Couverture de DSS_183

Article de revue

La minéralogie au féminin : la transmission du savoir chez Martine de Bertereau

Pages 499 à 512

Notes

  • [1]
    Alphonse Rebière, « Préface », Les Femmes dans la science. Notes recueillies, Paris, Nony, 1896, sans pagination.
  • [2]
    C’est notamment le cas dans les domaines de la médecine et de l’alchimie. Voir, entre autres, Meredith K. Ray, Daughters of Alchemy. Women and Scientific Culture in Early Modern Italy, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2015 ; Londa Schiebinger, The Mind Has No Sex? Women in the Origins of Modern Science, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1989.
  • [3]
    Diorismus verœ philosophiœ de materia prima lapidis, Béziers, Jean-Martel, 1627 ; Archetypus veræ philosophiæ de materia prima lapidis, Augsbourg, J. Paetorium, 1630. Seul le Diorismus est retenu par Nicolas Gobet dans son anthologie, Les Anciens minéralogistes du royaume de France, vol. I, Paris, Ruault, 1779.
  • [4]
    Un exemple parmi légion : Richelieu, à qui ils adressent leur proposition, est catégorique en ce qui concerne sa suspicion de la « Femme », qui a « perdu le Monde », qui peut, plus que tout autre chose, « nuire aux États ». Les femmes « se conduisent par leurs Passions », alors que « la Raison est le seul, & le vrai motif qui doit animer & faire agir ceux qui sont dans l’Emploi des Affaires Publiques » (Testament politique, Amsterdam, Henry Desbordes, 1688, t. VIII, V, p. 245).
  • [5]
    Voir Erik Thomson, « The Gallican Mines: Martine de Bertereau’s Restitution de Pluton, Astrology, Providence, and Empire during the Reign of Louis xiii », in Sanja Perovic (dir.), Sacred and Secular Agency in Early Modern France, New York, Continuum, 2012, p. 68-82.
  • [6]
    Martine de Bertereau, « Epistre liminaire », La Restitution de Pluton, Paris, Hervé du Mesnil, 1640, sans pagination.
  • [7]
    Voir Frédérique Aït-Touati, « Littérature et science : faire histoire commune », Littératures classiques, 2014, n° 85, p. 31-40 ; Philippe Chométy et Jérôme Lamy, « Littérature et science : archéologie d’un litige (xviie-xviiie siècles) », Littératures classiques, 2014, n° 85, p. 5-30.
  • [8]
    La croyance en deux types d’esprits habitant les mines, doux et méchants, est présente chez Agricola, notamment dans le De Animantibus Subterraneis (1548). Voir Lorraine Daston, « Preternatural Philosophy », in Lorraine Daston (dir.), Biographies of Scientific Objects, Chicago, University of Chicago, 1999, p. 15-41.
  • [9]
    Voir Martina Kölbl-Ebert, « How to Find Water: The State of the Art in the early Seventeenth Century, Deduced from Writings of Martine Bertereau (1632 and 1640) », Earth Sciences History, 2009, n° 28/2, p. 204-218.
  • [10]
    M. de Bertereau, Déclaration, op. cit., p. 306-307.
  • [11]
    Voir M. Kölbl-Ebert, « How to Find Water », art. cit. Voir aussi Michael R. Lynn, « Divining the Enlightenment: Public Opinion and Popular Science in Old Regime France », Isis, 2001, n° 92/1, p. 34-54.
  • [12]
    M. de Bertereau, La Restitution, op. cit., p. 101.
  • [13]
    Richelieu se révèle profondément influencé par la pensée économique de son époque. Voir, entre autres, Henri Hauser, La Pensée et l’action économiques du cardinal de Richelieu, Paris, Puf, 1944 ; James Russell Major, From Renaissance Monarchy to Absolute Monarchy: French Kings, Nobles & Estates, Baltimore, Md., Johns Hopkins University Press, 1994 ; E. Thomson, « France’s Grotian Moment », French History, 2007, n° 21/4, p. 377-394.
  • [14]
    Pamela O. Long, « Mining and metallurgy », in Wilbur Applebaum (dir.), Encyclopedia of the Scientific Revolution: from Copernicus to Newton, New York, Garland Pub., 2000, p. 677-680.
  • [15]
    Voir P. O. Long, « The Openness of Knowledge: An Ideal and its Context in Sixteenth-Century Writings on Mining and Metallurgy », Technology and Culture, 1991, n° 31, p. 318-355.
  • [16]
    Margaret Jacob situe la première « économie du savoir » dans la société britannique du xviiie siècle en raison de la dissémination de la science newtonienne vers les différentes strates de la société – de l’industrie à l’école. Voir Margaret Jacob, The First Knowledge Economy: Human Capital and the European Economy, 1750-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
  • [17]
    Alfred Caillaux, « Art des mines », Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, 1872, vol. LXXI, p. 383.
  • [18]
    Ibidem, p. 385.
  • [19]
    Ibidem, p. 386.
  • [20]
    Au lieu de considérer la lenteur industrielle en France comme une sorte d’« arriération » en matière d’innovation, soit une « French retardation », comme l’appelle Margaret Jacob (The First Knowledge Economy: Human Capital and the European Economy, op. cit.), je tente pour ma part d’expliquer l’ensemble de l’arrière-plan culturel (y compris juridique) de la situation. Les causes du retard ne se limitent pas uniquement à une « débilité » que l’historienne situe dans la religion.
  • [21]
    Louis Aguillon, Législation des mines, française et étrangère, vol. I, Paris, Baudry, 1886, p. 6-25.
  • [22]
    A. Caillaux, « Art des mines », art. cit., p. 383.
  • [23]
    Herbert C. Hoover, « Historical Note on the Development of Mining Law », in Herbert C. Hoover (éd.), De Re Metallica, Londres, 1912, p. 82-86.
  • [24]
    A. Caillaux, « Art des mines », art. cit., p. 411.
  • [25]
    Stephen Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning: From More to Shakespeare, Chicago, University of Chicago Press, 1980.
  • [26]
    M. de Bertereau, Déclaration, op. cit., p. 295.
  • [27]
    Ibidem, p. 298.
  • [28]
    M. de Bertereau, Restitution, op. cit., p. 1-2.
  • [29]
    Michel Delon, « Les Entrailles de la terre. Métaphore de la mine et imaginaire du souterrain (1750-1815) », in Elisabeth Schulzer-Busacker et Vittorio Fortunati (dir.), Par les siècles et par les genres. Mélanges en l’honneur de Giorgetto Giorgi, Paris, Classiques Garnier, p. 259-272. L’organicisme du procédé s’oppose au mécanicisme typiquement lié aux métaphores de la révolution scientifique, chères par exemple à Francis Bacon. Voir Carolyn Merchant, The Death of Nature: Women, Nature and the Scientific Revolution, San Francisco, Harper and Row, 1980.
  • [30]
    M. de Bertereau, Restitution, op. cit., p. 14, 15 et 68.
  • [31]
    Ibidem, « Epistre liminaire », sans pagination.
  • [32]
    M. Kölbl-Ebert, « How to Find Water », art. cit., p. 306-307.
  • [33]
    M. de Bertereau, Restitution, op. cit., p. 403.
  • [34]
    Pour comprendre la liaison entre machiavélisme et mercantilisme, où l’économie constitue une extension de la politique de la necessità, c’est-à-dire de la suspension de la morale chrétienne, voir l’ouvrage de Michel Senellart, Machiavélisme et raison d’État, xiii e-xviii e siècle. Suivi d’un choix de textes, Paris, Puf, 1989.
  • [35]
    Michael Kwass, Privilege and the Politics of Taxation in Eighteenth-Century France: Liberté, Égalité, Fiscalité, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 12.
  • [36]
    Bosquet, « Mines », Dictionnaire raisonné des domaines et des droits domaniaux, vol. II, Paris, Veuve Dutillet, 1775, p. 259.
  • [37]
    François Garrault, Des mines d’argent, trouvées en France ; ouvrage et police d’icelles, in N. Gobet, Les Anciens minéralogistes du royaume de France, op. cit., p. 4.
  • [38]
    M. de Bertereau, Restitution, op. cit., p. 44-54.
  • [39]
    C’est le cas du sieur de Roberval, fameusement exempté du dixième par le roi Henri ii en 1548, voir L. Aguillon, Législation des mines, française et étrangère, op. cit., p. 28. C’est un précédent auquel de Bertereau prend soin de faire référence : « Aussi ceux qui doutent, ou qui ne croyent pas qu’il y ait des Mines en France, s’en doivent rapporter à nous, & nous en croire, à nous dis-je qui en portons les espreuves & qui en avons faict les descouvertes, comme fut aussi faict de quelques unes par le sieur de Roberval l’an de grace 1557 » (Restitution, op. cit., p. 72).
  • [40]
    H. C. Hoover, « Historical Note on the Development of Mining Law », op. cit., p. 84.
  • [41]
    Voir l’article « Marque », in Diderot et d’Alembert (dir.), Encyclopédie méthodique ou par ordre de matières, vol. III, Paris, Panckouke, 1787, p. 97, je souligne.
  • [42]
    N. Gobet, Les Anciens minéralogistes du royaume de France, op. cit., p. ii.
  • [43]
    M. de Bertereau, Restitution, op. cit., p. 62-63.
  • [44]
    La baronne et son mari seraient, selon Louis Figuier, des « martyrs » de la science. Voir Louis Figuier, Histoire du merveilleux dans les temps modernes, vol. II, Paris, Hachette, 1874, p. 311.
Depuis plus de quinze siècles, nous honorons Hypatie, cette grecque d’Alexandrie, si belle et si savante, lapidée par une populace stupide. Les travaux d’astronomie et de mécanique de la marquise du Châtelet défendent sa mémoire. Marie Agnesi, après avoir enseigné le calcul infinitésimal à l’Italie, est morte comme une sainte. À l’occasion d’un problème posé par Napoléon, Sophie Germain a créé, une des premières, la physique mathématique. Mary Somerville a composé, d’après Laplace, une mécanique céleste. Une Russe, Mme Kowalevski, couronnée par notre Académie des Sciences, a été enlevée, il y a quelques années, en pleine floraison de son génie [1].

