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Article de revue

Un autre Hannibal : le général carthaginois au théâtre de 1649 à 1720

Pages 323 à 343

Notes

  • [1]
    Il s’agit de Polybe (Histoire, livre III et XV, 1) et de Tite-Live (Histoire romaine, livres XXI à XXX), qui sont les plus importants, ou de Diodore de Sicile (Bibliothèque historique, livres XXV-XXVI), d’Appien (Histoire romaine, livre VII, Le livre d’Annibal) et d’Orose (Histoires contre les païens, livre IV et partiellement livre V), mais aussi d’un « abréviateur » comme Justin (Abrégé des Histoires philippiques de Trogue Pompée et Prologue de Trogue Pompée, XXIX, XXXI, XLIV).
  • [2]
    Cf. Cornelius Nepos, Œuvres, XXIII, mais aussi Plutarque qui n’a pas fait sa biographie mais qui en parle non seulement dans celles qu’il a consacrées à ceux qui ont eu à l’affronter (Fabius Cunctator et Marcellus, le neveu et gendre d’Auguste, plus longuement célébré par Virgile) mais encore à Caton l’Ancien, à Flamininus, à Paul Émile, voire à Lucullus, à Gracchus, à Sertorius et encore à Othon, à Romulus, à Périclès et à Pélopidas.
  • [3]
    Cf. Silius Italicus, Punica (La Guerre punique), chants I à XIII, chant XIV (vers 981) et chant XVII.
  • [4]
    Il s’agit, par exemple, de Valère Maxime, qui le cite une trentaine de fois dans ses Faits et dits mémorables, de Cicéron, qui l’évoque dans une lettre à Atticus (Correspondance, V, Epistulæ ad Familiares, lib. I-VIII) ou dans son Lælius, de amicitia (VIII, 28), de Sénèque, qui en parle dans son De Ira (Livre II, V, 4), de Pétrone (Le Satiricon, L) ou de Juvénal (Satires, VI, VII, X et XII).
  • [5]
    Citons, entre autres, la place qu’il occupe chez Saint-Évremond dans « Les divers génies du peuple romain » (Œuvres en prose, éd. Ternois, Didier, II, 1965, p. 220-305).
  • [6]
    Cf. une lettre adressée en mars ou avril 1668 au comte de Lionnne, Lettres, Paris, éd. René Ternois, 1969, I, p. 137.
  • [7]
    Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’à present, t. XIV, 1748, p. 330-336, indication reprise par Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the seventeenth Century, Baltimore, 1929-1942, IV, p. 237.
  • [8]
    Histoire de l’Académie Française, 1858, I, p. 282.
  • [9]
    Historiettes, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, II, p. 696.
  • [10]
    Recherches sur les théâtres de France depuis l’an 1161 jusqu’à présent, 1753, 3 vol., II, p. 99.
  • [11]
    1754, p. 528.
  • [12]
    1733, « Additions et corrections », p. 323.
  • [13]
    1748, II, p. 154.
  • [14]
    Voir sur ce point, Évelyne Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988, p. 88.
  • [15]
    Sur ce point voir la communication de Suzanne Guellouz, « Cet absent à la lourde présence : Hannibal dans le Théâtre de Pierre Corneille », in Myriam Dufour Maître (dir.), Héros ou Personnages ? Le personnel du théâtre de Corneille, Actes du colloque du Centre Pierre Corneille, (15-16 décembre 2008), Rouen, PURH, 2013, p.?83-94.
  • [16]
    Voir, sur ce point, la communication de Suzanne Guellouz, « Annibal d’un frère à l’autre », in Myriam Dufour Maître (dir.), Thomas Corneille, Actes du colloque international qui s’est tenu à l’occasion du tricentenaire de la mort de Thomas Corneille (1625-1709) au Centre Pierre Corneille (7-8 décembre 2009), Rouen, PURH, à paraître.
  • [17]
    On constate que telle est l’orthographe qui prévaut alors.
  • [18]
    Théâtre complet de Marivaux, Préface, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1949, p. X.
  • [19]
    Cf. Georges Margouliès, « Corneille, Brébeuf et Le Royer de Prade », RHLF, 1928, n° 3, p. 397.
  • [20]
    Le Trophée d’armes héraldiques ou la science du blason avec des figures en taille douce et Généalogie de la maison des Thibaults.
  • [21]
    « Ici commence l’Apulie des Dauniens, qui tient son surnom d’un chef, le beau-père de Diomède ; on y trouve la ville de Salapia, célèbre par les amours d’Hannibal avec une courtisane », III, 16 (et non 11 comme il le prétend). Texte établi, traduit et commenté par Hubert Zehnacker, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 59. Dans son commentaire, Zehnacker rappelle que Tite Live (et nous ajouterions volontiers qu’il en va de même des autres auteurs anciens) « ne dit rien, en XXIV, 20, des amours d’Hannibal en ce lieu ».
  • [22]
    Serge Lancel, Hannibal, Paris, Fayard, 1995, p. 363.
  • [23]
    Ibid., p. 12.
  • [24]
    Ibid., p. 184.
  • [25]
    Annibal, tragicomedie par le sieur De Prade, Paris, chez Nicolas et Jean de La Coste, au Mont S. Hilaire à l’Escu de Bretagne et en leur Boutique à la petite Porte du Palais, devant les Augustins, M.DC.XLIX, vers 58. Toutes nos références renvoient à cette édition.
  • [26]
    Op. cit., p. 38.
  • [27]
    Éd. cit. vers 5-6 et 16.
  • [28]
    Ibid., vers 323-326.
  • [29]
    Ibid., vers 127-128.
  • [30]
    Annibal, tragédie, Lyon, chez Jacques Guerrier, M.DC.XCVII, vers 175-177. Toutes nos références renvoient à cette édition.
  • [31]
    Ibid., vers 224-226.
  • [32]
    Éd. cit., vers 491-498. Toutes nos références renvoient à cette édition.
  • [33]
    Ibid., vers 549-550.
  • [34]
    Éd. cit., Au Lecteur, non paginé.
  • [35]
    Voir l’article de Suzanne Guellouz cité note 16.
  • [36]
    Éd. cit, vers 566-570.
  • [37]
    Ibid., vers 631-636.
  • [38]
    Ibid., vers 675-676.
  • [39]
    Ibid., vers 821-824.
  • [40]
    Ibid., vers 177.
  • [41]
    Ibid., vers 190.
  • [42]
    Ibid., vers 202.
  • [43]
    Ibid. vers 225-229.
  • [44]
    Ibid., vers 275-276.
  • [45]
    Ibid., vers 958-965.
  • [46]
    Éd. cit., vers 471-473.
  • [47]
    Ibid., acte II, scène 6, vers 539-543.
  • [48]
    Ibid., vers 760.
  • [49]
    Ibid., vers 1143-1146.
  • [50]
    Ibid., vers 584-591.
  • [51]
    Ibid., vers 1256-1258.
  • [52]
    Ibid., vers 474.
  • [53]
    Ibid., vers 865-921.
  • [54]
    Éd. cit., acte I, scène 2, vers 153.
  • [55]
    Ibid., vers 97.
  • [56]
    Ibid., vers 156.
  • [57]
    Ibid., vers 122.
  • [58]
    Ibid., vers 123-130.
  • [59]
    Ibid., vers 131-134.
  • [60]
    Ibid., vers 167-169 et 173-178.
  • [61]
    Ibid., vers 278-282.
  • [62]
    Ibid., vers 269-270.
  • [63]
    Ibid., vers 829-832.
  • [64]
    Ibid., vers 986-994.
  • [65]
    Ibid., vers 1027-1028.
  • [66]
    Ibid., vers 1033-1040.
  • [67]
    Ibid., vers 1400-1401.
  • [68]
    « Enfin ce vil habit, et la langue Affriquaine / Parmy nos ennemis m’a fait passer sans peine », éd. cit., II, 2, vers 345-346.
  • [69]
    Ibid., vers 450-458.
  • [70]
    Ibid., vers 1460-1465.
  • [71]
    Éd. cit., vers 763-766.
  • [72]
    Ibid., vers 769-770.
  • [73]
    Ibid., vers 423-433.
  • [74]
    Ibid., vers 636-640.
  • [75]
    Ibid., vers 163.
  • [76]
    « Glorieux d’un tel prix vous me verrez / Seigneur » (ibid., vers 408).
  • [77]
    « Va / Je cède la place à leur impatience » (ibid., vers 417).
  • [78]
    « Que leur vais-je annoncer ! / Seigneur il m’est bien doux » (ibid., vers 423).
  • [79]
    « Oui, puisse le perfide / Ah seigneur ! Ah mon père ! » (ibid., vers 446).
  • [80]
    « Je me flatte / Seigneur, j’interromps vos secrets » (ibid., vers 565).
  • [81]
    Ibid., vers 923.
  • [82]
    Ibid., vers 1027.
  • [83]
    Ibid., vers 1111.
  • [84]
    Ibid., vers 1179.
  • [85]
    À lire les indications qui sont fournies avant la liste des élèves qui ont participé en tant qu’acteurs à la représentation, on constate que l’on n’avait pas lésiné à cet égard : décors somptueux et changeants d’un tableau à l’autre, mise en scène raffinée, avec, notamment, utilisation d’un char volant et de jeux militaires qui mettent en œuvre l’art de la chorégraphie.
  • [86]
    Éd. cit., vers 799-801.
  • [87]
    Acte I, scène 1, vers 114.
  • [88]
    Acte I, scène 5, vers 252.
  • [89]
    Ibid., vers 293.
  • [90]
    Ibid., vers 570-573.
  • [91]
    Voir supra, note 6.
  • [92]
    Op. cit., V, 5, vers 1135-1136.
English version

