
    Elle apparaît pour la première fois au livre II de la dixième partie du Grand Cyrus, où l’auteur loue Sapho pour son art « de bien faire l’anatomie d’un cœur amoureux », Paris, A. Courbé, 1656, p. 334 (et Site Artamene. Institut de Littérature Française Moderne. Université de Neuchâtel, http://www.artamene.org/cyrus.xml?page=6906).
  • [10]
    Nous nous permettons de renvoyer à nos travaux sur les recueils de conversations morales de la romancière : « Les cadres allégoriques dans les Conversations de Madeleine de Scudéry », dans Madeleine de Scudéry. Une femme de lettres au xvii e siècle. Études réunies par Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica, Arras, Artois Presses Université, 2002, p. 59-67 ; L’Anatomie précieuse, « CAIEF », mai 2003, n° 55, p. 317-332 ; « Perspectives et jeux d’optique dans les recueils de Conversations de Madeleine de Scudéry », dans L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort. Actes du Colloque international de Grenoble organisé par l’équipe RARE, Université Stendhal. Textes recueillis et présentés par Bernard Roukhomovsky, Paris, Champion, 2005, p. 91-104 ; « Éthique chrétienne et esthétique galante : l’Histoire de la Morale de Madeleine de Scudéry », dans Poétique de la pensée. Études sur l’âge classique et le siècle philosophique en hommage à Jean Dagen, Mélanges réunis par Béatrice Guion, Maria Susanna Seguin, Sylvain Menant, Philippe Sellier, Paris, Champion, 2006, p. 659-674.
  • [11]
    Introduction et édition critique de Federico Corradi, Paris, Hermann, « Bibliothèque des Littératures Classiques », 2013.
  • [12]
    Comme l’a relevé A.-É. Spica, art. cit., p. 172.
  • [13]
    Pise-Paris, Editrice libreria Goliardica-Nizet.
  • [14]
    Naples, ESI.
  • [15]
    Naples, ESI, réédité en 2001 (Bologne, Il Mulino), traduction fr. : La « Maxime ». Essai de typologie critique, présentation et postface de Jean Dagen, Paris, Champion, 2013.
  • [16]
    L’essai de Helmich, « Il ritorno di un classico », préface la réédition du volume (p. 7-22).
  • [17]
    Nadia Minerva, Carla Pellandra (éd.), Aspetti di etica applicata, Ricerca sulla scrittura afotistica diretta da Corrado Rosso, Bologne, Clueb, 2000 ; Configurazioni dell’aforisma, Ricerca sulla scrittura aforistica diretta da Corrado Rosso, 3 vol., Bologne, Clueb, 2000, t. I : Giulia Cantarutti (éd.) ; t. II : Gino Ruozzo (éd.) ; t. III : Carminella Biondi, Carla Pellandra, Elena Pessini (éd.).
  • [18]
    Comme le souligne, entre autres, Giuseppe Pontiggia, « L’aforisma come medicina dell’uomo », préface à Gino Ruozzi (éd.), Scrittori italiani di aforismi, Milan, Mondadori, « I Meridiani », t. I, 1994, p. xv-xxii, en particulier p. xv-xvi.
  • [19]
    Voir les articles de Benedetta Papasogli, « Le massime della sapienza nel Télémaque di Fénelon », et de Paola Placella Sommella, « Aphorismes moralisateurs dans le Dictionnaire universel de Furetière », dans Aspetti di etica applicata, cit., respectivement p. 15-28 et p. 107-118 ; de Giorgio Sale, « Scrittura aforistica e funzione autenticante nel Dom Carlos. Nouvelle historique (1672) », et de Jole Morgante, « Convenzionalità e slittamento comunicativo nei Contes di Madame d’Aulnoy », dans Configurazioni dell’aforisma, t. III, cit., respectivement p. 25-31 et p. 33-48.
  • [20]
    Ainsi, par exemple, dans Théorie et pratique du fragment, Actes du Colloque international de la Società Universitaria per gli Studi di Lingua e Letteratura Francese, Études réunies par Lucia Omacini et Laura Este Bellini, Genève, Slatkine Érudition, 2004, seule la contribution de Benedetta Papasogli, parmi les Italiens, a touché la question du fragment au xviie siècle avec un article sur Pascal (« Le Pensées tra frammento e progetto », p. 47-59).
  • [21]
    Milan, Rizzoli, « BUR », 2012, et Moralisti francesi classici e contemporanei, Milan, Rizzoli, « BUR », 2007.
  • [22]
    Maria Teresa Biason (éd.), L’Europa degli aforisti, t. I : « Pragmatica dell’aforisma nella cultura europea », Annali di Ca’ Foscari, xxxvi, 1-2, 1997 ; t. II : « Tematiche dell’aforisma nella cultura europea, Annali di Ca’ Foscari, xxxvii, 1-2, 1998 ; t. III : « Forme dell’aforistica nella cultura europea », Annali di Ca’ Foscari, xxxviii, 1-2, 1999. De Maria Teresa Biason rappelons La massima o il saper dire, Palerme, Sellerio, 1990, et Retoriche della brevità, Bologne, Il Mulino, 2002.
  • [23]
    Ces pages seront reprises dans le volume Retoriche della brevità, cit., où l’enquête sur les formes brèves prend en compte les Caractères et la signification des noms propres dont La Bruyère affuble ses personnages, soient-ils signes d’appartenance à un espace générique différent, ou éléments d’une « cohésion interne » qui les fait coïncider avec le « caractère » (p. 37-55). Voir aussi, sur La Rochefoucauld et les avatars des formes brèves dans la littérature française, Id., « L’aforistica francese a partire da la Rochefoucauld », in Gino Ruozzi (éd.), Teoria e storia dell’aforisma, Milan, Bruno Mondadori, 2004, p. 46-77.
  • [24]
    Fasano, Schena, 1989 ; traduction fr. : Orléans, Paradigme, 1998.
  • [25]
    Sentenze e Massime morali, Turin, Einaudi, « I Millenni », 2015. Les illustrations, souvent des détails (des fragments…) de tableaux célèbres (Nicolas Régnier, Hyacinthe Rigaud, Philippe de Champaigne, etc.), sont commentées par Yara Mavidris et Stefania Pico, p. xxxv-xxxvi.
  • [26]
    Massime, Venise, Marsilio, « I Fiori blu », 2000.
  • [27]
    Voir Benedetta Papasogli, « Onuphre : l’intérieur et l’extérieur » (sur la ligne de partage fragile qui, chez l’hypocrite Onuphre, sépare et relie à la fois l’intérieur et l’extérieur du personnage), et Barbara Piqué, « De La Bruyère à Montesquieu : le caractère de la nation française » (sur la caractériologie de la France chez les deux auteurs), dans La Bruyère. Le Métier du moralste. Actes du Colloque international pour le Tricentenaire de la mort de La Bruyère, textes recueillis et présentés par Jean Dagen, Élisabeth Bourguinat et Marc Escola, respectivement p. 211-220 et p. 49-58.
  • [28]
    « La povertà nel codice letterario del classicismo francese: l’esempio di La Bruyère », à paraître dans Rappresentazioni artistiche e sociali della povertà, Études réunies par Maddalena De Carlo, Gabriele Poole, Elisabetta Sibilio e MariaValentini.
  • [29]
    Fasano, Schena, 2002. Sur les moralistes du xviie siècle, on se reportera en particulier au chapitre V, p. 203-259.
  • [30]
    Rome, Editori Riuniti, 2007.
  • [31]
    La carità e l’amor proprio, Brescia, Morcelliana, 2005.
  • [32]
    Notre édition concernera la section « Les Reines et Dames » de La Cour sainte.
  • [33]
    Le mot, utilisé par Caussin, doit être pris dans le sens de principe moral, « fondement » (cf. Furetière) sans aucune référence à la forme.
  • [34]
    Sur le processus de laïcisation de l’anthropologie au xviie siècle, voir Béatrice Guion, « De l’anthropologie des moralistes classiques », xvii e siècle, cit., p. 75-88. 
  • [35]
    Citons, pour tout exemple, ces quelques lignes : « […] notre estre estant si court & si mince ne laisse pas d’estre traversé de tant de mutations, tant de vicissitudes, que nous pouvons dire, qu’il n’y a rien quasi moins à nous que nous-mesmes. Tout changement, dit la Philosophie, emporte avec soy quelque image du non estre, & partant nous autres qui changeons à tous momens, nous ne sommes quasi rien dans la nature qui soit asseuré […]. Comme le temps altere nos corps, mille autres choses font impression sur nos esprits. Les humeurs, les passions, les conversations, les coustumes, les rencontres, les vices, les vertus, nous transforment si souvent en d’autres hommes, qu’on peut dire que nous sommes les plus naturels pourtraits de l’inconstance qui soient en toute la nature » (La Cour sainte, t. III, Les Maximes, Paris, S. Chappelet, 1632, p. 77-78). Caussin aurait-t-il lu Montaigne ? Certes, cet homme qu’il dépeint en « branle pérpétuel », « ondoyant et divers », « baroque » peut-être, n’est assurément pas figé dans l’essentialisme de la caractériologie classique.
  • [36]
    Sur ces aspects de l’ouvrage de Caussin, nous renvoyons à nos travaux : « De l’histoire exemplaire à la galerie : “Les Reynes et les Dames” de la Cour sainte », dans Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII. Actes du colloque de Troyes, réunis par Sophie Conte, Berlin, LIT Verlag, 2007, p. 121-133 ; « Histoire exemplaire et théâtre : “Le Politique malheureux” de Nicolas Caussin et la Mariane de Tristan L’Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, vol. 35, 2013, p. 59-71 ; « Les femmes illustres dans La Cour Sainte du père Caussin », à paraître dans Héroïsme féminin, héroïnes et femmes illustres, xvi e et xvii e siècles : une représentation sans fiction. Actes du Colloque de Strasbourg. Sur l’ensemble de l’œuvre de Caussin, voir les études réunies dans Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII, op. cit.
  • [37]
    Il cogito offuscato. Il cartesianesimo problematico di François Lamy, Naples, La Città del Sole, 1997. Sur les « pensées imperceptibles », voir Benedetta Papasogli, « La “scienza del cuore” di François Lamy », dans Volti della memoria nel “Grand siècle” et oltre, Rome, Bulzoni, p. 85-102. Traduction fr. : La Mémoire du cœur au xvii e siècle, Paris, Champion, 2008 (sur Lamy : p. 109-123).
  • [38]
    « L’aforisma come medicina dell’uomo », art. cit. De Patrick Dandrey, voir « Moralia & Medicinalia. Cadastre, semences et moissons », xvii e siècle, cit., p. 37-53. Pour une analyse des rapports entre morale et médecine dans la littérature et dans les traités italiens, on se reportera au livre de Linda Bisello, La medicina dell’anima. Aforistica e esemplarità nella scrittura barocca, Florence, Olschki, 1998. Le colloque de Monopoli de 2003 sur Écriture et anatomie n’a touché que marginalement le xviie siècle. Voir Giovanni Dotoli (éd.), Écriture et anatomie. Médecine, Art, Littérature. Atti del Convegno internazionale di Monopoli, Fasano, Schena, 2004.
  • [39]
    « Un traité est un texte court, divisé en chapitres de longueur différente ; utilisé souvent à des fins didactiques, et pour exposer des notions dans les domaines les plus divers ». C’est nous qui soulignons.

