Couverture de DSS_154

Article de revue

Comptes rendus

Pages 755 à 781

Notes

  • [1]
    L’Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 604
  • [2]
    Formule reprise à Mireille Laget, Naissances. L’accouchement avant l’âge de la clinique, Paris, Seuil, 1982, p. 125.
English version

Paul Pelckmans, La Sociabilité des cœurs. Pour une anthropologie du roman sentimental, Amsterdam, New York, Brill-Rodopi, coll. « Faux titres » n° 387, 2013 (280 p.).

1 Non sans quelques regrets pimentés d’une pointe d’humour, Paul Pelckmans déclare dans son introduction avoir « pensé assez longtemps à une étude panoramique sur le roman sentimental », puis y avoir renoncé devant l’ampleur de la tâche à accomplir : « Il y faudrait quelques années sabbatiques consécutives, qui permettraient de (re)lire systématiquement, ne fût-ce que pour prendre la mesure de leur infinie redondance, quelques dizaines de milliers de pages larmoyantes » (p. 5). Si ce pensum est encore dans les limbes, il n’en demeure pas moins que les articles publiés dans ce recueil forment un ensemble d’une grande cohérence qui, en définitive, pourrait bien être celle d’un essai, et d’un essai aussi riche que stimulant. Le fil directeur en est clairement annoncé dans le chapitre liminaire : à partir de quelques textes exemplaires, il s’agit de montrer que la production romanesque et sentimentale du siècle des Lumières fit partie intégrante de cette « révolution du sentiment » dont Philippe Ariès affirmait naguère qu’elle avait dû être « aussi importante pour l’histoire générale que celle des idées ou de la politique, de l’industrie ou des conditions socio-économiques, de la démographie » [1], révolution dont on sait qu’elle se conjugua avec la conquête de l’intimité individuelle, de la privatisation des mœurs ou de l’affirmation individualiste de soi.

2 Le parcours critique qui nous est proposé s’articule en trois temps ordonnés sur le déroulement d’une chronologie linéaire. Le premier, qui seul retiendra notre attention, est centré sur des œuvres contemporaines du Grand Siècle et porte un intitulé en forme de question : « Un Ancien Régime de la sensibilité ? » Les deux suivants sont consacrés à Cleveland et à La Nouvelle Héloïse, deux œuvres clés, étudiées en elles-mêmes mais aussi à travers des nouvelles et des romans enregistrant leur influence à des degrés divers. On devine le dessein sous-jacent de ce triptyque : la démonstration suivant le fil d’une évolution prend toute sa force de s’établir a contrario, en prenant appui sur la caractérisation d’un état ancien du sentiment avant sa métamorphose en sentimentalité au cours du xviiiesiècle.

3 Cinq études permettent à l’auteur de tracer les linéaments de cette anthropologie prémoderne portant l’empreinte d’une société holiste où la communauté contraint et limite l’individu. Dans une de ses nouvelles, La Sœur jalouse, Charles Sorel évoque une idylle amoureuse rapprochant deux paysans que leur politesse, leur jeunesse et leur beauté rend presque pareils à des héros de roman. Verra-t-on là le signe que l’amour romanesque n’est plus le privilège d’une caste, mais s’immisce jusque dans les chaumières ? Leurs tribulations malheureuses révèlent en fait qu’elles se situent aux antipodes de nos représentations démocratiques et s’alignent en tout sur une logique sociale respectueuse des hiérarchies : « l’excursion proposée dans la vie paysanne ne découvre pas des égaux, ni même des interlocuteurs possibles, elle vaut d’abord par son exotisme » (p. 28). La fine lecture d’un épisode de Clélie (l’histoire d’Artaxandre) met en évidence la « primauté de l’encadrement social global sur les affections particulières » (p. 55). Les amants scudériens, typiquement baroques en cela, sont des personnages aux mérites éminents qui ne recherchent guère l’intimité du tête à tête et vivent leurs amours sous le regard des autres pour susciter un consensus admiratif. Deux nouvelles de l’âge classique illustrent une « culture de la soumission [2] » (p. 69) conduisant leurs protagonistes à renoncer à leurs sentiments au nom de leur devoir familial ou social. Dans La Duchesse d’Estramène de Du Plaisir un mariage arrangé finit par se transformer en un lien conjugal heureux où l’amitié débouche sur un « quasi-amour » (p. 64). L’héroïne éponyme d’Éléonor d’Yvrée de Catherine Bernard doit, en faveur de son amie, renoncer à son amant. Ce sacrifice, loin d’exprimer l’amitié mutuelle des deux jeunes femmes, très peu démonstratives à cet égard, manifeste surtout leur abdication devant un ordre social inébranlable. Dans les deux études concluant la première partie de son recueil l’auteur remet en question cette idée communément admise qu’il faudrait voir en Robert Challes un précurseur de la sensibilité des Lumières : « Ses “illustres” personnages parcourent des trajectoires exceptionnelles : l’intérêt romanesque ne pouvait se contenter à moins. Toujours est-il qu’ils ne paraissent jamais solitaires. On les voit au contraire solidement encadrés, très pourvus d’amis et de relations » (p. 94) ou soumis à la pression de leur milieu. Ce que permet de mettre en lumière plusieurs histoires des Illustres françaises, celles de Des Ronais et de Mademoiselle Dupuis ou encore du second mariage de Des Frans.

4 Nul doute que ces aperçus restent partiels et qu’une enquête plus élargie aurait conduit inévitablement à les nuancer. La littérature romanesque du temps de Charles Sorel ou de Du Plaisir ne dit pas seulement le triomphe d’un ordre social incontesté, mais aussi et surtout le malaise d’individus parfois en révolte ouverte contre des usages trop contraignants. En témoignent les thèmes récurrents dans les histoires tragiques du rapt amoureux et de la rébellion des amants contre la pratique des mariages arrangés ou le regard critique porté sur la société de cour dans des romans comme Dom Carlos ou la célèbre Princesse de Clèves. Cependant ces lacunes – de l’aveu même de l’auteur, on l’a vu – sont des défauts inévitables dans un recueil d’articles dont le but, il faut le rappeler, n’est pas de nous offrir une histoire littéraire détaillée, mais de nous dévoiler, à partir de quelques cas littéraires intéressants, les grandes lignes d’une évolution. De ce point de vue le livre de Paul Pelckmans est assurément une réussite puisqu’il nous montre avec vigueur et finesse, et de manière toujours convaincante, comment le pathétique particulier à la littérature du siècle des Lumières a fleuri sur les décombres d’un régime ancien de la sensibilité. À la suite de l’effondrement des structures communautaires fondant la société holiste, « l’individu nouvellement émancipé » se serait vu « forcément privé des proximités interhumaines qu’assuraient les hiérarchies et les insertions d’antan » ; les affections amicales ou amoureuses abandonnées à leur spontanéité lui auront alors semblé « assurer comme une proximité de rechange, à laquelle [il] pouvait adhérer sans réserves parce qu’elle[s] semblai[en]t sortir du plus profond de lui-même et le rapprochai[en]t au moins de quelques intimes » (p. 98). Il revint au roman sentimental de l’abbé Prévost, de Rousseau et de leurs émules de donner tout leur relief à cette sensibilité et à cette sociabilité d’un genre nouveau.

5 Frank Greiner

Anna Arzoumanov, Pour lire les clefs de l’Ancien Régime. Anatomie d’un protocole interprétatif, Paris, Classiques Garnier, coll. « Lire le xviiesiècle » n° 25, 2013 (528 p., 15 x 22 cm).

6 Suscitant depuis une dizaine d’années un intérêt croissant, la question de l’écriture et de la lecture à clé trouve avec ce livre, issu d’une thèse soutenue à l’université de Paris-Sorbonne en 2009, une riche et très complète étude. Après d’autres, l’auteure souligne bien sûr que s’intéresser aux clés est loin de consister à fabriquer soi-même des clés, à opérer sur les œuvres un type de décodage régulièrement (et à juste titre) dénoncé comme réducteur. Mais, resituant son projet au sein de celui d’une histoire culturelle des pratiques lettrées, Anna Arzoumanov s’intéresse aux clés comme mode de lecture dont l’usage, la pertinence, le sens, mais aussi le rejet lui-même (lié à celui de la lecture référentielle, constituée depuis le xviiesiècle même comme le contraire de la lecture littéraire), sont à étudier à partir d’une réinscription dans leurs contextes de production et de diffusion. C’est donc à un véritable feuilletage des interprétations et des appropriations que constituent les clés que nous invite cette stimulante enquête.

7 L’ouvrage commence par un repérage à la fois lexical et matériel de ce que l’on entend par « clé » qui représente un point fort utile sur la notion du xviiesiècle à nos jours, et met en lumière le mouvement fondateur de curiosité pour les clés qui, dans la lignée de Charles Nodier, marque, tout au long du xixesiècle, une nébuleuse de bibliographes et d’historiens de la littérature. Mais si ces travaux constituent un point de départ inévitable, Anna Arzoumanov choisit de manière très pertinente d’éviter la tentation qui les habite de transformer tout écrit en texte à clé, pour se recentrer sur ce qu’elle désigne comme un « type de livre », ceux dont le péritexte éditorial présente une clé imprimée. La démarche était nécessaire, à la fois pour éviter le risque de dissémination associé à la fabrique des lectures à clé, souvent nichées dans les recueils d’anecdotes, les correspondances, mémoires, etc., et à la fois pour ne pas soi-même se retrouver à donner réalité au bruit que tel texte désignerait en fait de manière masquée telle cible.

8 Ainsi solidement centré sur l’examen d’un genre péritextuel bien spécifique, le livre peut en montrer l’extrême versatilité : la clé est souvent un élément mobile, qui évolue ou change d’une édition, voire d’un exemplaire à l’autre, selon les stratégies de protection ou de sélection des destinataires adoptées par ceux qui l’ont composée ou qui éditent le livre. Croisant analyses bibliographiques et linguistiques, Anna Arzoumanov propose une étude riche et fine sur la forme matérielle et le discours de ces notes ou listes que constituent les clés. Comment la présence d’une clé est-elle susceptible de « programmer » ou de modifier notre lecture ? Outre l’introduction d’un autre rythme possible dans l’approche du texte (lecture discontinue, par morceaux choisis, etc.), la simple existence d’une clé invite à transposer la fiction en récit factuel, montre Anna Arzoumanov. Mais l’élucidation invite aussi à une réflexion sur ce qui l’a suscitée, soit au « repérage d’un possible régime allusif du texte » (p. 152) et de ses marqueurs stylistiques, A. Arzoumanov proposant une très intéressante étude du style « tendu entre le général et le particulier » de La Bruyère.

9 Le cœur de l’ouvrage porte sur les relations entre livres à clé et satire. Bien circonscrite dans le temps, puisque les premières clés imprimées voient le jour dans les années 1640 et que le genre s’éteint à la veille de la Révolution française, la production de livres à clé est largement dominée par le marché clandestin et les livres anonymes. Les années 1660 voient une inflation des « clefs satiriques » qui ne tarit plus jusqu’à la fin du xviiiesiècle, veine éditoriale exploitée par quelques libraires spécialisés. Retraçant de manière passionnante l’histoire éditoriale de plusieurs titres majeurs (en particulier, Les Amours du grand Alcandre et l’Histoire amoureuse des Gaules), A. Arzoumanov réussit à reconstruire la logique de ce maquis de livres, dont elle met en évidence le fonctionnement en réseau, comme une « collection » suggère-t-elle, ou même un genre, celui du « libelle diffamatoire crypté ». Proches dans leur fonctionnement d’autres formes comme les « vies privées », ces ouvrages nourrissent une vision désacralisée de la vie politique, dominée par les passions dépravées et les intérêts des puissants, et la présence d’une clé accrédite plus encore l’idée que des causes secrètes liées à quelques grandes personnalités mènent le royaume. La clé corrobore aussi le discours de révélation en mettant en scène la censure qui frapperait le livre, publiable seulement sous un code, tout en alimentant la curiosité et l’esprit de suspicion des lecteurs. C’est un nouveau chapitre de l’histoire du livre clandestin en France qu’écrit ici Anna Arzoumanov, qui, enjambant comme on le fait encore trop rarement la frontière entre xviie et xviiiesiècles, souligne de manière très suggestive la productivité en la matière du règne de Louis XIV.

10 Cette forme d’écriture satirique est-elle à l’origine de la lecture à clé qui s’impose à partir des xviiie et xixesiècles comme tentation majeure de l’érudition littéraire ? C’est cette question qu’explore A. Arzoumanov dans un dernier volet de son étude, consacré aux liens entre la curiosité de médisance et celle des philologues et historiens de la littérature. Quatre cas sont l’objet d’une minutieuse enquête (les Amours du grand Alcandre, les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de Perse, des éditions du Satiricon ainsi que des œuvres de Rabelais) qui montre que la porosité est grande entre les positions du satiriste et du philologue. Si l’ethos de celui qui produit la clé se présente de manière bien différente dans l’un ou l’autre cas, et que les lieux et formes de publication en sont bien distincts, le mouvement de construction du texte en source et document sur la vie d’une époque est comparable selon A. Arzoumanov, qui lance ici des pistes pour une analyse renouvelée des pratiques de la philologie.