1Le personnage d’Hannibal occupe une place de choix dans un nombre considérable de textes anciens, rédigés en latin ou en grec, qu’ils appartiennent au genre historique proprement dit [1] ou aux genres qui peuvent s’y rattacher comme la biographie [2] ou le poème épique [3], et il ne cesse d’être cité, hors contexte historique, comme une référence [4] ; d’une manière au demeurant équilibrée car s’il est dans l’ensemble de ces écrits présenté comme un être perfide et cruel il est aussi reconnu comme un grand capitaine qui suscite crainte et admiration. Et il n’est aucun de ces textes qui, comme le prouve l’abondance des éditions et des traductions auxquelles ils donnent alors lieu, ne contribue à tisser la toile qui fait la culture française de l’époque moderne, abondamment nourrie, on le sait, d’Antiquité. Il est donc étonnant que ce général carthaginois, qui a sa place dans bien des écrits alors consacrés à l’histoire, à la politique, à la philosophie et d’une manière générale à tout ce qui relève de la réflexion [5], ait été de manière si flagrante réduit à la portion congrue dans les œuvres de fiction. On ne trouve en effet aucune trace de cette illustre figure ni dans le domaine de la poésie ni dans les récits. Il n’en va pas de même au théâtre, encore que les résultats soient, même dans ce domaine, décevants.

2On peut certes faire état de l’Annibal jurans ad aras du P. Le Camus, qui date de 1704. Mais en ce qui concerne les pièces de langue française, notons que celle que Saint-Evremond espérait voir écrire à Corneille [6] ne fut jamais rédigée, que l’on ne peut assurer l’existence de celle d’un certain Riupeirous, que les frères Parfaict signalent en date de 1688 [7] et que l’Hannibal (ou Annibal) dont parle Pellisson [8] et l’Annibal (ou Le Grand Annibal) de Georges de Scudéry, que mentionnent Tallemant des Réaux [9], Beauchamps [10] et les rédacteurs du Dictionnaire portatif des théâtres[11], de la Bibliothèque des théâtres[12] et de la Bibliothèque du théâtre français[13] mais dont ne parle ni Pellisson ni Nicéron dans ses Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de la République des lettres[14] ont eu si peu de succès que le texte de ces pièces est perdu, à moins qu’elles n’aient jamais été éditées, ni même représentées. Ce personnage, ou du moins son nom, n’est pas pour autant absent de deux des pièces de Pierre Corneille, Sophonisbe et surtout Nicomède, où il pèse de tout son poids [15]. Son frère, Thomas, en fait le héros de celle qu’il intitule La Mort d’Annibal[16].

3Ce personnage réapparaît en outre à deux autres reprises, à des dates fort distantes l’une de l’autre, dans le théâtre du xviie siècle, où deux autres dramaturges le mettent en scène. Dès 1649, c’est-à-dire avant Nicomède, Jean Le Royer de Prade a en effet publié une tragi-comédie intitulée Annibal, alors qu’à l’autre bout du siècle, en 1692, le père Dominique de Colonia a écrit lui aussi un Annibal, sous-titré tragédie. Sans compter qu’en 1720, en cette époque de transition entre le xviie siècle finissant et le triomphe des Lumières, celui qui devait apparaître par la suite comme un des plus grands écrivains de l’époque, Marivaux, alors en début de carrière – c’est sa quatrième pièce après Le Père prudent et équitable ou Crispin l’heureux fourbe, L’Amour et la vérité, et Arlequin poli par l’amour – consacre ce qui devait être son unique tragédie au même sujet, et l’intitule, lui aussi, Annibal[17]. Comme La Mort d’Annibal de Thomas Corneille, la pièce, représentée à la Comédie française, échoua. Ce n’est qu’en 1747 qu’elle connut un succès éphémère mais incontestable.

4S’il n’est pas nécessaire de parler longuement de cet auteur ni de la bonne trentaine de comédies, en vers ou en prose, qui créèrent un genre, le marivaudage, que l’on peut avec Marcel Arland présenter comme « un mélange de badinage et d’émotion [18] », il est indispensable de revenir sur les deux autres dramaturges, qui sont peu connus.

5Né en 1624 et mort en 1686, Jean Le Royer de Prade est un ami de Cyrano de Bergerac. Il fut aussi proche de Brébeuf et de Corneille au point qu’ils écrivirent, tous deux, à quelques variantes près, le même sonnet [19]. Il pratiqua tour à tour la poésie, l’histoire, la tragédie et la comédie.

6Issu d’une ancienne famille de Provence dont les membres ont exercé plusieurs charges parlementaires à la cour d’Aix en Provence, Dominique de Colonia, né en 1660 et mort en 1741, appartient à la génération de ceux qui, comme Pradon ou Campistron, prennent le relais au moment où, Molière et Pierre Corneille étant morts, Racine s’étant retiré de la scène, Thomas Corneille et Quinault ont eux-mêmes évolué l’un vers la lexicologie l’autre vers l’opéra. C’était un jésuite. Célèbre en son temps, il fut professeur au Collège de la Trinité de Lyon. Humaniste, historien et théologien, il s’est fait également tour à tour poète, dramaturge, journaliste et archéologue.

Trois auteurs en quête d’histoire

7La couleur historique n’est jamais, dans aucune de ces trois pièces, perdue de vue. Cela est, certes, surprenant de la part de Marivaux que sa vocation de rédacteur de comédies a tout naturellement éloigné de l’Histoire. Mais, comme le note Colonia dans sa Préface : « Il y a peu de gens qui n’aient entendu parler du fameux Annibal. » Ce n’est pas le cas de Le Royer de Prade à qui nous devons, outre un Discours du tabac, édité, il est vrai, sous le pseudonyme de Baillard, en rapport avec l’actualité, et deux ouvrages techniques [20], deux autres tragédies – La Victime d’État ou la mort de Plautius Silvanus, et Arsace roi des Parthes –, auxquelles il attribue aussi des sources historiques, et des études qui ressortissent officiellement à ce genre : Histoire de Gustave-Adolphe dit le Grand et de Charles-Gustave comte Palatin, roys de Suède, L’Histoire de France depuis Pharamond jusqu’à Louis XIII (qui, de fait, s’arrête à Henri II) et Histoire d’Allemagne ancienne et nouvelle, toutes signées de son vrai nom. Cela n’est pas non plus surprenant de la part de Dominique de Colonia. On peut en effet dire qu’il était, autant que son prédécesseur, prédisposé à être sensible à la couleur historique, lui qui, outre un De Arte rhetorica en cinq livres paru en 1704, que Samy Ben Messaoud compare sur plusieurs points avec La Rhétorique ou les règles de l’éloquence de Balthazar Gibert, dont il a procuré une édition critique chez Champion en 2004, et en 1722 une Bibliothèque janséniste qui, remaniée par le P. Louis Patouillet, devait devenir, en 1752, le Dictionnaire des livres jansénistes, publia des ouvrages sur les Antiquités de la ville de Lyon et sur l’Histoire littéraire de cette ville mais aussi des pièces intitulées Germanicus et Juba.

8Si le troisième dramaturge n’évoque pas cette question, les deux premiers s’expriment longuement à ce propos. L’imprimeur qui présente la pièce de Le Royer de Prade dans le recueil qui contient trois textes que, nous dit-on, l’auteur a tenu à publier anonymement déclare : « Pour Annibal, le sujet en est tiré du Troisième livre, chapitre XI de l’Histoire naturelle de Pline, où, faisant la description de l’Italie, il écrit : “Hinc Apulia Dauniorum cognomine, a duce Diomedis socero, in qua oppidum Salapia, Annibalis meretricio amore inclitum” [21]. » La couleur historique de l’Annibal de Colonia est également revendiquée par l’auteur qui, dans sa Préface, après avoir signalé « son passage par les Alpes et ses victoires sur les Romains », annonce les « points d’histoire sur lesquels […] roule » sa pièce et dont il affirme avoir pris connaissance dans Polybe, Plutarque et Tite Live : le fameux renoncement d’Hannibal à marcher sur Rome après la défaite écrasante qu’il lui a infligée à Cannes et, surtout, le mystère qui plane sur les raisons de ce renoncement, le traitement, hostile, que lui réservent à Carthage Hannon et son clan qui, loin de l’aider à parfaire sa victoire, l’accusent d’« intelligence avec Rome », le caractère hétérogène de l’armée d’Hannibal, composée de « trois nations différentes », de Carthaginois, d’Espagnols et de Gaulois (de là un attachement qui va à la personne du chef plus qu’un dévouement au pays dont il portait les couleurs) et, enfin, la prouesse prêtée à celui qui devait devenir Scipion l’Africain, le vainqueur de Zama, qui délivra son père qu’Annibal avait fait prisonnier.

