Notes
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[1]
Lettres persanes, Lettre 89 [92], dans Œuvres complètes, t. I, Oxford, Voltaire Foundation, 2004, p. 380.
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[2]
Ibid., Lettre 35 [37], p. 229.
-
[3]
Pensées, no 1111 (Pensées. Le Spicilège, éd. L. Desgraves, Paris, Robert Laffont, 1991). Nous citons le texte d’après la leçon vérifiée sur le manuscrit pour l’édition des Pensées dirigée par C. Volpilhac-Auger, à paraître dans les Œuvres complètes, t. XIV et XV (Classiques Garnier / ENS Éditions), et suivons la datation proposée par C. Volpilhac-Auger, fondée sur l’analyse des différentes mains. L’article est copié de la main de Montesquieu.
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[4]
Voir Pensées, no 1183.
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[5]
Ibid.
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[6]
Dans une perspective plus large, voir notre article « Voltaire contre Montesquieu ? L’apport des œuvres historiques dans la controverse », Revue française d’histoire des idées politiques, n° 35 (2012), pp. 25-36.
-
[7]
Lettres persanes, Lettre 89 [92], p. 380.
-
[8]
Pensées, no 2114. Main de Montesquieu (copie postérieure à 1748).
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[9]
Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII, dans Œuvres historiques, éd. R. Pomeau, Paris, Gallimard, 1957, p. 948.
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[10]
Voir Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVII, p. 940.
-
[11]
Ibid., chap. XXVIII, p. 948.
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[12]
Voir les massacres commis dans le Palatinat, chap. XII.
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[13]
Ibid., chap. XXVIII, p. 949.
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[14]
Voir par exemple la note de la page 949 ajoutée dans l’édition de 1756 : « J’ai vu de petites tentes dressées sur le chemin de Saint-Denis. […] J’entendis plusieurs spectateurs dire », etc.
-
[15]
Journal historique, Paris, Jollet et Lamesle, 1725, pp. 34-35.
-
[16]
Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII, p. 949.
-
[17]
Lettres persanes, Lettre 35 [37], p. 230.
-
[18]
Pensées, no 1145 ; pour une première version transcrite dans les Pensées, voir no 1122, et le texte initial rédigé dans le Catalogue de La Brède (éd. L. Desgraves et C. Volpilhac-Auger, Naples, Liguori Editore, 1999) après la notice consacrée aux Mémoires de La Fare (no 2989, p. 368).
-
[19]
Pensées, no 1145.
-
[20]
Pensées, no 1306.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Pensées, no 1122.
-
[25]
Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII, p. 950.
-
[26]
Ibid., p. 949.
-
[27]
Ibid., p. 950.
-
[28]
Ibid., p. 957.
-
[29]
Ibid., p. 958.
-
[30]
Voir Pensées, no 1122 : « il avoit l’exterieur de la devotion » ; no 1145 : « Il avoit les formes de la justice de la politique et de la devotion et l’air d’un grand roy. »
-
[31]
Lettres persanes, Lettre 89 [92], p. 380.
-
[32]
Ibid.
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[33]
Voir L’Esprit des lois, livre III, chap. IX : « Mais lorsque, dans le gouvernement despotique, le prince cesse un moment de lever le bras ; quand il ne peut anéantir à l’instant ceux qui ont les premières places, tout est perdu » (éd. R. Derathé, Paris, Classiques Garnier, 2011, t. I, p. 33).
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[34]
Lettres persanes, Lettre 89 [92], p. 380.
-
[35]
Ibid., p. 381.
-
[36]
Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII, pp. 947-948.
-
[37]
Présomptif : « Il n’a guere d’usage que dans cette phrase, Heritier presomptif, qui se dit ordinairement de celuy qui est regardé comme le plus proche heritier, en sorte cependant qu’il peut survenir des enfans qui l’excluënt de la succession » (Dictionnaire de l’Académie française, éd. 1694).
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[38]
Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII, p. 948.
-
[39]
Ibid., p. 947.
-
[40]
Ibid., chap. XXXVII, p. 1082.
-
[41]
Ibid. La même idée est exprimée par Montesquieu quoique sur d’autres exemples ; voir Pensées, no 1306 : « ses confesseurs qui accomoderent toujours sa devotion à sa situation presente lui firent croire lorsqu’il fit des traités ou il abandonnoit tout que la devotion consistoit dans la moderation, lorsqu’il faisoit la guerre ils ne lui parlerent que de David lorsqu’il fit la paix ils ne lui parlerent que de Salomon ».
-
[42]
Ibid., p. 1083.
-
[43]
Ibid., chap. XXVIII, p. 949.
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[44]
« Le jésuite Le Tellier était la principale cause de cette joie universelle ».
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[45]
Ibid., p. 950.
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[46]
Lettres persanes, Lettre 104 [107], p. 424.
1 « Le Monarque qui a si longtems régné n’est plus. Il a bien fait parler des gens pendant sa vie ; tout le monde s’est tu à sa mort [1]. » Trois jours à peine après son décès, le Persan Usbek relate à Rhédi la mort de ce souverain dont il s’étonnait, deux ans auparavant, qu’il soit si « vieux [2] ». Si l’événement fait date et partage évidemment le récit d’un point de vue chronologique, il ne suscite néanmoins pas de longs commentaires. Silence mimétique du Persan qui, après avoir jasé sur les « contradictions » impossibles à résoudre de Louis XIV, adopte le même respect que les Français devant la fermeté et le courage auxquels Usbek rendrait hommage ? Ou bien façon de signifier qu’il n’est plus grand-chose à en dire dans la mesure où l’on procéda symboliquement à son enterrement dès le lendemain par la cassation de son testament ? La lettre 89 [92] est d’ailleurs principalement consacrée à ce détail des péripéties qui entrent ironiquement en résonnance avec la volonté despotique du monarque dont témoignait la lettre 35 [37]. Dans les deux cas, la perspective critique est évidente et il n’est peut-être pas nécessaire au romancier de revenir sur un règne dont le bilan paraît avoir été dressé comme par avance dès cette première lettre sur Louis XIV.