1Martine de Bertereau, la baronne « minéralogiste » de Beausoleil, n’échappe pas aux persécutions qui touchent trop souvent les femmes scientifiques du passé. À la suite de sa Restitution de Pluton (1640), censée dévoiler aux autorités françaises les richesses minérales du royaume, elle est emprisonnée à Vincennes, accusée de sorcellerie. Elle mourra peu de temps après. Son mari, Jean du Châtelet, avec qui elle partage ses recherches, subit le même sort, dans la Bastille, leur union familiale et scientifique déchirée.

2Certes, de Bertereau est une femme scientifique importante du Grand Siècle [2], mais il ne faut pas oublier l’équipe que forment le baron et la baronne. C’est en effet le mari qui occupe des postes en tant qu’ingénieur, leur permettant d’accumuler ressources et connaissances minéralogiques. Jean du Châtelet est, en outre, l’auteur de deux traités en latin sur la minéralogie qui attestent de son érudition alchimique [3]. Comment faut-il alors comprendre la décision du couple d’opter pour une auctorialité féminine, narguant les accusations de sorcellerie, voire l’hostilité générale à l’égard de l’ambition des femmes [4] ? Quels sont les effets escomptés par ce type d’énonciation ? La stratégie de présentation de La Restitution paraît imprudente, du moins grandement paradoxale. L’historien Erik Thomson évoque par exemple le « risque » que prend la baronne en se comparant à des figures historiques aussi ambitieuses que Jeanne d’Arc : à l’aide d’un savoir quasiment mystique, « paracelsien », qui mettrait de nouvelles richesses minières sous la direction du roi, elle pourrait aider le royaume à assurer sa grandeur impériale, sa destinée « providentielle » [5]. Lorsque Richelieu l’accuse de sorcellerie, il n’a pas à chercher très loin.

3Toutefois, au lieu de lire le texte de Martine de Bertereau de façon analeptique, à la recherche d’éventuelles pièces à conviction, je voudrais en examiner la dimension rhétorique et argumentative à la lumière de son objectif financier qui reste, jusque-là, sans commentaire. Rappeler l’histoire du fameux « droit de dixième » – privilège fiscal qui accorde la plus grande partie des récoltes minières non à la discrétion du roi mais à celle du minéralogiste – permet d’éclairer les motifs du couple. La rhétorique au féminin, ainsi que je le montrerai, tend à minimiser les ambitions pécuniaires des mineurs. La place de l’auteure, en tant que femme, est présentée comme nécessaire dans la découverte des mines françaises tout en inscrivant ce projet dans l’intérêt économique du royaume. Le contenu scientifique du texte déjà analysé en termes de vérité ou de fiction, cède à des enjeux plus pragmatiques, comme l’intérêt particulier du couple et son désir de monopole, qu’il s’agit à la fois de justifier et de camoufler sous des appels à la cause nationale. Il n’y a qu’à se reporter à l’épître dédicatoire, destinée au cardinal, pour apprécier la manière dont la baronne affiche son dévouement à la patrie :

4

La France et les Français vous demandent les mines,
L’or, l’argent, & l’azure, l’aymant, les calamines,
Sont des Thresors cachez de par l’esprit de Dieu.
Si vous authorisez ce que l’on vous propose,
Vous verrez (Monseigneur) que sans Metamorphose,
La France deviendra bien-tost un Riche-lieu [6].

