Notes
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[1]
Les Rencontres funestes, ou Fortunes infortunées de notre temps, Paris, J. Viller, 1644, p. 1.
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[2]
Cité par H. Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, 1991, p. 157.
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[3]
Cité par C. Venesoen, Divertissement historique, texte établi, annoté et commenté par C. Venesoen, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17, n° 132, 2002, p. 16.
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[4]
Encore faudrait-il nuancer : la dérision est parfois la réponse du chrétien aux moqueries païennes, comme chez Tertullien, et Curtius rappelle, dans La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, que la saillie comique est un élément récurrent des actes des martyrs et des vies de saints.
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[5]
Nous empruntons ces analyses à l’article de Bernard Sarrazin, « Deux mille ans de sérieux ? Bilan du rire chrétien », in Deux mille ans de Rire, Actes de colloque, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2002.
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[6]
Cité par l’abbé Brémond, in Histoire littéraire du sentiment religieux, Paris, 12 vol., 1916-1936, t. I, p. 308 – et par M. Fumaroli, [in] L’Age de l’éloquence : rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 2002, p. 333 [1re éd. : 1980].
-
[7]
Conférence académique, Paris, J. Cottereau, 1630, p. 180.
-
[8]
J. Dagens, « L’écrivain et l’orateur chrétien suivant J.-P. Camus », in Studi francesi, n° 6, 1958, p. 379-394.
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[9]
B. Gracián, Art et figures de l’esprit – Agudeza y arte del ingenio, traduction, introduction et notes de B. Pelegrín, Paris, Le Seuil, 1983, discours XXI (« De l’acuité nominale »), p. 211.
-
[10]
B. Gracián, op. cit., note 200, p. 338.
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[11]
Ibid., discours XXXII (« Des figures par paronomase, calembour et jeu de mots »), p. 217. Ajoutons que le rhétoricien espagnol encourage également l’emploi de la figure du paradoxe : « L’entendement est souverain car il y a royale puissance de donner vie à des êtres, j’entends à accréditer des opinions qui font difficulté, et même improbables. Les idées paradoxales sont triomphes de l’esprit et trophées de la finesse : elles consistent en une proposition aussi hardie qu’extravagante [i. e. extraordinaire] » (discours XXIII, « Des figures par paradoxe », op. cit., p. 180). Un style comme celui de Camus mériterait un examen attentif et systématique à la lumière de l’Agudeza.
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[12]
Matthieu, 16, 18. Graciàn cite justement cet exemple à l’appui de son argumentation sur l’« acuité nominale » (op. cit., p. 212).
1Camus comique ? Dans L’Amphithéâtre sanglant, son premier recueil d’histoires tragiques, l’évêque de Belley, le défenseur zélé des principes de la Contre-Réforme, si soucieux de la réformation des mœurs, chercherait donc à nous faire rire ?... Pour qui connaît un peu les caractéristiques thématiques et formelles ainsi que les visées du genre de l’histoire tragique, pour qui connaît même les intentions de Camus quand il prend la plume, pour qui enfin connaît le contexte biographique dans lequel est rédigé L’Amphithéâtre, l’affirmation a de quoi surprendre.
2De fait, L’Amphithéâtre sanglant est rédigé à la fin de l’été ou au début de l’automne 1629. C’est une époque assez sombre et troublée dans la vie personnelle du romancier. Entre 1622 et 1626, un grand nombre des plus proches amis sont morts (François de Sales, le président Favre, Honoré d’Urfé, le père Coton). De plus, les jésuites ont rompu avec lui, et Camus, dont l’estime pour la Compagnie ne s’est jamais démentie, est très affecté. Enfin, pour une foule de raisons diverses (fatras de tâches administratives, ennuis juridiques et financiers, conflits répétés au sein de l’évêché), Camus en 1628 a décidé de démissionner de sa charge d’évêque de Belley, qu’il occupait depuis vingt ans : dès le 16 janvier 1630, la résignation en faveur de son successeur est signée à Paris.