11 Enrichie de la précieuse annexe d’un catalogue des livres à clé étudiés, ainsi que de deux index, dont un des « textes-sources des clés », l’enquête menée par Anna Arzoumanov manie autant la clarté que la précision, et fait la démonstration qu’un usage conjoint des outils de la linguistique et de la bibliographie matérielle permet d’obtenir une fermeté d’analyse qui ne sombre jamais dans l’écueil du jargon. Parmi ses nombreux apports, soulignons particulièrement que cette étude éclaire le fonctionnement du livre d’Ancien Régime, en mettant en lumière un pan peu connu de la librairie clandestine et en soulignant la manière dont libraires et éditeurs suscitent et alimentent des sous-marchés visant la conquête de publics de plus en plus diversifiés. Au passage, on mesure une fois de plus la limite de notre propre « ordre des discours et des livres » pour appréhender ces réalités passées : la fabrique des clés pose exemplairement la question de la répartition des rôles dans la construction du sens d’un livre, puisque si la présupposition d’un cryptage repose sur l’hypothèse d’une intentionnalité d’auteur, le véritable auteur du cryptage est bien celui qui en élabore le décodage, lecteurs ou bien souvent éditeurs en quête de succès. La question des clés ouvre, autrement dit, à de fortes questions à la fois théoriques et historiques : outre celles que charrie une approche de la réception renouvelée par son ancrage historique, c’est la manière dont la valeur littéraire s’est construite dans le refus de l’inscription circonstancielle des discours que ce travail invite à interroger. La question du signal, ou de l’indice, de l’écriture allusive et plus encore, de cette présence flottante, possible, mais non certaine, du renvoi référentiel, qui marque certains écrits, est encore une autre des stimulantes pistes de réflexion présentes dans le livre. Enfin, l’interpénétration entre discours galant et médisances satiriques, voire scandaleuses, que plusieurs des exemples étudiés mettent en évidence, invite aussi bien à une analyse précise des enjeux culturels et sociaux portés par ces situations de communication connivente, qu’à la revalorisation de la dimension politique présente au cœur de la culture galante.

12 Mathilde Bombart

Claude Mauger, Grammaire françoise / French Grammar, édition de Valérie Raby, Paris, Classiques Garnier, coll. « Descriptions et théories de la langue française » n° 1, 2014 (651 p., 15 x 22 cm).

13 Premier ouvrage de la collection « Descriptions et théories de la langue française » (série Grammaires françaises des xviie-xviiiesiècles), dirigée par Bernard Colombat et Jean-Marie Fournier, cette édition de la Grammaire françoise/French Grammar de Claude Mauger, due à Valérie Raby, est une incontestable réussite. L’édition donne à lire, dans le texte de la 13e édition de Londres, 1688, cet ouvrage complexe, œuvre d’un praticien expérimenté et qui a connu un grand succès de librairie, depuis sa première version publiée à Blois en 1651 : 21 éditions publiées en Angleterre entre 1653 et 1719, 5 en France entre 1689 et 1712, des éditions pirate et des plagiats, des adaptations des Dialogues à destination de publics flamand et allemand. Un manuel donc de grande diffusion, mais qui a suscité peu d’intérêt chez les historiens de la linguistique, à l’exception de la monographie que lui a consacrée Charles Bouton en 1972 et de quelques commentaires et articles, surtout dans une perspective de français langue étrangère. Cette édition critique, qui succède à l’édition électronique sans appareil critique du Grand Corpus des grammaires françaises, des remarques et des traités sur la langue (xvie-xviiesiècles), est donc fort bien venue et se recommande par la qualité de son introduction et de son annotation critique.

14 L’ouvrage comporte 651 pages, et se compose de : (i) une introduction (pp. 7-88), (ii) l’édition critique proprement dite de l’ouvrage de Mauger (pp. 89-609), (iii) une annexe décrivant les douze éditions antérieures à l’édition de 1688 (pp. 611-622), (iv) une bibliographie très complète (pp. 623-634), à la fois sur Mauger, sur la tradition de l’enseignement du français en Angleterre et sur les questions linguistiques faisant l’objet d’un traitement remarquable par Mauger, (v) un index (bilingue ou trilingue, français/anglais/latin) des termes métalinguistiques (pp. 635-639), (vi) la table des matières de l’édition critique suivie de la table de la Grammaire françoise/French Grammar de Mauger (pp. 641-651). Soit un ensemble très complet, qui propose une bonne contextualisation de l’ouvrage dans la tradition grammaticale du français langue étrangère en Angleterre, une circulation aisée dans celui-ci et une lecture fine et informée qui permet d’apprécier l’apport de la grammaire de Mauger à la tradition grammaticale, qui ne tient pas à des avancées théoriques mais plutôt à une adaptation pédagogique et à la perspective contrastive français/anglais.

15 La Grammaire françoise / French Grammar de Mauger est de fait un ouvrage complexe qui comprend (i) une grammaire française bilingue, (ii) The Grounds of the French tongue (métalangue : anglais), (iii) un ensemble bilingue de matériaux pédagogiques pour l’apprentissage : vocabulaire, « mots » et « phrases », dialogues ; (iv) le Tyrocinium Linguae Gallicae (métalangue : latin), (v) une Grammaire anglaise (métalangue : français), ajoutée au manuel en 1676. Cet « ensemble textuel composite et plurilingue, dont la structuration évolue au gré des éditions » (p. 7) est présenté avec une grande clarté par V. Raby dans son introduction, et elle suit, avec ténacité, le fil complexe des éditions successives, ce qui lui permet de tenir l’édition de 1688 comme le dernier état fiable du texte, corrigé de la main de Mauger, et d’exclure l’attribution à Mauger lui-même des remaniements de la « double grammaire » dite « Mauger-Festeau » (1690).

16 L’introduction à l’ouvrage est brillante et très bien informée. V. Raby examine d’abord la place de Mauger dans la tradition de l’enseignement du français en Angleterre au xviiesiècle, et comment il se démarque de ses concurrents, notamment par la place donnée au latin (le Tyrocinium) et par la modernisation de la tradition des dialogues pédagogiques. V. Raby s’intéresse particulièrement à la méthode pédagogique de Mauger, à sa position dans le long débat opposant règle et routine, et à son adaptation à des publics différents, grâce aux différentes sections du manuel, et aussi par le caractère peu technique de son métalangage et par l’utilisation de la manipulation et traduction de la langue-objet. V. Raby montre comment Mauger renouvelle la tradition des manuels bilingues en associant une partie théorique (une grammaire bilingue) à la partie pratique, et comment l’organisation de cette partie pratique en diverses sections, des listes lexicales aux expressions et fragments de dialogue jusqu’aux dialogues complets, constitue une organisation de l’apprentissage du lexique et de la conversation, répondant à un souci d’efficacité et aussi à une esthétique de la variété. Cet examen attentif de la partie pratique du manuel est un apport très sensible du travail de l’éditrice.

17 Autre intérêt de l’introduction, l’attention portée au jeu de relais des trois métalangues (français, anglais, latin), à la circulation métalinguistique constante entre ces langues et leurs grammaires, par la pratique de la comparaison et de la traduction, et l’alternance des positions énonciatives du maître face à son apprenant, position de « descripteur-inclus » du français (« nous le [nôtre A] prononçons comme vous prononcez le vôtre ») ou position externe, dans le Tyrocinium, surplombante face aux langues vulgaires (« Galli / Angli dicunt »). V. Raby fait bien valoir le rôle du latin comme langue grammaticale commune, « langue pivot » entre l’anglais et le français, permettant l’approche contrastive des deux langues.

18 L’introduction se concentre ensuite sur les analyses proposées par Mauger, dans l’ensemble de son ouvrage, de trois questions centrales pour la grammatisation du français et dont le traitement a beaucoup évolué au cours des xvie et xviiesiècles : la prononciation, l’article et les temps verbaux. L’analyse extrêmement précise de V. Raby, qui confronte Mauger à ses sources directes, notamment à Maupas (dont la grammaire, dans sa seconde édition de 1618, a été traduite en 1634 et diffusée en Angleterre), ainsi qu’aux analyses des French Grammars de ses contemporains (Holyband, Miège, Festeau), permet d’apprécier les choix de Mauger, aussi bien sa réelle connaissance des approches théoriques robustes de ses prédécesseurs (notamment Maupas pour l’article et les temps), que son savoir-faire pédagogique, qui l’amène à adapter ces savoirs à son public d’apprenants, et surtout sa perspective contrastive français/anglais qui lui permet, pour l’article et les temps, des traitements inventifs.

19 Quant à l’édition de l’ouvrage de Mauger, elle offre une belle annotation critique, qui a fait des choix, nécessaires au vu du volume de l’ouvrage ; ne sont ainsi annotées que les parties théoriques portant sur le français (langue-objet), la grammaire bilingue, The Grounds et le Tyrocinium ; l’annotation est très limitée pour la grammaire anglaise et les diverses sections pratiques ne sont pas annotées. Les notes sont précises et économiques et ne sont pas redondantes avec l’introduction ; elles confrontent le texte de Mauger avec ses sources (Estienne, Maupas, Oudin, Chiflet,…) ou les analyses d’époque, notamment celles des grammaires françaises à l’usage des anglais (Miège, Festeau) et renvoient à la bibliographie secondaire pour le traitement de telle ou telle catégorie ou problème. Les notes élucident également le métalangage (par exemple diphtongue/triphtongue, p. 122, phrase, p. 157) et permettent une circulation interne dans l’ouvrage entre les différentes sections et les différentes éditions. On remarquera particulièrement la très bonne annotation de la partie Prononciation, ainsi que l’annotation des parties du discours. Certes le lecteur, soucieux de comprendre précisément la pensée de Mauger, peut regretter ici ou là qu’une note ne vienne pas à son aide (par exemple concernant la prononciation des liquides dans C’est un bon prince, p. 101), ou ne commente pas tel ou tel fait qui attire son attention, comme la dénomination Langues vivantes (p. 179), propre à Mauger (parmi les grammairiens), qui est sans doute un signe de l’influence de Vaugelas. Mais le lecteur aurait mauvaise grâce à ce genre de critiques, d’autant que l’introduction est très copieuse et anticipe sur de nombreux commentaires possibles.

20 On soulignera donc le grand intérêt de cette édition pour l’histoire de la grammaire du français, et notamment du français langue étrangère. Cet ouvrage, dont on a déjà souligné la complexité, n’était pas disponible sous format papier, et restait d’un accès difficile. L’édition de Valérie Raby nous le donne à lire dans un format très agréable et soigné, et avec un appareil critique de grande qualité. Une dernière raison de s’intéresser à cet ouvrage tient aux Dialogues, qui constituent un remarquable corpus d’exemples, qui méritent d’être exploités en histoire de la langue, par exemple pour le partitif (Où y a-t-il de bon vin ? c’est du vin extraordinaire, pp. 415-416) ou l’emploi contrastif du passé simple et du passé composé, remarqué par V. Raby (Où fûtes-vous hier ? Où avez-vous été ce matin ? pp. 356-357). Ces Dialogues, notamment la seconde partie destinée à « ceux qui sont dêja Avancez en la Langue Françoise », du fait de la diversité des sujets abordés (tourisme, hôtellerie, astronomie, botanique, gouvernement des abeilles et du royaume…) sont également une mine pour l’histoire des mentalités. À tous ces titres, et pas seulement au titre de l’histoire de la linguistique, on ne saurait trop recommander la lecture de cet ouvrage passionnant et de grande qualité éditoriale.

21 Nathalie Fournier

Antoine Le Métel d’Ouville, Théâtre complet, t. I : L’esprit follet, Les fausses vérités et Jodelet astrologue, éd. de Monica Pavesio, Paris, Classiques Garnier, 2013 (544 p., 15 x 22 cm), t. II : Les trahisons d’Arbiran, L’absent chez soi et Les soupçons sur les apparences, éd. d’Anne Teulade, Paris, Classiques Garnier, 2014 (508 p.) (Bibliothèque du théâtre français, 13 et 14).

22 Alors que les théâtres de Rotrou, Mairet, Hardy et Mareschal sont en cours de publication et ceux de Baro et Du Ryer en préparation, voici que commence à paraître le Théâtre complet de d’Ouville avec ces deux premiers volumes. Dans le tome I, Monica Pavesio édite les trois comédies à l’espagnole inspirées de Calderon : L’esprit follet (1642), Les fausses vérités (1643) et Jodelet astrologue (1646). Dans le tome II, Anne Teulade présente trois œuvres inspirées de Lope de Vega : une tragi-comédie, Les trahisons d’Arbiran (1638) ; une comédie à l’espagnole, L’absent de chez soi (1643) et une héroïco-comédie, Les soupçons sur les apparences (1650). Un troisième tome est annoncé, qui réunira les pièces restantes : La dame suivante, La coiffeuse à la mode, Aimer sans savoir et Les morts vivants.

23 Dans l’introduction générale, Monica Pavesio livre les rares éléments que l’on connaisse sur la vie et la carrière du frère de Boisrobert, Antoine Le Métel, sieur d’Ouville, conteur et dramaturge qui a séjourné longuement en Espagne (1615-1622) et en Italie (1622-1636). Dans les notices relatives aux trois comédies, elle montre que d’Ouville s’est inspiré de comedias de Calderon publiées dans des éditions collectives parues à Valence ou à Saragosse, mais aussi de scénarios italiens de commedia dont il a eu connaissance en Italie. Monica Pavesio décrit le travail de réduction et de remaniement auquel s’est livré d’Ouville pour adapter les comedias caldéroniennes à la scène et à la culture françaises. L’étude génétique est précise, rigoureuse et convaincante. On s’attend à ce que les trois comédies soient ensuite replacées dans l’histoire du genre comique en général et de la comédie à l’espagnole en particulier. Or, il n’en est rien. Le lecteur devra se contenter des deux pages de l’introduction générale consacrées à la mode de la comédie à l’espagnole et de quelques renvois à des ouvrages critiques désuets. Le Jodelet astrologue de d’Ouville n’est même pas comparé aux autres comédies contemporaines prenant pour héros ce personnage devenu typologique. Le comédien intéresse d’ailleurs si peu l’éditrice qu’elle ne se pose pas la question de savoir si les modes de jeu du célèbre farceur ont infléchi l’adaptation de la comedia caldéronienne effectuée par d’Ouville. Il y a là un défaut de contextualisation qui est passablement gênant.