5Richelieu avait-il raison de se méfier de pareille flatterie ? Le même type de stratégie discursive est convoqué dans tout le texte où jeux de mots et figures de style insistent sur l’identité du destinataire ainsi que sur la féminité de l’énonciateur. Le savoir minéralogique du texte s’appuie sur des procédés rhétoriques qu’il s’agit de resituer dans le contexte précis de l’économie politique du xviie siècle. Le curieux cas de la baronne de Beausoleil pourra ainsi nous aider à mieux comprendre la relation complexe qui lie la science à la « littérature » durant l’Ancien Régime [7].

Genèse d’une minéralogiste

6Les femmes œuvrant dans le domaine de la minéralogie sont presque inexistantes au xviie siècle. Et Martine de Bertereau sera la première à nous le rappeler. Les espaces souterrains dans lesquels il faut descendre pour effectuer essais et extractions sont dangereux. Ils sont sujets à des éboulements et à des inondations, mais aussi à d’autres dangers, difficilement explicables par la seule science. (Attention aux esprits qui rôdent dans les espaces souterrains, ils peuvent être parfois néfastes, parfois anodins) [8]. En se présentant comme une femme assez coriace et savante pour connaître en profondeur les détails pratiques de cet art et pour les traduire en théorie à l’usage des instances du pouvoir, Martine de Bertereau ne pèche pas par excès de modestie.

7Certains indices biographiques nous expliquent la genèse scientifique de cette spécialiste des mines. De Bertereau, provenant d’une famille dans laquelle le savoir minéralogique est héréditaire, se marie avec Jean du Châtelet, baron de Beausoleil et d’Auffenbach, qui pratique la minéralogie partout en Europe [9]. Celui-ci est né en 1578 dans le Brabant, aux Pays-Bas espagnols, et rencontre de Bertereau dans la première décennie du xviie siècle, lorsqu’il est en France, convoqué par le Surintendant des mines pour servir en tant que minéralogiste, alchimiste et ingénieur. Plus tard, sa femme l’accompagne partout et partage avec lui des responsabilités tant géologiques qu’administratives. C’est elle notamment qui se charge de la promotion de leur science auprès des conseillers de Louis xiii. Avant la rédaction de La Restitution de Pluton, elle avait écrit en 1632 sa Véritable déclaration de la descouverte des mines et minières de France, texte qui signale, comme le suivant, les sources minières inexploitées du royaume.

8La Restitution, publiée huit ans après la Véritable déclaration, poursuit par amplification les objectifs du premier texte. Alors que le premier ouvrage se limite à une description des mines bretonnes, de Rennes à Tréguier, le second se présente comme un manuel sur les méthodes de découverte minière ainsi qu’une exposition des ressources minéralogiques dans les différentes régions de France. Le premier texte est également moins suspect sur le plan scientifique. Si l’auteure y fait seulement une brève mention de ses « inventions » proto-alchimiques, « posant le compas mineral dans la charniere Astronomique, pour recognoistre s’il y avait là quelques mines, ou mineraux » [10], elle va jusqu’à fournir, dans son deuxième écrit, les sept chartes astrologiques qu’elle utilise pour fabriquer ces mêmes « compas » ou « verges », soit ces baguettes divinatoires dont on se servait autrefois pour prouver l’existence de sources d’eau souterraines. À la suite de Martina Kölbl-Ebert, on peut se demander quel est le rôle des sourciers, dont l’efficacité a été infirmée dès le xvie siècle et qui ne semblent pas fonder la véritable méthode de découverte minérale de la baronne [11]. La mystification, l’idée que la baronne ne dévoile son savoir que pour mieux le cacher, n’est pas une hypothèse impossible, mais elle reste sans explication concrète. Aussi faut-il se demander à quelles motivations répond son mystérieux art d’écrire.

9La Restitution insiste à ce sujet sur un événement survenu en 1627 à Morlaix, lorsque le couple, absent de la maison, s’était fait cambrioler par un huissier de la province. Cet homme, qu’elle surnomme Touche-Grippé, l’accuse pour la première fois de sorcellerie. Femme et mari seront cette fois innocentés à la suite d’un procès, mais ne recouvreront jamais les objets confisqués, dont, entre autres, des pierres précieuses et des échantillons de minerai, ainsi que des livres sur la minéralogie et des instruments de prospection et d’essai. Si la Déclaration ne mentionne le vol qu’une seule fois, la Restitution le dénonce explicitement cinq fois, ce qui donne à ce nouveau texte un ton par moments contrarié dont le premier est dépourvu. À la cinquième évocation du vol, la dénonciation contredit la tentative de flatterie avec laquelle la baronne ouvre l’opuscule. Elle fustige le manque de punition de quelqu’un qui vole « sous l’authorité royale » :

10

car sous le voile & le pretexte de son authorité, plusieurs excez, rapines & concussions se commettent par ce meschant homme, comme si sa Majesté approuvoit ses violences & ses rapines, dont Monseigneur, je ne peux faire moins que de lui demander justice, puis que sa Majesté porte le nom & le tiltre de Juste [12].

11La Restitution prend ici les allures d’une accusation de corruption judiciaire. Une tension se dégage de la présentation du savoir minéralogique, tiraillée entre un sentiment de vénération patriotique et un sentiment d’injustice, qui déteint sur d’autres éléments du mémoire. Ceux-ci sont significatifs pour comprendre les ambitions financières du couple qui cherche à assurer la grandeur économique de la France tout en renflouant ses propres comptes.

La minéralogie en territoires contestés

12Au moment où de Bertereau tente d’intervenir dans l’économie politique de la nation, ce sont les pensées de Bodin et Grotius qui théorisent le mieux l’avènement du nouvel État moderne. La minéralogie – coûteuse, risquée, pétrie de mystères – peine à rivaliser avec les nouvelles théories économiques axées sur le commerce. Richelieu n’ignore nullement que l’or et l’argent viennent davantage du libre-échange que de l’extraction de minerais [13]. Le Traicté de l’œconomie politique d’Antoine de Montcrestien l’incite en particulier à fonder des compagnies à charte, à renforcer l’agriculture et la navigation, à proposer des projets de réforme à l’Assemblée des Notables. Le projet de Martine de Bertereau se retrouve d’emblée face à un défi de taille. La publication de son traité semble arriver trop tard. Les mines ne représentent plus un moyen, pour un pays européen, d’assurer sa dominance.