1En 1999 paraissait un numéro de xvii e siècle consacré aux « nouvelles tendances de la recherche » sur les moralistes [1]. Après Le Moraliste classique. Essai de définition et de typologie du regretté Louis van Delft et les travaux de Jean Lafond, ce bilan présentait un large éventail des points de vue adoptés par les chercheurs, en même temps qu’il suggérait de possibles pistes à explorer ou à approfondir. Par la diversité des arguments abordés, qui retraçaient le réseau d’interférences composites et concurrentes dans lequel évolue, non sans quelque indétermination, le moraliste, ces articles restent encore aujourd’hui des repères essentiels, autorisant à considérer comme des acquis un certain nombre de réflexions critiques et de réponses aux problématiques que depuis longtemps suscite ce personnage fascinateur et troublant : ainsi, la question du « fragment » est-elle remise en perspective ; les relations que la littérature des moralistes entretient avec la spiritualité ouvrent la voie à des enquêtes sur un entre-deux aux ramifications multiples ; les affinités entre littérature des moralistes et emblématique permettent d’envisager un nouveau champ de références ; le lien entre civilisation mondaine et écriture morale et la place centrale qu’occupe la conversation dans le rituel de la sociabilité ne sont plus à démontrer [2]

2Ces données encore actuelles nous serviront de balises pour suivre le parcours des études italiennes sur les moralistes et sur la littérature mondaine dans les trente dernières années environ, et de justifier les choix que nous nous apprêtons à faire.