24 Mais il en est un autre, plus gênant encore. Monica Pavesio ne se soucie pas davantage de l’actualisation scénique des trois comédies à l’espagnole de d’Ouville. Et pourtant ces œuvres, dans la mesure même où elles procèdent de comedias conçues pour la scène du corral et où elles reproduisent de surcroît le système didascalique de leurs sources, présentent des caractéristiques qui les rendaient difficiles à mettre en espace sur les scènes parisiennes des années 1640 où les usages scénographiques étaient, comme on le sait, extrêmement différents de ceux qu’on observait en Espagne. Les scènes les plus délicates à traiter furent sans doute celles où la situation exige, comme dans L’esprit follet ou Les fausses vérités, qu’un des protagonistes passe promptement d’une chambre à une autre par une issue dérobée ou qu’un personnage, voire deux, soit caché par un autre dans un cabinet situé au fond de la chambre où se déroule l’action, s’y exprime pendant la suite de la scène et prenne enfin la fuite vers l’extérieur le moment venu, le tout dans des conditions telles que le spectateur puisse voir et entendre convenablement toute la séquence. Ces scènes étaient encore plus difficiles à traiter quand elles se déroulent la nuit et à la lumière de plusieurs éclairages artificiels concurrents. De telles scènes ont dû obliger les décorateurs parisiens à élaborer des solutions inédites et, en particulier, à concevoir des compartiments structurellement plus complexes que ceux des années 1630. Les dispositions exigées par de telles comédies contrecarraient ainsi l’évolution de la scénographie parisienne vers le décor unique exigé par le théâtre régulier, déjà bien entamée au début des années 1640, et retardaient d’autant l’abandon du décor multiple. On aurait aimé que Monica Pavesio soulevât au moins quelques-unes de ces questions. Elle se contente de renvoyer à une page de Jacques Scherer sur la tapisserie qui, dans l’état actuel de nos connaissances, est complètement obsolète.

25 Les carences de cette édition ne sauraient toutefois masquer une évidence : ces trois comédies à l’espagnole de d’Ouville sont d’un grand intérêt dramaturgique. Les deux premières, L’esprit follet et Les fausses vérités, proposent des variations sur l’ambigüité des apparences souvent brillantes et surtout des situations d’une complexité rarement atteinte sur la scène française du xviiesiècle.

26 Le deuxième tome de ce Théâtre complet est beaucoup mieux conçu que le premier : le travail d’édition accompli par Anne Teulade mérite tous les éloges. Elle présente d’abord une curieuse tragi-comédie, Les trahisons d’Arbiran, inspirée de deux comedias de Lope de Vega. Grâce à un tableau comparatif (procédé qui sera employé aussi pour les deux autres pièces), elle montre que d’Ouville ne s’est pas contenté de réduire la matière espagnole, mais l’a remaniée en approfondissant les passions mises en œuvre et surtout en recentrant l’ensemble sur une figure de traître, institué seul meneur de jeu. Anne Teulade souligne aussi l’intérêt présenté par le prologue de la pièce dans lequel d’Ouville reprend avec un bel aplomb certaines des thèses soutenues à la fin des années 1620 par les partisans de l’irrégularité, tels Ogier ou Mareschal. Le fait est d’autant plus remarquable que la tragi-comédie paraît en mai 1638, soit quelques mois seulement après la fin de la querelle du Cid. L’éditrice ne manque pas enfin de situer, avec précision et finesse, l’œuvre de d’Ouville dans le champ tragi-comique de l’époque tout en établissant les rapports ambigus que la pièce entretient avec certaines tragédies ou comédies contemporaines.

27 La deuxième pièce, L’absent de chez soi, est une comédie à l’espagnole fort originale. Comme le montre Anne Teulade, cette œuvre tient de la comedia de Lope adaptée une intrigue extrêmement instable où les passions semblent en perpétuelle mutation et surtout un personnage de galan peu scrupuleux que le dramaturge français a transformé en un bel inconstant, léger et insouciant, cynique, mais point trop. Il flotte sur cette pièce un léger parfum de comédie cornélienne qui lui donne un charme certain.

28 La troisième pièce, Les soupçons sur les apparences, est plus problématique. Elle se voudrait une « héroïco-comédie ». Or, elle paraît, sans nom d’auteur, en juillet 1650, soit quelques semaines après Don Sanche d’Aragon. L’intention de se placer dans le sillage du nouveau genre fondé par Pierre Corneille est donc évidente. Mais autant la comédie héroïque cornélienne bénéficiait d’une solide assise théorique, autant l’héroïco-comédie de d’Ouville en est dénuée : aucun texte liminaire ne vient éclairer l’option générique du dramaturge. Or, la spécificité générique d’une telle pièce n’apparaît pas évidente à la lecture. L’œuvre ne diffère pas sensiblement d’une comédie à l’espagnole, même si, comme le montre Anne Teulade, elle penche davantage vers le tragi-comique que L’esprit follet ou Les fausses vérités et semble parfois tentée de parodier l’héroïsme cornélien. On formulera une hypothèse : cette curieuse appellation générique pourrait avoir été choisie non par le dramaturge, mais par le libraire, Toussaint Quinet, désireux d’exploiter le succès remporté par Don Sanche d’Aragon.

29 Les deux premiers tomes de ce Théâtre complet prouvent en tout cas que d’Ouville possède un indéniable savoir-faire dramaturgique et un rare talent d’adaptateur.

30 Pierre Pasquier

Sylvaine Guyot, Racine et le corps tragique, Paris, Puf, coll. « Les Littéraires », 2014 (291 p., 20 x 13,5 cm).

31 Dans son livre, Sylvaine Guyot nous propose de suivre une enquête aussi ample que méticuleuse autour du « corps » dans le théâtre racinien. Il s’agit d’une notion complexe et profondément enracinée dans son époque, dont elle représente « le point focal où convergent politique et politesse, théologie et galanterie, rhétorique et anthropologie morale » (p. 24). Mme Guyot a choisi de consacrer chacun des chapitres à l’étude d’une situation du corps, analysée dans ses multiples implications, artistiques, éthiques, politiques et esthétiques.

32 L’introduction du volume vise à ancrer l’ouvrage dans le sillon de la critique racinienne contemporaine : si, en effet, le siècle dernier sonda notamment le « classicisme verbal » de l’auteur, conçu comme la source principale du tragique racinien, les études récentes sont en train de réévaluer l’importance du corps, des gestes et des affects en tant que remarquables outils herméneutiques. L’habitude de lire les textes théâtraux risque en effet de faire oublier que le théâtre est avant tout un « art du corps », exploitant aussi bien la personne physique de l’acteur que celle du spectateur dans le circuit de production des émotions. Redécouvrir cela – se rappeler, en somme, que le corps racinien apparaît d’abord sur la scène avant que sur la page –, a le mérite de permettre une interprétation plus pertinente des pièces raciniennes, car il oblige à tenir compte des transformations du théâtre français de la seconde moitié du xviiesiècle : à cette époque-là, une conception uniquement textuelle du théâtre se desserre et le corps sur la scène devient de plus en plus important en tant que « dispositif pathétique ».

33 Dans le premier chapitre sont analysées ces marques physionomiques qui, s’échappant du corps involontairement, deviennent aux yeux du spectateur des indices révélateurs d’un trouble intérieur. Le visage étant certainement le lieu où ces signes se manifestent le mieux, il devient alors possible de dégager une sorte d’alphabet des visages raciniens qui n’est pas sans liens avec les études de Le Brun autour de la restitution picturale des passions. Cependant, en dépit d’une herméneutique racinienne qui a souvent privilégié le visage comme le lieu principal de l’expression du tragique, Mme Guyot nous montre que tout le corps peut devenir un instrument formidable de séduction. Le théâtre aussi se conforme en effet à l’évolution de l’art et de l’esthétique galante de la seconde moitié du xviiesiècle, au moment où la querelle du coloris avait réussi à dépouiller la séduction de son acception péjorative. Il existe, donc, une rhétorique du corps tragique, mais elle est loin d’être dépourvue d’ambiguïté : au contraire, elle se fonde sur un jeu continuel entre dire et omettre, expliciter et faire deviner, ce qui confère à l’art dramatique un haut pouvoir de charme. Ainsi, « suspendu aux affects et aux préventions de ses interprètes, le corps tragique se conçoit dans l’écart, comblé ou creusé, entre ce qu’il signifie et ce que chacun y lit » (p. 48).

34 Le deuxième chapitre est consacré à la révision de l’idée que le corps racinien est inévitablement partagé entre une « sauvagerie passionnelle » et une « délicatesse merveilleuse ». Le partage est en fait moins net, car la tragédie racinienne s’appuie justement sur une relation étroite et paradoxale entre la perception d’émotions et de sentiments déréglés d’un côté et, de l’autre, la raison essayant de les soumettre à l’analyse : la lucidité par laquelle Phèdre procède à l’introspection psychologique peut en témoigner parfaitement. Le corps tragique racinien est le foyer, en somme, d’une redéfinition du rapport sentiment/raison et cela se fait par l’élaboration et l’expression de sentiments ambivalents comme la dureté et la pitié, l’incertitude et la fermeté, la pitié et la condamnation ; le corps tragique porte visiblement sur soi les plaies causées par ces antinomies, se présentant simultanément comme corps sensible et comme corps emprunt de dignité. En outre, comme le théâtre racinien se développe au moment où le modèle social de la galanterie rencontre le modèle chrétien de la charité, « le corps sensible participe à l’établissement d’un espace commun, s’affirmant comme le lieu où se négocient la place de chacun, la relation à l’autre et les formes du collectif » (p. 105). En ce sens, un théâtre apparemment si focalisé sur l’individu n’est pas sans implications politiques profondes, suscitées paradoxalement par des signes corporels innocents : par exemple, reines et empereurs pleurent, contribuant dès lors à engendrer un « pathétique politique » qui finit par rendre les souverains inévitablement moins distants et froids aux yeux du peuple. Il existe, donc, une correspondance entre les affects individuels et leur résonance sur le corps civique que les pièces raciniennes ne cessent d’interroger, de même que dans le second xviiesiècle, le rapport entre émotions interprétées et sentiments de l’acteur commence à se redéfinir au nom d’une implication plus authentique. Le public également découvre une nouvelle fonction cathartique du théâtre, qui ne vise pas « tant [à] la condamnation morale des passions négatives qu’[à] la promotion d’une certaine faculté de sentir, sans débordement ni présomption, qui prend alors les noms de tendresse, bon goût ou sentiment particulier » (p. 132).

35 Dans le troisième chapitre, l’auteure étudie le corps tragique racinien au croisement de la politique, de la société et de l’individu. Trois autres corps principaux sont, en effet, en coprésence avec le corps racinien : d’abord celui monarchique, dont la dualité entre chair et mystique a déjà été montrée par Kantorowicz, et duquel Racine exploite une troisième dimension, celle du portrait (Marin), confié verbalement à des personnages avant que le roi n’entre en scène. Le deuxième est le corps familial, où tout corps individuel se voit être reconduit par les chaînes contraignantes de l’hérédité. Le troisième corps enfin est celui sacrifié, qui, paradoxalement, ne peut se réapproprier son propre être que par un geste extrême (choisi ou subi) de suppression de soi. Le tragique racinien, en effet, ne cesse de montrer « la difficile émergence du sujet dans un corps à la fois traversé par l’histoire et saisi par la singularité » (p. 167).

36 Le dernier chapitre vise à montrer toute la complexité du théâtre racinien en tant que « laboratoire des émotions tragiques » (p. 189). Ses pièces présentent en effet un ensemble complexe de dichotomies qui réagissent entre elles : matière et symbole, corps de chair et corps linguistique (les deux également éloquents, que l’on songe au récit de Théramène). Le tragique racinien se nourrit aussi d’un jeu continuel entre identification empathique et distance réflexive mettant à l’épreuve le spectateur. Également, la dichotomie unité/pluralité met en corrélation la diversité du public de l’époque, hétérogène aussi bien dans sa composition que dans ses degrés différents de reconnaissance empathique, avec l’identité du personnage dont les spectateurs partagent les émotions.

37 L’épilogue du livre, tout en réaffirmant le caractère polyédrique du corps tragique racinien, ne renonce pas à interpréter globalement celui-ci comme un élément perturbant de l’œuvre du dramaturge : une sorte de centre prospectif vers lequel convergent les multiples enjeux que toute tragédie met en place et qui constituent les précieux ingrédients de cette « alchimie du tragique » étudiée auparavant par S. Guyot dans un autre ouvrage remarquable.

38 Luca Barbieri

Patrick Dandrey, La Guerre comique. Molière et la querelle de L’École des femmes, Paris, Hermann, 2014 (415 p., 15,8 x 24 cm).

39 Sous un titre repris d’un des derniers protagonistes de la querelle (Philippe Lacroix, ici tiré de son obscurité) − l’expression de « querelle de l’École de femmes » n’apparaît qu’à la fin du xixesiècle −, voici le sixième livre que Patrick Dandrey consacre à Molière, cette fois pour un épisode ponctuel ; l’apport n’en est pas d’abord d’ordre documentaire, même si les notices anciennes du Dictionnaire des journalistes d’Ancien Régime (Voltaire Foundation, 1999) s’y trouvent étoffées, mais critique, au sens le plus noble du terme.

40 On sait ce que, jusqu’à notre temps, le dynamisme de la vie littéraire doit aux polémiques et aux querelles. Pour le xviiesiècle, deux livraisons de Littératures classiques (le n° 59 en 2006, et le n° 81 en 2013), dotées de riches bibliographies, ont exploré ce territoire, ouvert jadis par l’ouvrage de l’abbé Irailh, Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la République des Lettres (1761).