2 La fiction épistolaire ne s’attarde pas sur les détails, ou plutôt elle met en avant certains traits particuliers pour mieux en tirer des conclusions générales : c’est là peut-être le style de Montesquieu, et les Lettres persanes offrent possiblement ici l’exemple d’un moule qui sera repris dans d’autres écrits postérieurs qui examinent la figure du monarque et dressent un bilan post-mortem du règne. Montesquieu ne s’est-il d’ailleurs pas rêvé historien du règne de Louis XIV ? Le manuscrit des Pensées consigne dans les années 1730 des notes destinées à nourrir le projet d’une « histoire de France », où Montesquieu avoue avoir « songé a faire celle de Louis 14 » [3]. Quelques folios plus loin, c’est ce qui apparaît comme une préface à cette histoire du monarque que l’on trouve, où Montesquieu définit quelle devrait être la position de l’historien face à son objet [4]. Bien que rien de précis n’y soit dit du monarque, Montesquieu affirme vivre « dans un tems ou l’on est beaucoup revenu de l’admiration d[e l’]heroisme ». L’idée établit immédiatement une forme de défiance vis-à-vis d’un monarque dont la valeur réside peut-être pour Montesquieu, de manière paradoxale, dans sa mort. Mais vingt ans après celle-ci, son avis a-t-il vraiment changé par rapport à ce qu’exprimaient somme toute de manière assez furtive les Lettres persanes ? La juste distance revendiquée et alléguée – « je ne suis ni trop éloigné du tems ou ce monarque a vecu pour ignorer bien des circonstances ni trop prés pour en être ébloüi [5] » – n’était-elle pas déjà acquise à peine la Régence entamée ? Le projet de cette histoire de Louis XIV avorta peut-être faute d’un véritable intérêt pour une narration qui, si exacte et pertinente ait-elle été dans ses informations et ses analyses politiques, aurait difficilement pu se glisser dans un moule que Montesquieu a toujours récusé en matière d’écriture de l’histoire. C’est ce moule narratif que travaille Voltaire, et justement à propos du règne de Louis XIV, dans la décennie où Montesquieu consigne ces articles dans le manuscrit qui nous est parvenu. Travail un peu plus tardif encore, et donc encore plus distancié ? L’opposition entre les deux philosophes a fait long feu et le règne de Louis XIV constitue l’un des points d’achoppement de la pensée de Voltaire face à celle de Montesquieu [6]. Si les deux penseurs se fondent indéniablement sur des matériaux communs, et si tous deux étaient même assez âgés pour avoir « vécu » la mort de Louis XIV, leurs interprétations du règne, de la personne du monarque, et surtout de ce qu’il lègue à la postérité font évidemment ressortir à la fois des problématiques communes qui concernent le gouvernement de l’État, et des divergences témoignant d’un positionnement parfois antithétique.
Ce que dit la mort du monarque
3 Il est un point sur lequel tous les témoignages s’accordent : celui de la fermeté de Louis XIV face à la gangrène qui le rongea dans ses derniers jours, et par suite face à sa propre mort. Les faits, connus de Montesquieu et de Voltaire par les témoignages oraux qui durent circuler à la cour et à Paris, sont aussi rappelés par les historiens immédiats du règne et repris dans les décennies qui suivent. Hardouin Le Fevre de Fontenay, rédacteur du Nouveau Mercure galant depuis 1714, avait d’ailleurs publié dès octobre 1715 un Supplément intitulé Journal historique de tout ce qui s’est passé depuis les premiers jours de la maladie de Louis XIV jusqu’au jour de son service à Saint-Denis, avec une relation exacte de l’avènement de Louis XV à la Couronne de France, qui connut par la suite des rééditions séparées. En transmettant ainsi un mémoire produit par le marquis de Dangeau, principal témoin du règne, Le Fevre de Fontenay était le premier acteur de la divulgation de manuscrits essentiels à l’histoire du royaume, et dont on attribue la grande révélation à Voltaire en 1770, par sa publication d’extraits du Journal de Dangeau. Force est cependant de constater que sur les derniers jours du roi et sur ce qui suivit sa mort, un certain nombre de documents étaient déjà rassemblés et prêts à l’emploi (le Journal historique contenant ainsi, entre autres, le discours du duc d’Orléans au parlement). On ne s’étonnera donc pas que la mise en valeur de la fermeté du roi soit un point commun à tous les récits, tant du côté des ouvrages historiques que des textes de fiction, comme dans la Lettre et la Seconde Lettre écrite à Musala (1716) de Joseph Bonnet qui ont également pu servir de « source » à la 89e des Lettres persanes, ou du moins constituent l’un de ses hypotextes.