9Dans la pratique les trois dramaturges sont à égalité. D’abord parce que les indications spatio-temporelles qui sont fournies dans les didascalies initiales de ces Annibal renvoient à des réalités. Dans la pièce de Le Royer de Prade « la scène est à Salde, jadis Salapie, ville de la Poüille, dans une salle du Palais d’Annibal » ; nous sommes donc en 214 av. J. C. puisque c’est cette année-là que le général carthaginois hiverne dans cette région d’Italie. Dans celle de Colonia « la scène est dans la tente d’Annibal à un quart de lieuë de Rome » ; nous sommes donc en 211, date à laquelle, comme le rappelle Serge Lancel, il « fait une incursion sous les murs de Rome [22] ». Dans celle de Marivaux « la scène est dans le palais de Prusias » ; nous sommes donc en 183 av. J.-C., date à laquelle, exilé chez le roi de Bithynie, il s’empoisonne pour échapper aux Romains.

10Tout aussi bien dépeint est le paysage humain. Si l’on ne voit pas à qui pourrait correspondre, dans la pièce de Le Royer de Prade, ce chevalier romain nommé Aronce, deux des quatre personnages masculins venus de Carthage portent les noms de personnalités qui ont réellement existé. Le Carthale qui est présenté comme un chef carthaginois n’a rien à voir avec l’amiral Carthalon, qui, en Sicile, lors de la première guerre punique, et plus précisément en 249 av. J.-C., a défait le consul L. Junius Pullus à Lilybée, après que Himilcon eut fait « échouer le blocus mené par [l’autre] consul, P. Claudius Pulcher [23] ». Il est en revanche plausible qu’il renvoie au plénipotentiaire célèbre qui, après Cannes, est allé à Rome, avec dix des nombreux soldats capturés par Hannibal, dans l’espoir, au demeurant déçu, d’offrir au Sénat des propositions de paix, puis, en compagnie de Magon, frère d’Hannibal, à Carthage où, notamment impressionnés, semble-t-il, par les fameux anneaux d’or « arrachés aux doigts des chevaliers sur le champ de bataille [24] », les membres du Conseil décidèrent d’envoyer le renfort demandé. Plus incontestable est le rapport que l’on peut établir entre le Maharbal de la pièce et le personnage du même nom, lui aussi représenté comme général de la cavalerie. Ce fils d’Himilcon, prétendument auteur du fameux mot – « Tu sais vaincre Hannibal mais tu ne sais pas profiter de ta victoire » – dont est énoncée à la première scène de l’acte I, une variante, a contrario – « Il sçaura comme vaincre user de sa victoire [25] » – est celui à qui Hannibal avait confié le commandement devant Sagonte lorsque, avant la chute de cette ville, qui eut lieu en 219, il avait dû aller maîtriser les révoltes de la Manche et de la Nouvelle Castille. On sait qu’avec Magon et Hasdrubal, lui aussi frère d’Hannibal, il joua un rôle important dans les grandes batailles de la seconde guerre punique, de celle du Tessin (fin novembre 218), à celle de Cannes (2 août 216), du moins selon Tite Live, en passant par celle de Trasimène (21 juin 217) où il fait prisonniers quelque six mille Romains. Ajoutons qu’à la scène 8 de l’acte V, il est question d’un Bomilcar, dont le nom correspond à celui de l’époux de la fille aînée d’Hamilcar, qui fut amiral de la flotte carthaginoise.

11Parmi les personnages de la pièce de Colonia, on retrouve, à côté d’Annibal, qui, à la scène 5 de l’acte I, est dit successivement, selon la coutume, « fier », « implacable » et « perfide », deux Scipion, qui renvoient l’un au père, Publius Cornelius, qui fut consul en 218 et proconsul en Espagne de 217 à 211, date de sa mort, et l’autre au fils, Publius Cornelius Scipio, l’Africain, le futur vainqueur de Zama, et deux Carthaginois. L’un est Hannon, et ce nom peut faire songer soit à celui qui fut le lieutenant d’Hannibal en Espagne, soit à celui qui commandait l’aile droite à Cannes. Mais il ne faut pas oublier que c’est un Hannon, celui que l’on dit être « le grand », qui est le chef de file du clan antibarcide. L’auteur utilise ici comme ailleurs avec adresse « une de ces homonymies » qui sont à Carthage, comme le remarque Serge Lancel, « si fréquentes et si gênantes pour les historiens » [26]. L’autre est Maharbal, précédemment évoqué. Quant à Arminius, s’il porte un nom dont la résonance n’est pas très authentique, il atteste la présence, dans l’armée carthaginoise, d’un contingent gaulois qui, par son comportement et celui de ses dirigeants, contribue à assurer une homogénéité, qui a priori n’allait pas de soi et ne se serait donc jamais réalisée sans l’attachement à la personne d’Hannibal.

12Même atmosphère dans la pièce de Marivaux. Annibal a pour confident un Amilcar qui ne renvoie, bien sûr, ni au père d’Hannibal, ni à cet Hamilcar de Paropos, qui s’est distingué, au début de la première guerre punique, dans la ville qui lui a donné son nom, mais qui porte un de ces noms qui sont, eux aussi, des plus répandus à Carthage. On retrouve aussi dans la pièce Flaminius, l’ambassadeur de Rome, et son confident, dont le nom – Flavius – ne surprend nullement.

13Sans compter – le sujet de la première pièce, celle de Le Royer de Prade, étant bien de savoir si Hannibal reprendra les armes pour marcher sur Rome – l’importance donnée dans l’argumentation qui est avancée dans la tirade initiale de Maharbal aux faits et réflexions traditionnellement invoqués :

14

A quoy nous serviront quatre grandes Batailles,
Où Rome de sa gloire a veû les funerailles […]
Et vous n’avez rien fait si vous ne faites tout [27].

15Ajoutons que l’on retrouve à la scène 2 de l’acte II tout le contexte historique de l’époque, notamment des victoires des Romains en Espagne et en Sicile :

16

Rome se rétablit, et Scipion vainqueur,
En conquerant l’Espagne a relevé son cœur,
Et reduit l’Affriquain qui dedans la Sicile
Combatoit le Preteur [28].

17Il n’est pas jusqu’à la réponse d’Hannibal à Maharbal qui n’ait rapport avec ce que les historiens croient savoir du renoncement du chef carthaginois à marcher sur Rome : déclarant en effet : « Et que c’est un excés de la temerité / D’oser trop s’asseurer en sa felicité [29] », il parle à plusieurs reprises de « prudence », signalant l’état dans lequel se trouve l’armée après Cannes et rappelant qu’il attend des secours de Carthage. Mais l’auteur utilise aussi, dans la scène 2 de l’acte II, de façon très allusive il est vrai, les événements récents de Sicile, où Hiéron, roi de Syracuse, s’inquiétait du retard que Rome mettait à l’aider, et d’Espagne, où Scipion avait triomphé.

18Mêmes références dans la pièce de Dominique de Colonia. Témoin, à la scène 4 de l’acte I l’inquiétude de Scipion père :

19

J’aprens de toute part que l’orage s’aprête
Que de Rome Annibal va tenter la conquête [30].

20et la forfanterie du général carthaginois :

21

Rome aujourd’hui n’est plus en état de défence
Canne, le Pô, Trebie et vingt autres combats
Ont vû tomber vos chefs, et périr vos soldats [31].

22Enfin, si l’on n’entend pas résonner dans la pièce de Marivaux les noms prestigieux de l’épopée d’Hannibal, de la Trébie à Cannes, l’héroïsme de ce personnage historique d’exception est bien le point de départ de l’intrigue, la cause du respect et de la haine qui lui sont portés et ce qu’il considère lui-même comme sa raison d’être. Témoin le passage de la scène 2 de l’acte II, où, face à Flaminius, il parle d’abord de lui à la troisième personne puis déclare :

23

Ne vous souvient-il plus du temps où dans mes mains
La victoire avait mis le destin des Romains ?
Retracez-vous ce temps où par moi l’Italie
D’épouvante et d’horreur et de sang fut remplie […]
Parlez, quelqu’un de vous arrêta-t-il ma course [32] ?

24et enfin, sans relever l’allusion de son interlocuteur à la défaite que Scipion lui a infligée à Zama, établit le bilan suivant, où la désinvolture tourne à la morgue :

25

Rome allait succomber : son vainqueur la néglige ;
Elle en a profité ; voilà tout le prodige [33].

Trois auteurs en quête de liberté

26Mais, à l’instar de Le Royer de Prade, qui est celui qui, dans sa Préface, intitulée « L’imprimeur au lecteur », s’exprime le plus clairement sur ce point, Colonia et Marivaux pourraient ajouter : « Sur ce principe peu considerable, tout le reste du Poëme est imaginé » et justifier ce choix en ajoutant : « En sorte toutefois que la Fable ne peut estre démentie par la vérité de l’Histoire, ny l’Histoire blessée par les fixions de la Fable : hardiesse qui pour lors est plus digne de loüange que de blasme, puis que par l’authorité de l’Histoire la Fable s’acquerant de la creance, et l’Histoire de l’agréement par les inventions de la Fable ; le Poëte parvient mieux à sa fin, qui est d’émouvoir les passions pour en laisser en suitte une juste mediocrité [34]. »

27Ce n’est pas que l’Histoire ne soit convoquée que pour être trahie. On ne saurait en effet, en dépit de certaines approximations, parler dans ces pièces de véritables inexactitudes : seul l’exemple de Colonia donnant « au vieux Scipion la qualité de dictateur » est à cet égard significatif ; c’est qu’il s’agit, affirme-t-il dans sa préface, d’« animer » et de « soutenir l’intrigue ». Mais parce qu’elle n’est présente que comme pouvant servir de tremplin à l’imagination du poète qui, aux yeux de ces trois dramaturges, a tous les pouvoirs.