41 Le 26 décembre 1662 a lieu la première querelle de L’École des femmes ; en mars 1664, Lacroix clôt cette polémique ; le pamphlet de Le Boulanger de Chalussay, Élomire hypocondre ou les médecins vengés n’en sera qu’un tardif prolongement. Entre ces dates, une douzaine de textes, chroniques, comédies ou poèmes mettent en rivalité auteurs, troupes (Marais, Hôtel de Bourgogne, Théâtre du petit Bourbon), acteurs, éditeurs même. Le Panégyrique de l’École des femmes, de Charles Robinet, « apothéose de la querelle » (septembre 1663) ouvre le versant descendant de la querelle. Dans la cascade de créations s’invente la comédie de coulisses et s’affrontent journalistes, écrivains, dramaturges, « querelleux » dont le profil est dessiné au chapitre III. Quatre cents pages donc pour épouser les épisodes successifs, quatorze chapitres qui, comme autant d’eaux-fortes, lèvent les masques, restituent aux textes le relief qui fut le leur dans l’intrication de formes diverses qui brouillent la chronologie linéaire par tout « un jeu d’anticipations et de retards ». Hystérie polémique où l’anonymat intervient de manière subtile et rusée. Les enjeux personnels existent, rivalités, ambitions, susceptibilités, mais comptent moins que les enjeux esthétiques : question des clefs autour du personnage de Lysidas ; modalités et formes de la polémique ; image récurrente du miroir qui vient rappeler au cœur du débat que la notion de spécularité structure la conscience classique (voir Lucie Desjardins, De la permanence, Hermann, 2013). La lecture du Remerciement au Roi est par exemple un modèle, non plus envisagé comme poème encomiastique, mais pièce de poétique et témoignage de virtuosité, participant du contexte des théâtralités, « comédie en miniature de la Muse à la cour » (voir le chapitre X, intitulé « Un remerciement spectaculaire »). C’est dire que cette minutieuse généalogie illustre la possibilité d’une analyse génétique sans manuscrit selon le modèle qu’avait tenté de définir un séminaire de Patrick Dandrey (paru aux Presses de l’université de Laval, sous le titre Génétique matérielle, génétique virtuelle, en 2009).

42 Si les clins d’œil à la modernité (journaux à scandale, tabloïdes) actualisent cette polémique, l’intérêt du livre réside ailleurs : dans le ton de la démonstration, dans la manière d’exploiter une érudition sans faille que les notes confortent, accueillantes à l’occasion aux divergences avec d’autres moliéristes, dans l’invention chez Molière d’un rythme nouveau appelé à s’épanouir dans le proche Misanthrope. Livre de bonne foi, non privé de la prudence critique (voir notamment le Chapitre VII, « Points obscurs »), qui se marque à l’emploi fréquent du conditionnel, qui assume sa part d’hypothèses, grammatici (aut molieristi) certabunt. Détours et retours, non sans redondances parfois, miment le déroulement même de cette guerre comique qui ne cesse de rebrasser les mêmes motifs, les qualifiant, les nommant et leur imposant un sens. De chapitre en chapitre, une sorte de mouvement ascensionnel anime la prose critique, qui se teinte d’allégresse et d’élan lyrique, nourrie d’homéotéleutes (« archétype et prototype », « prémisses et prémices »), de rythmes ternaires (« sous forme dramatique, disputative et dynamique »), d’échos phoniques, péan à la gloire de Molière où se rejoue la scansion même de la polémique.

43 Reste l’énigme de la couverture qui affiche les Ménines (1656) de Vélasquez : que viennent-elles faire en cette galère ? C’est que L’Impromptu de Versailles ferait écho à cet Impromptu de Madrid, mise en scène de soi, représentation de l’acte de peindre et du pouvoir de l’art. Les analyses de la toile de John Moffitt, Hubert Damish ou Daniel Arasse, de cette « theology of painting » (Luca Giordano) viennent conforter la lecture de la guerre comique, « théologie de l’art(isanat) dramatique » : « La représentation de l’art vu depuis les coulisses matérielles et techniques de sa réalisation en diffuse et en exalte la dimension intellectuelle, celle d’une cosa mentale. » N’est-ce pas là également emprunter les voies ouvertes par George Steiner sur la portée métaphysique des arts (musique, peinture, littérature), sur la quête du sens et « le caractère infini du sémantique » (Réelles présences, 1989) ? La guerre comique signe l’avènement de l’esthétique dramatique.

44 Cette « tentative herméneutique » qui célèbre dans les textes de Molière les noces de l’invention, de l’art de l’allusion et de la valeur littéraire, tient peut-être du roman érudit ou de la fable, mais combien attachants et séduisants, comme annoncés par les formules de George Steiner qui qualifie l’acte d’interprétation de « récit d’expérience formelle » et de « fable de la compréhension ». Le foisonnement de textes, durables ou éphémères, qui jalonnent la querelle est arraché avec brio à l’actualité superficielle de l’anecdotique, à la collection d’épisodes, au positivisme desséchant au profit d’une lecture globale qui les projette sur le plan de l’invention dramatique, d’une comédie aux cent actes divers dont la scène est le public parisien alors conforté dans son statut de juge de dernière instance, et les bénéficiaires Molière et son œuvre. Superbe plaidoyer pour la critique et solide panégyrique de Molière qui demeure le maître d’œuvre de cette vie scénique et d’une stratégie qui ne fut pas sans prouesse.

45 Bernard Beugnot

Charles Sorel, L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques. Seconde édition du Berger extravagant revue et augmentée par l’auteur, texte édité, présenté et annoté par Anne-Élisabeth Spica, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques » n° 115, 2014 (1536 p., 2 vol., 15 x 22 cm).

46 L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis, paru pour la première fois chez Toussaint du Bray en 1633-1634, est la seconde édition du Berger extravagant, vaste roman publié par Charles Sorel chez le même libraire quelques années auparavant (1627-1628). Si la première version de l’œuvre avait été reproduite en fac-similé par Hervé D. Béchade chez Slatkine Reprints en 1972, sans toutefois d’annotation critique, L’Anti-Roman n’avait fait l’objet d’aucune réédition depuis sa première parution. Outre cette lacune dans l’histoire de l’édition critique qui rendait la consultation de l’ouvrage difficile, plusieurs éléments appelaient le long travail entrepris par Anne-Élisabeth Spica : tout d’abord, l’attention croissante accordée par la critique depuis une dizaine d’années à l’œuvre protéiforme de cet auteur polygraphe, sous l’impulsion de chercheurs italiens et canadiens qui s’y étaient intéressés dès les années 1970, comme en témoigne l’ample bibliographie insérée à la fin du second volume de cette édition (pp. 1181-1267) ; on peut ajouter la difficulté rencontrée par le lecteur d’aujourd’hui à déchiffrer sans l’aide d’un apparat critique érudit un roman formulant une critique contre le roman. Si la cible explicite de cette histoire comique est le roman pastoral, comme l’indique son titre initial, l’œuvre vise plus généralement le genre romanesque dans son ensemble, dont Sorel lie les origines à la poésie fabuleuse de l’Antiquité afin de mieux le discréditer en lui attribuant une longue filiation de mensonges et d’invraisemblances. C’est dire si les références convoquées par l’auteur au fil des quatorze livres du roman sont vastes et puisent aussi bien dans des sources anciennes que modernes ; mais les enjeux de la parodie, qui engagent un jeu de déchiffrement de la part du lecteur, exigent bien souvent que ces intertextes restent implicites et couverts d’un voile que les remarques accompagnant chacun de ces livres ne viennent que rarement lever. C’est donc avec beaucoup de patience et d’érudition qu’Anne-Élisabeth Spica a mené ce travail d’identification des sources, qui lui permet de fournir à la critique des références parfois négligées – on pense par exemple à l’intertexte de Giordano Bruno perceptible dans « Le Banquet des dieux », récit inséré au livre III, qui nous invite à relire sous un jour inédit les liens entre Sorel et la pensée libertine. Cette entreprise presque infinie explique que cette édition critique parue à la fin de l’année 2014 soit le fruit d’un travail de très longue haleine, comme le souligne l’éditrice elle-même au seuil de l’ouvrage dans une épigraphe. Deux écueils menaçaient la pertinence de cette démarche annotatrice : d’une part, l’obscurité totale de certaines références conduisant A.-É. Spica à exposer ses lacunes et hypothèses avec humilité et prudence, la quête d’une fusion entre l’érudition encyclopédique de Sorel et les connaissances de ses lecteurs modernes apparaissant impossible ; d’autre part, la vanité de cette démarche elle-même, dans la mesure où l’auteur fournit d’ores et déjà le commentaire de son propre récit. À ce titre, un commentaire exhaustif du premier commentaire aurait suscité une mise en abyme aussi vertigineuse que stérile et aurait transformé cette édition critique en un travail d’érudition pédante que Sorel lui-même aurait désavoué.

47 Lors de sa première édition, le sous-titre du Berger extravagant était Où parmy des fantaisies amoureuses, on void les impertinences des Romans et de la Poesie. Aussi « l’anti-roman » s’inscrit-il en premier lieu dans un contexte de polémique littéraire : face à l’essor de l’imprimerie et à la diffusion grandissante des romans, mutations génératrices de fantasmes, Sorel s’inscrit dans le sillage de Cervantes et de son Don Quichotte en narrant l’histoire d’un jeune bourgeois atteint de « mélancolie livresque » : son imagination a été troublée par les invraisemblances sentimentales des romans pastoraux. Dans le paratexte accompagnant l’ouvrage, l’auteur, sous le nom d’emprunt de Jean de la Lande, revendique la charge virtuelle de « censeur des romans » ; mais ce qui le distingue des autres contempteurs du genre, c’est qu’il formule ses attaques en termes esthétiques et non moraux ou théologiques. Toutefois, l’enjeu du Berger extravagant dépasse ce premier ancrage dans les querelles littéraires du temps : comme le souligne Anne-Élisabeth Spica en citant l’exemple moderne des Faux-Monnayeurs et du Journal des Faux-Monnayeurs de Gide, l’œuvre de Sorel contient en germe un mode d’auto-engendrement spéculaire, le récit nourrissant son propre commentaire métanarratif, le roman en acte et la théorie du roman étant pour la première fois liés de manière aussi étroite. Le choix de retenir la seconde édition de 1633-1634 se justifie ainsi pleinement : outre le fait que le texte comporte des modifications et corrections non négligeables, chaque livre de L’Anti-Roman est suivi des remarques qui l’accompagnent, preuve de leur essentielle imbrication, là où, dans Le Berger extravagant, les livres de remarques étaient reportés en fin de dernier volume. A.-É. Spica adopte un système de présentation tout à fait judicieux en signalant chaque passage ayant fait l’objet d’un commentaire auctorial par un astérisque ; les variantes entre les deux principales éditions, mais aussi entre les autres éditions du xviiesiècle décrites dans la bibliographie, tout comme les modifications et les ajouts, sont très précisément indiquées en bas de page par un système de siglaison ou dans le corps du texte par des doubles barres verticales. Cette édition comprend également, en fin de second volume, un glossaire, un index personarum et titulorum, une table des illustrations, ainsi qu’une table des matières.

48 Justification du choix de l’édition et indication des variantes sont soigneusement commentées dans la longue introduction générale de l’ouvrage (130 p.), qui rappelle également brièvement la place de cet « anti-roman » dans l’histoire du genre au xviiesiècle et dans la biographie de Sorel ; ces développements liminaires nous fournissent aussi un très utile résumé de l’intrigue et retracent l’histoire de la réception critique et de la postérité de l’œuvre. Cette introduction contient par ailleurs une longue section consacrée au « travail du texte » (pp. XCIII-CXXXVI), qui témoigne de la richesse des outils linguistiques utilisés par Anne-Élisabeth Spica et qui ne semble en aucun cas être insérée de manière artificielle dans la mesure où elle apporte un éclairage précieux sur la conception que Sorel se fait de la langue du roman, dont les variantes nous permettent par ailleurs de suivre les évolutions entre 1627 et 1634 : la catégorie « nouvelle » de l’histoire comique suppose une écriture elle aussi nouvelle, claire et « naïve », apte à rendre la polyphonie des voix que l’on peut entendre dans « le monde comme il va » (pp. CXXVIII). Le refus de moderniser la graphie ou la ponctuation, de même que le nombre aussi restreint que possible d’interventions au niveau du texte originel s’imposent ainsi logiquement dans la mesure où ces choix offrent au lecteur d’aujourd’hui la possibilité de prendre la pleine mesure de cette conception de la langue.

49 Aussi, après la réédition récente de Polyandre chez Klincksieck (2010) et le long travail éditorial entrepris autour de La Bibliothèque française, qui vient de paraître chez Honoré Champion en janvier 2015, cette édition de L’Anti-Roman apparaît-elle tout à fait essentielle : Sorel conçoit l’œuvre, non comme la négation totale du genre, mais comme sa refondation légitime sous les traits d’un « nouveau roman », catégorie pensée en fonction du grand modèle de l’Histoire et définie, sous l’influence de Lucien, comme une « histoire véritable ». Le rapprochement de ce texte avec les œuvres de classement de Sorel (La Bibliothèque française et De la connaissance des bons livres) montre que cet « étrange monstre » (p. XI), qui contient des éloges répétés de L’Astrée, n’est qu’en apparence une œuvre paradoxale : en faisant la promotion du vraisemblable, L’Anti-Roman lie de manière inédite théorie et fiction, mais aussi écriture romanesque et réception critique du genre.

50 Françoise Poulet

Geraldine Sheridan, Viviane Prest (dir.), Les Huguenots éducateurs dans l’espace européen à l’époque moderne, Paris, Honoré Champion, coll. « Vie des huguenots », 2011, (565 p., 15,5 x 23,5 cm).