13C’est ainsi qu’il faut comprendre la marginalisation des intérêts miniers en Europe durant le xviie siècle. Les effets sont encore plus évidents en France dont les mines n’avaient jamais connu le même développement qu’ailleurs en Europe. Entre 1470 et 1550, dans des pays comme l’Allemagne, la Suède et la Hongrie, la minéralogie s’accroît afin de satisfaire une demande de plus en plus élevée en matière de monnaies et de fusils [14]. La science minéralogique se développe alors sous forme d’essai et d’évaluation pour surveiller les monnaies provenant de divers royaumes du continent. Vers la deuxième moitié du xvie siècle, cependant, la période de gloire s’achève : après l’épuisement des filons les plus riches ainsi que les dérangements de la guerre, un désastreux excédent de métaux venant du Nouveau Monde plonge la minéralogie européenne dans une nouvelle période d’obscurité.

14Il n’est pas surprenant que les plus grands chefs-d’œuvre de la minéralogie voient le jour durant cette brève période de croissance. Outre les avancées technologiques touchant les processus de mécanisation (roue à aubes, ventilateurs, systèmes de chevalement, etc.), la minéralogie se constitue comme une véritable science. Les traités exotériques de Calbus de Freiburg, de Vannoccio Biringuccio, de Lazarus Ercker et de Georgius Agricola, par exemple, promeuvent une éthique d’« openness[15] » qui s’oppose aux hermétismes des anciennes connaissances minéralogiques. En condamnant l’alchimie ou les secrets d’industrie, leur intervention dans la discipline constitue une démystification de la profession. Cette ressource naturelle que l’on exploite à des fins monétaires et guerrières participe alors à une sorte d’« économie du savoir [16] ». L’accès aux mines ne signifie plus uniquement de descendre dans les galeries ; il est dorénavant possible de connaître les mines par des livres qui circulent comme des objets d’échange. Ces nouvelles structures de transmission scientifique rationalisent la minéralogie et assurent son appropriation par les instances politiques.

15En France, les mines ne jouissent pas du même réseau scientifique. Au xviie siècle, l’industrie y est en stagnation, ayant connu son apogée au Moyen-Âge, durant le règne de Charlemagne. Elle continue de bon train jusqu’aux xie et xiie siècles, où de nombreuses mines sont ouvertes dans le Béarn, les Pyrénées, l’Auvergne, le Forez, le Vivarais, les Alpes, le Rouergue et le Gévaudan. Mais la plupart des travaux sont suspendus vers la fin du xiiie siècle à cause d’une chute dans le prix de l’argent [17]. Si on peut noter un avenir minéral « plein de promesses [18] » pour la France face à une Europe centrale qui voit une reprise active des mines à partir du xvie siècle, les espoirs ne portent pas fruit. L’industrie s’affaisse sous le poids des violences des guerres de religion. Sous la dynastie des Valois, les mines françaises, déjà peu nombreuses en comparaison du reste de l’Europe, seront abandonnées : « Pendant tout le xviie siècle, à l’exception des mines d’Alsace, de la Lorraine et de la Franche-Comté […], il n’y eut pour ainsi dire pas d’autres mines ouvertes en France que les mines de fer [19]. »

16Toutefois, à part les guerres, d’autres phénomènes plus cachés semblent contribuer au « retard » industriel qui serait spécifique à la situation en France [20]. Au manque de production s’ajoute un certain flou juridique entourant l’appartenance des mines tout au long de l’histoire française. Les mines, véritables territoires contestés, sont sujettes à des lois nébuleuses, en constante transformation. En effet, leur situation juridique chevauche trois systèmes distincts à différents moments de l’histoire : (i) le système de corporations ou d’accession, où la propriété des substances minérales n’est pas séparée de la propriété de la surface ; (ii) le système de domanialité ou de « féodalité », où l’État dispose des gisements de substances minérales au même titre que d’un bien domanial ; (iii) le système de droits régaliens selon lequel les mines sont originairement des res nullius (n’appartenant à personne) sur lesquelles l’État peut seul constituer [21]. L’histoire juridique des mines françaises témoigne d’une oscillation entre ces trois systèmes. La tendance critique, des Lumières à la révolution industrielle, consiste à accorder aux périodes les plus « libres la production la plus robuste, comme celle des corporations du Moyen-Âge ». À en croire Caillaux, les corporations de ce passé lointain, qui « n’avaient pas encore été altérées par les abus et les oppressions des maîtrises, payaient des redevances aux seigneurs féodaux ». Celles-ci, j’y reviendrai, s’élevaient, dans certains cas, jusqu’à vingt pour cent du produit brut, comme cela apparaît dans une lettre de Philippe le Bel, écrite en 1298, et ne descendaient que rarement au-dessous de dix [22]. Or, ce système d’accession sera remplacé par un système domanial, lequel sera ensuite remplacé à la fin du xviiie siècle par un système de droits régaliens, auquel les ingénieurs du xixe siècle opposent souvent des arguments en faveur d’un passé minéralogique moins réglementé. En France, à la différence de la situation en Allemagne, où le concept de Bergroyal – « mine royale » – est solidement ancré dans les structures sociales de la minéralogie [23], le souterrain constitue un espace encore plus obscur, plus en proie aux abus royaux, mais aussi aux revendications des particuliers qui veulent profiter de ces territoires anciennement libres mais, au fond, juridiquement indéfinis.

17Dans un tel climat juridique, il est vraisemblable que l’éthique de l’ouverture et de la transparence ne soit guère de mise. La science, surtout dans le contexte du xviie siècle, est non seulement en quête de reconnaissance et d’autoconservation, mais elle se révèle soumise à une indétermination législative qui la confronte aux intérêts de l’État. Comment justifier la revendication du dixième auprès des « monarques despotiques » qui « du xvie siècle jusqu’à la fin du xviiie siècle » [24] commencent à renoncer aux anciennes coutumes du royaume pour s’emparer du sous-sol de son territoire ? Dans le cas de Martine de Bertereau, mon hypothèse est que les paradoxes de la rhétorique au féminin – ses risques et ses particularismes – qui entourent la transmission du savoir s’inscrivent dans le contexte de ce flou juridique. En usant de la figure de la femme, la baronne procède à une réécriture symbolique du statut des mines qui fait d’une pierre deux coups : revaloriser l’industrie minière en France tout en y légitimant sa propre revendication du monopole.

La féminité et la rhétorique particulariste

18La comparaison des deux écrits de la baronne, la Véritable déclaration et la Restitution, est encore révélatrice des nouvelles ambitions du couple. En 1640, l’auteure ne cache plus son indignation par rapport à la confiscation de leurs instruments scientifiques. Elle est également plus prolixe quant à son statut de femme. En 1632, ce « self-fashioning[25] », ou mise en scène de soi en tant que femme scientifique, ne semble présent qu’à l’orée du texte. Ponctuellement, sa stratégie consiste à réaffirmer plus généralement le rôle des femmes dans le savoir, dont l’importance se manifeste dès l’Antiquité :

19

Plusieurs voyant au Frontispice de ce discours le nom de femme, me jugeront à mesme tems capable de l’economie d’une maison & deslicatesses accoustumées au sexe, que capable de faire percer & creuser des montagnes, & tres-exactement juger les grands thresors & benedictions enfermés & cachés dans icelles. Opinion vrayment pardonnable à ceux qui n’ont leu les Histoires Anciennes, où il se void que les femmes ont esté non seulement très-belliqueuses, vaillantes & courageuses aux armes, mais encore très-doctes en la Philosophie, & qu’elles ont enseigné aux escholles publiques, parmy les Grecs & les Romains [26].