3De plus, en décidant de rédiger des histoires tragiques, Camus ne se tourne pas vers un genre drôle et léger, c’est le moins que l’on puisse dire. Rappelons leur définition : il s’agit d’une forme narrative brève, proche de la nouvelle mais qui, s’inspirant toujours d’événements sanglants (faits divers ou historiques) donnés pour vrais, s’en démarque par une esthétique de la violence et de l’horreur, une horreur hyperbolique parfois poussée jusqu’aux limites du soutenable. Tributaires du sénéquisme ambiant qui marque la fin du xvie siècle et les premières décennies du xviie, les histoires tragiques ne lésinent pas sur l’évocation de détails atroces. L’Amphithéâtre sanglant ne fait pas exception à la règle. La visée édifiante des histoires tragiques achève d’en faire un genre sérieux par excellence. Le spectacle d’atrocités doit susciter, un peu comme la tragédie chez Aristote, « effroi et pitié » afin de conduire le lecteur vers le bien. Dès l’avis au lecteur de L’Amphithéâtre, l’auteur affirme avec force le but exemplaire de l’ouvrage qui doit « [détourner] du précipice des malheurs ceux qui se laissent emporter aux aveugles mouvements de leurs passions déréglées ».
4Or pour répondre à cette exigence didactique, suivant l’évêque de Belley, les exemples tragiques auraient sur les exemples comiques ou légers un réel avantage rhétorique, que Camus met en lumière dans les pages liminaires des Rencontres funestes, son dernier recueil d’histoires tragiques, rédigé en 1644 :
Quant aux avantages des aventures Tragiques sur les Comiques, ils sont évidents, en ce que les Sujets sont toujours plus Grands et plus Sérieux, en ce que les passions de Colère, de Haine, d’Amour, de Crainte, de Hardiesse, sont plus violentes, et engendrent de plus prodigieux effets que celles qui sont plus douces et plus joyeuses [1].
6On pourrait donc être surpris par l’idée d’un Camus comique, a fortiori pratiquant le genre sérieux de l’histoire tragique, et un lecteur non averti pourrait craindre avec L’Amphithéâtre sanglant de se trouver en présence d’un ouvrage sombre voire austère.
7Ce serait oublier le tempérament de notre auteur, sa bonne humeur, sa nette inclination à la joie, mais également son souci constant de récréer le lecteur – souci qui, loin de contredire les intentions édifiantes on va le voir, les sert et les renforce.
8Le Camus nouvelliste ou romancier se heurte en effet au même problème que le Camus prédicateur : comment se faire entendre ? Comment s’attacher un public et le ramener à la foi ? Avant tout, parler la même langue que lui. Or L’Amphithéâtre justement ne semble pas destiné à un public d’érudits et de spécialistes en belles-lettres. Le caractère souvent populaire des personnages et épisodes mythologiques ou bibliques auxquels il est fait allusion dans le recueil (Ulysse, Hercule, les histoires de Judith, de Samson et Dalila, etc.) tend à le prouver. Plus généralement, par sa simplicité même et les topoï de la morale commune qu’elle met en œuvre, l’histoire tragique camusienne s’adresse à un lectorat populaire qui ne compte pas que des esprits éclairés et cultivés. L’humour répond donc à la volonté de trouver les outils de communication les plus efficaces pour toucher le plus de fidèles possibles. Tous les moyens sont bons pour pousser vers Dieu : le rire se met au service de l’enseignement des fidèles, et répond aux impératifs pédagogiques. Car Camus sait que pour instruire, il faut aussi plaire, et l’évêque maintient le plaisir au centre de la relation littéraire.
9De façon plus générale, on peut dire que la théologie de Camus est une théologie de la joie. Pour l’évêque de Belley, la dévotion n’est pas rébarbative ni rebutante ; au contraire, « il n’est rien de si gai, de si enjoué : elle a la face riante, le cœur allègre, la conscience nette » [2], et le bon prélat se scandalise de voir les vices parés des charmes de l’art alors qu’on refuse à la piété le droit de plaire. Dans l’Avertissement au lecteur de son Divertissement historique, un recueil de 1632, il s’en prend d’ailleurs aux « esprits chagrins, tellement pesants à eux-mêmes et à autrui, et ennemis de cette joie, qui est un don précieux du Saint-Esprit », incapables de se divertir à la lecture de « quelques événements comiques dont la gaillardise semblera peut-être moins sérieuse » [3].