28Ce qu’il y a d’abord et surtout de commun à ces trois pièces, c’est que leurs auteurs semblent avoir voulu combler la lacune que comportait la légende d’un homme uniquement célébré pour son aventure militaire et politique en y introduisant tous trois l’élément féminin. Il est en effet acquis que l’on ne sait rien de la vie familiale ou sentimentale du chef punique. Cela est d’autant plus étonnant qu’il n’en va pas de même de son père Hamilcar à qui l’on connaît, sans pouvoir les nommer il est vrai, au moins une femme et trois filles, dont la troisième a été baptisée par Flaubert Salammbô, et une affection particulière pour son gendre Asdrubal qui révèle, elle aussi, une vie affective. Ce faisant, ces trois dramaturges rompaient avec une tradition qui a sans doute grandement contribué à empêcher que l’un des plus grands généraux de l’antiquité n’ait guère connu de fortune au théâtre. Thomas Corneille, qui, sur ce point, s’oppose à son illustre aîné, a, il est vrai, précédé deux d’entre eux. Mais il fait preuve de timidité en la matière, puisqu’il se contente de donner à Hannibal une fille qui, telle Antigone, a accompagné son père en exil et ne vit que pour lui [35]. Les trois autres dramaturges, ceux dont il est ici question, vont plus loin dans la façon dont ils brisent le tabou.

Le rôle de l’amour dans le destin des peuples

29Le Royer de Prade, celui-là même qui fait figure de pionnier en la matière, puisqu’il précède Thomas Corneille, est le plus hardi. Il imagine en effet que Hannibal, qui – première innovation – est marié, en l’occurrence avec Imilce, est – seconde innovation – amoureux d’une certaine Octalie, alias Cimerie, dame romaine. Non content d’avoir l’audace de donner une cause sentimentale à ce qui constitue encore aujourd’hui la plus grande énigme de la carrière du Carthaginois, sa décision de ne pas marcher sur Rome après la victoire de Cannes, il consacre à cet amour une place démesurée. D’abord en montrant la force de ce sentiment. Témoin, dans la scène 1 de l’acte III, les affres que vit Hannibal lorsqu’il découvre – ce qu’il ne savait pas au départ – que celle qu’il aime est romaine :

30

Le Ciel fit-il jamais des disgraces pareilles ?
Dans un mesme suiet on luy vit enfermer,
Ce que je dois haïr, ce que je veux aimer :
Et tel est mon tourment que mon ame incertaine
Escoute également et l’amour et la haine [36] ;

31et le tiraillement dont il est la proie dans les stances qu’il prononce devant son confident Sinipe puis tout seul aux scènes 3 et 4 de ce même acte III.

32Ce sont, dans la première scène, d’abord trente deux vers – dont les vingt premiers sont disposés en strophes où alternent avec plus ou moins de régularité alexandrins et octosyllabes, les autres constituant un ensemble d’alexandrins –, qui offrent en effet l’image du parfait amant, prêt à tout sacrifier à sa passion, puis, après une plainte qui fait transition, huit autres où est rappelé le fameux serment qu’il prêta à l’âge de neuf ans, et, enfin, dix autres où la décision est prise d’y manquer :

33

Que feray-ie à la haine ? Ouvriray-ie mon ame ?
Amour ne le veut point, et son ardante flame
Me faisant oublier et devoir, et sermens,
Le rend Maistre absolu dessus mes sentimens ;
Et me dit que le Ciel à ses loix tributaire,
Est toujours indulgent aux crimes qu’il fait faire [37].

34Ce sont, dans la seconde scène, toutes rédigées de manière plus conforme à la tradition, trois strophes dont certes seule la première fait état d’un ralliement à l’amour mais dont les deux autres, qui font état, elles, d’un véritable retour au devoir, sont suivies de six alexandrins où tout semble compromis par l’arrivée de l’élue. De là l’incertitude finale :

35

Je meurs, je ressuscite, et voy dans ce transport,
Que l’Amour et la Guerre ont fort peu de rapport [38].

36Vient alors, dans l’interminable scène suivante, un affrontement au cours duquel Hannibal, loin de faire preuve de la force de caractère dont il se targuait, après avoir révélé à Octalie qu’il l’aimait, apparaît comme un être veule et désespéré qui est en fin de compte, par dépit, réduit à se venger en menaçant de tuer son frère qu’il a jeté en prison :

37

Et bien vous le verrez en cet estat funeste,
On le veut, pers mon cœur la pitié qui te reste
La force doit agir au deffaut de l’amour,
Qu’elle change d’humeur, ou qu’il perde le iour [39] ?

38Ajoutons que c’est sur le terrain de l’amour – mais c’est de bonne guerre – que se manifeste ici ce recours à la ruse qui, selon l’histoire, caractérise Hannibal. A la scène 2 de l’acte I il dit en effet à Cinipe qu’il « enmene au combat [40] » celle qu’il aime, et à la scène 3 de l’acte I à son épouse que « les combats ne sont point le partage des femmes [41] », ce qu’elle ne tarde pas à lui rappeler lorsqu’il déclare vouloir emmener Cimerie : « Mais la guerre n’est point le partage des femmes [42]. » Vient ensuite l’exploitation qui est ici faite des rapports, complexes, que les deux femmes entretiennent entre elles. Dans la scène 5 de l’acte I, triomphe le thème de la jalousie. Imilce exprime d’abord son dépit :

39

Annibal a détruit la puissance romaine […]
Mais de tant de combats, il vous cede la gloire [43].

40Puis elle se vante d’avoir, pour venger son honneur et celui de Carthage, « rallumé la guerre » et déclare :

41

J’ay […] fait que nos soldats
Entraisnent Annibal à de nouveaux combats [44].

42À la scène 6 de l’acte IV, en revanche, la complicité remplace l’affrontement. Par un sursaut de générosité qui en fait le pendant de la Livie de Cinna, l’épouse légitime propose son aide à sa rivale :

43

Tout l’equipage est prest pour une heureuse fuitte […]
Je dispose à mon gré des portes de la ville,
Vous sçavez le pays, toute chose est facile,
Et cette nuit enfin il ne tiendra qu’à vous
De conduire vos iours sous un Astre plus doux :
Voilà ce que ie puis pour vostre delivrance [45].

44Et la pièce s’achève sur les adieux émouvants que se font Imilce et Octalie, preuve que, pour s’être complu à passer en revue tous les cas de figure que permet d’utiliser l’introduction de l’élément féminin, on a quelque peu perdu de vue l’enjeu initial, qui était celui de la marche vers Rome !

L’utilisation de l’amour en politique

45Dans la pièce de Colonia, l’élément féminin, introduit pourtant de façon aussi massive, n’est pas utilisé de la même façon. Hannibal n’est pas en proie à la passion. Il convoite certes Émilie, une Romaine ou du moins celle que l’on croit telle puisqu’elle est présentée comme la fille adoptive de Scipion et de son épouse, Cornélie, mais c’est ici un mariage – il est dans cette pièce célibataire – et un mariage politique qu’il envisage. Une telle alliance permettrait en effet, dit-il, aux Romains de « sauver [leur] empire ». L’attitude d’Hannibal est donc encore plus surprenante que celle que lui prêtait Le Royer de Prade. Il s’agit ici d’un véritable renversement de situation. Car il ne renonce pas à la conquête de Rome à cause de sa passion, mais il feint l’amour pour éviter cette conquête. L’ennemi c’est en l’occurrence sa propre patrie, Carthage dont « le sénat » a été « prévenu » par Juba. Point de tête à tête partant entre Hannibal et Émilie, dont l’existence est cependant autrement, et abondamment, exploitée.

46On peut en effet constater d’abord que c’est le sort d’Émilie qui structure l’intrigue. Dans un premier temps en effet, nouvelle Iphigénie, elle est vouée à être symboliquement sacrifiée au salut de Rome par un père qui va la livrer à celui que lui-même à la scène 5 de l’acte I, comme l’intéressée à la scène 5 de l’acte II, traite de « barbare ». L’influence de la pièce de Racine, et par-delà celle de la légende, se manifeste dès lors dans le suspense qui s’établit à la scène 6 de l’acte II, où, en présence de Scipion fils qui vient de retrouver son père, celui-ci révèle son projet : « SCIPION. Il faut ma fille… ÉMILIE. Quoi ! SCIPION. (tel est vôtre destin) / Épouser Annibal, pour le plus tard demain. / ÉMILIE. Annibal ! qui ! moi ! ciel [46] ! »

47Dans un second temps, la voilà au centre d’un nouveau coup de théâtre : Scipion révèle qu’Émilie est carthaginoise. À Cornélie qui demande de plus amples informations il déclare :

48

[…] Il faut enfin que je le die
Oüi, Madame, Carthage a vû naître Emilie.
Vous l’ignorez vous-même, et mon amour discret
A dû jusqu’à ce jour vous en faire un secret.
Je n’ai pû sur son sort en savoir davantage,
Et je sai seulement qu’elle est née à Carthage [47].