3C’est un fait : les moralistes dits classiques manifestent une prédilection pour les « formes brèves », où le public mondain, que tout pédantisme rebute, trouve ses « agréments ». Nous prendrons ici l’expression « forme brève » au sens large : non seulement la maxime, la pensée, le caractère, mais également ces discours qui s’énoncent volontiers, de manière mimétique, en conversations, entretiens, « promenades », et qui prolifèrent dans la seconde moitié du xviie siècle. Le traité, qui jusqu’aux années soixante domine dans les œuvres morales, notamment celles à caractère religieux, n’est pourtant pas complètement abandonné, en dépit du soupçon qui l’entache.

4Dans les pages qui suivent, nous tenterons de rendre compte des recherches – éditions et textes critiques – sur les formes brèves, avant de passer au volet plus mince des travaux sur les traités. Mais pour commencer il conviendra de s’arrêter sur quelques études générales.

5Il va de soi que toute prétention à l’exhaustivité ne pourrait être qu’illusoire.

6***

Vues d’ensemble

7Il est significatif que les vues d’ensemble aient été proposées essentiellement par une « famille d’esprits » – Benedetta Craveri, Benedetta Papasogli et, dans une certaine mesure, nous-même – issue de l’enseignement de Giovanni Macchia, qui dès les années 1960 avait exploré les diverses facettes de la pensée des moralistes, distinguant les moralistes « pratiques », souvent portés sur la politique, des moralistes « purs », les observateurs de l’homme et du monde, et réunissant ainsi en une anthologie Machiavelli et Castiglione, Guicciardini et Guevara, Montaigne, Bacon et Gracián, Mazarin et La Rochefoucauld, Burton et Pascal, Thomas Browne et La Bruyère [3].

8C’est en partie à ce groupe de chercheurs qu’il revient d’avoir organisé le colloque international qui s’est tenu en 1996 à Rome et à Viterbe. Que l’occasion ait été le tricentenaire de la dernière édition des Caractères et de la mort de La Bruyère (1696) n’a pas pour autant limité les interventions à cette œuvre et à cet écrivain, comme en témoigne le titre même des actes, Il Prisma dei moralisti[4]. L’apport des spécialistes italiens a recouvré plusieurs domaines – des théorisations du Rinascimento aux échos de la littérature morale classique dans la pensée contemporaine européenne – faisant appel à deux approches différentes, parfois combinées avec bonheur : celle qui emprunte à la tradition critique italienne des perspectives historiques en surplomb, et celle qui s’applique plutôt à dégager les ressorts du texte [5].

9Quelques années plus tard, La civiltà della conversazione[6] de Benedetta Craveri marquait un tournant – non seulement en Italie – dans les études sur la politesse mondaine. Les intitulés des dix-huit chapitres du volume suggèrent une galerie de portraits qui laissent défiler l’image des protagonistes de la civilisation mondaine des xviie et xviiie siècles – « La Camera azzurra », « Vincent Voiture, ovvero l’“âme du rond” », « Madame de Longueville: una metamorfosi esemplare », etc. Il s’agit en fait d’autant de portes donnant accès aux innombrables thématiques qui régentent la formation et l’épanouisssement de l’esprit de société « à la française » : les origines italiennes de la réflexion théorique, les manuels français de savoir-vivre, le rôle des femmes et, au xviiie siècle, celui des femmes et des philosophes, les inflexions diverses et souvent contradictoires de l’« honnêteté », les séductions de la morale augustinienne, les problématiques inhérentes au pouvoir royal… Le tracé chronologique, qui dessine les grandes lignes de force d’une évolution dont l’auteur fait miroiter la gamme des variantes et des constantes, se double ainsi d’une série d’enquêtes synchroniques qui ont le mérite, entre autres, de préciser le sens de tout un ensemble de notions et de syntagmes : « honnête homme », « enjouement », « monde »…

10Si le livre de Benedetta Craveri offre au lecteur non spécialiste un parcours que la forme narrative, miroir du style moyen affectionné par la société polie du xviie siècle, rend particulièrement agréable, mais auquel la documentation qui l’étaye assigne une portée scientifique, le volume dirigé par Benedetta Papasogli en 2008, I moralisti classici, prend plutôt place parmi les « manuels » [7]. Ce travail collectif est une mise au point des multiples interrogations que la critique a soulevées autour du moraliste et de son écriture. Ces questions sont cernées de près dans les pages d’introduction : définition(s) du terme « moraliste », découpage(s) chronologique(s), statut et typologie des formes brèves, zones frontalières que fréquentent à la fois moralistes, écrivains spirituels, auteurs de discours politiques, de traités de savoir-vivre ou, encore, de medicinalia. Dans les huit chapitres qui composent le volume l’itinéraire chronologique, de Montaigne à Chamfort, répond à cet aperçu, en une tentative de synthèse respectueuse de la complexité. D’une part, le questionnement des divers espaces historiques et culturels où se situe le moraliste, de l’autre, une présentation des auteurs et de leurs œuvres, eu égard à la critique plus récente. Ce n’est pas le critère de la forme brève au sens strict qui a guidé la démarche : la triade des « classiques » – Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère – y côtoie ces écrivains qui ont composé leurs livres de pièces détachées ou en discontinu (les deux expressions nous semblent ici préférables à celle de « fragments », dont les connotations restent plus problématiques [8]), tels les fables ou les entretiens, ainsi que des auteurs de traités comme Nicole.

Formes brèves – ou presque brèves

11Il ne fait pas de doute que le discours moraliste – de même que, en parallèle, le roman – évolue dans la deuxième moitié du xviie siècle vers les « formes brèves ». Madeleine de Scudéry en est, pour les deux types d’ouvrage, un exemple particulièrement significatif : à partir des années 1660 elle délaisse les « longs romans » qui l’avaient rendue célèbre au profit de la nouvelle ; vingt ans plus tard elle entreprend la publication de ses Conversations morales, inédites ou extraites des romans (et dans ce cas, elle les remodèle souvent et les dote d’un cadre, leur attribuant ainsi une autonomie générique). L’illustre Sapho se met au pas : les œuvres morales – et non seulement – construites par « pièces rapportées », par assemblage de textes dont la forme est la même et la matière diffère (recueils de conversations, entretiens, dialogues, portraits, fables…) sont floraison dans la deuxième moitié du siècle. Ces compositions « rhapsodiques » ont donné matière à quelques enquêtes : ainsi, sur les recueils de conversations de Madeleine de Scudéry, où les « anatomies du cœur » – la métaphore est bien de la romancière [9] – voisinent avec les réflexions pédagogiques sur le savoir vivre, le savoir parler, le savoir écrire, et où s’impose le souci constant de cacher la « doctrine » [10].