4 La remarque sur la fermeté du roi dans les Lettres persanes relève donc presque de l’anecdote convenue : elle constitue dans l’esprit d’Usbek la preuve de la grandeur du personnage qui convient à son rang, à mettre peut-être en rapport avec le caractère même du prince. « Ainsi mourut le grand Cha-Abas, après avoir rempli toute la terre de son nom [7]. » Les Pensées présentent une remarque qui interroge davantage l’épisode et pose implicitement la question du lien avec les circonstances. « Il y a des maladies qui font mourir plus cour[a]geusement que d’autres. Par ex. la cangrene dans le sang témoin Louis 14. Nointel et d’autres [8]. » La nature même de la maladie, consumant le corps à petit feu – et les témoins remarquent combien le roi était robuste en dépit de son âge –, obligeant donc celui qui en souffre à se voir partir inéluctablement au terme d’une agonie plus ou moins longue, n’impose-t-elle pas à la personne publique du roi d’affronter son sort avec dignité ? Surtout, ne lui permet-elle pas justement de faire preuve de fermeté ? Ces maladies font donc mourir plus courageusement que d’autres. Le même type de considérations informe le récit de Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV qui, tout en insistant sur « la grandeur d’âme avec laquelle il vit approcher la mort », assène : « Quiconque a beaucoup de témoins de sa mort meurt toujours avec courage [9] », et fait le lien avec la mort de Louis XIII qui constitue un précédent remarquable. On se tromperait à interpréter trop radicalement le commentaire, qui doit être replacé dans le contexte large du récit des « anecdotes » du règne. L’historien a en effet déjà rappelé quelques pages plus haut la fermeté du monarque à l’occasion d’une fistule qui, si elle ne mit finalement pas ses jours en danger, lui occasionna des maux difficilement supportables pourtant affrontés avec courage [10]. C’est donc d’abord par son caractère que le roi se montre grand, même si la publicité de sa personne participe évidemment à l’affermissement de celui-ci. Surtout, la mort semble ramener le roi à une humilité qui constitue peut-être un véritable acte de grandeur, quand on l’oppose à la gloire trop présomptueuse dont le monarque a voulu faire preuve face à ses adversaires, en engageant la France dans des guerres tragiques, ce que Voltaire a été le premier à déplorer. « Le courage d’esprit avec lequel Louis XIV vit sa fin fut dépouillé de cette ostentation répandue sur toute sa vie. Ce courage alla jusqu’à avouer ses fautes [11]. » Ce n’est pas ici le premier exemple de ces fautes avouées qui se trouvent ainsi à moitié pardonnées [12], et qui témoignent de la manière propre qu’a Voltaire de façonner un récit « moyen » non pas en évitant d’émettre des avis tranchés et en conservant un ton mesuré, mais au contraire en mettant en balance défauts et mérites qui se trouvent successivement commentés.
5 Le récit des derniers jours du monarque permet donc l’insertion de remarques dessinant par petites touches un bilan du règne, dans un contexte historiographique qui est pour Voltaire fortement polémique. La retranscription des dernières paroles du monarque, « fidèlement copiées » alors qu’il conteste les versions « telles qu’elles sont rapportées dans toutes les histoires » [13], sert donc un projet de rétablissement de la vérité qui s’accentue au fil des rééditions, qui ajoutent notes de bas de page et paragraphes entiers. En mettant en avant son témoignage personnel [14] et en contestant par exemple explicitement les Mémoires pour servir à l’histoire de madame de Maintenon publiés par La Beaumelle en 1755, dont est dénoncée la fausseté, Voltaire poursuit un enjeu qui n’est évidemment pas factuel mais interprétatif. La preuve alléguée – ici, en particulier, les discours tenus par Louis XIV à son arrière-petit-fils qui doit lui succéder – n’a d’intérêt que dans le cadre de l’évaluation qui peut et doit même être faite de la personne du monarque et de son règne. Comme conclut Voltaire après avoir rapporté les propos de Louis XIV sur son lit de mort – propos dont la teneur n’est pas très différente de ce qu’on trouvait dès 1715 dans le Journal historique [15] –, « ce discours est très éloigné de la petitesse d’esprit qu’on lui impute dans quelques mémoires [16] ». En s’attaquant à cette prétendue « petitesse d’esprit », Voltaire repousse ce qui semble bien constituer un lieu commun sur le monarque. Pour allusive que soit l’expression, n’entre-t-elle pas par exemple en résonnance avec les Lettres persanes mêmes, qui dans la lettre 35 [37] suggéraient la défiance de Louis XIV vis-à-vis de ses meilleurs serviteurs, autrement dit de tous ces généraux « qui lui pren[nent] des Villes, ou lui gagne[nt] des Batailles [17] » ? Au-delà de la jalousie envers plus glorieux que lui, le trait témoigne surtout d’un défaut d’esprit et donc de gouvernement en raison de son incapacité à concevoir la grandeur de la nation avant la sienne propre. Dans le portrait contrasté que dressent les Pensées, la question de « l’intelligence » constitue un point nodal de l’appréciation portée sur un souverain « toujours gouvernant et toujours gouverné, malheureux dans ses choix, aimant les sots, souffrant les talents, creignant l’esprit » [18], à propos duquel Montesquieu conclut : « Il n’auroit eu presque aucun de touts ces deffauts s’il avoit esté mieux elevé ou s’il avoit eu un peu plus d’esprit. »
Médiocrité de Louis XIV ?