51 Geraldine Sheridan et Viviane Prest proposent de reconstituer et d’analyser les caractéristiques des personnels enseignants œuvrant en situation de clandestinité, entre les xvie et xviiie siècles, en Europe, pour faire face à la demande sociale d’éducation. Pour cela, elles rassemblent dans ce beau volume seize contributions précédées d’une introduction les mettant en perspective. L’ouvrage se compose de cinq parties d’inégale ampleur, sur « l’éducation protestante en France avant la Révocation », « Les institutions politiques scolaires au Refuge », « Précepteurs et pédagogues », « Rayonnement, l’enjeu des langues », « Jeux de pouvoirs, jeux d’influences ». Deux difficultés majeures surviennent dès que ce thème est posé : d’une part, l’impossibilité de recourir à des sources sérielles et l’obligation de retenir une documentation plus qualitative, souvent inédite (en particulier, des actes de consistoires, des correspondances, des « manuels scolaires » et autres supports pédagogiques) ; d’autre part, la pluralité des termes, aux contours flous, employés pour désigner ces hommes (maître d’école, tuteur, précepteur, gouverneur, régent).

52 L’importance de la transmission des connaissances est rappelée en référence certes aux obligations religieuses (le sola scriptura) et à l’obligation d’instruction de la jeunesse formulée par Calvin. Même si les contenus d’enseignement se consacrent à la lecture, l’écriture, le calcul et l’apprentissage du chant des psaumes, savoirs, savoir-faire et savoir-être constituent trois piliers majeurs pour l’action des éducateurs. De fait, la plupart des historiens mis à contribution dans ce livre notent le faible taux d’analphabétisme parmi les communautés huguenotes en Europe. Le cas échéant, les élèves (à l’exclusion des enfants trop jeunes pour lesquels les protestants tentent de limiter le travail) sont formés à un métier. Le consistoire surveille bien entendu l’assiduité des écoliers, et fait éventuellement des remontrances aux parents en cas de défaillance.

53 Ensuite, les chercheurs apportent de nouveaux éléments permettant de mieux cerner le profil de ces Huguenots éducateurs. Ils sont progressivement contrôlés pour attester de leurs compétences (en lien avec la diversification des matières enseignées), et de leur moralité (afin de lutter contre les scandales causés en dehors et même à l’école par les maîtres d’école, du fait des injures proférées ou de leur ivrognerie). De fait, malgré ces écarts, régents et maîtres d’école connaissent, reprennent à leur compte et diffusent des idées réformatrices, souvent inspirées par les écrits de grands pédagogues : ils tiennent ainsi de plus en plus compte de la personnalité de leurs élèves pour les accompagner dans les apprentissages. Se lit l’influence des réflexions de John Locke (1632-1704), Pierre Bayle (1647-1706), Jean‑Pierre de Crousaz (1663‑1750), Johann Bernhard (1724-1790), Joachim Heinrich Campe (1746-1818), Pierre Villaume (1746‑1825) et Frédéric Guillaume Hauchecorne (1753-1825).

54 Au fil des contributions, les auteurs posent quelques questions dont les réponses font référence à des questionnements très contemporains. Le premier questionnement porte sur l’intégration culturelle par le biais de l’école : assimilation ou intégration ? Au cœur de quelles stratégies se trouve placé l’enseignement des langues ? La seconde interrogation revient sur l’étude des sanctions et des punitions corporelles : quelles places avaient-elles réellement dans les structures éducatives du Refuge huguenot du xvie au xviiie siècle ? Le troisième champ de recherches à peine esquissé dans cet ouvrage collectif envisage l’éducation au féminin en considérant la place des éducatrices, sachant que les femmes ont certes une place minoritaire dans les consistoires, mais qu’elles exercent tout de même les fonctions de maîtresses de pension et d’éducatrices d’enfants royaux. Le quatrième axe de recherches met en évidence les modalités de recrutement des éducateurs, le traitement assuré par les consistoires (qui se chargent aussi des réparations, de l’entretien, de la rénovation des lieux et du chauffage des maisons d’école). Beaucoup sont obligés de rechercher un complément de revenus, comme leurs homologues catholiques du reste. Et le cinquième donne à voir des conflits autour de la direction des établissements scolaires.

55 Au final, cet ouvrage reste d’actualité quatre ans après sa publication. Car il garde toute sa spécificité dans un concert de parutions consacrées à l’éducation protestante comme en témoigne le récent ouvrage d’Yves Krumenacker et Boris Noguès pour la France moderne. Mais à la différence de ce dernier livre, Geraldine Sheridan et Viviane Prest portent à notre connaissance les riches historiographies anglaise et allemande, afin de poser les premiers jalons d’une approche du thème à l’échelle européenne, tout en ménageant d’importantes nuances géographiques.

56 Véronique Castagnet

Jean-Jacques Olier, Correspondance. Nouvelle édition des lettres suivies de textes spirituels donnés comme lettres dans les éditions antérieures, par Gilles Chaillot, Irénée Noye et Bernard Pitaud, Paris, Honoré Champion, coll. « Mystica » n° 3, 2014 (984 p., 24 x 16 cm).

57 Il est heureux que l’abondante et passionnante production écrite de Jean-Jacques Olier continue d’intéresser les chercheurs. Après les publications de différents textes inédits par Mariel Mazzocco, voici maintenant une édition particulièrement soignée de la correspondance du fondateur de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice, due aux trois savants sulpiciens qui sont certainement les meilleurs connaisseurs actuels d’Olier : Gilles Chaillot, Irénée Noye et Bernard Pitaud. L’on savait que cette entreprise éditoriale était en cours depuis longtemps : aujourd’hui, l’on ne peut que se réjouir du travail accompli.

58 Certes, les lettres d’Olier avaient déjà été partiellement publiées, dès le xviie siècle. L’un de ses disciples les plus proches, Louis Tronson, qui devint d’ailleurs son deuxième successeur en 1676, publia en 1672 plusieurs Lettres spirituelles de son maître vénéré, plusieurs fois rééditées aux xviie et xixe siècles. Cependant, pour éviter que des personnes encore vivantes ne fussent reconnues, Tronson dut retravailler ces lettres. Qui plus est, il publia comme lettres des textes spirituels, présentés sous forme épistolaire mais sans nom de destinataire ni date, et tirés, pour plusieurs d’entre eux, des volumineux Mémoires d’Olier.

59 Une édition plus complète et annotée fut présentée en 1885 par Firmin-Régis Gamon. Mais c’est surtout le travail encore plus approfondi d’Eugène Levesque, paru en 1935, qui fit date et servit rapidement de référence pour quiconque souhaitait se plonger dans la vie et l’œuvre de Jean-Jacques Olier.

60 Une nouvelle édition était néanmoins nécessaire : quelques erreurs de datation ou d’interprétation devaient être corrigées ; une présentation plus rigoureusement chronologique, en dépit des incertitudes, devait être proposée ; il convenait de distinguer entre les vraies lettres et les textes spirituels présentés sous forme de lettres plus ou moins fictives ; d’autres textes épistolaires, conservés à l’état manuscrit aux archives de la Compagnie de Saint-Sulpice ou connus par des ouvrages imprimés du xviie siècle, méritaient d’être ajoutés pour compléter cette correspondance. Surtout, il était indispensable d’offrir aux lecteurs d’aujourd’hui des notes plus nourries qui pussent les aider à comprendre sans difficultés les nombreuses allusions contenues dans les lettres d’Olier.

61 Le fort volume publié par MM. Chaillot, Noye et Pitaud apparaît comme un outil très précieux. On trouvera dans la dense introduction un résumé particulièrement éclairant de la doctrine d’Olier qui se révèle dans ces 353 lettres et ces 464 textes spirituels. Les principes d’édition y sont également expliqués de manière rigoureuse. Les trois index des références bibliques, des thèmes spirituels et des noms de personnes permettent une consultation aisée de cette édition sans doute définitive. Enfin, un glossaire aide à se familiariser avec le vocabulaire de l’auteur.

62 En lisant cette correspondance, l’on entre dans un véritable univers social, spirituel, psychologique et littéraire : de 1634, terminus a quo, à 1657, terminus ad quem, le lecteur découvre ou redécouvre, par l’intermédiaire d’Olier, les initiatives apostoliques, les grandes questions de vie intérieure, les problèmes de la vie ecclésiale, les dévotions qui marquent cette époque si riche dans l’histoire de l’Église gallicane. Les correspondants d’Olier forment un réseau remarquable et varié : ces évêques, ces prêtres, ces laïcs influents, ces religieuses nous aident à découvrir comment l’homme se fait tour à tour dirigé et directeur spirituel, fils, frère et père, homme d’autorité et de conseil, homme de souffrance aussi. Sans doute pourra-t-on regretter que la correspondance passive d’Olier soit très mal conservée ; du moins trouvera-t-on dans cette édition les quelques rares lettres adressées à Olier qui nous soient parvenues. On appréciera en particulier la présence de la minute de Louis XIII, apparemment inédite jusqu’à présent, proposant à Olier la coadjutorerie de Châlons-sur-Marne en mai 1639, charge que le jeune prêtre refusa finalement sur le conseil de son directeur, Charles de Condren. Ce fut le prélude d’une grave crise psycho-spirituelle qui ne s’estompa qu’à partir du printemps 1641, et qui marqua durablement l’évolution intérieure d’Olier, en l’aidant à se libérer de ce qu’il appelait sa « superbe », et à « se laisser à l’Esprit », selon une formule qu’il affectionnait.

63 Toute personne désireuse de mieux connaître le Grand Siècle des âmes et l’école française de spiritualité consultera avec un grand profit cet ouvrage de référence, soit en lecture continue, soit en lecture choisie, au gré des pages. Un seul regret : son prix élevé (115 €) ne le rend pas facilement accessible à tous les particuliers.

64 David Gilbert

Le Journal d’Antoine Galland (1646-1715) : la période parisienne, éd. par Frédéric Bauden et Richard Waller, Louvain, Peeters, 2011 et 2012 (Association pour la Promotion de l’Histoire et de l’Archéologie Orientales. Mémoires, 6 et 8), vol. I : 1708-1709, avec la collaboration de Michele Asolati, Aboubakr Chraïbi et Étienne Famerie (588 p., 21 x 29,7 cm), vol. II : 1710-1711, avec la collaboration de Richard Veymiers, Michele Asolati et Étienne Famerie (540 p., 21 x 29,7 cm).

65 La vie d’Antoine Galland (1646-1715) est restée longtemps méconnue alors que sa « traduction » des Mille et une nuits lui a valu une renommée universelle. Pourtant plusieurs travaux savants, souvent avant tout désireux de démêler les mystères de la genèse des Nuits, nous ont fait découvrir sa personnalité et son caractère d’érudit, orientaliste et numismate rigoureux. On peut citer Charles Schefer qui a publié en 1881 le « Journal de Constantinople » de Galland pour les années 1672-1673, Henri Omont qui a fait paraître en 1920 « le Journal parisien d’Antoine Galland (1708-1715) précédé de son autobiographie (1656-1715) » – sous forme d’extraits de ce texte déjà connu depuis 1847 –, Raymond Schwab (« l’Auteur des Mille et une nuits, vie d’Antoine Galland », Paris, 1964) ou Mohamed Abdel-Halim (« Antoine Galland, sa vie, son œuvre », Paris, 1964, qui tire beaucoup parti de sa correspondance). Plus récemment, en 2000 et 2001 notamment, Frédéric Bauden, découvreur de manuscrits méconnus, a considérablement enrichi notre connaissance de la biographie de Galland en publiant son « Voyage à Smyrne » de 1678 (Paris, 2000) et en rassemblant de nouveaux documents sur l’activité très féconde du savant.

66 Galland semble avoir tenu dès son adolescence un journal l’aidant à se souvenir des événements du jour qui pouvaient plus ou moins le concerner. Il n’a pas eu de descendance et, si ses manuscrits orientaux ont abouti à la Bibliothèque du Roi après sa mort, seuls quelques volumes de son journal nous sont parvenus : les années 1672-1673, où il se trouvait à Constantinople, et les années, de novembre 1708 à 1715, qui sont celles où il termine sa vie à Paris. Or Galland se verra confier l’une des deux chaires de langue arabe du Collège royal en 1709 et y prononcera une « harangue » dont on conserve le texte (conservé à la Haye, reproduit et traduit dans le vol. I). Il note par ailleurs le contenu des séances bi-hebdomadaires de l’Académie royale des inscriptions, dont il est un associé assidu, ainsi que les rencontres et discussions qui forment le quotidien de ce monde lettré qu’il fréquente assidument. Son « journal » en est l’inestimable reflet.

67 La présente édition est due à plusieurs spécialistes des différents domaines de l’activité de Galland : littérature, vie académique, orientalisme, Mille et une nuits, antiquité classique et numismatique, réunis sous la direction de F. Bauden et de R. Waller. À terme l’entreprise devrait nous fournir une édition critique de très haute qualité de ce journal dont la partie conservée commence en 1708, et qui s’achève deux semaines avant la mort de Galland. Les introductions de F. Bauden, R. Waller et A. Chraïbi, qui occupent les pp. 7-180 du premier volume et les pp. 7-46 du second (où son autobiographie est reproduite in-extenso aux pp. 22-32) font un point complet de l’état actuel de nos connaissances. Cette enquête minutieuse sur sa naissance, sa formation, sa personnalité et son caractère a un intérêt d’autant plus grand qu’elle permet de retracer la complexe élaboration des Mille et une nuits et d’étudier la collecte des matériaux – écrits et oraux – qui en ont permis l’écriture. On perçoit mieux quelle fut la richesse de cette vie de lettré, qui connaissait l’arabe, le persan et le turc et qui fut tour à tour au service de l’ambassadeur Nointel, de son successeur Guilleragues, de Louvois, de Thévenot, de d’Herbelot, de Bignon, puis à partir de 1697 du collectionneur Nicolas-Joseph Foucault.

68 Dans le « journal » on trouve divers textes qui ont été racontés par un Maronite d’Alep, notés par Galland et dont beaucoup seront repris dans les « Nuits » en cours d’élaboration. Cela permet aux spécialistes, dont A. Chraïbi, de préciser la genèse de certains contes (ainsi dans le cas des Quarante Voleurs, vol. I, pp. 359 sq.). Galland, alors sexagénaire, menait une vie sobre, celle d’un érudit et d’un travailleur acharné. Numismate et bibliophile, il note divers événements ou rencontres dans son « journal » mais aussi le résultat de son travail de chercheur. Le soir, il rédige les Mille et une nuits.