49Troisième coup de théâtre : à la scène 4 de l’acte III, nous apprenons par le billet dont Scipion fils est porteur que le Sénat romain intime à Scipion l’ordre de sacrifier réellement – car cette fois il s’agit de la tuer – sa fille pour que « par cette perte il sauve l’Italie [48] », ce qui nous ramène au thème d’Iphigénie, cette fois pris à la lettre.

50À la scène 5 de l’acte V, enfin, intervient le dernier coup de théâtre qui, lui aussi, concerne Émilie. Alors qu’Annibal se croit écarté, Scipion déclare :

51

[…] Non, seigneur, Emilie est à vous,
Mais il faut renoncer au nom de son époux
[…] D’Emilie Annibal est le frère [49].

52Dernier point à signaler pour souligner l’importance d’Émilie sur le plan dramaturgique : la place et les vicissitudes que connaît l’amour qu’Arminius, le chef gaulois allié d’Annibal, porte à cette héroïne. D’abord à peine ébauché – dans la scène 9 de l’acte II –, cet amour fait aussitôt l’objet d’un renoncement, ce qui permet de présenter le Gaulois comme un parangon de vertu cornélienne :

53

Acheve, Arminius, acheve, et qu’en ce jour
Ta fidelle amitié l’emporte sur l’amour.
Servons nôtre Rival, qu’il épouse Emilie,
Deut-il nous en couter le repos, et la vie,
Oüi, faisons sur nous même un effort généreux,
Pour servir un ami rendons-nous malheureux.
Immolons nôtre amour, un peu d’effort peut-être
Etouffera des feux qu’un moment a fait naître [50].

54Ce qui n’empêche pas que ce soit le mariage d’Arminius avec Émilie qui constitue, à la scène 6 de l’acte V, le dénouement de la pièce. Force est cependant de reconnaître que cet amour n’est pas réciproque. Et que, ce qui peut s’expliquer par les divers traumatismes que l’héroïne a subis, cette union est acceptée plus que souhaitée par celle dont le destin a pourtant structuré la totalité de la pièce :

55

[…] Seigneur, puisque l’ordre d’un frère
Pour cet himen s’accorde avec celui d’un père,
Je suivrai mon devoir [51].

56Un sens du devoir qui confine à la résignation.

57Mais c’est le sort d’Émilie, qui magnanimement, comme le personnage mythologique qui lui sert de modèle, consent aux deux sacrifices, le mariage et la mort, qui suscite, lui, les réactions affectives de son entourage. Cornélie, sa mère, est atterrée lorsqu’elle apprend à la scène 6 de l’acte II que sa fille doit épouser Annibal – « Qui ? ma fille, Annibal, Ciel ! que viens-je d’apprendre [52] ». Elle ne l’est pas moins quand elle apprend que sa fille est condamnée. À la scène 2 de l’acte IV elle s’écrie en effet en des termes qui traduisent une amère ironie :

58

Qu’en croirai-je, Seigneur, de ce bruit odieux
Dont Rome est outragée, et qui flétrit nos Dieux.
Par quel injuste arrêt, par quelle barbarie,
Et quel serait enfin cét horible dessein ? […]
Allez, Barbare, allez la conduire à l’autel ;
Executez vous-même un arrêt si cruel.
Ne vous contraignez pas, achevez vôtre ouvrage
J’atens de vôtre amour ce dernier temoignage […]
Ma fille, vous vivrez [53].

La subordination de l’amour au respect de la parole donnée

59Dans la pièce de Marivaux l’élément féminin est représenté par la seule fille de Prusias, Laodice. Elle occupe massivement le début de l’acte I, celui de l’acte III et surtout celui de l’acte IV, monologuant ou dialoguant soit avec sa confidente Égine soit avec l’un ou l’autre des deux personnages essentiels de la pièce, Annibal et Flaminius. En outre, si elle est totalement absente de l’acte II, elle réapparaît à la scène 5 de l’acte V en un bref mais poignant monologue et occupe une place importante dans la courte scène finale où elle prend encore une fois la parole au même titre que chacun des deux personnages principaux entre lesquels elle n’a cessé de se situer. C’est que ce personnage joue un rôle clé dans le développement de l’intrigue.

60Laodice constate, en revoyant Flaminius envoyé par Rome en Bithynie, qu’elle est toujours attirée par celui qui l’a naguère séduite en dépit de ce qu’il représente pour les pays d’Orient que Rome entend subjuguer. Mais, en dépit de la différence d’âge que le vieux général se promet de compenser, notamment par la conquête de nouveaux « lauriers [54] », elle est promise à Annibal à qui son père Prusias offre asile. Et lorsque son fiancé lui révèle que l’on verra par l’attitude de l’ambassadeur combien « Rome [le] persécute [55] », et qu’il lui demande d’intercéder auprès de son père pour qu’il « résiste aux Romains [56] » et « d’avoir soin de [sa] gloire [57] », elle l’assure de son appui :

61

Oui, je la soutiendrai ; n’en doutez point, Seigneur,
L’espoir que vous formez rend justice à mon cœur.
L’inviolable foi que je vous ai donnée
M’associe aux hasards de votre destinée.
Mais aujourd’hui, Seigneur, je n’en ferais pas moins,
Quand vous n’auriez point droit de demander mes soins.
Croyez à votre tour que j’ai l’âme trop fière
Pour qu’Annibal en vain m’eût fait une prière [58].

62Mais elle fait également preuve d’une confiance absolue en son père :

63

Mais, Seigneur, Prusias dont vous vous défiez
Sera plus vertueux que vous ne le croyez :
Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne,
Vos intérêts n’ont pas besoin qu’on les soutienne [59].

64Et, plus loin, on peut lire cette solide argumentation :

65

Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux,
Mon père le reçut comme un présent des dieux […]
Sans la guerre, il aurait conclu notre hyménée ;
Mais il n’est pas moins sûr, et j’y suis destinée.
Qu’Annibal juge donc, sur les desseins du roi
Si jamais les Romains disposeront de moi ;
Que de son fier pouvoir le roi veuille dépendre [60].

66Marivaux montre bien qu’il reste fidèle à la légende c’est-à-dire à l’absence de légende concernant Annibal en matière de femmes quand à la scène 4 de l’acte I il rassure son confident Amilcar qui craint que son maître soit aveuglé par l’amour :

67

Crois-tu que l’intérêt d’une amoureuse flamme
Dans cet égarement pût entraîner mon âme ?
Penses-tu que ce soit seulement de ce jour
Que mon cœur ait appris à surmonter l’amour ?
De ses emportements j’ai sauvé ma jeunesse ;
J’en pourrai bien encore défendre ma vieillesse [61].

À chacun sa conception de la tragédie

68Présent dans ces trois pièces, l’élément féminin est donc exploité à chaque fois de façon différente. Mais c’est surtout sur le plan dramaturgique que l’on doit se placer pour apprécier ce qui fait la spécificité de chacun de ces trois textes.

Écho d’un classicisme attardé

69Ce qui fait l’originalité de la pièce de Marivaux c’est qu’elle est la plus « classique » des trois. Ce n’est pas par hasard que l’ombre de Polyeucte plane sur elle. Laodice est en effet une autre Pauline, épouse de Polyeucte mais troublée par des retrouvailles inopinées avec son ancien amant, Sévère. Et, ici comme là, le choix s’opère en faveur du persécuté.

70De là une pureté de ligne, une grande simplicité. On est frappé par la rigueur avec laquelle la pièce est construite. C’est ainsi que nous assistons à une scène d’exposition exemplaire, qui, tout en se déroulant, comme cela est courant, entre un personnage important et sa confidente, révèle tout ce que l’on doit savoir du passé sans que soit brisé le suspense que la situation met en place et que la scène finale, comme le mentionne sans ambages la didascalie, fait appel, selon un procédé lui aussi consacré, à « tous les acteurs », disons plutôt tous les acteurs véritables, sans leurs confidents, ce qui rend plus sensible que dans d’autres pièces le fait qu’il est des temps où le confident n’a plus sa place. Tout aussi rigoureuse est la manière dont les scènes, voire les actes, s’enchaînent. L’arrivée du personnage qui doit animer la scène suivante, qu’elle ait déjà eu lieu ou qu’elle soit imminente, est annoncée explicitement. De là le jeu des « le voici » et des « Il vient », employés à plusieurs reprises, des « s’avance », « que vois-je ? », « voyons », « va paraître », des « quelqu’un s’avance » et « le roi s’avance ». La façon d’attirer l’attention sur les départs est la même. De là les « Hâtons-nous de rejoindre », « je vais », « je sors » « je vais consulter », « je vais m’éloigner », « je pars », ou les, « elle fuit », quand il s’agit d’éviter le nouveau venu. De telles transitions ne sont absentes que lorsqu’il y a une véritable rupture. Ainsi en va-t-il par exemple du passage de la scène 2 à la scène 3 de l’acte III, où Laodice oppose une fin de non-recevoir à Flaminius.