6 Les « contradictions » comiques qu’Usbek décèle dans le caractère de Louis XIV sont bien connues. Derrière des exemples particuliers qui pourraient paraître anecdotiques, le Persan fait entendre une sévère critique qui touche avant tout à la façon dont gouverne le monarque en raison même des défauts de son caractère. Les versions successives des portraits consignés dans les Pensées reprennent la même structure du paradoxe, modèle propre à Montesquieu également mis en œuvre dans le portrait du Régent brossé dans la première des Lettres de Xénocrate à Phérès, possiblement rédigées vers 1723-1724. Mais si l’objectif de ce dernier portrait était de rendre justice à un homme porté au pouvoir dans des circonstances peut-être peu glorieuses – c’est là un autre enjeu de la mort de Louis XIV sur lequel nous reviendrons –, les versions successives du portrait de Louis XIV sont profondément convergentes dans leur jugement dépréciatif. L’article 1218 synthétise ainsi ces paradoxes ailleurs plus amplement développés : « Il avoit dans leur perfection toutes les vertus mediocres et le comencement de toutes les grandes… trop peu d’esprit pour un grand homme… grand avec ses courtisans et les etrangers, petit avec ses ministres. » L’homme en tant que particulier paraît ainsi avoir quelques qualités énumérées dans l’article 1145 – « doux avec ses domestiques », « serieux dans ses amours » –, qualités que l’on retrouve peut-être dans sa personne de roi en tant qu’elle se doit d’incarner une certaine magnificence et une certaine idée de la gloire : « l’air d’un grand roy », « liberal avec ses courtisans », « roy dans sa cour » ; comme le résume une phrase de l’article 1306, Louis XIV se montre finalement « trés propre […] à soutenir l’exterieur de la royauté ». Mais la hauteur de vues que requiert l’administration du royaume paraît lui faire défaut, et l’homme prend trop souvent le pas sur le roi dans son gouvernement. Ainsi, « dur dans les conseils, enfant dans celui de consciance, dupe de tout ce qui joüe les princes les ministres les femmes et les devots [19] », Louis XIV se trouve victime des faiblesses de son esprit ou de son défaut de lumières. Les actions les plus politiques en apparence, comme celle de faire la guerre, ne sont-elles pas le résultat de motifs étrangers à la politique elle-même ? Ainsi s’expliquerait le paradoxe inaugural de ce portrait qui ne voit en Louis XIV un monarque « ny pacifique ny guerrier », et qui ne révèle ses qualités que quand les circonstances extérieures l’y contraignent, comme l’affirme un autre paradoxe : « Aucune force d’esprit dans ses succes ; de la fermeté dans ses revers ; du courage dans sa mort. » L’incapacité du roi à profiter de ses conquêtes, à réfléchir à une politique lui permettant de les assurer, s’explique paradoxalement par l’absence de contraintes l’obligeant à forcer sa nature pour tirer parti des situations.
il ne sut ni commencer ses guerres ni les finir, dans un siecle et dans une partie du monde ou le heroisme est devenu impossible il eut le foible de le chercher, determiné a ses entreprises par l’interêt de ses ministres il ne sçut ni attendre les pretextes ni les prendre [20] […]
8 Parmi les plus grandes contradictions du roi se trouve sa tendance au despotisme et son « desir immodere d’accroitre sa puissance sur ses sujets » – défaut qui ne marque finalement que sa trop commune humanité, car c’est « en quoi je ne sai si je dois le tant blamer d’un sentiment commun a presque tous les hommes [21] » – et la façon qu’il eut d’être sans cesse asservi soit au hasard (« le ciel lui donna des ministres et des generaux, son choix ne lui en donna jamais [22] »), soit aux volontés des hommes qui l’entouraient. La certitude même de ne devoir en référer qu’à soi-même – par défiance justement vis-à-vis de ceux qui auraient pu le tromper ? – conduisit le roi à se soumettre à un petit nombre d’hommes que favorisaient ses goûts personnels. « Trés facile à tromper parce qu’il se communiquoit peu », le roi fut surtout la « dupe » (et le mot revient souvent dans ces articles des Pensées) de ses confesseurs, car la « devotion acheva de lui ôter le peu de genie que la nature lui avoit donné » [23]. L’article 1306 s’achève ainsi sur une remarque assassine contre une pratique religieuse effectuée sans discernement : « Il avoit une qualité qui chés les devots passe la devotion même qui est de se laisser tromper par eux. » Quant à Mme de Maintenon, elle aussi accusée par la voix publique d’avoir mené le roi par le bout du nez, Montesquieu ne lui consacre qu’un rapide paragraphe qui lui rend justice quant à la concussion et au népotisme qu’on lui prêta. Le bilan s’achève néanmoins sur un reproche qui n’a rien d’anodin dans la mesure où il ternit les seules qualités personnelles, à défaut d’avoir celles que l’on attend d’un monarque bien compris, que Montesquieu attribuait à Louis XIV : « Il est vrai que le roi avoit l’ame plus grande que la sienne ce qui faisoit qu’elle abbaissoit continuellement celle du roi. »
9 Le portrait qui se dégage des Pensées est donc profondément cohérent avec celui que brossaient rapidement les Lettres persanes. Louis XIV souffrit d’abord de n’avoir eu qu’un « esprit médiocre » qui le conduisit à se méprendre, faute d’avoir été bien conseillé, sur les sources bien comprises de la grandeur, c’est-à-dire aussi sur les ressorts politiques qui permettent de guider un État dans la voie de la prospérité au tournant des xviie et xviiiesiècles. Des remarques de l’article 1122, non reprises dans la version mise au propre de l’article 1145, font en particulier résonner des arguments que Le Siècle de Louis XIV aura fort à faire pour démentir : « Ne sans gout faisant fleurir les arts sans les connoitre cherchant la gloire ou on lui disoit qu’elle estoit [24]. » Toutes les thèses de Voltaire se dressent en faux contre de telles allégations, même si le détail de la narration vient régulièrement porter un regard très critique sur bien des agissements du monarque : la grandeur du règne réside dans une politique visant à établir la prospérité intérieure du royaume et une supériorité – matérielle ou symbolique – sur les autres nations. La gloire du règne s’établit donc grâce à des moyens qui ne sont pas que guerriers, et parmi lesquels les arts jouent aux yeux de Voltaire un rôle primordial. Le découpage thématique du Siècle, qui conduit l’historien à traiter de la mort du monarque dans un chapitre consacré à sa vie privée, exclut de fait qu’un bilan touchant à ces domaines soit proposé. Il est bien sûr difficile à Voltaire d’ignorer des critiques qui ne peuvent pas être passées sous silence dans ce lieu dévolu au bilan ; mais, conséquence de ce découpage thématique, les justifications ne peuvent qu’être laconiques et péremptoires, parce qu’elles renvoient implicitement à l’œuvre entière.
Quoiqu’on lui ait reproché des petitesses, des duretés dans son zèle contre le jansénisme, trop de hauteur avec les étrangers dans ses succès, de la faiblesse pour plusieurs femmes, de trop grandes sévérités dans les choses personnelles, des guerres légèrement entreprises, l’embrasement du Palatinat, les persécutions contre les réformés ; cependant ses grandes qualités et ses actions, mises enfin dans la balance, l’ont emporté sur ses fautes [25].