69 Nous voudrions avant tout souligner le soin apporté à l’apparat critique dans cette édition. Les variantes textuelles sont notées avec grand scrupule. Par ailleurs les éditeurs ont réalisé un travail considérable d’identification des médailles, monnaies et antiques que mentionne Galland. C’est un apport capital à l’histoire des collections. Cet apport est d’autant plus grand qu’une illustration très abondante accompagne les textes et que la plupart de ces objets sont reproduits. En ce sens aussi l’édition est exemplaire. Les ouvrages cités sont identifiés. Une bibliographie très riche figure dans chacun des volumes.

70 Retrouver les années manquantes du « journal » nous réserverait sans doute encore d’heureuses surprises On découvrirait ainsi par exemple pour qui furent acquis par lui en 1679-1685, sans doute à Constantinople, des manuscrits orientaux que l’on retrouve ensuite dans la bibliothèque de Le Fèvre de Caumartin, puis à la B.R. Peut-être la partie du « journal » concernant les années 1679-1680 conservée à Munich, encore inédite, nous apporterait-elle la réponse. C’est dire le prix du diaire de de Galland, familier de savants, religieux ou laïcs, de ministres ou de diplomates. La qualité du travail fourni pour éditer ce « journal » des années 1708 à 1711 nous fait souhaiter l’achèvement rapide de cette entreprise (les deux volumes suivants sont annoncés) et espérer un travail analogue pour les autres parties conservées du journal.

71 Cette édition qui contient une mine considérable d’informations dans les domaines les plus divers mérite la plus large diffusion car elle peut compter parmi nos sources pour l’histoire intellectuelle de cette période. L’abondance des noms cités rend cependant indispensable la confection de copieux index à la fin du prochain volume, très attendu.

72 Francis Richard

Annick Lemoine et Olivia Savatier Sjöholm (dir.), Le Beau Langage de la nature. L’Art du paysage au temps de Mazarin, Rennes, Presses universitaires de Rennes-Musée des Beaux-Arts de Rennes, 2013 (303 p., 28,7 x 22,8 cm).

73 L’évocation de l’art du paysage dans l’histoire du Grand Siècle a longtemps été limitée aux deux figures de Claude Lorrain et de Nicolas Poussin qui ont fait l’essentiel de leur carrière en Italie. Pour accompagner l’acquisition d’un important Paysage peint par Henri Mauperché, le Musée des Beaux-Arts de Rennes organisait en 2010 la première exposition consacrée à l’art du paysage à Paris à l’époque de Mazarin, soit de 1640 à 1660 environ. Rassemblant une cinquantaine de peintures, dessins et gravures, elle entendait montrer comment la capitale est devenue l’un des foyers européens les plus féconds pour les développements du genre. De fait, un modèle français du paysage idéal s’est mis en place alors, qui tirait parti de la tradition des Flandres et des Pays-Bas, et des tendances classicisantes formulées à Rome dans la première moitié du xviie siècle. Cet ouvrage comporte à la fois le catalogue de cette exposition et les actes du colloque qui l’accompagnait, où sont rassemblées les contributions de dix-sept auteurs. Généreusement illustré et soigneusement édité, il enrichit notablement notre connaissance d’un champ d’étude relativement négligé.

74 Plusieurs facteurs ont concouru au succès du genre à Paris : le développement des collections de peinture dans des milieux variés ; la présence de chefs-d’œuvre du paysage classique envoyés d’Italie ; l’installation durable de spécialistes flamands et hollandais ; la place importante accordée aux questions de la perspective dans les milieux savants ; le recours à la représentation de la nature pour répondre à de nouvelles exigences du décor intérieur ; et plus généralement, l’expansion d’une véritable culture du paysage dans le milieu des amateurs parisiens. Chez les peintres de paysage de cette époque, dont Laurent de La Hyre, Philippe de Champaigne, Sébastien Bourdon ou Pierre Patel sont les plus connus, on trouve une lumière transparente, des couleurs froides, une construction de l’espace fondée sur un recours appuyé à la perspective, une approche poétique des ruines, ainsi qu’une volonté partagée de clarté et d’élégance des rythmes. Mais pour tenter d’expliquer la vogue du paysage peint au sein du foyer parisien, il fallait évaluer l’ampleur d’une production dont une petite partie seulement nous est parvenue. Et pour préciser la destination de ces paysages, il convenait de souligner le rôle joué par l’estampe dans leur diffusion, et d’évoquer leur résonance avec la littérature.

75 Les études composant ce volume sont regroupées selon trois volets : le premier est consacré au goût et aux usages du paysage, notamment à travers le collectionnisme qui lui est rattaché. Étudiant un échantillon de près de huit cents tableaux de paysage mentionnés dans les inventaires de 23 collectionneurs issus de différents groupes sociaux, Mickaël Szanto révèle l’exceptionnel engouement dont il fait l’objet de la part des curieux, à l’exception notable des grands seigneurs dont les collections ignorent le plus souvent la peinture moderne. Dans cet ensemble, un peu plus de la moitié des tableaux sont attribués à 75 peintres identifiés, dont plus de la moitié sont nordiques (39), bien loin devant les Français (21) et les Italiens (15). Les maîtres flamands ou hollandais dominent donc avec deux tableaux sur trois décrits dans ces inventaires, la plupart ayant été peints au xviie siècle : le paysage est un art contemporain. À partir d’une étude attentive du Liber veritatis de Claude Gellée, Marcel Roethlisberger analyse la clientèle française du peintre de paysage par excellence : quelque quatre-vingt de ses tableaux étaient à Paris à la fin du siècle, qui ont dû compter dans l’engouement des collectionneurs pour le paysage ; l’influence de son œuvre sur les peintres français semble cependant avoir été minime, très en deçà de celle de Nicolas Poussin. Si la destination originelle des tableaux de paysage qui nous sont parvenus est le plus souvent inconnue, bon nombre doivent provenir d’ensembles décoratifs démantelés. Revenant sur celui du Cabinet de l’Amour de l’hôtel Lambert, dont la plupart des éléments sont au Musée du Louvre, Marianne Cojannot-Leblanc souligne l’adéquation entre la construction de chacun d’eux et leur disposition dans une pièce ouverte sur l’extérieur parisien : la peinture de paysage établissait des relations thématiques subtiles avec l’espace insulaire où l’hôtel avait été bâti.

76 Une seconde partie est consacrée aux acteurs et aux pratiques du paysage. Anne-Charlotte Steland passe en revue les carrières parisiennes d’Hermann van Swanevelt et Jan Asselijn, deux Hollandais présents sur le chantier de l’hôtel Lambert dont l’influence sur les artistes parisiens est avérée. Parmi ceux-ci, Henri Mauperché et François Bellin bénéficient de mises au point bienvenues par Jean-François Barrielle et Bénédicte Gady. Leurs œuvres peintes identifiées restent peu nombreuses mais les analyses de leurs inventaires après décès éclairent sur d’autres pans de leur activité, la gravure dont il est également un éditeur pour le premier, la collaboration à des cartons de tapisseries de Simon Vouet ou de Charles Le Brun pour le second. D’autre part, Véronique Meyer dresse un panorama détaillé de la production de paysages gravés à Paris au temps de Mazarin. La gravure d’interprétation restant alors marginale, il s’agit surtout d’œuvres originales où s’épanouissent des thèmes tels que le paysage « sur le naturel » ou les ruines romaines. L’ascendant des graveurs italiens reste faible, à l’exception de Stefano Della Bella, mais les Flamands semblent avoir joué un rôle déterminant pour la restitution des effets atmosphériques.

77 Le troisième volet porte sur la théorie et la poétique du paysage. Natalie Coural passe en revue les différentes thématiques. Si l’évocation des turbulences des éléments paraît relever d’une inquiétude face aux caprices de la nature, le goût pour les architectures à l’antique, fortement lié à l’intérêt pour la perspective, semble illustrer le rêve d’un âge d’or. Les modalités et la variété de la représentation des ruines font l’objet d’un article de Jean-Claude Boyer, qui décèle son origine dans une double tradition, à la fois poétique et archéologique, Élisabeth Lavezzi s’attachant quant à elle à détailler le traitement accordé à l’arbre, souvent entendu alors comme un équivalent pour le paysage de la figure humaine dans la peinture d’histoire. Enfin, Emmanuel Bury confronte la place de la nature dans la littérature au milieu du xviie siècle à celle qu’elle occupe dans la peinture. Toutes deux nourries par la poésie antique, en particulier celle de Virgile, et par l’expérience individuelle, elles possèdent des parentés plus fortes qu’on ne le pensait et répondaient aux attentes d’un public commun.

78 Stéphane Loire

Simone Bertière, Le Procès Fouquet, Paris, Éditions de Fallois, 2013 (333 p., 15,4 x 22,4 cm).

79 La figure du grand argentier, grandi à l’ombre de Mazarin et foudroyé sur la route du château de Vaux-le-Vicomte par le jeune Louis XIV au début de son long règne, continue d’intéresser les historiens. Après les biographies de Dessert (1987) affirmant son innocence et celle de Petitfils (1998) plus nuancé sur son rôle, l’ouvrage de Simone Bertière vient apporter à ce dossier controversé une lumière nouvelle. En focalisant son regard sur le procès Fouquet, l’auteur se soustrait aux obligations du genre biographique pour se concentrer sur le déroulement d’une affaire complexe, qui lui permet de dévoiler les intérêts des différents acteurs et de jeter un regard sans complaisance sur les premières années du règne de Louis XIV. Cet ouvrage est organisé en deux parties, enrichies d’un prologue et d’une conclusion qui portent respectivement sur l’emprisonnement de Fouquet et la portée politique du procès politique voulu par le roi et Colbert. La première partie de l’ouvrage considère les principaux acteurs de cette affaire, dont les actions, les mobiles et les réseaux sont étudiés afin de rendre intelligibles le montage et le dénouement du procès, traité dans la deuxième partie du livre. Mazarin, Anne d’Autriche, Louis XIV, Colbert, l’État royal et les financiers sont au centre de cette enquête au mouvement circulaire, permettant au lecteur de comprendre les éléments d’un imbroglio politico-judiciaire difficile même pour des initiés. Si l’ascension et la chute du flamboyant Fouquet, issu d’une famille de la robe alliée au monde de la finance, constituent le fil directeur des premiers chapitres, les liens multiples qu’il tissa au cours d’une carrière prestigieuse font l’objet d’une analyse attentive. Simone Bertière montre que le Surintendant fut moins une créature de Mazarin que d’Anne d’Autriche, grâce au soutien du milieu dévot, auquel appartenait sa famille. L’étude de ces années critiques permet de comprendre deux éléments essentiels de ce dossier. D’une part, la (mauvaise) gestion des finances publiques, basée sur la méthode de l’emprunt et de taux d’intérêt élevés enrichissant les créditeurs et d’autre part la construction d’une fortune personnelle, aux contours douteux liés à la guerre et à ses spéculations, qui fait du Surintendant l’un des grands personnages de la monarchie. Un chapitre clef, magistralement réalisé autour des rapports entre le roi et le cardinal à la veille de sa succession, donne la mesure des attentes de la France et de la volonté du roi, préparé par un Mazarin visionnaire à gouverner directement son royaume. L’arrestation de Fouquet apparaît comme la conséquence quasi inévitable d’une réappropriation de fonctions régaliennes propres à l’institution monarchique que la longue pratique du Ministériat avait délaissée.

80 La deuxième partie porte sur la machine judiciaire lancée par le roi et Colbert pour broyer Fouquet et introduire des réformes fiscales sévères censées ramener l’ordre dans la finance d’État. En réalité, elle échappa rapidement à leur contrôle en engendrant une tension majeure avec la magistrature, dans laquelle Fouquet joua un rôle essentiel. L’ambitieux, aveuglé au point de ne pas voir le piège tendu par le roi et son ministre, certes compétent mais teigneux et décidé à liquider son rival, se métamorphose après l’emprisonnement. Fouquet se révèle alors un brillant juriste, un prudens attentif à sa cause et un polémiste hors pair capable de mettre en échec la monarchie. Comment cela a pu se produire et comment ? La réponse se trouve essentiellement dans la nature du procès. Le roi voulant suivre les formes de la justice et en conditionner le résultat, finit par brouiller les cartes. La participation de Colbert et de ses alliés aux différentes phases de l’instruction altéra en profondeur la procédure. D’autres éléments accentuèrent ce changement : Fouquet s’allia l’opinion par son attitude exemplaire, puis la baisse forcée des rentes de l’hôtel de ville imposée par Colbert affecta l’épargne des magistrats en suscitant leur indignation. Voulant mettre un terme à des pratiques spéculatives, le ministre réussit à se mettre à dos la robe parisienne. Le procès qui pour le roi devait être rapide fut mal engagé et piégé par la lourde machine judiciaire. Le procès-fleuve qui suivit laissa à Fouquet le temps de préparer sa défense. Deux ans furent nécessaires pour préparer l’inventaire (mars 1662), une autre année pour définir les nombreux chefs. Les travaux de la Chambre furent ralentis par la maestria de Fouquet qui, misant sur des vétilles juridiques, put brouiller les pistes et atténuer ses responsabilités. Les catégories des chefs d’accusation dont il fut chargé – les pensions illégales, les prêts frauduleux et les aliénations des droits et des billets – ne purent être juridiquement démontrées. Celui de trahison pour le projet de rébellion dit de Saint-Mandé fut considéré secondaire par les juges qui n’envisageaient pas une condamnation à mort. Bien que la double accusation de lèse-majesté et de péculat (concussion) fût maintenue (p. 216), le procès s’enlisa. Les difficultés techniques, les vices de forme, les pressions continuelles du pouvoir, enfin la découverte de la manipulation de procès-verbaux par les hommes de Colbert jetèrent le discrédit sur l’affaire. Fouquet parvint ainsi à mettre sous procès le procès (p. 218) et à imposer son calendrier. Lassée et exaspérée, la Chambre rendit son jugement le 20 décembre 1664. Si l’opinion parisienne était désormais du côté de celui qui se posait en victime du gouvernement, les juges s’en rapprochaient en regard de leur engagement, au nom du droit, contre les ingérences de la cour. Au cours de cette querelle, Olivier d’Ormesson, leur champion chargé de se prononcer sur le dossier, offrit une conclusion sévère mais objective. Déclaré coupable d’abus et de malversation, Fouquet échappa à la peine capitale : le verdict fut pour le gouvernement un camouflet cinglant et la preuve de ses limites politiques.