10Il rappelle en cela Saint Thomas d’Aquin lui-même qui prévenait, dans sa Somme Théologique : « Il est contraire à la raison d’être un poids pour autrui, de n’offrir aucun agrément et d’empêcher son prochain de se réjouir […]. Ceux qui refusent de se distraire, qui ne racontent jamais de plaisanteries et rebutent ceux qui en disent, ceux-là sont vicieux, pénibles et mal élevés » (IIa IIae, Q168, a 4). D’ailleurs, si le christianisme primitif, crispé sur son refus de la dépravation d’un monde dont il attend la fin, a tendance à rejeter le rire [4], le Moyen Âge au contraire s’est livré à une valorisation théologique du rire. Puisque, suivant les dogmes du péché originel et de l’Incarnation, la nature de l’homme est double, divine et humaine, sublime et triviale, il faut faire sa part à la bouffonnerie, qui appartient à notre seconde nature, stupide. Le rire du chrétien est alors compris comme la marque de son existence contradictoire de pécheur et de justifié – d’où la fameuse « fête des fous » ou les diableries clownesques qui émaillent les mystères [5].
11De fait, théorisée sous la notion d’« eutrapélie », la gaieté est dans la prédication une tradition encore vive au xvie siècle et au début du xviie. Dans son Apologie, le Père Garasse, si sévère et si sourcilleux pourtant, donnait en 1624 de l’eutrapélie la définition suivante :
Il y a une vertu nommée Eutrapélie, qui est entre la grande sévérité et la bouffonnerie, par laquelle vertu un homme d’esprit fait de bonnes et agréables rencontres qui réveillent l’attention des auditeurs ou des lecteurs appesantis par la longueur d’une écriture ennuyeuse ou d’un discours trop sérieux [6].
13Selon cette formulation délicate et mesurée, l’eutrapélie, dénomination générique désignant toute plaisanterie fine et bienvenue, bannissant la vulgarité, est donc conçue comme un ressort de l’éloquence persuasive, un procédé rhétorique tout à fait légitime apte à conférer au discours chrétien beaucoup d’efficacité, à agir sur le public. L’eutrapélie serait comme une compensation comique à la tension qu’exige la sévérité du discours moral et religieux.
14Six ans après l’Apologie, dans la Conférence académique, publiée la même année que L’Amphithéâtre et chez le même éditeur, Camus reprend à son compte la définition du père Garasse en la précisant en des termes qui en disent long sur la valeur qu’il accorde à l’humour et à la bonne humeur :
L’eutrapélie est cet ornement qui sait mêler la joyeuseté et la modestie avec un si juste tempérament que la raillerie ne tombe point dans la plaisanterie, que je ne die bouffonnerie, action sordide et servile. Je ne sais pas avec quelle justice vous pouvez blâmer des traits qui font exercer à l’homme une de ses fonctions qui le distinguent le plus des animaux sans raison, qui est le rire [7].
16Or d’après J. Dagens, qui cite et commente ce passage dans son étude sur « L’écrivain et l’orateur chrétien suivant J.-P. Camus » [8], l’eutrapélie serait précisément une des caractéristiques fondamentales de la piété humaniste dont Camus est le plus éminent représentant, et qui est fort éloignée de cette « tristesse évangélique » qui sera à la fin du siècle perçue comme « l’âme » du discours chrétien. La « tristesse chrétienne qui », toujours selon J. Dagens, « a triomphé à l’âge classique avec Port-Royal, avec Monsieur Olier, avec Bossuet » est totalement étrangère aux écrits de Camus. Il ressort en effet de ses textes un enthousiasme et une joie de vivre étonnants. À travers l’ironie qui met à distance les événements rapportés, à travers la couleur du vocabulaire ou la fantaisie verbale, on décèle chez Camus une véritable allégresse à écrire et à raconter qui confère à son style une spontanéité, une fraîcheur infiniment sympathique, et qui fait la part belle au sourire et à l’humour.
17L’Amphithéâtre à cet égard est très significatif. Si l’écriture du recueil est une écriture de l’urgence, concise et vigoureuse, elle n’exclut pas un recours massif aux images : des métaphores précieuses parfois usées, mais surtout des périphrases, qui répondent en fait à une sorte de code, en particulier lorsqu’on veut renvoyer à des auteurs : « l’Apôtre », c’est toujours saint Paul, « le Sage », Salomon, « le grand Stoïque », Sénèque, etc. Or – et c’est là que surgit la réjouissante originalité de notre évêque, certaines circonlocutions tournent purement et simplement à la devinette et à la facétie. Quand il s’agit d’indiquer des noms de lieux notamment, Camus s’amuse. C’est le cas par exemple en II, 1, où la « province des Cénomanes » semble renvoyer à la région du Maine : en effet, suivant certains dictionnaires, le nom de « Maine » dériverait de Cenomania, ce terme désignant le territoire représenté exactement par l’évêché du Mans tel qu’il était avant la Révolution. Exemple plus drôle : en II, 12, où l’expression « province du roi des Poissons » désigne en fait le Dauphiné, le « roi des Poissons », au xviie siècle, étant, suivant Furetière, le dauphin.