11 Apparaît en revanche la question religieuse puisqu’elle relève de la pratique intime du roi ; mais on mesure bien quels implicites elle recèle, concernant les relations du roi avec ses confesseurs et par conséquent leur rôle dans l’État.
On lui a reproché d’avoir porté sur lui des reliques, les dernières années de sa vie. Ses sentiments étaient grands ; mais son confesseur, qui ne l’était pas, l’avait assujetti à ces pratiques peu convenables et aujourd’hui désusitées, pour l’assujettir plus pleinement à ses insinuations ; et d’ailleurs ces reliques, qu’il avait la faiblesse de porter, lui avaient été données par Mme de Maintenon [26].
13 La faiblesse du roi se trouve explicitement désignée dans tout le passage, même si l’historien tente paradoxalement de sauver l’honneur du monarque en rendant raison de son comportement. La suite du bilan fait apparaître le même type de paradoxes que ceux énoncés par Montesquieu : Louis XIV se montre certes « trop plein de sa grandeur, mais affable [27] ». C’est cette qualité que le bilan va éclairer de manière détaillée : « C’était, entre lui et sa cour, un commerce continuel de tout ce que la majesté peut avoir de grâces, sans jamais se dégrader […]. Il était, surtout avec les femmes d’une attention et d’une politesse qui augmentait encore celle de ses courtisans [28]. » Dans le cadre général du Siècle, ce portrait privé est loin de n’avoir qu’un intérêt anecdotique, et il complète évidemment le versant public illustré dans les chapitres précédents. Louis XIV « savait, dans le particulier, vivre en homme, aussi bien que représenter en monarque sur le théâtre du monde [29] ». De Montesquieu à Voltaire, on voit comment la question de cette représentation est l’objet d’appréciations divergentes : pure extériorité pour l’un, comme le souligne la récurrence des formules liées à l’apparence [30], manifestation publique d’une grandeur incarnée concrètement dans les actions politiques pour l’autre.
14 C’est donc un héritage controversé que Louis XIV lègue à sa postérité. Or, les péripéties liées à sa succession offrent peut-être, plus que le bilan rétrospectif, l’occasion d’observer comment le monarque fut jugé en son temps, et de déterminer la nature effective du pouvoir qu’il avait exercé et organisé durant son règne.
Comment faire après Louis XIV ?
15 Comme nous l’avons rappelé, la mort de Louis XIV fait d’abord événement pour les Persans en raison des péripéties qui surviennent lors de la passation symbolique du pouvoir entre le défunt monarque, via son « testament », et ceux auxquels il l’avait délégué en raison de la minorité de son successeur. « Ne crois pas, enjoint Usbek à Rhédi, que ce grand évenement n’ait fait faire ici que des reflexions morales. Chacun a pensé à ses affaires, & à prendre ses avantages dans ce changement [31]. » Le ton amusé du Persan n’empêche pas que, derrière la chronique immédiate, ne trouvent à s’exprimer des considérations plus larges sur les ressorts politiques du pouvoir.
Le Roi arriere-petit-fils du Monarque defunt n’ayant que cinq ans, un Prince son oncle a été declaré Regent du Royaume.
Le feu Roi avoit fait un Testament, qui bornoit l’autorité du Regent. Ce Prince habile a été au Parlement, & y exposant tous les droits de sa naissance, il a fait casser la disposition du Monarque, qui voulant se survivre à lui-même, sembloit avoir pretendu regner encore après sa mort [32].
17 L’autorité tyrannique de Louis XIV ne paraît en effet pas résister à sa disparition. Même sans autre forme de commentaire, l’épisode laisse bien entrevoir la faiblesse d’un pouvoir qui n’a pour garant que lui-même. Le récit trouve évidemment des échos dans L’Esprit des lois et dans la description du despotisme qui y est faite. L’autorité despotique, entre autres traits définitoires, n’est-elle pas une autorité qui cesse de s’exercer dès que disparaît celui qui l’exerce ? De là les fréquentes révolutions de palais que l’on observe dans les États despotiques, et l’image du « bras levé » qui incarne la menace et la contrainte par lesquelles seules s’exerce cette autorité, qui n’en est peut-être justement pas une et se résume à l’exercice de la pure force [33]. Si les Lettres persanes ne théorisent pas le despotisme, elles constituent sans aucun doute l’un des premiers lieux de la réflexion de Montesquieu sur le sujet. En étant le seul garant de son pouvoir, et donc de ses volontés, le roi s’expose à les voir contestés une fois sa disparition effective. Le fait que le Régent s’adresse au parlement dès le lendemain de la mort de Louis XIV pour contester ses volontés manifeste bien la rapidité de l’effacement symbolique de son autorité. Parce qu’il ne jouit justement a priori d’aucun pouvoir, le Régent se voit dans l’obligation stratégique de faire appel au parlement pour étayer sa volonté de renoncer au Conseil de régence établi par le feu roi. Les réflexions quelque peu ironiques auxquelles se livre alors Usbek au sujet du rôle des parlements ne doivent pas cacher les potentialités critiques qu’elles recèlent. « Les Parlements ressemblent à ces ruines que l’on foule aux pieds ; mais qui rappellent toujours l’idée de quelque Temple fameux par l’ancienne Religion des Peuples [34] », etc. Tout, ici, n’est bien sûr qu’affaire d’intérêts conjugués, c’est-à-dire aussi de « conjoncture imprevuë », qui viennent rendre subitement leur rôle à des institutions dont l’autorité a jusque-là été « languissante ». Les Persans ne sont pas dupes des motifs qui poussent le Régent à accorder une nouvelle place aux parlements. Mais l’affaire dit aussi que la monarchie française, celle de Louis XIV, celle qui lui succède, ne se montre en rien persuadée que les parlements peuvent être une des clés de l’autorité bien établie, c’est-à-dire aussi souverainement établie à travers les âges, quelles que soient les vicissitudes qui affectent les hommes qui détiennent le pouvoir. L’adverbe « d’abord » qu’emploie Usbek, censé relater ces événements deux jours après leur survenue – « le Régent, qui a voulu se rendre agreable au peuple, a paru d’abord respecter cette image de la liberté publique [35] » –, indique certainement que c’est avant tout Montesquieu qui parle avec quelque recul, recul que les Persans n’acquerront chronologiquement que plusieurs lettres plus loin, une fois notamment que le Régent aura exilé le parlement à Pontoise.