81 Le résultat était à la hauteur de la situation : un procès politique qui se voulait expéditif, mais selon les formes du droit. Si Louis XIV et Colbert furent convaincus dès le début de la culpabilité de Fouquet, les juges voulurent un procès respectueux de la justice, même si les pressions venaient du roi agissant au nom du principe légitime de desserrer l’étreinte des financiers sur l’État incarné par Fouquet. Sa condamnation prouve au fond que la justice royale, malgré ses contradictions, avait fonctionné. Le Fouquet de Simone Bertière replace tous les protagonistes dans leur juste contexte, en restituant les responsabilités de la monarchie et de l’élite sociale dans un jeu où personne n’est innocent, car tous ont participé aux bienfaits et aux contradictions du système fisco-financier qui a régi et régira longtemps encore la monarchie de France. S’il n’y a pas eu d’absolution, il n’y a, surtout, pas eu de victime, car tous portaient une part de responsabilité dans ce système, ce que l’auteur a prouvé clairement et avec talent.

82 Giuliano Ferretti

Matthieu Lahaye, Le Fils de Louis XIV, Monseigneur le Grand Dauphin (1661-1711), Seyssel, Champ Vallon, coll. « Époques », 2013 (427 p., 15,5 x 24 cm).

83 Par le biais d’une approche aussi circonstanciée qu’inédite, la publication de la thèse de doctorat de Matthieu Lahaye apporte un éclairage nouveau sur la vie et le rôle du fils de Louis XIV, le Grand Dauphin. Au cœur du « paradoxe de la fonction delphinale » (p. 281), ce personnage, aussi proche du trône qu’éloigné de l’exercice du pouvoir, eut une fortune dérisoire par rapport au statut qui lui était dévolu et aux espoirs qu’il représentait dans une monarchie héréditaire. L’historiographie se borna avant tout à en faire celui qui attendait plus ou moins patiemment le décès de son père mais ne fut jamais roi. D’après M. Lahaye, cette attente tranquille de la couronne fut au contraire l’un des piliers du régime. Le dauphin incarnait la volonté de Louis XIV de rétablir « non pas un pouvoir absolu, mais une autorité absolue sur les esprits des sujets » (p. 24). Il semble néanmoins que le roi a d’autant plus travaillé à forger cette autorité que Monseigneur « simple prolongement du corps du souverain » (p. 367) en était dénué. Soutien indéniable de sa politique, le successeur était la garantie de la continuité de l’œuvre du roi, lui offrant le temps précieux qui manque souvent aux souverains. Sans être une personnalité exceptionnelle – rare dans l’histoire –, le dauphin reste une figure essentielle, écrit l’auteur : ses silences et sa discrétion n’étaient pas les marques d’une médiocrité si souvent empruntée au portrait à charge d’un Saint-Simon amer, mais tenaient autant de la prudence que d’un « devoir de réserve » vis-à-vis du père. Et là est toute l’ambiguïté, non seulement de l’être du dauphin, mais aussi de l’impression laissée par l’ouvrage : dans l’imposante ombre portée du père tutélaire, la personnalité du fils n’est-elle pas surtout gravée en bas-relief des ambitions royales, en « virtualité politique » jamais concrétisée ? Dès la première partie du livre, « Fabriquer une autorité », cette étude, bien plus qu’une biographie, explore la notion de souveraineté déjà en jeu dans les disciplines imposées au tout jeune Louis (discipline des mots, du père, de l’âme et du corps, des images, des choses) dans un projet éducatif de culture politique, invoquant la relation entre la société civile et le pouvoir royal. Périgny, Montausier, Bossuet bien sûr, auxquels les Mémoires du roi servent de manuel de base, soumettent le prince à l’apprentissage du contrôle de soi et d’une autorité royale dictée par les valeurs politiques romaines et la morale chrétienne. Louis XIV, pour bien préparer son fils à lui succéder, préconise « la rhétorique, la guerre, l’architecture, les arts décoratifs, la piété mais aussi la domestication du corps » (p. 141). Bien qu’instruisant son fils sur sa charge à venir, le roi lui témoigne une véritable sollicitude qui ne relève pas de la seule idée de succession au trône – nonobstant les propos de Saint-Simon –, à laquelle le dauphin répond avec docilité et respect. Cet acte d’obédience envers un père qui le nomma Monseigneur de manière inédite, s’exprime encore dans la deuxième phase du livre, « Soutenir l’autorité » (par la naissance, le nom, le mariage, la guerre, le Conseil, la place à la cour) tout en révélant des facettes originales du dauphin, homme affectueux envers sa famille et beaucoup moins influençable que ce que l’on a écrit. Plus qu’un rouage du régime, il fut la « justification centrale de la politique internationale de Louis XIV, qui visait à capter une partie de l’héritage espagnol » (p. 396), pour la grandeur de la dynastie, indissociable de celle de l’État. Le dauphin fut un appui de premier ordre, par sa naissance marquant la « fusion entre le monarque, son peuple et l’État » (p. 152), par son baptême de résonnance internationale, symbolique comme politique, ou encore, malgré un but avorté, par son mariage bavarois au cœur de la crise de succession d’Espagne. Mais, malgré son entrée au Conseil en 1691 et les consultations du roi, il reste exclu des débats politiques informels et cruciaux. Selon M. Lahaye, son influence sur les décisions royales grandit dès 1700, quand, à propos du testament de Charles II, il accepte d’abandonner son héritage espagnol pour mieux le transmettre à son fils, le duc d’Anjou, faisant infléchir ainsi le gouvernement. Or, ce faisant, ne respectait-il pas d’abord la volonté royale, pour ensuite la détourner, par défaut ? Certes, il se montra à l’occasion plus intransigeant que le roi, mais ses manœuvres politiques gardent plus l’empreinte de tentatives pour s’imposer que de prises de position autonomes. En revanche, pour asseoir sa future gouvernance, il réussit avec plus d’aisance diverses stratégies sociales exposées en dernière partie. Il s’agissait pour lui de « Faire autorité » (sur une Maison – toujours contrôlée par le roi –, sur un domaine, comme mécène et par un corps symbolique mais mortel), tout en s’accommodant de son illustre tutelle. S’éloignant de la cour, il conçut son château de Meudon comme un espace architectural et social forgeant son identité politique. Menant une vie de cour fastueuse, il fut aussi amateur de théâtre, collectionneur et mécène avisé, appuyant ainsi son autorité sur les « marqueurs sociaux utilisés par son père » (p. 394). Les arts lui offrirent un moyen original d’exister, en proclamant sa puissance sociale et son aptitude à régner « sans forcer le destin » (p. 366). Dans ses appartements de Versailles, le fils fidèle, luttant parmi les Grands pour préserver son rang, est peint en héros antique auréolé par le roi-Apollon (Mignard). À Meudon, il se valorise en mettant en exergue les victoires militaires du père, même si, pour ne pas le concurrencer, son action dans l’armée répondait à une quête de gloire et de crédit, son autorité n’étant que de délégation et non pleine et entière. Enfin, son statut d’héritier ne suffisant pas à en faire un digne successeur, la mise en paroles de sa mort scelle cette idée fondamentale dans l’hérédité monarchique : « si le pouvoir s’acquiert par le sang, l’autorité se construit » (p. 388). Le destin n’a pas laissé au dauphin la possibilité d’éprouver sa maturité politique, mais M. Lahaye note pertinemment qu’il est une figure importante pour réévaluer au Grand Siècle le système de la souveraineté, les notions d’absolutisme et de succession, au cœur desquelles le rôle des princes du sang a été mésestimé par les historiens. Dans ce cas précis, si Louis XIV exerce le pouvoir sans partage, laissant au fils l’honneur de son rang, l’auteur résume sa pensée : « Louis XIV eut autant besoin de Monseigneur pour régner que Monseigneur de son père pour exister » (p. 277). Mais l’expectation du pouvoir par le dauphin persiste après lecture, malgré la clarté du style et l’excellent profit des sources, malheureusement lacunaires car en partie détruites par le roi. Comme si, privée du fils et d’un programme basé sur la continuité, une nouvelle histoire était à composer.

84 Florine Vital-Durand

Jean-Frédéric Schaub, L’Île aux mariés. Les Açores entre deux empires (1583-1642), Madrid, Casa de Velázquez, coll. « Essais de la Casa de Velázquez », 2014 (201 p., 22 x 14 cm).

85 Si le mot n’apparaît pas, c’est bien la démarche de la micro-histoire qu’a choisi d’adopter Jean-Frédéric Schaub dans son livre : en partant d’une situation locale, la « narration d’un cas » (p. V), l’auteur s’attache à répondre à une question d’ordre général, « le fonctionnement sociopolitique des monarchies de l’ancienne Europe » (p. V). L’Île aux mariés est le récit de la promiscuité forcée entre des soldats castillans et les habitants du port d’Angra dans l’archipel des Açores durant l’union des deux Couronnes de Castille et du Portugal entre 1583 et 1642. Les principaux acteurs sont le gouverneur castillan, le corregedor, la municipalité, les Conseils du Portugal et de la Guerre à Madrid. Il s’agit d’abord d’une histoire politique des élites qui par le jeu des clientèles irrigue toute la société.

86 Dans le vaste ensemble de la Monarchie catholique, Angra de Heroísmo est un lieu singulier : de trois semaines à un mois de trajet de Lisbonne et de Madrid, le port se situe sur les routes des Indes vers l’Amérique pour les Castillans mais aussi vers l’Asie pour les Portugais ; les puissances étrangères gravitent autour de l’archipel en quête de prises et de commerce interlope. Angra est également un lieu de changement car une souveraineté nouvelle s’impose avec la présence d’une troupe étrangère d’à peu près 500 hommes. L’île de Terceira est par ailleurs le dernier bastion de résistance à la Castille dans les années 1580 car elle ne cède qu’après trois ans de lutte aux côtés d’Antoine, prieur de Crato : il en résulte une sorte de traumatisme (la répression des deux côtés fut extrêmement dure) et une mémoire qui s’étirent jusqu’à l’éviction des Castillans en 1642 et qui tendent sans y arriver complètement à cliver la ville en deux entre pro et anti-Castillans. Dans ce contexte, toutes les combinaisons sont possibles et les relations entre Castillans et Portugais vont de l’entente cordiale à la haine affichée.

87 L’approche centrée sur les élites et leurs manœuvres politiques tient à la source : essentiellement, la correspondance entre les gouverneurs et le Conseil de la Guerre conservée aux Archives de Simancas. Ces lettres, largement citées par l’auteur, sont bien évidemment partiales et cherchent à convaincre leurs destinataires du bien-fondé des décisions de l’expéditeur. Elles constituent pourtant une mine d’informations sur des sujets extrêmement divers et permettent de restituer les manœuvres et les intentions des acteurs. Elles sont également le témoignage de la manière dont l’empire est gouverné.

88 Dès l’avant-propos, l’auteur donne au lecteur sa propre grille de lecture de ce monde révolu excluant les concepts contemporains d’État, de souveraineté et de nation : l’Ancien régime politique serait un assemblage d’institutions et de règles disparates constamment négocié avec le monarque ainsi qu’un ordre juridique « quotidien » échappant à la sphère royale et reposant sur des appartenances multiples et des fidélités croisées. Le tout participe d’un jeu social complexe que les acteurs reformulent sans cesse. J.-F. Schaub poursuit ici son entreprise de valorisation du rôle de la justice – spécialement le conflit de juridictions comme moteur de l’institution monarchique – et du droit – la prépondérance du ius commune pour départager les différends judiciaires, politiques comme sociaux – dans les relations humaines avant l’avènement d’un « État bureaucratique » au xixe siècle. Ces thèmes ne sont pas nouveaux pour l’auteur qui a déjà étudié le fonctionnement de l’union des deux Couronnes, et ils sont également au cœur de la recherche menée par les historiens de la péninsule Ibérique comme B. Clavero ou A. M. Hespanha ou, suivant une approche plus sociale, de T. Herzog et son travail sur la justice à Quito. En somme, J.-F. Schaub s’oppose à une construction linéaire de l’État moderne du Moyen Âge à nos jours et trouve comme terrain d’expérimentation de son hypothèse « l’histoire d’un contingent militaire sous commandement de la couronne de Castille durant son installation dans l’île portugaise de Terceira » (p. 1). En s’intéressant à un territoire extra-péninsulaire, le livre contribue aux débats qui nourrissent l’histoire impériale : la projection planétaire de la Castille et du Portugal au xvie siècle et leur concurrence qui aboutit en 1581 au couronnement de Philippe II de Habsbourg roi du Portugal donc seigneur des Açores, entraîne la mise en place de systèmes politiques inédits caractérisés par l’éloignement des centres de décision et la coexistence (souvent violente) entre différentes nations. Dans ce contexte, l’auteur s’interroge sur la nature des relations qui naissent entre la société urbaine indigène (les habitants portugais d’Angra) et l’institution militaire exogène (les soldats du fort castillan qui domine la ville), et analyse comment les appartenances politiques se redéfinissent à la suite d’une conquête dans une société insulaire où tout le monde se connaît.