20Le ton sur lequel la baronne écrit la Déclaration vise moins la protestation que celui de la Restitution. Elle y cherche davantage à corriger le manque d’intégrité scientifique des auteurs minéralogistes qui la précèdent, qui parlent « des lieux où ils n’ont jamais esté, [qui] traversent les entrailles de la terre dans l’imagination de leur esprit [27] ». Le fait d’être femme ne retire rien à la qualité de son savoir, mais n’y ajoute rien de particulier non plus. Il s’agit d’une sagesse bien au-delà des inégalités entre les sexes. Les femmes sont tout aussi « belliqueuses », « vaillantes », « courageuses » que les hommes en armes si bien qu’on ne doit pas douter de leur égale propension aux sciences. Il en va tout autrement dans la Restitution.

21Au départ, ce changement dans le traitement du rôle de la femme s’annonce subtilement. Dans l’épître dédicatoire qu’elle adresse au cardinal, elle répond encore à l’accusation d’illégitimité souvent lancée contre son sexe. Mais son portrait de la femme joue moins ici sur l’égalité entre les sexes que sur l’utilité des conseils, pouvant provenir non d’un savoir universel, scientifique, mais de chemins plutôt inhabituels :

22

Il n’importe pas de qui l’on soit conseillé, pourveu que le conseil soit bon. On en doit premierement faire l’espreuve, puis apres l’estimer, selon ce qu’il est trouvé fructueux & profitable. Les Romains jadis rendirent de grands honneurs à des Oyes, comme s’il y eust eu quelque chose de divin en ces Animaux ; d’autant que par leur cry, elles donnerent advis de la prise du Capitole, par les ennemis [28].

23Cet extrait situe d’emblée la rhétorique au féminin sur le plan de l’oracle. La minéralogiste semble abandonner son discours féministe et reprendre les opinions défavorables à l’égard de son sexe, jugé source irrationnelle de « conseils » et non pas de « science ». La femme s’avère aussi crédible qu’un oiseau. Or, la subtilité de la démarche de l’auteure réside dans le mélange d’anciennes analogies avec un discours scientifique moderne. Cette liaison lui permet, d’une part, de dissimuler l’importance de la provenance du savoir par l’« espreuve », démarche empirique qui contrebalance l’incrédulité suscitée par l’oracle. D’autre part, l’accent mis sur les résultats « fructueux » et « profitable[s] » des conseils invite le lecteur à suivre des chemins moins orthodoxes. Exprimé sous la forme d’une prétérition, cet exorde ne réduit l’importance énonciative du savoir que pour mieux l’avantager. Ainsi, on comprend vite qu’elle tourne ces analogies à son avantage. Le portrait de la femme irrationnelle élabore une correspondance presque magique entre les mines et la gent féminine.

24En effet, la rhétorique de la Restitution consiste à exploiter un ancien langage du souterrain qui naturalise les filons et les veines. En ce sens, la baronne inverse une tradition rhétorique datant de Sénèque qui insiste sur la violence de l’extraction des métaux, la condamnant moralement (dénonciation du luxe, de l’avarice des hommes), condamnation présente notamment dans l’expression imagée des « entrailles de la terre [29] ». Or, la Restitution infléchit le langage biologique des mines pour l’incorporer dans sa promotion de l’extraction minérale. Dès la page de couverture, la baronne les compare à un ventre :

25

Des Mines & Minieres de France, cachées & detenuës jusques à present au ventre de la terre, par le moyen desquelles les Finances de sa Majesté seront beaucoup plus grandes que celles de tous les Princes Chrestiens, & ses sujets plus heureux de tous les Peuples.

26À mesure qu’on progresse dans le traité, Martine de Bertereau précise de quel ventre il s’agit. Les mines et la formation de minerai seront comparées au ventre d’une femme : « Aussi les mineraux croissent ordinairement dans le ventre des plus hautes montagnes » ; « Les Hebreux en leur langue aussi saincte que pleine de mystères nomment [les mines] harain, c’est-à-dire enceintes, ou propres à enfanter » ; et encore, les mines ressemblent « à la mere de Gorgias l’Epyrote qu’il fallut ouvrir morte pour le tirer vif de ses entrailles » [30]. Le renvoi aux organes reproducteurs féminins réinvestit l’imagerie biologique dans une logique de promotion minéralogique.

27Au lieu de figurer les mines selon une corporalité neutre, le « ventre » ainsi féminisé établit un parallèle entre le savoir et son porte-parole. Cette sexualisation des espaces souterrains valorise la position toute particulière de la minéralogiste et lui confère une voix à laquelle un homme n’aurait pas accès. Elle agit à la manière d’une autorité supra-scientifique qui n’exclut pas une dimension mystique, voire une sainteté religieuse. D’où la comparaison avec Jeanne d’Arc dans l’épître dédicatoire :

28

Mais aujourd’huy, Dieu vous ouvre les yeux, & apprend à vostre Eminence tres-auguste, par moy qui ne suis qu’une femme, de laquelle il a, peut-estre, pleu à la divine Bonté se servir, aux fins de donner advis des thresors & richesses enfermées dans les mines & minieres de France, comme il voulut autrefois se servir de Jeanne d’Arques pour repousser les Anglois hors l’heritage, que les Ayeuls avoient laissé à sa Majesté [31].

29On note effectivement un lexique soulignant la faiblesse – « moy qui ne suis qu’une femme » – dans la présentation de soi, mais auquel elle adjoint une agentivité divine qui l’inspire. Son savoir n’est pas seulement le résultat de ses propres efforts, mais la conséquence d’une sélection céleste. La mystification évoquée par Martina Kölbl-Ebert, au sujet des baguettes divinatoires qui ne servent que de façade [32], devrait être élargie à la totalité de l’écrit qui cherche moins à transmettre du savoir à proprement parler qu’à le promouvoir en privilégiant une position d’exceptionnalité. L’enrichissement minéralogique devrait d’abord passer par l’auteure. Mais ne soyons pas dupes, la posture « mystique » cache des objectifs bien concrets.