18 Le même ordre de considérations apparaît évidemment dans Le Siècle de Louis XIV, quoique dans une perspective politique différente. Dès les débuts de la maladie du roi, Voltaire observe le manège des intérêts personnels, qui est moins celui des successeurs de la couronne que des courtisans qui gravitent autour d’eux.
Le comte de Stair, ambassadeur d’Angleterre, paria, selon le génie de sa nation, que le roi ne passerait pas le mois de septembre. Le duc d’Orléans, qui, au voyage de Marly, avait été absolument seul, eut alors toute la cour auprès de sa personne. Un empirique, dans les derniers jours de la maladie du roi, lui donna un élixir qui ranima ses forces ; il mangea, et l’empirique assura qu’il guérirait. La foule qui entourait le duc d’Orléans diminua dans le moment. « Si le roi mange une seconde fois, dit le duc d’Orléans, nous n’aurons plus personne [36] ».
20 Le mot du futur Régent, démontrant qu’il n’est pas dupe de son attrait, dit par avance la démystification du pouvoir qui sera le sien, bien qu’il soit prêt à tout pour l’établir. « Mais la maladie était mortelle », poursuit en effet l’historien, « Les mesures étaient prises pour donner la régence absolue au duc d’Orléans ». Mesures prises par le futur Régent, donc, alors que le roi « ne l’avait établi que chef d’un conseil de régence, dans lequel il n’aurait eu que la voix prépondérante. […] Il crut qu’ayant été si bien obéi pendant sa vie, il le serait après sa mort, et ne se souvenait pas qu’on avait cassé le testament de son père ». La réflexion diverge de celle de Montesquieu en ce qu’elle ne mobilise absolument pas le rôle joué par les parlements, ni à propos de la façon dont s’y prit le Régent pour récupérer les pleins pouvoirs ni, évidemment, pour remarquer que Louis XIV s’y était peut-être mal pris pour pérenniser son autorité. L’organisation institutionnelle n’étant pas à l’horizon de la réflexion voltairienne, seuls pourraient faire école les précédents historiques dont le roi est effectivement fautif de n’avoir pas tiré des leçons. Là où l’historien reconnaît en revanche à demi-mot une faute politique, c’est dans la volonté de Louis XIV de diviser le pouvoir de son successeur.
[Louis XIV] dit [au duc d’Orléans] : « Je vous ai conservé tous les droits que vous donne votre naissance. » C’est qu’il ne croyait pas qu’il y eût de loi fondamentale qui donnât dans une minorité un pouvoir sans bornes à l’héritier présomptif [37] du royaume. Cette autorité suprême, dont on peut abuser, est dangereuse ; mais l’autorité partagée l’est encore davantage [38].
22 Dans une approche paradoxale constamment appliquée dans son Siècle, l’historien porte donc un jugement critique après avoir comme excusé le monarque en rendant raison de ses actions. C’est en partant d’une volonté de respecter les lois fondamentales du royaume, sur lesquelles il se méprend pourtant, que Louis XIV aurait ainsi décidé de mettre des limites à l’autorité du Régent. Et c’est aussi paradoxalement pour lutter contre les dangers d’une autorité absolue que Louis XIV en vient à privilégier une voie qui est politiquement considérée comme pire par l’historien. Curieuse casuistique donc, qui défend une autorité absolue parce qu’elle serait la moins mauvaise des solutions, et rend raison de la curieuse logique – mais pour le profane seulement – d’un monarque qui borne l’autorité de son successeur temporaire tout en affirmant lui avoir conservé toutes ses prérogatives. Encore faut-il bien se souvenir de qui on est, et de ce à quoi la naissance vous donne droit…
23 L’épisode nous paraît devoir être rapproché de l’autre péripétie qui anime la fin du règne, à savoir la tentative de légitimation des bâtards, que Voltaire a brièvement évoquée juste avant d’en venir à la dernière maladie du roi. Là encore, l’historien rend compte des motifs qui poussent le monarque à faire entrer ses fils légitimés dans sa lignée officielle aux côtés des princes du sang. Si l’origine de cette entreprise doit être attribuée à la tendresse d’un malheureux père par ailleurs « privé de presque tous ses enfants », l’historien vient aussi justifier une telle action du point de vue de la justice humaine : « Il tempérait ainsi par la loi naturelle la sévérité des lois de convention qui privent les enfants nés hors du mariage de tous droits à la succession paternelle [39]. » En effet, « les rois dispensent de cette loi. Il crut pouvoir faire pour son sang ce qu’il avait fait en faveur de plusieurs de ses sujets ». L’argumentation, qui joue à la fois sur l’ordre logique (est aussi rappelée l’intervention de Louis XIV pour les princes de la maison de Lorraine) et sur des raisons humanistes, est imparable. Pourquoi, en effet, ne pas considérer le roi comme un simple sujet ? On voit comment l’historien n’hésite pas à faire varier les angles d’attaque en fonction des causes à défendre, même s’il est certain que le sujet constitue un nouveau prétexte de crispation, au sein de la cour, dans une fin de règne déjà peu sereine.