71À cela s’ajoute une versification sans défaut certes mais aussi sans hardiesse qui parfois nous incite à lire cette pièce comme un exercice d’école, consciencieusement réalisé par un élève appliqué. Mais il n’en reste pas moins qu’elle séduit par les accents qui y retentissent. C’est ainsi que l’on peut être sensible à la force qui se dégage de ce distique qu’à la scène 4 de l’acte I Annibal prononce devant son confident Amilcar :

72

Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides ;
Je les ai trouvés tous ou lâches ou perfides [62].

73ou encore à la façon dont, chacun dans les monologues qui lui sont attribués, s’expriment les personnages principaux : désespoir dans les vers que, à la scène 3 de l’acte III, on fait prononcer à Flaminius :

74

Enfin, elle me fuit, et Rome méprisée
À permettre mes feux s’est en vain abaissée.
Et moi, je l’aime encore, après tant de refus,
Ou plutôt je sens bien que je l’aime encore plus [63].

75impuissante lucidité qui se manifeste dans ceux qu’à la scène 6 de l’acte III prononce Prusias :

76

Quand je me suis perdu, la sagesse m’éclaire ;
Sa lumière importune, en ce fatal moment,
N’est plus une ressource, et n’est qu’un châtiment.
En vain s’ouvre à mes yeux un affreux précipice ;
Si je ne suis un traître, il faut que j’y périsse.
Oui, deux partis encore à mon choix sont offerts :
Je puis vivre en infâme, ou mourir dans les fers.
Choisis, mon cœur. Mais quoi ! tu crains la servitude ?
Tu n’es déjà qu’un lâche à ton incertitude [64] !

77déception qui perce dans les propos qu’Annibal tient dans la scène 8 de l’acte III :

78

Observons tout : la mort n’est point ce que je crains ;
Mais j’avais espéré de punir les Romains [65].

79tourment de Laodice à la scène 1 de l’acte IV :

80

Quel agréable espoir vient me luire en ce jour !
Le roi de mon amant approuve donc l’amour ! […]
Qu’il te souvienne
Que c’est faire des vœux pour sa honte et la mienne [66].

81invective d’Annibal à Prusias à la scène 3 de l’acte V qui se double d’une réflexion d’ordre politique :

82

Ton zèle ! homme sans cœur, esclave couronné !
À quels rois l’univers est-il abandonné [67] !

Écho de la tragi-comédie début de siècle

83Bien différente sur le plan technique est la pièce de Le Royer de Prade, qui met en œuvre, elle, toutes les ressources du théâtre français du début du xviie siècle. Cette Octalie, alias Cimerie, a non seulement un frère, nommé Octale ou Selmonte, mais encore un « amant » en la personne d’Aronce qui, à la scène 2 de l’acte II l’appelle, en écho, « Mon amante », cette double exclamation constituant le second hémistiche du vers 1. Et par l’invention de ce couple, l’auteur, qui a déjà, nous l’avons vu, usé et abusé des stances, forme typique de la dramaturgie début de siècle, est tout naturellement conduit à recourir aux autres procédés bien connus de l’époque, de la tempête à l’usurpation d’identité en passant par le déguisement. Une tempête ayant fait faire naufrage aux Carthaginois alors qu’ils s’apprêtaient à aborder en Sicile, Aronce va en effet quitter Rome où il a été envoyé demander un secours désormais inutile quand il apprend que son amante et son frère sont détenus à Salde par Hannibal. Il décide donc de les secourir, en se déguisant en Carthaginois [68]. Quant à Octalie et à Octale, comme ils l’apprennent à Aronce quand ils sont sommés de raconter à leur tour leur aventure, ils ont été capturés par les Carthaginois lorsque, venant de Sicile, ils ont été déportés par la tempête, et sauvés par un Africain, qui les a conduits d’Ostie à la Pouille, où ils sont pris pour des « subjets du Roy de Siracuse ».

84octalie

85

Si belle occasion ordonne qu’on en use.
Selmonte est votre nom, Cimerie est le mien,
Je parle l’Affriquain et le sicilien,
Et donne tant d’esclat à cette fausse Histoire,
Que nostre habit icy ne peut se faire croire
Veû que le Roy Hieron, mesme encor en ce iour,
Porte l’habit Romain avec toute sa Cour.

86aronce

87

Vous crût-il ?

88octalie

89

Mes raisons furent de foibles armes

90octale

91

Mais elle triompha par le pouvoir des larmes [69].

92Mais Octale, ne pouvant supporter d’entendre traiter son père Octalice, préteur en Sicile, de « Tyran déloyal », révèle que sa sœur et lui sont romains. Voilà un de ces coups de théâtre dont les auteurs de l’époque sont friands. Il n’est pas le seul. Témoin le fait que l’on croit un temps qu’Octalie a été tuée, puis que, lorsque l’on comprend qu’il ne s’agit que d’une blessure, elle a été victime d’Hannibal.

93On retrouve donc dans cette pièce tous les imbroglios imaginables, notamment ceux que peut provoquer la passion amoureuse. Ce qui n’empêche pas qu’à la fin de la pièce Hannibal est présenté comme un autre Auguste, en parfaite union avec Imilce, lui qui, à la scène 10 de l’acte V demande à Aronce même qu’il épargne :

94

Vous pouvez accorder avec perseverance,
Ce que veut le païs et la reconnoissance ;
Aimez qui vous conserve, et ne soyez Romains
Qu’alors qu’il s’agira du chef des Affriquains ;
J’en useray de mesme ; et mon ame heroïque
Ne tiendra qu’au combat le party de l’Affrique [70].

De l’exploitation du passé à la révélation du présent

95Dans la pièce de Colonia, outre la présence d’Émilie, d’autres éléments ressortissant à la veine affective sont introduits dans la pièce. Le frère d’Émilie, Scipion fils, s’il voit dans l’annonce du projet matrimonial dont il prend connaissance à la scène 6 de l’acte II, l’occasion de manifester son jeune courage, est totalement désemparé lorsqu’à la scène 3 de l’acte III il apprend que le billet du Sénat dont il est porteur réclame la mort d’Émilie.

96Mais c’est incontestablement la réaction de Scipion père qui est la plus violente. Il s’écrie en effet à la scène 4 de l’acte III :

97

Ah ma fille est-ce là le sort qu’on te prépare !
Ne puis-je être Romain, sans me rendre barbare.
Pour fruit de tes vertus, pour prix de ton amour
Que ma main sans pitié te ravisse le jour [71] !

98De là, sinon un nouveau dilemme, car, en l’occurrence, le dictateur n’évoque que rapidement son hésitation – « Mais que fais-je ! au moment qu’il faut rompre nos fers / Mon cœur balance, il craint, va lâche, ingrat, va, sers [72] » –, du moins une grande souffrance.

99Mais tout aussi important est l’amour conjugal que manifeste Cornélie. Elle dit en effet son attachement à Scipion à la scène 5 de ce même acte II, alors qu’elle ignore le projet de mariage :

100

Seigneur, il m’est bien doux,
Après tant de malheur de revoir mon époux.
Que vôtre perte, hélas ! nous a coûté de larmes !
Que mon cœur a souffert de cruelles allarmes ! […]
Mais puisque je vous vois,
De ce coup du destin mon ame consolée
Rappelle en vous voiant sa constance accablée.
Souffrez qu’auprès de vous partageant vos malheurs
Nous venions de vos fers adoucir les rigueurs.
Que ne puis-je les rompre aux dépens de ma vie [73] !

101En des termes qui ne sont pas sans rappeler les accents passionnés de Camille, elle redit cet attachement dans la scène 1 de l’acte III après qu’elle a appris de la bouche d’Armenius que Carthage voulait la mort de Scipion :

102

Qui ? moi ? que j’abandonne un époux au supplice !
Que ma main n’aille point l’arracher au trépas.
Connoissez Cornelie, et ne l’outragez pas.
Ah ! dûssai-je voir Rome, et l’Italie en cendre,
De Carthage et de vous je saurai vous deffendre [74].

103Sur le plan dramaturgique, c’est la toute relative rigueur de Colonia qu’on notera. Tout en restant marquée par certains principes de la période précédente, cette pièce n’en offre qu’une image déformée, pervertie, notamment à cause de la liberté qui est ici prise en matière de versification dont un exemple spectaculaire est offert dès l’acte I où un vers commence à la fin de la scène 2 et s’achève, avec force diérèses, au début de la scène 3 :

104

Et d’où vient… / Scipion avec impatience
Vous demande Seigneur un moment d’audience [75].

105Le procédé est systématiquement utilisé puisqu’il est repris à l’acte II, où un vers commence à la scène 2 pour s’achever à la scène 3 [76], d’autres à la fin de la scène 3 pour s’achever au début de la scène 4 [77], à la fin de la scène 4 pour s’achever au début de la scène 5 [78], à la fin de la scène 5 pour s’achever au début de la scène 6 [79] et à la fin de la scène 7 pour s’achever au début de la scène 8 [80].

106Avec passage de la parole, la première et la deuxième fois, d’Annibal à Maharbal, la troisième d’Émilie à Scipion fils, la quatrième du jeune Scipion à Arminius.