Le droit du « dixième »

30Vers le milieu de son texte, la baronne insère une section curieuse qui est pour nous la plus importante de l’ouvrage. Celle-ci se présente comme suit : « Du dixiesme du au Roy & surquoy il se doit prendre selon les Ordonnances, Arrests & Reglemens des Chambres des Mines de tous les Princes Chrestiens [33]. » Les éléments moraux de l’intitulé compliquent l’esthétique de la flatterie. Notons également la division en deux parties : ce que l’on doit au roi (le « dixiesme ») ; et ce que le roi, lui, doit aux lois (les ordonnances, les arrêts, le christianisme). Ces éléments concourent tous à donner forme à un discours à saveur institutionnelle, c’est-à-dire à rappeler les limites morales et légales auxquelles la volonté royale doit se soumettre. Exprimé dans le climat du mercantilisme, où l’État se donne la permission d’aller au-delà de la morale au nom de la necessità[34], un tel discours implique un rapport dangereusement déséquilibré. Les risques que prend de Bertereau se situent-ils ici plutôt que dans sa prétendue « sorcellerie » ?

31Il faut ensuite distinguer le « dixième », autrement appelé le « droit de la marque », évoqué par Martine de Bertereau, de celui que retient le plus souvent l’histoire des impôts. Ce que Vauban appellera plus tard la « dîme royale » renvoie aux réformes fiscales du début du xviiie siècle, qui tentent d’imposer des impôts directs, comme la capitation, sur les élites privilégiées. Il est conçu pour remédier à la contradiction fondamentale de la société de l’Ancien Régime entre, d’une part, un système de crédit dans lequel une monarchie désargentée vend des privilèges fiscaux et, de l’autre, un système d’impôts qui est limité par ces mêmes privilèges [35]. Si ce « dixième » est censé fournir un moyen pour la société française de s’extirper du régime de privilèges, en transposant le fardeau fiscal vers les élites, celui dont parle de Bertereau ne partage aucunement la même visée.

32Chez la baronne, le « dixième » est aussi une sorte d’impôt, dans la mesure où les particuliers travaillant dans le domaine minéralogique doivent rendre un dixième de leurs revenus au roi. Dans le Dictionnaire raisonné des domaines et droits domaniaux (1775), Bosquet explique que :

33

par l’ordonnance de Charles ix, donnée à Paris au mois de mai 1563, il est dit que le droit de dixieme des mines, minieres & toutes substances terrestres, qui se tirent & se pourront tirer par toutes les terres du royaume, soit or, argent, cuivre, étain, plomb, argent-vif, acier, fer, alun, vitriol, ou autre substance desdites mines, appartiennent au roi par droit de souveraineté, sur toutes les mines ouvertes dans le royaume, de quelque temps & par quelques mains qu’elles soient tenuës, sans que les acheteurs ou fermiers du domaine puissent prétendre que ledit droit leur ait été vendu ou baillé, s’il n’est est fait mention expresse dans leurs contrats [36].

34Mais il est un impôt qui correspond en réalité à un privilège accordé par concessions. Ouvrir une mine dépend de la permission royale. Si une instance de pouvoir accorde à un particulier le « dixième », indépendamment du minerai qu’on est susceptible d’extraire, ce privilège ne peut qu’ajouter à ceux qui contribuent à la crise économique qui affaiblit le fisc : ne payer qu’un dixième du revenu des récoltes métallurgiques (comme l’or et l’argent) revient à un monopole dont la baronne espère bénéficier. Pour comprendre la gravité de ce qu’elle réclame, on peut comparer son discours à l’invocation du dixième chez François Garrault, général de la Monnaie au xvie siècle, pour qui les revenus du privilège sont censés pourvoir à toute une communauté. Garrault discute les avantages sociaux (y compris une École de mineurs) que le dixième accordera à la commune, régie à la manière d’une guilde ou d’une corporation [37]. La baronne n’utilise pas le même langage, ni n’évoque les mêmes buts communautaires. Si elle reconnaît que le travail des mines nécessite un amalgame de connaissances, elle tend à les subsumer, déclarant s’y être appliquée studieusement pendant trente ans [38]. En effet, le dixième s’inscrit chez elle dans une logique particulariste qui finit par écraser la portée générale qui pouvait le légitimer. Elle a raison toutefois de souligner l’histoire législative du dixième qui fournit des précédents que le roi et ses conseillers seraient amenés à suivre.

35En se rapportant à l’histoire, il devient facile de voir que les arrêts et les ordonnances sont rédigés selon les impératifs politiques du moment. Dans le droit minier, le dixième est une sorte de loi flottante. Il existe, mais seulement en fonction de la volonté royale qui peut l’imposer afin de tirer des bénéfices pour la Couronne, ou même y renoncer, dans certains cas, pour favoriser l’indépendance de l’industrie [39]. La relativité du droit minier est plutôt définitoire : si la France, dès le règne d’Henri ii, est généralement connue comme un territoire qui reconnaît les droits des particuliers et des propriétaires sur les mines [40], le droit romain, au fondement de la souveraineté absolue des nouveaux États-nations, se situe en arrière-plan, comme pour rappeler le droit ancestral de la Couronne sur les mines, tout en justifiant les arcana imperii sous lesquels tombe la politique minière. Or, ce flou autour du dixième, dont la mise en vigueur relève entièrement de la discrétion du souverain, s’avère potentiellement dangereux pour une minéralogiste qui s’en réclame comme d’un droit établi. Ce danger ne sera explicitement évoqué qu’au xviiie siècle grâce à des œuvres encyclopédiques qui s’intéresseront aux mines et à leur libéralisation. Y sera résumée l’histoire législative des souterrains et de leur appartenance, ainsi que le rapport de forces qui la sous-tend. Dans l’Encyclopédie, on peut lire :

36

Que le droit fut ensuite fixé à dix pour cent, sur ce qui se tiroit des carrières de marbre & de pierre, dans les terres dépendans du domaine ; savoir, cinq pour cent, comme trait-foncier, & cinq pour cent pour trait de souveraineté ; ainsi, dans les fonds appartenant aux sujets, il ne fut perçu au profit de l’état que cinq pour cent sur les carrières de marbre & de pierre seulement ; mais l’état se réserva entièrement les mines d’or, d’argent & autres métaux : il employoit pour fouiller ces mines, les criminels condamnés à ces travaux, qu’on regardoit avec raison comme un genre de supplice [41].