24 Il faut enfin évoquer un dernier héritage, que la fiction des Lettres persanes ne rattache pas directement au moment de la mort de Louis XIV parce qu’elle en brouille sciemment la chronologie, et que le découpage thématique adopté par Voltaire rejette à la fin du Siècle alors qu’il constitue une autre des clés de lecture du règne. Nous voulons bien sûr parler des querelles liées à l’adoption de la constitution Unigenitus qui enflamma les consciences durant les dernières années de la vie de Louis XIV et dont les effets se prolongèrent sur une bonne partie de la Régence. Promulguée en 1713, mais fictivement datée de 1710 dans la lettre 22 [24], la bulle est perçue comme un instrument de domination supplémentaire du pape Clément XI, par l’intermédiaire des jésuites, sur la personne du roi et par conséquent sur l’État. Si les Lettres persanes instillent dans tout leur cours une défiance générale vis-à-vis des confesseurs et de la plupart des hommes d’Église, le récit historique de Voltaire aborde évidemment le problème de front en le liant de manière immédiate et explicite à l’influence du père Le Tellier, confesseur du roi à partir de 1709. « Rien ne nous irrite plus qu’un religieux devenu puissant. Son pouvoir nous paraît une violation de ses vœux ; mais s’il abuse de ce pouvoir, il est en horreur [40]. » L’asservissement du roi à ses conseillers, dénoncé par Montesquieu tant dans les Lettres persanes que dans les Pensées, constitue le nœud du problème de cette fin de règne, Louis XIV apparaissant très nettement la dupe de son entourage, comme le disait Montesquieu. Le son de cloche est identique dans Le Siècle de Louis XIV : « On faisait accroire à Louis XIV, trop ignorant dans ces matières [religieuses], que c’était le devoir d’un roi très chrétien, et qu’il ne pouvait expier ses péchés qu’en persécutant les hérétiques [41]. » Voltaire offre l’image pitoyable d’un roi coupable malgré lui d’avoir voulu faire ce que le bien de la religion exigeait, et charge évidemment Le Tellier :
Ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’on portait à ce jésuite Le Tellier les copies des interrogatoires faits à ces infortunés. Jamais on ne trahit plus lâchement la justice ; jamais la bassesse ne sacrifia plus indignement au pouvoir.
26 Le Tellier est donc évidemment désigné comme le principal responsable des désordres, et de la mort même du roi au milieu de ce tumulte qui voit s’opposer les jésuites et le cardinal de Noailles, dernier tenant du gallicanisme. L’enregistrement de la bulle au parlement constitue donc le dernier épisode du règne :
On traîna l’affaire en longueur. Le roi était mourant : ces malheureuses disputes troublèrent et avancèrent ses derniers moments. Son impitoyable confesseur fatiguait sa faiblesse par des exhortations continuelles à consommer un ouvrage qui ne devait pas faire chérir sa mémoire. Les domestiques du roi, indignés, lui refusèrent deux fois l’entrée de la chambre, et enfin le conjurèrent de ne point parler au roi de constitution. Ce prince mourut, et tout changea.
Le duc d’Orléans, régent du royaume, ayant renversé d’abord toute la forme du gouvernement de Louis XIV, et ayant substitué des conseils aux bureaux des secrétaires d’État, composa un conseil de conscience dont le cardinal de Noailles fut le président. On exila le jésuite Le Tellier, chargé de la haine publique, peu aimé de ses confrères [42].
28 Si la querelle ne cesse évidemment pas, il est sûr que la position politique du Régent sur cette question redistribue les cartes et permet l’expression de nouveaux rapports de forces. Dans tous les cas, c’est dire que la querelle dépend avant tout du politique, et par conséquent de ceux qui sont à la tête de l’État. Le roi défunt, constamment présenté comme une victime des agissements de ses confesseurs, est évidemment en creux le premier responsable des désordres.
29 C’est à ce titre que Voltaire déplore, dans le chapitre consacré aux anecdotes et donc au volet privé de la vie du roi, les tristes circonstances de sa disparition, tant du point de vue de l’histoire qui ne retiendra que ces désordres religieux et politiques, qu’en se plaçant à hauteur d’homme en s’intéressant à l’opinion contemporaine.
Quoique la vie et la mort de Louis XIV eussent été glorieuses, il ne fut pas aussi regretté qu’il le méritait. L’amour de la nouveauté, l’approche d’un temps de minorité où chacun se figurait une fortune, la querelle de la Constitution qui aigrissait les esprits, tout fit recevoir la nouvelle de sa mort avec un sentiment qui allait plus loin que l’indifférence. Nous avons vu ce même peuple qui, en 1686, avait demandé au ciel avec larmes la guérison de son roi malade, suivre son convoi funèbre avec des démonstrations bien différentes [43].
31 Ce sont bien des démonstrations de joie dont il est explicitement question. Dans une note ajoutée dans l’édition de 1756, Voltaire charge « par avance » Le Tellier [44], établissant ainsi le lien entre les différents niveaux d’explication que le canevas du Siècle dissocie. Mais en rendant raison de tous ces facteurs, l’historien s’attache justement à expliquer le contexte de réception de 1715 qui, une fois la lecture du Siècle achevée, doit être mis à distance afin de permettre une juste réévaluation du règne, et d’un « siècle éternellement mémorable [45] ».