12Une œuvre où s’agencent également des pièces détachées en forme de dialogues, Césarion ou entretiens divers de Saint-Réal, a été publiée par les soins de Federico Corradi dans une belle collection dirigée par Patrick Dandrey [11]. Œuvre à la fois d’historien et de moraliste, celle de Saint-Réal : le regard sur l’histoire se veut « anatomie spirituelle des actions humaines », qui discrédite les héros par une série de contra exempla, dénonce les faux-semblants de l’honnêteté mondaine, contraire, écrit-il, à la nature de l’homme, démantèle la foi en une pédagogie de l’histoire considérée comme maîtresse de prudence. Et il n’est pas anodin que dans le dernier de ces quatre entretiens, Saint-Réal recoure allusivement, en en imitant le dispositif explicatif, à ce texte exemplaire qu’est, pour les moralistes de l’âge classique, le Tableau de Cébès[12].

13Sur les formes brèves au sens strict, Corrado Rosso fut un pionnier. Son Procès à La Rochefoucauld et à la maxime, de 1986, mettait l’accent sur la réception européenne, très souvent inquisitoriale, de La Rochefoucauld et de la maxime au cours des siècles, et analysait les raisons de ces mises en accusation à partir de la forme même de la maxime et du message éthique qu’elle véhicule, ainsi que des apories qui les sous-tendent [13]. Saggezza in salotto. Moralisti francesi ed espressione aforistica, de 1991, infléchissait l’enquête vers d’autres « rencontres » (Montaigne et La Rochefoucauld, La Rochefoucauld et Marx, Molière, les Questions d’amour, Marie Linage) et vers un approfondissement de la nature – rhétorique, historique, sociale et morale – de la maxime [14]. Mais l’ouvrage de Rosso qui a le plus influencé les chercheurs italiens, donnant naissance à une autre « famille d’esprits », regroupée autour de lui à l’université de Bologne, est La « Maxime ». Saggi per una tipologia critica, traduit récemment en français [15]. Constitué d’un ensemble d’essais – composant donc une structure ouverte – ce livre impliquait toute une série d’autres « ouvertures », pour reprendre la belle analyse qu’en a donné Werner Helmich [16] : dépassement du débat entre partisans et antipartisans de Benedetto Croce sur la question des genres ; élargissement de la notion de maxime à des formes contigües (adage, proverbe, aphorismes « clandestins » – décelables dans des textes à l’organisation continue – et même slogans publicitaires), conséquente dilatation chronologique en amont, vers les expressions gnomiques, et en aval, vers les variantes modernes de l’aphorisme (dont les formulations fragmentées des journaux intimes, par exemple) ; dialogue, encore, avec les différentes littératures européennes ; ouverture, enfin, d’un champ d’études particulièrement fertile. Les recherches qu’il a dirigées ont en effet donné lieu à un nombre important de Mélanges, axés sur la forme brève [17] : forme qui ne cesse d’intriguer, en butte à sa propre nature, protéiforme, apte à envahir d’autres genres, et qui se heurte aux difficultés de toute définition, au sens étymologique du mot [18]. Plusieurs directions ont été suivies dans ces volumes, dont l’espace géographique et chronologique dépasse largement les bornes du xviie siècle français : quelques articles ont essentiellement détecté la présence de maximes (les deux termes, maxime et aphorisme, ne sont pas ici soumis à une tentative de démarcation) dans les textes narratifs – Fénelon, la nouvelle historique, les contes de fées – ou dans les dictionnaires [19]. La fascination qu’exercent la forme brève et ses multiples manifestations, les résonances et les dissonances textuelles et logiques qu’elle engendre, semblent primer, en somme, sur l’intérêt pour la littérature des moralistes du xviie siècle proprement dits [20]. Certes, ceux-ci demeurent un point d’ancrage incontournable du discours critique.

14La tendance, amorcée par Corrado Rosso, à élargir la recherche sur les formes brèves dans le temps et dans l’espace caractérise également le livre d’un autre spécialiste de l’université de Bologne, Adriano Marchetti – à qui l’on doit aussi une édition italienne des Caractères et une anthologie [21]. Dans Scritture brevi e discontinue, Marchetti, après avoir fait le point sur la « phénoménologie » des formes brèves, se penche sur les grands auteurs des xviie et xviiie siècles – La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, Vauvenargues, Chamfort, Joubert – pour aboutir aux formes brèves du journal intime baudelairien et s’arrêter enfin sur les métamorphoses de l’écriture aphoristique chez les modernes.

15C’est dans le même sens que vont les actes des trois colloques organisés, de 1996 à 1998, par Maria Teresa Biason [22] à l’université Ca’Foscari de Venise (l’intitulé général est bien : L’Europa degli aforisti). Pragmatique, thématiques et formes rythment ce parcours, qui ménage toutefois une place au xviie siècle français : sur La Rochefoucauld Biason a publié en effet plusieurs articles. L’approche pragmatique (le mot renvoie ici à « l’étude des conditions contextuelles qui président à la naissance, au développement, à la réception et à la diffusion de l’aphorisme ») illustre les attentes d’une société prête à accueillir favorablement les thématiques, la singularité discursive et les finalités esthétiques des Maximes ; elle rend compte aussi des raisons de la « banalisation » que les épigones du duc infligeront au modèle. Quant à l’examen des formes aphoristiques, il se concentre sur le paradoxe dans les Maximes, paradoxe qui ne manque pas – observe Biason – de traits discursifs en commun avec l’aphorisme, et dont La Rochefoucauld tend à atténuer l’aspect provocateur par des stratégies de « correction » [23].