89 De 1580 à 1640, trois temps politiques se succèdent et constituent les trois parties du livre. De 1580 à 1600 la nouvelle donne politique et sociale avec l’installation du contingent (l’absence de fort le contraint à loger en ville) et une certaine domination politique du gouverneur castillan sur la ville, la proportion de mariages mixtes est la plus élevée atteignant près de 40 % des mariages malgré une interdiction royale. Le Conseil de Guerre invite les gouverneurs à limiter les mariages voire à réprimer les contrevenants avec peu d’effets tandis que certains critiquent violemment le phénomène qui ruinerait les vertus militaires et par là même la présence espagnole à Angra. Les officiers ont eux aussi tissé des liens matrimoniaux avec les filles de la noblesse d’Angra, mais dans cette société d’ordres ces alliances entre élites ne sont pas répréhensibles : en 1602, le gouverneur Diego de Miranda y Quirós et son neveu Felipe Spinola Quirós épousent les filles d’Estevão Ferreira de Melo, membre de la noblesse d’Angra. Les liens tissés entre Portugais et Castillans deviennent de plus en plus étroits à tel point que la question de leur naturalité (portugaise ou castillane) vient à se poser.

90 Les années 1600 à 1620 sont une époque de conflits limités « entre tensions et négociations » qui se caractérise par un lent affaiblissement de la présence castillane due à des incidents extrinsèques (épidémies, attaques ennemies), au faible renouvellement des effectifs militaires et à l’audace retrouvée des autorités portugaises. Les vicissitudes dans la construction de la forteresse castillane montrent parfaitement comment la municipalité ou les puissantes confréries s’efforcent de freiner l’implantation castillane dans l’île. L’enjeu est de taille car il s’agit d’une lutte pour la maîtrise de l’espace urbain. Jean-Frédéric Schaub guide son lecteur dans les détails de l’économie politique d’Angra en montrant par exemple les alliances à géométrie variable entre le gouverneur castillan et le corregedor portugais qui savent s’épauler lorsque les inspecteurs dépêchés depuis Madrid nuisent à leurs affaires ou jouer à cache-cache au moment de régler les fournitures nécessaires aux Castillans.

91 Enfin, dans les années 1620 le projet impérial d’union des Armes du comte-duc Olivarès se traduit localement par un conflit entre le gouverneur Pedro Estebán de Ávila et le grand notable Manuel Do Canto e Castro : cette crise ouverte met au jour de véritables factions déchirant l’île. Une narration minutieuse des événements montre l’entrelacs des relations et des clientèles ainsi que l’habileté des meneurs des deux camps à monter d’incroyables machinations afin d’éliminer l’autre. Il est surtout intéressant de relever comment les principaux acteurs réussissent à recourir à toutes les institutions péninsulaires tant à Madrid qu’à Lisbonne pour obtenir gain de cause et comment ces dernières tentent d’aboutir à des solutions pondérées loin de la violence et de la cruauté des exécutions prononcées à Angra. La distance et le (long) délai de réponse permettent aux autorités locales de suivre leurs propres objectifs politiques et au roi et à ses conseillers d’intervenir en arbitres lorsque les esprits sont apaisés. Tous les acteurs et institutions jouent simultanément sur deux registres qui doivent préserver un équilibre précaire constitutif d’une monarchie dite composite : celui du droit et celui des stratégies sociopolitiques.

92 On peut regretter l’absence de comparaison avec des cas similaires (Naples par exemple) ou divergents (les villes hispano-américaines prises entre Créoles et Péninsulaires) qui aurait montré la variété des cas dans l’empire, mais également les invariants. On peut également s’interroger sur ce qu’auraient apporté les sources notariales sur l’intensité et la durée des liens sociaux tissés entre Castillans et Portugais, mais l’état de conservation des archives d’Angra semble médiocre. La collection « Essais de la Casa de Velázquez » invite les auteurs à publier des études denses proposant de véritables thèses et, de ce point de vue, J.-F. Schaub décrypte le système de l’union des deux Couronnes sans jamais se référer à un « État moderne » rendant toute leur singularité aux monarchies du xviie siècle.

93 Guillaume Gaudin

Stéphane Durand, Arlette Jouanna et Élie Pélaquier, avec le concours de Jean-Pierre Donnadieu et Henri Michel, Des États dans l’État. Les États de Languedoc de la Fronde à la Révolution, Genève, droz, coll. « Travaux du Grand Siècle » n° 42, 2014 (983 p., 17 x 24,5 cm).

94 La promesse contenue dans le titre de ce très bel ouvrage est tenue : elle se traduit dans le souci constant des auteurs de proposer au lecteur une articulation raisonnée entre les deux sphères qui ont conditionné la vie des populations languedociennes pendant le siècle et demi qui a précédé la Révolution française, d’un côté ces institutions provinciales nommées États de Languedoc, de l’autre la monarchie, l’État central responsable des destinées de la France. L’écriture de ce livre s’établit ainsi autour d’une sorte de fil conducteur très éclairant qui fait corps avec une analyse précise, fortement documentée, bien structurée et agrémentée de nombreux tableaux, cartes et graphiques ; sans oublier une liste volumineuse des sources dont une exploitation systématique – 10000 textes indexés – a permis la rédaction de cet ouvrage, une forte bibliographie et un index des personnes très utile.

95 Après une introduction sur laquelle nous reviendrons et une présentation géographique et historique de la province et des ses États – 8 % de la superficie du royaume, 8 % de sa population sous Louis XIV, 6 % en 1789, 1,6 à 1,7 millions d’habitants à la fin de l’Ancien Régime – l’ouvrage se divise en trois parties : la première sur les institutions, la deuxième sur l’histoire de l’identité provinciale dans la monarchie française, la troisième sur l’œuvre économique et culturelle des États, avant une conclusion qui traite du moment de leur disparition et de leur bilan politique et culturel.

96 Tous ceux, historiens, juristes, sociologues, anthropologues… qui ont de l’intérêt pour les institutions qui gèrent la vie des sociétés trouveront dans cette forte synthèse matière à leur réflexion et à leur pratique. On y voit se développer (partie I) une organisation sociale particulièrement complexe où notre rationalité contemporaine a du mal à pénétrer. La fiscalité qui est au cœur du dispositif, permet de définir le nœud du paradoxe institutionnel autour du « don gratuit », cet impôt que le roi exige de la province à l’issue de la crise des années trente du xviie siècle, mais que les États refusent d’asseoir s’il n’y a pas leur consentement. Il y a toujours eu un vote des assemblées, mais le roi est souverain absolu, et le principe d’obéissance avait largement transformé ce vote en décision formelle, au xvie siècle au plus tard, car il n’était pas question de désobéir à un ordre du roi. Les États de Languedoc savent et reconnaissent ce principe. Mais nos auteurs montrent comment des discussions et marchandages divers se développent autour de ce vote en Languedoc qui devient ainsi un acte politique essentiel.

97 Quelques points forts doivent être mis en valeur : les États sont devenus une puissante administration (nombreuses commissions) dirigée par des personnages-clé : le président-né, l’archevêque de Narbonne, interlocuteur constant du gouvernement, les trois syndics généraux, les greffiers, le trésorier de la Bourse, agent financier des États – les Reich de Pennautier tinrent cette charge pendant 150 ans (1560-1711).

98 Les trésoriers, par exemple, avaient un rôle qui dépassait le périmètre des États. Ils étaient les hommes du crédit, pour les États et aussi pour le roi qui obtint ainsi des sommes importantes gagées sur les revenus de la province. Premier acte dans ce domaine en 1673, le trésorier de la Bourse obtint 1,6 millions de livres sur la place de Gênes – les budgets ordinaires sous Colbert sont autour de 100 millions de livres. On relève 17 emprunts pour le roi entre 1743 et 1789, le seul Necker a emprunté 530 millions au cours de son ministère, 55 (1/10e) venant du Languedoc (H. Lüthy, La banque protestante…). Les prêteurs sont alors des gens de la province pour 40 %, des « Parisiens » pour 60 %, dans tous les cas d’abord des officiers royaux – finances et justice.

99 Venons-en maintenant à l’articulation avec l’État central. La période retenue commence avec la révocation en 1649 de l’édit de Béziers (1632) que Louis XIII et Richelieu avaient imposé au Languedoc révolté ; le gouvernement avait certes renoncé à la création des élections, mais il avait fortement limité l’autonomie de l’assemblée. Les États avaient comme interlocuteurs de hauts dignitaires, le gouverneur, l’intendant (Nicolas Lamoignon de Basville, 1684-1718), plus tard, un commandant de la province (maréchal de Richelieu, 1738-1755). C’est d’abord avec eux, hommes du pouvoir central et intermédiaires entre le gouvernement et les États, que ceux-ci devaient durement parlementer, et réciproquement ; en première ligne dans cette mission difficile le président-né dont l’un des rôles majeurs était de conduire les négociations pour faire en sorte qu’il y ait accord entre les desiderata royaux et l’acceptation par la province de ce qui lui était demandé : « fabrique du consentement » selon Arlette Jouanna.

100 Le cahier de doléances, annuel, rédigé sous le contrôle de l’assemblée et porté en délégation à Paris puis à Versailles pour qu’il soit « répondu » par le roi lui-même, complétait avec les agents permanents à la cour le dispositif de la négociation.

101 Autour de « l’affirmation de l’identité provinciale au sein de l’État monarchique », la deuxième partie du livre analyse 150 ans de relations souvent tendues où les termes de « privilèges », « libertés », « contrat », « loi fondamentale » jalonnent le traitement de questions essentielles de gouvernement en un temps où les évêques dominent l’assemblée. La Fronde libère les États de Languedoc d’une partie de la tutelle imposée en 1632. Un débat s’organise alors entre la province et la monarchie sur les conditions d’octroi par les États du don gratuit qui passe tout de même de 2 à 3 millions de livres. Dialogue subtil : le gouvernement apprend que la meilleure méthode c’est de s’assurer des clientèles locales pour que les votes soient positifs : à l’apogée de la monarchie, quand tout le monde regarde vers Versailles, se crée une vraie collaboration des élites locales avec un roi prestigieux.

102 Les conflits renaissent au xviiie siècle à cause des innovations fiscales. C’est le vingtième de 1749 – Machault d’Arnouville – qui provoqua la crise la plus grave : refus par le pouvoir d’accorder la levée par abonnement. Les États, blessés dans leur « honneur » et mus par la « conscience » de leurs responsabilités vis-à-vis de la province, refusèrent de voter le don gratuit. Le gouvernement décréta leur « séparation » ; elle dura de février 1750 à octobre 1752, l’intendant devant assurer pendant ce temps l’administration totale de la province.

103 Rentrés en grâce, les États vont surtout se trouver par la suite dans une alliance périlleuse avec la monarchie quand celle-ci est de plus en plus contestée, eux-mêmes l’étant dans la dernière période – 1788-89 – quand il s’agit de régler le mode de représentation aux États généraux du royaume dont ils vont être exclus.

104 Si la position des États est alors ambiguë dans le cadre de l’évolution politique du royaume de France au temps des Lumières, c’est qu’ils sont devenus, au fil du temps, une administration remarquable : la troisième partie du livre révèle une œuvre considérable, d’« aménagement du territoire » disent les auteurs. Certes au départ, il a fallu toute l’autorité de Colbert pour les décider à financer la construction du Canal des deux mers. Les ports leur échappent, mais pas ces belles routes qui ont fait l’admiration d’Arthur Young.

105 Politique manufacturière aussi – les draps du Levant en particulier – et de développement de l’agriculture au temps de la physiocratie triomphante, eux-mêmes étant favorables à la liberté du commerce.

106 Sensibles aux idées des Lumières, ils ont enfin une politique culturelle : soutien aux académies et aux écoles et « embellissements » : les quais de la Garonne à Toulouse et la place du Peyrou à Montpellier.

107 Mais les États sont alors proches de leur disparition. Leur dernière séance eut lieu le 27 février 1789. Malgré l’œuvre accomplie et leur capacité réelle à s’adapter à la modernité, leur constitution antique ne résista pas à la critique de l’opinion qui souhaitait un autre type de représentation des citoyens, et surtout à la vision centralisatrice de la Révolution qui fit disparaître toutes les autonomies régionales, au nom d’une République une et indivisible (rapport du constituant Thouret, 1791). Restent de leur activité des monuments, et une histoire brillante que les auteurs de ce livre ont su rendre passionnante.

108 C’était bien leur objectif, mais leur introduction visait aussi à poser le problème de la place de ce type d’institution dans l’histoire générale de la France, de son administration en particulier. L’historiographie traditionnelle a négligé cette forme d’administration par États provinciaux, en régression nette dès le xviie siècle. L’ouvrage présenté ici va redonner du lustre au statut des autonomies provinciales dans l’ancienne France. L’apogée des États de Languedoc est bien au xviiie siècle, comme le prouvent de façon magistrale les auteurs de cette synthèse.

109 Voici donc une œuvre excellente qui comble de façon remarquable une lacune historiographique dommageable à l’histoire générale. Il faut souhaiter également qu’elle relance le goût des historiens pour ce type d’étude où il y a beaucoup à apprendre, ne serait-ce d’abord qu’à propos du Languedoc lui-même où d’immenses lots d’archives des États dorment pour le xvie siècle, pour la crise de 1630 mal connue à mon sens, et, pour tout l’Ancien Régime, dans les dépôts départementaux des assiettes diocésaines riches de la conservation des comptabilités des receveurs.

110 Un très beau livre auquel il faut souhaiter un brillant succès.

111 René Souriac

Notes

  • [1]
    L’Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 604
  • [2]
    Formule reprise à Mireille Laget, Naissances. L’accouchement avant l’âge de la clinique, Paris, Seuil, 1982, p. 125.
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