32 Au soulagement apparent de la population, qui se croit délivrée d’un monarque inutilement guerrier qui l’a accablée d’impôts et que sa dévotion exagérée rendait chagrin, répondent donc les points de vue plus mesurés, parce que plus inquiets, des philosophes. La « rencontre » avec le jeune Louis XV donne ainsi à Rica l’occasion de réfléchir aux écueils qui guettent le nouveau monarque, et qui permettront de faire l’épreuve de son caractère : « On verra bien-tôt l’un & l’autre [sa maîtresse et son confesseur] travailler à se saisir de l’esprit de celui-ci : & il se livrera pour cela de grands combats. Car sous un jeune Prince ces deux Puissances sont toujours rivales : mais elles se concilient, & se réünissent sous un vieux [46]. » Tel est le nouveau paradoxe que fait surgir le Persan, qui remarque que « le feu Roi [était] absolument gouverné par les femmes ; & cependant dans l’âge où il étoit, […] c’étoit le Monarque de la terre, qui en avoit le moins de besoin ». En offrant un dernier trait satirique contre Louis XIV, la lettre laisse aussi ouverte la question du devenir de la monarchie française, dont se trouve soulignée la très (trop) grande personnalisation du pouvoir. Bien conscient de cet écueil, mais n’envisageant aucune parade institutionnelle, Voltaire ne pouvait dans son Siècle qu’éviter de conclure, et reprendre immédiatement le récit grâce à l’adjonction d’un Précis du siècle de Louis XV s’ouvrant sur un bilan certes contrasté du règne précédent, mais malgré tout élogieux. Le paradoxe aura peut-être été le maître mot du défunt roi.
Notes
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[1]
Lettres persanes, Lettre 89 [92], dans Œuvres complètes, t. I, Oxford, Voltaire Foundation, 2004, p. 380.
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[2]
Ibid., Lettre 35 [37], p. 229.
-
[3]
Pensées, no 1111 (Pensées. Le Spicilège, éd. L. Desgraves, Paris, Robert Laffont, 1991). Nous citons le texte d’après la leçon vérifiée sur le manuscrit pour l’édition des Pensées dirigée par C. Volpilhac-Auger, à paraître dans les Œuvres complètes, t. XIV et XV (Classiques Garnier / ENS Éditions), et suivons la datation proposée par C. Volpilhac-Auger, fondée sur l’analyse des différentes mains. L’article est copié de la main de Montesquieu.
-
[4]
Voir Pensées, no 1183.
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[5]
Ibid.
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[6]
Dans une perspective plus large, voir notre article « Voltaire contre Montesquieu ? L’apport des œuvres historiques dans la controverse », Revue française d’histoire des idées politiques, n° 35 (2012), pp. 25-36.
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[7]
Lettres persanes, Lettre 89 [92], p. 380.
-
[8]
Pensées, no 2114. Main de Montesquieu (copie postérieure à 1748).
-
[9]
Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII, dans Œuvres historiques, éd. R. Pomeau, Paris, Gallimard, 1957, p. 948.
-
[10]
Voir Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVII, p. 940.
-
[11]
Ibid., chap. XXVIII, p. 948.
-
[12]
Voir les massacres commis dans le Palatinat, chap. XII.
-
[13]
Ibid., chap. XXVIII, p. 949.
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[14]
Voir par exemple la note de la page 949 ajoutée dans l’édition de 1756 : « J’ai vu de petites tentes dressées sur le chemin de Saint-Denis. […] J’entendis plusieurs spectateurs dire », etc.
-
[15]
Journal historique, Paris, Jollet et Lamesle, 1725, pp. 34-35.
-
[16]
Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII, p. 949.
-
[17]
Lettres persanes, Lettre 35 [37], p. 230.
-
[18]
Pensées, no 1145 ; pour une première version transcrite dans les Pensées, voir no 1122, et le texte initial rédigé dans le Catalogue de La Brède (éd. L. Desgraves et C. Volpilhac-Auger, Naples, Liguori Editore, 1999) après la notice consacrée aux Mémoires de La Fare (no 2989, p. 368).
-
[19]
Pensées, no 1145.
-
[20]
Pensées, no 1306.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Pensées, no 1122.
-
[25]
Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII, p. 950.
-
[26]
Ibid., p. 949.
-
[27]
Ibid., p. 950.
-
[28]
Ibid., p. 957.
-
[29]
Ibid., p. 958.
-
[30]
Voir Pensées, no 1122 : « il avoit l’exterieur de la devotion » ; no 1145 : « Il avoit les formes de la justice de la politique et de la devotion et l’air d’un grand roy. »
-
[31]
Lettres persanes, Lettre 89 [92], p. 380.
-
[32]
Ibid.
-
[33]
Voir L’Esprit des lois, livre III, chap. IX : « Mais lorsque, dans le gouvernement despotique, le prince cesse un moment de lever le bras ; quand il ne peut anéantir à l’instant ceux qui ont les premières places, tout est perdu » (éd. R. Derathé, Paris, Classiques Garnier, 2011, t. I, p. 33).
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[34]
Lettres persanes, Lettre 89 [92], p. 380.
-
[35]
Ibid., p. 381.
-
[36]
Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII, pp. 947-948.
-
[37]
Présomptif : « Il n’a guere d’usage que dans cette phrase, Heritier presomptif, qui se dit ordinairement de celuy qui est regardé comme le plus proche heritier, en sorte cependant qu’il peut survenir des enfans qui l’excluënt de la succession » (Dictionnaire de l’Académie française, éd. 1694).
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[38]
Le Siècle de Louis XIV, chap. XXVIII, p. 948.
-
[39]
Ibid., p. 947.
-
[40]
Ibid., chap. XXXVII, p. 1082.
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[41]
Ibid. La même idée est exprimée par Montesquieu quoique sur d’autres exemples ; voir Pensées, no 1306 : « ses confesseurs qui accomoderent toujours sa devotion à sa situation presente lui firent croire lorsqu’il fit des traités ou il abandonnoit tout que la devotion consistoit dans la moderation, lorsqu’il faisoit la guerre ils ne lui parlerent que de David lorsqu’il fit la paix ils ne lui parlerent que de Salomon ».
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[42]
Ibid., p. 1083.
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[43]
Ibid., chap. XXVIII, p. 949.
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[44]
« Le jésuite Le Tellier était la principale cause de cette joie universelle ».
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[45]
Ibid., p. 950.
-
[46]
Lettres persanes, Lettre 104 [107], p. 424.