16Maximes et paradoxe. L’association s’avère féconde : sous la forme de l’antithèse, le paradoxe est au cœur du travail de Piero Toffano sur le livre de La Rochefoucauld. Le titre, La figura dell’antitesi nelle Massime di La Rochefoucauld [24], ne doit pas induire en erreur : pour sonder le dispositif de l’antithèse, Toffano ne recourt pas à la rhétorique classique ni à ses prolongements modernes – de Jakobson au groupe μ – qu’il juge insuffisants à en décrire le mécanisme métalogique, mais il s’appuie sur ce qu’il appelle une « rhétorique freudienne », « rhétorique de l’inconscient » qui, comme cela arrive dans le rêve, tend à associer les deux éléments de l’antithèse en un rapport de similitude, voire d’identité : l’effet de cet effacement des contradictions – coincidentia oppositorum –, Toffano le rattache alors au « principe de plaisir » freudien. Reposant sur ces prémisses herméneutiques, le classement à la fois formel et sémantique des antithèses dans les Maximes (maximes qui établissent « l’identité d’un seul couple de contraires » et maximes qui mobilisent deux ou plusieurs couples, et la signification éthique que ces variantes accréditent) conduit le chercheur à montrer comment antithèses et paradoxes sont loin d’être de simples procédés stylistiques mais représentent les formes mêmes dans lesquelles La Rochefoucauld moule sa propre pensée pour la faire adhérer à l’expression aphoristique. Dans le dernier chapitre, la comparaison entre Pascal et Voltaire via La Rochefoucauld fait ressortir, de la différente nature et de la différente visée de l’antithèse chez ces trois auteurs, les écarts entre leurs visions du monde et entre les morales dont ils sont porteurs.

17Deux éditions bilingues des Maximes confirment la faveur dont jouissent en Italie le duc et son chef-d’œuvre. On notera, dans les deux cas, la réussite des traductions : car sous son apparente simplicité équationnelle, la maxime lance au traducteur un défi non banal. L’édition de Carlo Carena pour Einaudi, enrichie de magnifiques illustrations finement commentées [25], se recommande par sa rigueur philologique : l’introduction éclaire l’histoire de l’œuvre (genèse, manuscrits, éditions anciennes), faisant pénétrer le lecteur dans la « fabrique » des Maximes et lui permettant de suivre le travail d’« assèchement » (« prosciugamento ») et de « polissure » auquel La Rochefoucauld a soumis son texte en vue d’une plus grande clarté et d’une formulation de plus en plus diamantine. De la deuxième édition [26], chez Marsilio, on soulignera le portrait que de La Rochefoucauld Franco Fiorentino trace dans l’introduction : l’homme d’épée, le frondeur belliqueux et, bien sûr, le héros déçu et quelque peu désabusé ; mais l’image du moraliste impitoyable qui débusque les turpitudes de l’amour propre et déniche les vices sous les vertus s’éclipse en faveur de celle de l’aristocrate honnête homme, qui sanctionne les vices mesquins – l’envie, l’astuce – et restitue leur valeur à la magnanimité, à la force, à l’authenticité, voire à l’orgueil, capable même de modérer certaines errances vulgaires de l’âme.

18Moins sollicité que La Rochefoucauld, La Bruyère n’occupe toutefois pas une place marginale. À l’édition de Marchetti et aux articles de Biason cités plus hauts, aux interventions de Benedetta Papasogli et de nous-même au colloque Le métier du moraliste [27], ajoutons un article récent de Federico Corradi. Corradi appartient à la même famille d’esprit – la troisième que nous rencontrons – que Piero Toffano et Franco Fiorentino, formée à l’école de Francesco Orlando, dont l’empreinte est évidente dans le soubassement freudien du procédé interprétatif de Toffano. Federico Corradi, tout en abordant le thème de la pauvreté chez La Bruyère, et s’arrêtant dès lors sur l’opposition richesse/pauvreté – opposition qui devient parfois similitude – oriente son enquête de manière différente : la démarche analytique, qui décrypte avec finesse les procédés de représentation abstraite et de mise en image des deux conditions socio-économiques, se combine avec l’inscription des textes dans un cadre historique, social et littéraire. C’est l’incapacité de la culture du xviie siècle à penser et à dire la pauvreté qui se dégage alors des fragments de La Bruyère : une déficience heuristique, que le moraliste met en scène en donnant à voir l’insuffisance opératoire des catégories d’interprétation de l’époque [28].

19Mais l’ouvrage le plus imposant sur les formes brèves reste certainement celui de Stefano Genetti, Saperla corta. Forme brevi sentenziose e letteratura francese[29], qui vise à l’exhaustivité en tentant une somme à 360° , minutieuse et détaillée, des formes brèves. Cette vaste synthèse (que l’on nous pardonne l’expression oxymorique) embrasse toutes – ou presque – les facettes de cette modalité énonciative, selon un éclairage synchronique aussi bien que diachronique : la question définitoire et celle des lisières incertaines (sentences, proverbes, aphorismes, énoncés gnomiques, maximes…), les origines, les prolongements et échos en Europe, le succès mondain dans la France du xviie siècle, les points de vue de spécialistes et d’écrivains, le rayonnement et les avatars modernes du fragment… Une summa, justement, à laquelle il est désormais impossible de ne pas se confronter.

Formes « longues » – ou presque longues

20En raison sans doute de l’équation fréquente : moraliste égale forme brève, la réflexion critique sur les traités de morale n’a pas suscité un grand intérêt en Italie. Quelques thèmes et quelques textes ont cependant retenu l’attention de chercheurs qui, significativement, se rangent sur le terrain des études philosophiques. La primauté que revêt la question de la forme dans les travaux littéraires est ici, d’une certaine manière, compensée par un regard critique sur des thématiques saisies dans leur contexte, envisagées dans le cadre de l’histoire des idées.

21Historien de la philosophie à Bologne, Silvano Sportelli a publié il y a une dizaine d’années L’« amour-propre » nella Francia del xvii e xviii secolo, étude diachronique que complète une anthologie de textes [30]. Un savant et très clair excursus expose les jalons du concept d’amour-propre dans la culture occidentale : de la philautía aristotélicienne (et en partie platonicienne) à l’émergence dans la pensée chrétienne des valeurs positives de caritas et de dilectio, des connotations négatives de l’amor sui augustinien et de l’amor proprius de Grégoire le Grand jusqu’à son irradiation – par de multiples relais – dans la culture française du xviie siècle. Clef de voûte du discours moraliste, l’amour-propre a fait l’objet de plusieurs textes de Pierre Nicole, dont l’essai De la charité et de l’amour-propre, que le spécialiste de philosophie morale Domenico Bosco a édité en italien [31] : nous ne nous attarderons pas sur ces chemins de la recherche qui ramènent vers Port-Royal, auquel un autre article de ce recueil est consacré.