107Le procédé se retrouve à l’acte IV, où un vers commence à la fin de la scène 2 pour s’achever au début de la scène 3 – « Ciel daignez le calmer », dit Émilie, « Seigneur, je viens d’apprendre », dit Annibal [81] – et enfin à l’acte V, où le monosyllabe « Ciel », prononcé par Annibal, commence, à la fin de la scène 1, un vers qui se termine à la scène 2, où Hannon dit : « Carthage, Seigneur, me charge d’un emploi [82] », où Arminius attaque, à la fin de la scène 4, par « Quels pleurs » un vers qu’achève Cornélie en déclarant au début de la scène 5 : « Je viens, seigneur, embrasser vos genoux [83] », où un même vers s’étale, d’Annibal à Émilie, sur la fin de l’avant-dernière scène et le début de la dernière : « Mais je la voi / Pourquoi m’envier l’heureux sort [84]. »

108Mais ce qui est le plus intéressant dans cette pièce c’est que le renoncement d’Hannibal à marcher sur Rome tient moins à cet imbroglio de nature somme toute psychologique, qu’elle partage, chacun maniant les sentiments à sa façon, avec celle de Le Royer de Prade, qu’à une réflexion d’ordre politique.

109Selon Colonia le ballet qu’il avait rédigé pour qu’il soit représenté dans son collège de la Trinité de Lyon, le même jour que sa tragédie, à savoir le 1er juin 1697, et qu’il avait intitulé Les Impostures, allait dans le même sens. Dans le texte inaugural adressé à « Messieurs le Prévost des marchands et eschevins de la ville de Lyon » il déclarait avoir eu pour « dessein […] de donner un ballet mêlé de beaucoup de spectacle [85] et qui ait du rapport à la situation où sont les affaires de l’Europe et à l’intrigue de notre tragédie qui roule sur les trahisons d’un Carthaginois ». Reste à savoir s’« il était difficile, comme il le déclare, de choisir un sujet plus propre que celui des impostures » surtout si on le traitait de façon aussi conventionnelle qu’il le fait. On a en effet du mal à voir, comme le souhaite l’auteur, dans ces « peintures assez naturelles […] ce qui se passe aujourd’hui dans le monde ». Rien en effet de plus général, et au demeurant de plus conventionnel, que ces représentations des impostures de la religion, de l’esprit, du cœur et des sens qui forment les quatre parties de ce ballet dont les entrées mettent successivement en scène, dans la première partie, les divinités du ciel, celles de la mer, celles de l’enfer, les prêtres de Mars et les Corybantes, dans la seconde les Égyptiens, Dédale et Icare, des devins, des fées, la boîte de Pandore et Orphée et Eurydice, dans la troisième des sirènes, Circé et les ours, des sacrificateurs, Phaéton et des chimistes, dans la quatrième, les songes, Armide et Tancrède, des aventuriers, des joueurs de gobelet et Protée.

110Plus intéressant est le message de la tragédie. Les ennemis historiques que sont Hannibal et Scipion sont en effet ici tous deux la cible chacun de son pays. Si Scipion est prisonnier de ses ennemis et si, à la scène 1 de l’acte II, nous apprenons d’Hannon, qui le révèle à Maharbal, que Carthage veut sa tête, il est aussi victime de sa propre patrie qui, par le truchement d’un oracle, le condamne à réparer les conséquences de sa « témérité » « en perdant sa fille Emilie ». Même difficulté pour Hannibal. À la scène 5 de l’acte III, nous apprenons, à travers le dialogue de ces deux mêmes personnages, qu’Hannibal est également condamné par le Sénat de son pays. Cette double mission comble de joie celui qui en est chargé. Lui qui voit en effet en son compatriote un rival politique s’écrie :

111

À les perdre tous deux Carthage m’autorise ;
Et pourvu qu’aujourd’hui le sort nous favorise,
Annibal, Scipion, Rome, tout doit périr [86].

112Ce qui par conséquent fait problème, c’est l’état dans lequel se trouvent les deux nations en présence, qui, en proie chacune à une crise que nourrissent d’inavouables conflits d’intérêt personnels, les dissimulent derrière la cause, noble, du patriotisme.

113Les héros en question sont en revanche parés de toutes les qualités et ils se portent réciproquement une grande estime. Annibal est le premier à manifester sa noblesse, lui qui dit le dictateur Scipion « brave [87] » et lui propose de s’unir à sa fille. Mais Scipion, d’abord fortement surpris par l’attitude de l’« implacable » ennemi – « Quel trouble rend mon âme interdite et confuse [88] » – ne tarde pas à accepter une proposition qui peut sauver une Rome qui n’est pas « en état de pouvoir se défendre [89] », tout en restant tiraillé entre la tristesse que provoque en lui le sacrifice qu’il demande à sa fille et la consolation qu’il puise – et, à la scène 6 de l’acte II, lui demande de puiser – dans le fait qu’elle est née carthaginoise. Quant à la condamnation de Scipion, Arminius précise bien à Cornélie, dans la scène 8 de l’acte II, qu’elle est voulue par Carthage et non par Annibal :

114

Non, non, Madame,
De ce digne héros respectez la grande ame.
Il plaint de vôtre époux le trop injuste sort
Mais malgré lui Carthage a prononcé sa mort [90].

115En terminant la pièce par l’annonce du mariage d’Émilie et d’Arminius, Colonia laisse – et pour cause – planer un doute sur la suite des opérations militaires et politiques, mais ce qui apparaît jusqu’au bout dans cette pièce c’est qu’avec Scipion et Annibal nous avons affaire à deux hommes d’honneur, bien différents – et c’est là l’essentiel – de leurs compatriotes respectifs. Réponse est ainsi donnée au vœu de Saint-Évremond qui, dix-sept ans plus tôt, disait souhaiter « de tout cœur que Corneille traite le sujet d’Annibal » et ajoutait : « S’il y peut faire entrer la conférence qu’il eut avec Scipion avant la bataille, je m’imagine qu’on leur fera tenir des discours dignes des plus grands hommes du monde, comme ils étaient [91]. » À cette différence près que Colonia ne pouvait avoir connaissance de ces lettres au comte de Lionne, qui ne furent publiées par Claude Barbin que dans les Nouvelles œuvres meslées de 1700 et que le Scipion auquel songe Saint-Évremond est Scipion l’Africain, alors que dans la pièce de Colonia c’est son père qui est mis en lumière. Encore ne faut-il pas oublier que le fils qui est présent dans la tragédie de Colonia est paré de qualités qui peuvent par bien des côtés laisser présager celles dont l’Histoire a paré le vainqueur de Zama. S’il n’est en effet présent sur scène que peu souvent – sept fois en tout – et tardivement – à partir de la scène 7 de l’acte II –, il n’en reste pas moins que le rythme de ses apparitions s’accélère au point que, à partir de l’acte III, le dramaturge ne parle plus de celui que, dans un premier temps, il appelait Scipion ou le dictateur, mais, en l’appelant « le père », le distingue de celui qui est depuis le début appelé « le jeune ». Notons enfin que c’est à ce Scipion le jeune qu’il appartient de prononcer la dernière réplique de la pièce. Hommage est ainsi rendu à ce personnage valeureux qui est plus que tout autre désireux de sauver sa sœur et à qui son père, de son propre aveu, doit son salut :

116

Je viens, Seigneur, enfin… mais que j’embrasse un fils
Par qui seul aujourd’hui je respire, et je vis [92].

117Au demeurant on ne saurait mieux exprimer, à travers la valorisation de l’individu face au pouvoir, le désenchantement qui semble être celui des Français de la fin du règne de Louis XIV. Ce que faisant, l’auteur nous permet de vérifier qu’une pièce de théâtre – comme toute fiction – est historique non seulement parce qu’elle traite d’un épisode du passé mais aussi parce qu’elle reflète la réalité contemporaine à sa création.

Conclusion

118Ainsi le thème d’Hannibal, peu traité pourtant au théâtre, nous donne l’occasion d’une promenade à travers les différentes conceptions que l’on a pu, durant la période la plus riche en France dans le domaine dramatique, se faire de la scène, ou plutôt à travers les différents avatars auxquels ces conceptions ont abouti. Effervescence début de siècle, avec ce que l’on appelait volontiers mais pas toujours, tant la terminologie était flottante, une tragi-comédie chez Le Royer de Prade, prééminence de la réflexion avec Colonia et retour à une vision de ce que pouvait être ce que par la suite on devait appeler le classicisme avec un Marivaux qui n’a pas encore trouvé sa vocation propre.

119Cela donne à Hannibal un statut paradoxal. Voilà en effet que le personnage historique qui a été durant tous les siècles très peu présent dans les œuvres de fiction fournit un prétexte à plusieurs créateurs, leur sert pour ainsi dire de banc d’essai.

120Mais ce que traduit aussi cette obsession récurrente, c’est l’impatience dont font preuve les dramaturges dont nous avons étudié les textes devant les lacunes de l’Histoire. Une Histoire qu’ils éprouvent dès lors le besoin – qu’ils se donnent le droit – de récrire.

Notes

  • [1]
    Il s’agit de Polybe (Histoire, livre III et XV, 1) et de Tite-Live (Histoire romaine, livres XXI à XXX), qui sont les plus importants, ou de Diodore de Sicile (Bibliothèque historique, livres XXV-XXVI), d’Appien (Histoire romaine, livre VII, Le livre d’Annibal) et d’Orose (Histoires contre les païens, livre IV et partiellement livre V), mais aussi d’un « abréviateur » comme Justin (Abrégé des Histoires philippiques de Trogue Pompée et Prologue de Trogue Pompée, XXIX, XXXI, XLIV).
  • [2]
    Cf. Cornelius Nepos, Œuvres, XXIII, mais aussi Plutarque qui n’a pas fait sa biographie mais qui en parle non seulement dans celles qu’il a consacrées à ceux qui ont eu à l’affronter (Fabius Cunctator et Marcellus, le neveu et gendre d’Auguste, plus longuement célébré par Virgile) mais encore à Caton l’Ancien, à Flamininus, à Paul Émile, voire à Lucullus, à Gracchus, à Sertorius et encore à Othon, à Romulus, à Périclès et à Pélopidas.
  • [3]
    Cf. Silius Italicus, Punica (La Guerre punique), chants I à XIII, chant XIV (vers 981) et chant XVII.
  • [4]
    Il s’agit, par exemple, de Valère Maxime, qui le cite une trentaine de fois dans ses Faits et dits mémorables, de Cicéron, qui l’évoque dans une lettre à Atticus (Correspondance, V, Epistulæ ad Familiares, lib. I-VIII) ou dans son Lælius, de amicitia (VIII, 28), de Sénèque, qui en parle dans son De Ira (Livre II, V, 4), de Pétrone (Le Satiricon, L) ou de Juvénal (Satires, VI, VII, X et XII).
  • [5]
    Citons, entre autres, la place qu’il occupe chez Saint-Évremond dans « Les divers génies du peuple romain » (Œuvres en prose, éd. Ternois, Didier, II, 1965, p. 220-305).
  • [6]
    Cf. une lettre adressée en mars ou avril 1668 au comte de Lionnne, Lettres, Paris, éd. René Ternois, 1969, I, p. 137.
  • [7]
    Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’à present, t. XIV, 1748, p. 330-336, indication reprise par Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the seventeenth Century, Baltimore, 1929-1942, IV, p. 237.
  • [8]
    Histoire de l’Académie Française, 1858, I, p. 282.
  • [9]
    Historiettes, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, II, p. 696.
  • [10]
    Recherches sur les théâtres de France depuis l’an 1161 jusqu’à présent, 1753, 3 vol., II, p. 99.
  • [11]
    1754, p. 528.
  • [12]
    1733, « Additions et corrections », p. 323.
  • [13]
    1748, II, p. 154.
  • [14]
    Voir sur ce point, Évelyne Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988, p. 88.
  • [15]
    Sur ce point voir la communication de Suzanne Guellouz, « Cet absent à la lourde présence : Hannibal dans le Théâtre de Pierre Corneille », in Myriam Dufour Maître (dir.), Héros ou Personnages ? Le personnel du théâtre de Corneille, Actes du colloque du Centre Pierre Corneille, (15-16 décembre 2008), Rouen, PURH, 2013, p.?83-94.
  • [16]
    Voir, sur ce point, la communication de Suzanne Guellouz, « Annibal d’un frère à l’autre », in Myriam Dufour Maître (dir.), Thomas Corneille, Actes du colloque international qui s’est tenu à l’occasion du tricentenaire de la mort de Thomas Corneille (1625-1709) au Centre Pierre Corneille (7-8 décembre 2009), Rouen, PURH, à paraître.
  • [17]
    On constate que telle est l’orthographe qui prévaut alors.
  • [18]
    Théâtre complet de Marivaux, Préface, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1949, p. X.
  • [19]
    Cf. Georges Margouliès, « Corneille, Brébeuf et Le Royer de Prade », RHLF, 1928, n° 3, p. 397.
  • [20]
    Le Trophée d’armes héraldiques ou la science du blason avec des figures en taille douce et Généalogie de la maison des Thibaults.
  • [21]
    « Ici commence l’Apulie des Dauniens, qui tient son surnom d’un chef, le beau-père de Diomède ; on y trouve la ville de Salapia, célèbre par les amours d’Hannibal avec une courtisane », III, 16 (et non 11 comme il le prétend). Texte établi, traduit et commenté par Hubert Zehnacker, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 59. Dans son commentaire, Zehnacker rappelle que Tite Live (et nous ajouterions volontiers qu’il en va de même des autres auteurs anciens) « ne dit rien, en XXIV, 20, des amours d’Hannibal en ce lieu ».
  • [22]
    Serge Lancel, Hannibal, Paris, Fayard, 1995, p. 363.
  • [23]
    Ibid., p. 12.
  • [24]
    Ibid., p. 184.
  • [25]
    Annibal, tragicomedie par le sieur De Prade, Paris, chez Nicolas et Jean de La Coste, au Mont S. Hilaire à l’Escu de Bretagne et en leur Boutique à la petite Porte du Palais, devant les Augustins, M.DC.XLIX, vers 58. Toutes nos références renvoient à cette édition.
  • [26]
    Op. cit., p. 38.
  • [27]
    Éd. cit. vers 5-6 et 16.
  • [28]
    Ibid., vers 323-326.
  • [29]
    Ibid., vers 127-128.
  • [30]
    Annibal, tragédie, Lyon, chez Jacques Guerrier, M.DC.XCVII, vers 175-177. Toutes nos références renvoient à cette édition.
  • [31]
    Ibid., vers 224-226.
  • [32]
    Éd. cit., vers 491-498. Toutes nos références renvoient à cette édition.
  • [33]
    Ibid., vers 549-550.
  • [34]
    Éd. cit., Au Lecteur, non paginé.
  • [35]
    Voir l’article de Suzanne Guellouz cité note 16.
  • [36]
    Éd. cit, vers 566-570.
  • [37]
    Ibid., vers 631-636.
  • [38]
    Ibid., vers 675-676.
  • [39]
    Ibid., vers 821-824.
  • [40]
    Ibid., vers 177.
  • [41]
    Ibid., vers 190.
  • [42]
    Ibid., vers 202.
  • [43]
    Ibid. vers 225-229.
  • [44]
    Ibid., vers 275-276.
  • [45]
    Ibid., vers 958-965.
  • [46]
    Éd. cit., vers 471-473.
  • [47]
    Ibid., acte II, scène 6, vers 539-543.
  • [48]
    Ibid., vers 760.
  • [49]
    Ibid., vers 1143-1146.
  • [50]
    Ibid., vers 584-591.
  • [51]
    Ibid., vers 1256-1258.
  • [52]
    Ibid., vers 474.
  • [53]
    Ibid., vers 865-921.
  • [54]
    Éd. cit., acte I, scène 2, vers 153.
  • [55]
    Ibid., vers 97.
  • [56]
    Ibid., vers 156.
  • [57]
    Ibid., vers 122.
  • [58]
    Ibid., vers 123-130.
  • [59]
    Ibid., vers 131-134.
  • [60]
    Ibid., vers 167-169 et 173-178.
  • [61]
    Ibid., vers 278-282.
  • [62]
    Ibid., vers 269-270.
  • [63]
    Ibid., vers 829-832.
  • [64]
    Ibid., vers 986-994.
  • [65]
    Ibid., vers 1027-1028.
  • [66]
    Ibid., vers 1033-1040.
  • [67]
    Ibid., vers 1400-1401.
  • [68]
    « Enfin ce vil habit, et la langue Affriquaine / Parmy nos ennemis m’a fait passer sans peine », éd. cit., II, 2, vers 345-346.
  • [69]
    Ibid., vers 450-458.
  • [70]
    Ibid., vers 1460-1465.
  • [71]
    Éd. cit., vers 763-766.
  • [72]
    Ibid., vers 769-770.
  • [73]
    Ibid., vers 423-433.
  • [74]
    Ibid., vers 636-640.
  • [75]
    Ibid., vers 163.
  • [76]
    « Glorieux d’un tel prix vous me verrez / Seigneur » (ibid., vers 408).
  • [77]
    « Va / Je cède la place à leur impatience » (ibid., vers 417).
  • [78]
    « Que leur vais-je annoncer ! / Seigneur il m’est bien doux » (ibid., vers 423).
  • [79]
    « Oui, puisse le perfide / Ah seigneur ! Ah mon père ! » (ibid., vers 446).
  • [80]
    « Je me flatte / Seigneur, j’interromps vos secrets » (ibid., vers 565).
  • [81]
    Ibid., vers 923.
  • [82]
    Ibid., vers 1027.
  • [83]
    Ibid., vers 1111.
  • [84]
    Ibid., vers 1179.
  • [85]
    À lire les indications qui sont fournies avant la liste des élèves qui ont participé en tant qu’acteurs à la représentation, on constate que l’on n’avait pas lésiné à cet égard : décors somptueux et changeants d’un tableau à l’autre, mise en scène raffinée, avec, notamment, utilisation d’un char volant et de jeux militaires qui mettent en œuvre l’art de la chorégraphie.
  • [86]
    Éd. cit., vers 799-801.
  • [87]
    Acte I, scène 1, vers 114.
  • [88]
    Acte I, scène 5, vers 252.
  • [89]
    Ibid., vers 293.
  • [90]
    Ibid., vers 570-573.
  • [91]
    Voir supra, note 6.
  • [92]
    Op. cit., V, 5, vers 1135-1136.
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