18Tout en s’amusant, Camus cherche à étonner. Les innombrables oxymores et antithèses de L’Amphithéâtre relèvent du registre précieux, mais en figurant dans ce genre particulier qu’est l’histoire tragique, ils prennent un sens nouveau et se rattachent à une véritable esthétique de la surprise qui préside à l’élaboration du recueil. Moyen d’expression préféré de toute une génération, les antithèses dévoilent chez Camus un incontestable talent rhétorique, et notamment un sens aigu de ces « formules chocs », vigoureuses et condensées, si caractéristiques de la prose coupée de Sénèque : « tombeau des personnes vivantes » pour parler du couvent (I, 8), « sépulcre des vivants » pour parler du cachot (I, 5), etc. Mais ces oxymores n’ont parfois rien de précieux ni rien de sérieux ; quand le prélat écrit, par exemple, dans « La confession révélée » : « il lui fit voir les étoiles dedans cette cave », c’est plutôt une scène de cartoon qu’il semble évoquer !
19Ce dernier exemple met bien en relief d’autre part un des traits d’écriture les plus proprement camusiens : la familiarité, très nette dans certaines métaphores et comparaisons, et qui atteste du goût des choses de la terre et du concret, en même temps que de la volonté de se mettre au niveau des créatures pour mieux pouvoir les élever à Dieu. L’évêque pouvait d’ailleurs trouver dans les paraboles christiques comme un modèle de ce type de démarche. Les exemples sont innombrables dans L’Amphithéâtre. En voici quelques-uns significatifs : l’image des mines dans l’ouverture de « La généreuse vengeance », ou celles de la grêle et du vent dans le préambule du « Père maudissant » ; « il en est des ruses comme du fard : tôt ou tard elles paraissent à la honte et au dommage de leurs auteurs » (I, 8) ; Dioscore ressent « d’autant plus fortement les traits de l’amour que ce feu agit plus puissamment sur le bois vert que sur le sec » (I, 9), etc.
20Ces images familières ne sont d’ailleurs pas toujours dénuées d’humour, ce qu’illustre bien l’ouverture du « Puant concubinaire » : « Blanchir un More et ôter les mouchetures à un Léopard sont deux choses plus aisées à faire que de porter au bien ceux qui sont accoutumés au mal ». En fait, de la familiarité et du pittoresque on passe souvent à l’humour, voire au bouffon : il est difficile d’écarter de jeunes prétendants intéressés d’une jeune fille riche « comme il est malaisé de chasser tout à fait les mouches d’une cuisine où la fortune fait reluire des commodités », précise la première nouvelle, dans une comparaison pour le moins dévalorisante ; retour aux mouches en I, 10, où pour parler de la jalousie maniaque d’Epaphrodite, personnage aussi inquiétant que ridicule, le narrateur utilise une hyperbole plus burlesque cette fois que précieuse, et franchement drôle :
Quand il approchait d’elle, il était rival de son ombre propre, et si une mouche se fût assise sur la joue de cette fille, il eût voulu à quelque prix que c’eût été savoir de quel sexe elle était : si du mâle, sans rémission il l’eût tuée.
22Les exagérations familières sont souvent sources de comique d’ailleurs, même quand elles touchent au surnaturel, au merveilleux. Rien de plus significatif en cela (et rien de plus drôle peut-être) que l’histoire du « Puant concubinaire », histoire du cadavre d’un débauché qui empuantit tous les endroits où on l’inhume, au point que même les poissons de la rivière dans lequel on finit par le jeter en meurent ! Là encore, l’hyperbole n’a rien de précieux ni de poétique !
23À cette familiarité souriante se rattachent également les nombreux proverbes que reprend le narrateur pour renforcer son argumentation, et que ses propos viennent illustrer. Or le nouvelliste jongle avec ces expressions populaires pour créer des jeux de mots (parfois un peu forcés certes, mais savoureux) : « s’il lui parle c’est à bâtons rompus, mais rompus sur ses épaules » (I, 5), ou en faire un usage ironique, comme dans cette phrase du « Faux ami » où l’ironie reflète le cynisme et l’hypocrisie du personnage : « il crut que ce morceau serait aussi friand pour sa bouche que pour celle de son ami, et que sans violer l’amitié il pouvait garder l’ordre de la charité en commençant par soi-même ». Tout cela achève de façonner un style pittoresque et haut en couleur.
24Outre les expressions populaires, les plus hautes autorités sont convoquées pour produire ces effets d’ironie, tel Robert Bellarmin, ce théologien canonisé que notre prélat admirait tant : « il commença à traiter avec elle de certains points de Controverse qui ne sont pas dans Bellarmin » (I, 11). Même les références religieuses et bibliques peuvent, quand la tonalité n’est pas sérieuse, donner lieu à de franches turlupinades (le calembour graveleux entre « Ruth » et « rut » en I, 11). Tous les moyens sont bons pour s’amuser avec les mots, depuis leur polysémie donc (la syllepse sur « manuels » dans « exercices manuels » à propos des coups que donne Parménon à sa femme en I, 5) jusqu’à l’accumulation rabelaisienne, par exemple dans l’évocation des divers supplices infligés aux soldats de « La généreuse vengeance », structurée par l’assortiment des homéotéleutes :
Les uns furent noyés, les autres précipités, les autres enfoncés en terre tout vivants, un autre tiré à l’arquebuse, celui-ci pendu, l’autre brûlé, l’autre écorché, l’autre rompu, l’autre écartelé, l’autre tenaillé, l’autre égorgé.
26La fantaisie verbale de Camus n’apparaît toutefois nulle part aussi clairement que dans ce véritable réflexe d’écriture qu’est chez lui la paronomase. L’emportant sur toutes les autres figures, jouant parfois le rôle de rime intérieure ou tournant au calembour, la paronomase va du simple métagramme à la « multisonance », qui prolonge la sonorité attachée à un concept par des échos sonores multiples.
27Ces jeux de sonorités s’enchaînent à une telle cadence que loin d’évoquer une recherche, ils semblent traduire l’homme même et l’enjouement de son tempérament. En voici quelques exemples caractéristiques : « plus chargé de valeur que de vaillant » (I, 1) ; « tandis qu’il l’amusait ou plutôt qu’il l’abusait de la sorte » (I, 2) ; « l’enfant de leurs peurs et de leurs pleurs, de leurs larmes et de leurs alarmes » (I, 4) ; « voyez comme l’impudence et l’imprudence accompagnent l’impudicité » (I, 5) ; « embarrassement, ou plutôt embrasement » (II, 10), etc.
28Camus est donc bien un grand technicien de la langue, et son style est fondamentalement ludique.
29On aurait cependant gravement tort de ne voir dans ces acrobaties verbales que frivolité, ou, bien pis, désinvolture et irrespect quand il s’agit des choses de la religion. Du pur point de vue rhétorique tout d’abord, ces figures de sons n’ont rien de gratuit ni d’ornemental. À l’époque où est rédigé L’Amphithéâtre sanglant, on considère au contraire qu’elles enrichissent le sens et le multiplient : les harmoniques déploient la phonie en polyphonie, le sens en polysémie. Le plus grand traité européen de rhétorique baroque, le traité de l’Agudeza de Baltasar Gracián, un contemporain de Camus, en porte témoignage :
Un mot est comme une hydre vocale car, en plus de sa propre et directe signification, si on le coupe ou le renverse, de chaque syllabe renaît une subtilité ingénieuse et de chaque accent un concept [9].
31Mais surtout, en aucun cas de tels procédés ne remettent en question le sérieux des intentions morales et religieuses de leur utilisateur. Nous l’avons dit : la foi de Camus refuse la tristesse et l’austérité, la relation à Dieu peut et doit se faire dans la joie. Les métaphores, à bien des égards, peuvent même se mettre au service des énigmes théologiques et éclairer les mystères de la foi. Justifier et démontrer les vérités de la religion en usant du style « moyen », et même « bas », n’ont rien de choquant. Dans le trente-deuxième discours de son Agudeza (qui porte sur les paronomases et les calembours), le jésuite espagnol passe significativement de la critique du calembour vulgaire « à son exaltation suprême, lui apportant les plus hautes cautions morales et religieuses », commente B. Pelegrín [10]. Et sa démonstration s’achève en effet par un remarquable ennoblissement, que Camus n’aurait peut-être pas désavoué :
On a vu par ailleurs que le recours au registre familier pouvait se réclamer de l’exemple des paraboles christiques. De la même manière, les jeux de mots sont légitimés par l’exemple fondamental de Jésus disant à Pierre : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église » [12] – jeu de mots, dans tous les sens du terme, fondateur.Que cette heureuse figure de l’esprit soit couronnée de majesté par le Nom sacré et adoré de Dieu [Dios en espagnol] qui, divisé, nous dit ceci : di-os [« Je vous ai donné »] la vie, la fortune, les enfants, la santé, la terre, le ciel, l’être, la grâce, moi-même : je vous ai tout donné, « Di os lo todo ». De sorte que l’on peut dire que du don de toute chose, Notre Seigneur prit son très Auguste et Saint Nom en espagnol : di-os [11].
Tonalités attendues du tragique et du pathétique, mais aussi ton de la chronique, préciosité galante, lyrisme biblique empreint d’une foi frémissante, et, s’y mêlant avec une harmonie surprenante, une familiarité badine et souriante, une ironie acérée, un humour tantôt tendre et bienveillant, tantôt noir et ricanant, tantôt poussé jusqu’au burlesque : telles sont les grandes caractéristiques de ce recueil traversé de multiples influences, creuset des multiples courants esthétiques de son temps venus s’y fondre sans tension ni confusion, et dans lequel Camus, tout en apportant à l’histoire tragique une tonalité nouvelle, reste fidèle au premier titre et maître mot de toute son œuvre : la diversité.
Bibliographie
Bibliographie
- Bremont Henri, Histoire littéraire du sentiment religieux, Paris, 12 vol., 1916-1936.
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- Laharie Muriel, La Folie au Moyen Âge, Paris, Le Léopard d’Or, 1991.
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- Tertullien, De Spectaculis, XXX, 1-13, Le Cerf, « Sources chrétiennes », 1986.
- Vernet Max, Jean-Pierre Camus. Théorie de la contre-littérature, Paris, Nizet, 1995.
Notes
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[1]
Les Rencontres funestes, ou Fortunes infortunées de notre temps, Paris, J. Viller, 1644, p. 1.
-
[2]
Cité par H. Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, 1991, p. 157.
-
[3]
Cité par C. Venesoen, Divertissement historique, texte établi, annoté et commenté par C. Venesoen, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17, n° 132, 2002, p. 16.
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[4]
Encore faudrait-il nuancer : la dérision est parfois la réponse du chrétien aux moqueries païennes, comme chez Tertullien, et Curtius rappelle, dans La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, que la saillie comique est un élément récurrent des actes des martyrs et des vies de saints.
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[5]
Nous empruntons ces analyses à l’article de Bernard Sarrazin, « Deux mille ans de sérieux ? Bilan du rire chrétien », in Deux mille ans de Rire, Actes de colloque, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2002.
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[6]
Cité par l’abbé Brémond, in Histoire littéraire du sentiment religieux, Paris, 12 vol., 1916-1936, t. I, p. 308 – et par M. Fumaroli, [in] L’Age de l’éloquence : rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 2002, p. 333 [1re éd. : 1980].
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[7]
Conférence académique, Paris, J. Cottereau, 1630, p. 180.
-
[8]
J. Dagens, « L’écrivain et l’orateur chrétien suivant J.-P. Camus », in Studi francesi, n° 6, 1958, p. 379-394.
-
[9]
B. Gracián, Art et figures de l’esprit – Agudeza y arte del ingenio, traduction, introduction et notes de B. Pelegrín, Paris, Le Seuil, 1983, discours XXI (« De l’acuité nominale »), p. 211.
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[10]
B. Gracián, op. cit., note 200, p. 338.
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[11]
Ibid., discours XXXII (« Des figures par paronomase, calembour et jeu de mots »), p. 217. Ajoutons que le rhétoricien espagnol encourage également l’emploi de la figure du paradoxe : « L’entendement est souverain car il y a royale puissance de donner vie à des êtres, j’entends à accréditer des opinions qui font difficulté, et même improbables. Les idées paradoxales sont triomphes de l’esprit et trophées de la finesse : elles consistent en une proposition aussi hardie qu’extravagante [i. e. extraordinaire] » (discours XXIII, « Des figures par paradoxe », op. cit., p. 180). Un style comme celui de Camus mériterait un examen attentif et systématique à la lumière de l’Agudeza.
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[12]
Matthieu, 16, 18. Graciàn cite justement cet exemple à l’appui de son argumentation sur l’« acuité nominale » (op. cit., p. 212).