37Dans les écrits juridiques du xviiie siècle, l’esprit vulgarisateur explique le contentieux autour des mines et appelle à une meilleure distinction entre mines de métaux et mines de pierre et de charbon. Une importante catégorisation se fait voir entre les minerais qui servent à l’industrie, à l’endroit desquels l’État fait preuve de plus de libéralité, et les métaux précieux, appartenant à l’exclusivité royale. Dans son anthologie, Les Anciens minéralogistes du royaume de France (1779), Nicolas Gobet rédige une introduction qui porte précisément sur l’histoire législative des mines et de leur propriété. Dès les premières lignes, il reconnaît la distinction à l’origine de la valeur juridique des métaux : « Les monnoyes d’or frappées aux coins des Rois dès le commencement de la Monarchie, sont la preuve de l’existence du droit de Régale sur les mines, car il y a une affinité inséparable entre la monnaie & l’exploitation des mines [42]. » Il s’agit du concept de mines royales reconnu comme une loi quasi universelle parmi les monarchies européennes. En effet, la structure législative de la Régale caractérise les industries minéralogiques de l’Angleterre à l’Allemagne. Le Bergroyal distingue entre le haut (argent et or) et le bas (métaux de base). Le dixième ne s’y applique qu’aux métaux de base ; l’or et l’argent reviennent entièrement aux coffres de la Couronne.

38Chez Martine de Bertereau, par contre, ce dixième se présente comme une généreuse récompense qu’elle accorde à la Couronne sur tous les métaux sans distinction. Il représente l’accès à toute une liste de minerais, dont la longueur traduit l’immensité des richesses. C’est d’ailleurs un procédé d’écriture qui caractérise les trois quarts de son texte. Le dixième s’avère une sorte de seuil faisant le lien entre le savoir de la baronne et les richesses promises :

39

Or Monseigneur, sur toutes ces choses-cy dessus desduites : sa Majesté a droict de dixiesme pour la souveraineté de la Couronne, comme ont tous les autres Princes Chrestiens, à savoir sur l’or, sur l’argent, cuivre, fer, estain, plomb, mercure, ou argent vif, arquisoux ou vernix, orpiment, arsenic, souffre […] & toutes autres substances terrestres, dessus & dessous la terre, & dedans les eaux, lequel dixiesme est maintenant inutile a sa Majesté, & ne s’en peut faire payer équitablement, que par personnes capables de leur connoissance, & qui sçache distinguer les Metaux, mineraux, & semiminereaux, les vus d’avec les autres, avec leur juste valeur, pour eviter aux fraudes & abus qui s’y pourroient commettre, à faute de ladicte connoissance [43].

40La minéralogiste, qui connaît diverses minières européennes, doit vraisemblablement être consciente du mensonge. Ces « autres Princes Chrestiens » n’observent pas le dixième de la manière dont elle l’explique. Qui plus est, ce détail incongru est plutôt enseveli sous une quantité étourdissante de minerais – j’ai ici considérablement raccourci la liste – comme si la longueur de l’énumération compensait la part qu’elle se réservait pour elle-même et son mari.

41Comment faut-il alors lire le texte de la baronne ? Dans une logique qui cherche à élucider le rapport entre la science et la « littérature », il convient de replacer ses jeux de mots, sa mystification ainsi que son potentiel de martyrisation [44] dans un contexte précis, celui de la minéralogie au xviie siècle, où se mêlent des enjeux politique, économique et juridique. Ici, face aux défis qui pèsent sur la profession, la rhétorique du texte préconise l’exclusivité du savoir minéralogique, considéré comme du seul ressort de l’auteure. Pour un couple qui avait déjà été spolié des fruits de ses recherches, on peut comprendre pourquoi une expression dénuée de subterfuges et d’ornements se serait avérée un risque moins rentable. Frôler les frontières floues de la « sorcellerie » permet au couple de mieux préserver son savoir. Cette rhétorique au féminin a, en plus, l’avantage de déjouer le système patriarcal où les mines sont sans conteste des « espaces souverains », domanialité qui légitime, comme une condition sine qua non, une éthique d’« openness », tant chantée par les historiens de la science caméraliste. Le pari de Martine de Bertereau et Jean du Châtelet consiste précisément à augmenter la mise. Leur éventuelle martyrisation est de deux ordres. Ils choisissent de courir le risque de la persécution autant au nom de leur science que de leur autonomie économique.


Mots-clés éditeurs : femmes, self-fashioning, privilèges fiscaux, mercantilisme, rhétorique, minéralogie