22À l’opposé du « solitaire » de Port-Royal, et chronologiquement antérieur, voici un jésuite, Nicolas Caussin, dont le traité de La Cour sainte connut un grand succès jusque vers la fin du xviie siècle, comme l’attestent les innombrables éditions et traductions. Cet ouvrage de piété dans le sillage de François de Sales, sur lequel convergent nos recherches actuelles et dont nous préparons une édition critique [32], se présente bel et bien, par sa composition, comme le contraire de l’œuvre d’un moraliste classique : une structure d’ensemble élaborée, qui divise le texte en livres, sections, parties, sous-parties ; une argumentation qui déploie conseils, admonestations, « maximes » [33], histoires exemplaires, etc. ; un tissu de citations doctes relevant de la tradition savante humaniste ainsi que de l’auctoritas des Écritures et des Pères de l’Église ; un système de notes marginales qui donnent les références, résument les étapes du discours et même, parfois, accueillent subrepticement quelques allusions polémiques ; une visée, donc, explicitement prescriptive sur fond de Réforme catholique ; enfin, la présence quasi constante de la voix énonciatrice du moralisateur, qui souligne, note, commente, fustige et loue dans le but de diriger l’esprit et le cœur du lecteur. Nous sommes loin de ces « flèches » lancées avec une rapide assurance par celui que Giovanni Macchia avait appelé « l’impassibile arciere » – La Rochefoucauld. Pourtant, l’ouvrage de Caussin ne manque pas de traits qui légitimeraient de l’apparenter à la littérature morale. En premier lieu, l’auteur abandonne parfois sa posture de magister pour se placer à hauteur d’homme : les tons prescriptifs s’estompent au profit d’un discours plus résolument descriptif. Par-delà une spiritualité, voire une théologie fortement marquées par la topique jésuite de la Contre-Réforme, une anthropologie se profile alors qui, quoique non encore laïcisée [34], appréhende la nature humaine avec une surprenante modernité [35]. Autre élément en faveur d’une interprétation de Caussin en moraliste : son intérêt pour les hiéroglyphes et l’emblématique – pour la symbolique en général –, domaine qu’à juste titre Anne-Élisabeth Spica a rapproché de l’écriture moraliste. Par ailleurs, La Cour sainte s’adresse à un public « mondain » – celui de la cour, comme l’indique le titre, et celui des gens du monde auquel la cour devrait garantir un modèle moralement irréprochable – ressortissant à la fois à l’institutio principis et à l’institutio hominis de conception et d’inspiration humanistes. L’histoire du texte, soumis au fil des années à d’importants remaniements, n’est pas sans révéler un processus de fragmentation, de « brisure », de « mise en pièces », et, à partir de cette « démolition », une stratégie tendant à recomposer, réorganiser et restituer « en nouvel ordre » les différentes parties du traité : un recadrage formel qui évoque, par la préalable opération de « rupture », le dispositif des moralistes classiques, ou qui, tout au moins, trahit la quête d’une dispositio actualisée [36].

23Plus spécifiquement philosophique, le volume de Ciro Senofonte sur François Lamy affronte le problème de l’évolution de la pensée cartésienne et des débats qu’elle déclenche à la fin du xviie siècle – où Lamy fait figure de polémiste et de controversiste –, tout en mettant bien en évidence les enjeux de la réflexion morale sur la connaissance de soi et sur les passions de ce bénédictin qui, le premier, parvint à percer et à décrire le mystère des « pensées confuses », des « pensées imperceptibles », dont Senofonte déchiffre la signification dans le cadre de l’articulation de l’âme au corps plutôt que dans la perspective d’un affleurement ante litteram des nébuleuses de l’inconscient [37].

24Ces études entérinent le constat que dans la littérature morale les strates sont multiples, les lignes de partage floues, du point de vue des thématiques et des formes tout comme sur le plan plus général de la nature même de l’activité cognitive et de sa mise en discours. Pour banale qu’elle soit, une donnée de base vaut peut-être la peine d’être encore une fois retenue : l’anthropologie des moralistes « littéraires » frise de près une spéculation philosophique qui, au-delà de toute dimension métaphysique, est en passe de se psychologiser.

25***

26Tout est dit et l’on vient trop tard ? Quelques terrains, à notre avis, restent néanmoins à défricher. Ainsi, par exemple, alors que nombre d’études ont mis en lumière l’influence des Italiens sur l’élaboration de la civilité française, une confrontation entre les formes brèves de la littérature morale italienne aux xvie et xviie siècles et leurs équivalents français semble-t-elle faire défaut. Toujours dans cette optique comparative, la voie indiquée par Louis van Delft et Patrick Dandrey sur l’imaginaire médical et la doctrine des mœurs ne manquerait pas de donner de précieux résultats : l’aphorisme tel qu’il s’affirme en Italie n’est-il pas l’héritier des préceptes médicaux qui fleurissent au Moyen Âge ? Et la forme brève ne consiste-t-elle pas en une « médecine de l’homme », comme l’a noté avec bonheur Giuseppe Pontiggia s’interrogeant sur les rapports entre aphorisme et santé du corps et de l’esprit [38] ?

27Mais, pour conclure sur une note ironique, un doute se fait jour, qui bouscule les catégories de « brièveté » et de « longueur » que nous avons utilisées ici, et qui remet en question les analyses mêmes de maints chercheurs. Voici la définition du mot « traité » dans la version italienne de Wikipédia : « Un trattato è un testo breve, suddiviso in capitoli di varia lunghezza; spesso con scopi didattici, usato per l’esposizione di concetti nei più svariati campi del sapere » [39]. Et de citer, sans égard pour la structure du traité (à l’exception de la mention sur la division en chapitres), les Éléments d’Euclide, le De vulgari eloquentia de Dante, le De libero arbitrio d’Érasme… Dans l’encyclopédie de l’information rapide, le traité risquerait-il de devenir une forme brève ? Le fast food culturel des temps modernes brouillerait-il à nouveau les pistes et les frontières ?

Notes

  • [1]
    « Les moralistes. Nouvelles tendances de la recherche », xvii e siècle, n° 202, janvier-mars 1999.
  • [2]
    Sur ces différentes problématiques, voir, dans le numéro cité, les articles suivants : Bernard Roukhomovsky et Louis van Delft, « La question du fragment », p. 157-167 ; Laurent Thirouin, « Littérature morale et spiritualité », p. 181-192, et Benedetta Papasogli, « L’espace intérieur et l’anatomie de l’âme », p. 125-134 ; Anne-Élisabeth Spica, « Moralistes et emblématique », p. 169-180 ; Muriel Bourgeois-Courtois, « Réflexion morale et culture mondaine », p. 9-19.
  • [3]
    I moralisti classici, Milan, Garzanti, 1961.
  • [4]
    Benedetta Papasogli, Barbara Piqué (éd.), Il Prisma dei moralisti. Per il tricentenario di La Bruyère, Atti del convegno dell’Università della Tuscia e della Libera Università Maria ss. Assunta , 22-25 maggio 1996, Rome, Salerno editrice, 1997.
  • [5]
    Voir par exemple la première partie de ce volume, consacrée à « La tradizione italiana » (p. 17-175), avec les essais, entre autres, d’Amedeo Quondam, « La corte e la città. La tradizione italiana e Jean de La Bruyère » (p. 17-75), et de Giorgio Patrizi, « Etica/etichetta. Valore e norma nella tradizione della trattatistica italiana sul comportamento » (p. 77-88), et les analyses plus directement portées sur les textes de Piero Toffano, « In nome di chi parla il moralista ? Voce d’autore e autorità nei Caractères » (p. 223-234), de Maria Teresa Biason, « “Je le dirais s’il n’avait été dit” » (p. 235-254), de Benedetta Craveri, « Le molte conversazioni di La Bruyère » (p. 343-360).
  • [6]
    Milan, Adelphi, 2001. Trad. fr. : L’Âge de la conversation, Paris, Gallimard, 2002.
  • [7]
    Carmelina Imbroscio, Benedetta Papasogli, Barbara Piqué, I moralisti classici, sous la direction de Benedetta Papasogli, Rome-Bari, Laterza 2008.
  • [8]
    Voir, entre autres, Bernard Roukhomovsky et Louis van Delft, art. cit.
  • [9]
    Elle apparaît pour la première fois au livre II de la dixième partie du Grand Cyrus, où l’auteur loue Sapho pour son art « de bien faire l’anatomie d’un cœur amoureux », Paris, A. Courbé, 1656, p. 334 (et Site Artamene. Institut de Littérature Française Moderne. Université de Neuchâtel, http://www.artamene.org/cyrus.xml?page=6906).
  • [10]
    Nous nous permettons de renvoyer à nos travaux sur les recueils de conversations morales de la romancière : « Les cadres allégoriques dans les Conversations de Madeleine de Scudéry », dans Madeleine de Scudéry. Une femme de lettres au xvii e siècle. Études réunies par Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica, Arras, Artois Presses Université, 2002, p. 59-67 ; L’Anatomie précieuse, « CAIEF », mai 2003, n° 55, p. 317-332 ; « Perspectives et jeux d’optique dans les recueils de Conversations de Madeleine de Scudéry », dans L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort. Actes du Colloque international de Grenoble organisé par l’équipe RARE, Université Stendhal. Textes recueillis et présentés par Bernard Roukhomovsky, Paris, Champion, 2005, p. 91-104 ; « Éthique chrétienne et esthétique galante : l’Histoire de la Morale de Madeleine de Scudéry », dans Poétique de la pensée. Études sur l’âge classique et le siècle philosophique en hommage à Jean Dagen, Mélanges réunis par Béatrice Guion, Maria Susanna Seguin, Sylvain Menant, Philippe Sellier, Paris, Champion, 2006, p. 659-674.
  • [11]
    Introduction et édition critique de Federico Corradi, Paris, Hermann, « Bibliothèque des Littératures Classiques », 2013.
  • [12]
    Comme l’a relevé A.-É. Spica, art. cit., p. 172.
  • [13]
    Pise-Paris, Editrice libreria Goliardica-Nizet.
  • [14]
    Naples, ESI.
  • [15]
    Naples, ESI, réédité en 2001 (Bologne, Il Mulino), traduction fr. : La « Maxime ». Essai de typologie critique, présentation et postface de Jean Dagen, Paris, Champion, 2013.
  • [16]
    L’essai de Helmich, « Il ritorno di un classico », préface la réédition du volume (p. 7-22).
  • [17]
    Nadia Minerva, Carla Pellandra (éd.), Aspetti di etica applicata, Ricerca sulla scrittura afotistica diretta da Corrado Rosso, Bologne, Clueb, 2000 ; Configurazioni dell’aforisma, Ricerca sulla scrittura aforistica diretta da Corrado Rosso, 3 vol., Bologne, Clueb, 2000, t. I : Giulia Cantarutti (éd.) ; t. II : Gino Ruozzo (éd.) ; t. III : Carminella Biondi, Carla Pellandra, Elena Pessini (éd.).
  • [18]
    Comme le souligne, entre autres, Giuseppe Pontiggia, « L’aforisma come medicina dell’uomo », préface à Gino Ruozzi (éd.), Scrittori italiani di aforismi, Milan, Mondadori, « I Meridiani », t. I, 1994, p. xv-xxii, en particulier p. xv-xvi.
  • [19]
    Voir les articles de Benedetta Papasogli, « Le massime della sapienza nel Télémaque di Fénelon », et de Paola Placella Sommella, « Aphorismes moralisateurs dans le Dictionnaire universel de Furetière », dans Aspetti di etica applicata, cit., respectivement p. 15-28 et p. 107-118 ; de Giorgio Sale, « Scrittura aforistica e funzione autenticante nel Dom Carlos. Nouvelle historique (1672) », et de Jole Morgante, « Convenzionalità e slittamento comunicativo nei Contes di Madame d’Aulnoy », dans Configurazioni dell’aforisma, t. III, cit., respectivement p. 25-31 et p. 33-48.
  • [20]
    Ainsi, par exemple, dans Théorie et pratique du fragment, Actes du Colloque international de la Società Universitaria per gli Studi di Lingua e Letteratura Francese, Études réunies par Lucia Omacini et Laura Este Bellini, Genève, Slatkine Érudition, 2004, seule la contribution de Benedetta Papasogli, parmi les Italiens, a touché la question du fragment au xviie siècle avec un article sur Pascal (« Le Pensées tra frammento e progetto », p. 47-59).
  • [21]
    Milan, Rizzoli, « BUR », 2012, et Moralisti francesi classici e contemporanei, Milan, Rizzoli, « BUR », 2007.
  • [22]
    Maria Teresa Biason (éd.), L’Europa degli aforisti, t. I : « Pragmatica dell’aforisma nella cultura europea », Annali di Ca’ Foscari, xxxvi, 1-2, 1997 ; t. II : « Tematiche dell’aforisma nella cultura europea, Annali di Ca’ Foscari, xxxvii, 1-2, 1998 ; t. III : « Forme dell’aforistica nella cultura europea », Annali di Ca’ Foscari, xxxviii, 1-2, 1999. De Maria Teresa Biason rappelons La massima o il saper dire, Palerme, Sellerio, 1990, et Retoriche della brevità, Bologne, Il Mulino, 2002.
  • [23]
    Ces pages seront reprises dans le volume Retoriche della brevità, cit., où l’enquête sur les formes brèves prend en compte les Caractères et la signification des noms propres dont La Bruyère affuble ses personnages, soient-ils signes d’appartenance à un espace générique différent, ou éléments d’une « cohésion interne » qui les fait coïncider avec le « caractère » (p. 37-55). Voir aussi, sur La Rochefoucauld et les avatars des formes brèves dans la littérature française, Id., « L’aforistica francese a partire da la Rochefoucauld », in Gino Ruozzi (éd.), Teoria e storia dell’aforisma, Milan, Bruno Mondadori, 2004, p. 46-77.
  • [24]
    Fasano, Schena, 1989 ; traduction fr. : Orléans, Paradigme, 1998.
  • [25]
    Sentenze e Massime morali, Turin, Einaudi, « I Millenni », 2015. Les illustrations, souvent des détails (des fragments…) de tableaux célèbres (Nicolas Régnier, Hyacinthe Rigaud, Philippe de Champaigne, etc.), sont commentées par Yara Mavidris et Stefania Pico, p. xxxv-xxxvi.
  • [26]
    Massime, Venise, Marsilio, « I Fiori blu », 2000.
  • [27]
    Voir Benedetta Papasogli, « Onuphre : l’intérieur et l’extérieur » (sur la ligne de partage fragile qui, chez l’hypocrite Onuphre, sépare et relie à la fois l’intérieur et l’extérieur du personnage), et Barbara Piqué, « De La Bruyère à Montesquieu : le caractère de la nation française » (sur la caractériologie de la France chez les deux auteurs), dans La Bruyère. Le Métier du moralste. Actes du Colloque international pour le Tricentenaire de la mort de La Bruyère, textes recueillis et présentés par Jean Dagen, Élisabeth Bourguinat et Marc Escola, respectivement p. 211-220 et p. 49-58.
  • [28]
    « La povertà nel codice letterario del classicismo francese: l’esempio di La Bruyère », à paraître dans Rappresentazioni artistiche e sociali della povertà, Études réunies par Maddalena De Carlo, Gabriele Poole, Elisabetta Sibilio e MariaValentini.
  • [29]
    Fasano, Schena, 2002. Sur les moralistes du xviie siècle, on se reportera en particulier au chapitre V, p. 203-259.
  • [30]
    Rome, Editori Riuniti, 2007.
  • [31]
    La carità e l’amor proprio, Brescia, Morcelliana, 2005.
  • [32]
    Notre édition concernera la section « Les Reines et Dames » de La Cour sainte.
  • [33]
    Le mot, utilisé par Caussin, doit être pris dans le sens de principe moral, « fondement » (cf. Furetière) sans aucune référence à la forme.
  • [34]
    Sur le processus de laïcisation de l’anthropologie au xviie siècle, voir Béatrice Guion, « De l’anthropologie des moralistes classiques », xvii e siècle, cit., p. 75-88. 
  • [35]
    Citons, pour tout exemple, ces quelques lignes : « […] notre estre estant si court & si mince ne laisse pas d’estre traversé de tant de mutations, tant de vicissitudes, que nous pouvons dire, qu’il n’y a rien quasi moins à nous que nous-mesmes. Tout changement, dit la Philosophie, emporte avec soy quelque image du non estre, & partant nous autres qui changeons à tous momens, nous ne sommes quasi rien dans la nature qui soit asseuré […]. Comme le temps altere nos corps, mille autres choses font impression sur nos esprits. Les humeurs, les passions, les conversations, les coustumes, les rencontres, les vices, les vertus, nous transforment si souvent en d’autres hommes, qu’on peut dire que nous sommes les plus naturels pourtraits de l’inconstance qui soient en toute la nature » (La Cour sainte, t. III, Les Maximes, Paris, S. Chappelet, 1632, p. 77-78). Caussin aurait-t-il lu Montaigne ? Certes, cet homme qu’il dépeint en « branle pérpétuel », « ondoyant et divers », « baroque » peut-être, n’est assurément pas figé dans l’essentialisme de la caractériologie classique.
  • [36]
    Sur ces aspects de l’ouvrage de Caussin, nous renvoyons à nos travaux : « De l’histoire exemplaire à la galerie : “Les Reynes et les Dames” de la Cour sainte », dans Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII. Actes du colloque de Troyes, réunis par Sophie Conte, Berlin, LIT Verlag, 2007, p. 121-133 ; « Histoire exemplaire et théâtre : “Le Politique malheureux” de Nicolas Caussin et la Mariane de Tristan L’Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, vol. 35, 2013, p. 59-71 ; « Les femmes illustres dans La Cour Sainte du père Caussin », à paraître dans Héroïsme féminin, héroïnes et femmes illustres, xvi e et xvii e siècles : une représentation sans fiction. Actes du Colloque de Strasbourg. Sur l’ensemble de l’œuvre de Caussin, voir les études réunies dans Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII, op. cit.
  • [37]
    Il cogito offuscato. Il cartesianesimo problematico di François Lamy, Naples, La Città del Sole, 1997. Sur les « pensées imperceptibles », voir Benedetta Papasogli, « La “scienza del cuore” di François Lamy », dans Volti della memoria nel “Grand siècle” et oltre, Rome, Bulzoni, p. 85-102. Traduction fr. : La Mémoire du cœur au xvii e siècle, Paris, Champion, 2008 (sur Lamy : p. 109-123).
  • [38]
    « L’aforisma come medicina dell’uomo », art. cit. De Patrick Dandrey, voir « Moralia & Medicinalia. Cadastre, semences et moissons », xvii e siècle, cit., p. 37-53. Pour une analyse des rapports entre morale et médecine dans la littérature et dans les traités italiens, on se reportera au livre de Linda Bisello, La medicina dell’anima. Aforistica e esemplarità nella scrittura barocca, Florence, Olschki, 1998. Le colloque de Monopoli de 2003 sur Écriture et anatomie n’a touché que marginalement le xviie siècle. Voir Giovanni Dotoli (éd.), Écriture et anatomie. Médecine, Art, Littérature. Atti del Convegno internazionale di Monopoli, Fasano, Schena, 2004.
  • [39]
    « Un traité est un texte court, divisé en chapitres de longueur différente ; utilisé souvent à des fins didactiques, et pour exposer des notions dans les domaines les plus divers ». C’est nous qui soulignons.
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