Mise en ligne 24/09/2018

https://doi.org/10.3917/dss.183.0499

Notes

  • [1]
    Alphonse Rebière, « Préface », Les Femmes dans la science. Notes recueillies, Paris, Nony, 1896, sans pagination.
  • [2]
    C’est notamment le cas dans les domaines de la médecine et de l’alchimie. Voir, entre autres, Meredith K. Ray, Daughters of Alchemy. Women and Scientific Culture in Early Modern Italy, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2015 ; Londa Schiebinger, The Mind Has No Sex? Women in the Origins of Modern Science, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1989.
  • [3]
    Diorismus verœ philosophiœ de materia prima lapidis, Béziers, Jean-Martel, 1627 ; Archetypus veræ philosophiæ de materia prima lapidis, Augsbourg, J. Paetorium, 1630. Seul le Diorismus est retenu par Nicolas Gobet dans son anthologie, Les Anciens minéralogistes du royaume de France, vol. I, Paris, Ruault, 1779.
  • [4]
    Un exemple parmi légion : Richelieu, à qui ils adressent leur proposition, est catégorique en ce qui concerne sa suspicion de la « Femme », qui a « perdu le Monde », qui peut, plus que tout autre chose, « nuire aux États ». Les femmes « se conduisent par leurs Passions », alors que « la Raison est le seul, & le vrai motif qui doit animer & faire agir ceux qui sont dans l’Emploi des Affaires Publiques » (Testament politique, Amsterdam, Henry Desbordes, 1688, t. VIII, V, p. 245).
  • [5]
    Voir Erik Thomson, « The Gallican Mines: Martine de Bertereau’s Restitution de Pluton, Astrology, Providence, and Empire during the Reign of Louis xiii », in Sanja Perovic (dir.), Sacred and Secular Agency in Early Modern France, New York, Continuum, 2012, p. 68-82.
  • [6]
    Martine de Bertereau, « Epistre liminaire », La Restitution de Pluton, Paris, Hervé du Mesnil, 1640, sans pagination.
  • [7]
    Voir Frédérique Aït-Touati, « Littérature et science : faire histoire commune », Littératures classiques, 2014, n° 85, p. 31-40 ; Philippe Chométy et Jérôme Lamy, « Littérature et science : archéologie d’un litige (xviie-xviiie siècles) », Littératures classiques, 2014, n° 85, p. 5-30.
  • [8]
    La croyance en deux types d’esprits habitant les mines, doux et méchants, est présente chez Agricola, notamment dans le De Animantibus Subterraneis (1548). Voir Lorraine Daston, « Preternatural Philosophy », in Lorraine Daston (dir.), Biographies of Scientific Objects, Chicago, University of Chicago, 1999, p. 15-41.
  • [9]
    Voir Martina Kölbl-Ebert, « How to Find Water: The State of the Art in the early Seventeenth Century, Deduced from Writings of Martine Bertereau (1632 and 1640) », Earth Sciences History, 2009, n° 28/2, p. 204-218.
  • [10]
    M. de Bertereau, Déclaration, op. cit., p. 306-307.
  • [11]
    Voir M. Kölbl-Ebert, « How to Find Water », art. cit. Voir aussi Michael R. Lynn, « Divining the Enlightenment: Public Opinion and Popular Science in Old Regime France », Isis, 2001, n° 92/1, p. 34-54.
  • [12]
    M. de Bertereau, La Restitution, op. cit., p. 101.
  • [13]
    Richelieu se révèle profondément influencé par la pensée économique de son époque. Voir, entre autres, Henri Hauser, La Pensée et l’action économiques du cardinal de Richelieu, Paris, Puf, 1944 ; James Russell Major, From Renaissance Monarchy to Absolute Monarchy: French Kings, Nobles & Estates, Baltimore, Md., Johns Hopkins University Press, 1994 ; E. Thomson, « France’s Grotian Moment », French History, 2007, n° 21/4, p. 377-394.
  • [14]
    Pamela O. Long, « Mining and metallurgy », in Wilbur Applebaum (dir.), Encyclopedia of the Scientific Revolution: from Copernicus to Newton, New York, Garland Pub., 2000, p. 677-680.
  • [15]
    Voir P. O. Long, « The Openness of Knowledge: An Ideal and its Context in Sixteenth-Century Writings on Mining and Metallurgy », Technology and Culture, 1991, n° 31, p. 318-355.
  • [16]
    Margaret Jacob situe la première « économie du savoir » dans la société britannique du xviiie siècle en raison de la dissémination de la science newtonienne vers les différentes strates de la société – de l’industrie à l’école. Voir Margaret Jacob, The First Knowledge Economy: Human Capital and the European Economy, 1750-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
  • [17]
    Alfred Caillaux, « Art des mines », Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, 1872, vol. LXXI, p. 383.
  • [18]
    Ibidem, p. 385.
  • [19]
    Ibidem, p. 386.
  • [20]
    Au lieu de considérer la lenteur industrielle en France comme une sorte d’« arriération » en matière d’innovation, soit une « French retardation », comme l’appelle Margaret Jacob (The First Knowledge Economy: Human Capital and the European Economy, op. cit.), je tente pour ma part d’expliquer l’ensemble de l’arrière-plan culturel (y compris juridique) de la situation. Les causes du retard ne se limitent pas uniquement à une « débilité » que l’historienne situe dans la religion.
  • [21]
    Louis Aguillon, Législation des mines, française et étrangère, vol. I, Paris, Baudry, 1886, p. 6-25.
  • [22]
    A. Caillaux, « Art des mines », art. cit., p. 383.
  • [23]
    Herbert C. Hoover, « Historical Note on the Development of Mining Law », in Herbert C. Hoover (éd.), De Re Metallica, Londres, 1912, p. 82-86.
  • [24]
    A. Caillaux, « Art des mines », art. cit., p. 411.
  • [25]
    Stephen Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning: From More to Shakespeare, Chicago, University of Chicago Press, 1980.
  • [26]
    M. de Bertereau, Déclaration, op. cit., p. 295.
  • [27]
    Ibidem, p. 298.
  • [28]
    M. de Bertereau, Restitution, op. cit., p. 1-2.
  • [29]
    Michel Delon, « Les Entrailles de la terre. Métaphore de la mine et imaginaire du souterrain (1750-1815) », in Elisabeth Schulzer-Busacker et Vittorio Fortunati (dir.), Par les siècles et par les genres. Mélanges en l’honneur de Giorgetto Giorgi, Paris, Classiques Garnier, p. 259-272. L’organicisme du procédé s’oppose au mécanicisme typiquement lié aux métaphores de la révolution scientifique, chères par exemple à Francis Bacon. Voir Carolyn Merchant, The Death of Nature: Women, Nature and the Scientific Revolution, San Francisco, Harper and Row, 1980.
  • [30]
    M. de Bertereau, Restitution, op. cit., p. 14, 15 et 68.
  • [31]
    Ibidem, « Epistre liminaire », sans pagination.
  • [32]
    M. Kölbl-Ebert, « How to Find Water », art. cit., p. 306-307.
  • [33]
    M. de Bertereau, Restitution, op. cit., p. 403.
  • [34]
    Pour comprendre la liaison entre machiavélisme et mercantilisme, où l’économie constitue une extension de la politique de la necessità, c’est-à-dire de la suspension de la morale chrétienne, voir l’ouvrage de Michel Senellart, Machiavélisme et raison d’État, xiii e-xviii e siècle. Suivi d’un choix de textes, Paris, Puf, 1989.
  • [35]
    Michael Kwass, Privilege and the Politics of Taxation in Eighteenth-Century France: Liberté, Égalité, Fiscalité, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 12.
  • [36]
    Bosquet, « Mines », Dictionnaire raisonné des domaines et des droits domaniaux, vol. II, Paris, Veuve Dutillet, 1775, p. 259.
  • [37]
    François Garrault, Des mines d’argent, trouvées en France ; ouvrage et police d’icelles, in N. Gobet, Les Anciens minéralogistes du royaume de France, op. cit., p. 4.
  • [38]
    M. de Bertereau, Restitution, op. cit., p. 44-54.
  • [39]
    C’est le cas du sieur de Roberval, fameusement exempté du dixième par le roi Henri ii en 1548, voir L. Aguillon, Législation des mines, française et étrangère, op. cit., p. 28. C’est un précédent auquel de Bertereau prend soin de faire référence : « Aussi ceux qui doutent, ou qui ne croyent pas qu’il y ait des Mines en France, s’en doivent rapporter à nous, & nous en croire, à nous dis-je qui en portons les espreuves & qui en avons faict les descouvertes, comme fut aussi faict de quelques unes par le sieur de Roberval l’an de grace 1557 » (Restitution, op. cit., p. 72).
  • [40]
    H. C. Hoover, « Historical Note on the Development of Mining Law », op. cit., p. 84.
  • [41]
    Voir l’article « Marque », in Diderot et d’Alembert (dir.), Encyclopédie méthodique ou par ordre de matières, vol. III, Paris, Panckouke, 1787, p. 97, je souligne.
  • [42]
    N. Gobet, Les Anciens minéralogistes du royaume de France, op. cit., p. ii.
  • [43]
    M. de Bertereau, Restitution, op. cit., p. 62-63.
  • [44]
    La baronne et son mari seraient, selon Louis Figuier, des « martyrs » de la science. Voir Louis Figuier, Histoire du merveilleux dans les temps modernes, vol. II, Paris, Hachette, 1874, p. 311.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions