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Article de revue

Le mensonge de Montaigne : la référence aux Essais dans la Logique de Port-Royal

Pages 711 à 727

Notes

  • [1]
    Hormis les études classiques de L. Brunschvicg (Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Neuchâtel, À la Baconnière, 1942) et de B. Croquette (Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974), on peut se référer en particulier aux contributions de L. Thirouin, « Raison des effets : essai d’explication d’un concept pascalien », xviie siècle, 134-137, 1982, p. 31-50 ; « Pascal et L’Art de conférer », caief, 40, 1988, p. 199-218 ; « Le Défaut d’une droite méthode », Littératures Classiques, 20, supplément 1994, p. 7-20 ; « Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées », Revue des Sciences Humaines, 244, oct.-déc. 1996, p. 82-102.
  • [2]
    Nous citons le texte de Montaigne dans l’édition récente donnée en Pléiade par J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin (Paris, Gallimard, 2007) dans la mesure où elle se fonde sur le texte de 1595, édité par Marie de Gournay, qui a été lu durant tout l’âge classique. Voir en particulier sur ce point O. Millet, La Première Réception des Essais de Montaigne (1580-1640), Paris, 1995, et Cl. Blum, article « Édition de 1595 », Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, Champion, 2007, p. 357. La référence ici donnée se trouve à la p. 16 de l’édition citée des Essais.
  • [3]
    Essais, p. 27 : « Si c’eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautez empruntées. Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïve, autant que la reverence publique me l’a permis. Que si j’eusse esté parmy ces nations qu’on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je t’asseure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, Lecteur, je suis moy-mesme la matiere de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. »
  • [4]
    Voir par exemple III, V, p. 918.
  • [5]
    Voir III, XIII, p. 1115-1116.
  • [6]
    Voir par exemple II, XVII, p. 685-686 : « Car quant à ceste nouvelle vertu de faintise et dissimulation, qui est à cest’heure si fort en credit, je la hay capitalement : et de tous les vices, je n’en trouve aucun qui tesmoigne tant de lascheté et bassesse de cœur. C’est un’humeur couarde et servile de s’aller deguiser et cacher sous un masque, et de n’oser se faire veoir tel qu’on est. […] Un cœur genereux ne doit point desmentir ses pensées : il se veut faire voir jusques au dedans : tout y est bon, ou aumoins, tout y est humain. […] Mon ame de sa complexion refuit la menterie, et hait mesme à la penser. »
  • [7]
    La Logique ou l’Art de penser contenant, outre les règles communes, plusieurs observations nouvelles, propres à former le jugement, éd. P. Clair et Fr. Girbal, Paris, puf, 1993, p. 271. Toutes nos références au texte d’Antoine Arnauld et de Pierre Nicole renverront à cette édition notée désormais lap.
  • [8]
    lap, p. 291.
  • [9]
    Nous ne reprendrons pas l’analyse détaillée de chaque citation, explicite ou implicite, des Essais dans la Logique dans la mesure où elle se trouve présentée dans l’article de M.-P. Gaviano, « Les Essais dans la Logique de Port-Royal, ou Comment citer le pyrrhonien ? », Bulletin de la Société des amis de Montaigne, n° 11-12, juillet-décembre 1998, p. 37-59. Nous rejoignons le propos de M.-P. Gaviano qui entend montrer que : « La perspective cavalière des convocations du nom de Montaigne suffit à exclure que ses citations ne relèvent que de la farcissure, et les enjeux du pyrrhonisme qu’il ne soit qu’un commode prétexte à l’excommunication. » (art. cit., p. 43).
  • [10]
    III, II Du repentir ; III, IX, De la vanité ; III, VIII, De l’art de conférer ; III, XI, Des boiteux.
  • [11]
    C’est l’interprétation à laquelle les défenseurs de Montaigne chercheront à répondre ; voir sur ce point Ph. Desan, « Les Essais en cinq cents pensées ou la réponse de Guillaume Bérenger aux “injures et railleries” d’Arnaud et Nicole contre Montaigne (1667) », Renaissance Journal, vol. II, n° 4, 2005, p. 6-13.
  • [12]
    C’est pourquoi nous ne reprendrons pas les conclusions hâtives de D. G. Rodamar dans son ouvrage, Montaigne et la Logique de Port-Royal, Ravenne, Longo Editore, 1992.
  • [13]
    I, XX, p. 103 ; voir J. Starobinski, « Montaigne et la dénonciation du mensonge », Dialectica, vol. 22, N.2, 1968, p. 120.
  • [14]
    II, XVII, p. 658-659.
  • [15]
    I, IX, p. 58.
  • [16]
    II, XVIII, p. 705-706 ; voir D. Ménager, « Parole et mensonge dans le livre I des Essais », Cahiers Textuels n° 12, p. 146.
  • [17]
    II, XVIII, p. 703.
  • [18]
    Voir sur ce point les développements d’A. Compagnon, Le Travail de la citation, Seuil, Paris, 1979, p. 312 : « Par-delà Montaigne, on lutte, de Pascal à Malebranche, contre l’emblème, icône déréglée et insoumise, expression dans l’énoncé du sujet de l’énonciation, langage privé, idiotisme dépendant du seul caprice de son inventeur, appropriation simple et libre de toute contrainte et de tout code, atteinte à la raison et à la vérité. Maîtriser l’emblème, c’est exiger du sujet qu’il s’en porte garant, qu’il y engage sa responsabilité, c’est imposer que toute citation ou figure, toute image confuse du sujet dans le texte soit clarifiée en tant qu’icône, et soit assumée comme telle. Il s’agit d’une condition nécessaire pour qu’elle supporte d’autres sens, symboliques ou indiciels par exemple. »
  • [19]
    III, XIII, p. 1161.
  • [20]
    Voir sur ce point E. Naya, Essais de Michel Seigneur de Montaigne, Paris, Ellipses, 2006, p. 69, sq.
  • [21]
    lap, p. 93-94.
  • [22]
    I, IX, p. 57.
  • [23]
    lap, Discours I, p. 18-19.
  • [24]
    Voir en particulier le premier chapitre de la quatrième partie de la Logique, consacrée à la question « De la Méthode », intitulé « De la Science. Qu’il y en a. Que les choses que l’on connoît par l’esprit sont plus certaines que ce que l’on connoît par les sens. Qu’il y a des choses que l’esprit humain est incapable de savoir. Utilité que l’on peut tirer de cette ignorance nécessaire. » Les différents modes de connaissance sont les suivants : « Si lorsque l’on considere quelque maxime, on en connoît la verité en elle-même, & par l’évidence qu’on y apperçoit qui nous persuade sans autre raison, cette sorte de connoissance s’appelle intelligence, & c’est ainsi que l’on connoît les premiers principes. Mais si elle ne nous persuade pas par elle-même, on a besoin de quelque autre motif pour s’y rendre, & ce motif est, ou l’autorité, ou la raison : Si c’est l’autorité qui fait que l’esprit embrasse ce qui lui est proposé, c’est ce qu’on appelle foi. Si c’est la raison, alors, ou cette raison ne produit pas une entiere conviction, mais laisse encore quelque doute, & cet acquiescement de l’esprit accompagné de doute est ce qu’on nomme opinion. Que si cette raison nous convainc entierement, alors, ou elle n’est claire qu’en apparence & faute d’attention, & la persuasion qu’elle produit est une erreur, si elle est fausse en effet ; ou du moins un jugement temeraire, si étant vraie en soi, on n’a pas neanmoins eu assez de raison de la croire veritable. Mais si cette raison n’est pas seulement apparente, mais solide & veritable, ce qui se reconnoît par une attention plus longue & plus exacte, par une persuasion plus ferme, & par la qualité de la clarté, qui est plus vive & plus penetrante, alors la conviction que cette raison produit s’appelle science, sur laquelle on forme diverses questions. » (lap, p. 291-292)
  • [25]
    lap, p. 19.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Métaphysique, 1005b, 23-26.
  • [28]
    lap, p. 19.
  • [29]
    II, XII, p. 556-557.
  • [30]
    Montaigne explique, dans le chapitre « Du repentir », qu’on ne pourrait, en le voyant « jusques dans l’âme », le trouver coupable d’aucune « faute » « à [sa] parole », (III, II, p. 847).
  • [31]
    Ibid., p. 594.
  • [32]
    Montaigne suit en cela un passage des Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus I, 33 [226] : « Les membres de la nouvelle Académie, même s’ils disent que toutes les choses sont insaisissables, diffèrent sans doute des sceptiques d’abord justement en disant que toutes les choses sont insaisissables (en effet ils assurent cela, alors que le sceptique s’attend à ce qu’il soit possible que telle chose soit saisissable), ensuite, de manière obvie, dans la distinction des biens et des maux. Car les académiciens ne disent pas que quelque chose est bon ou mauvais à la manière dont nous le faisons, mais avec la conviction qu’il est plus plausible que ce qu’ils disent être bon le soit réellement plutôt que son contraire, et de même pour le mauvais, alors que nous ne disons pas que nous estimons quelque chose bon ou mauvais avec l’idée que ce que nous avançons est plausible, mais sans soutenir d’opinions nous suivons les règles de la vie de tous les jours pour ne pas rester inactifs. » (trad. P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997).
  • [33]
    II, XII, p. 595.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    E. Naya, « La science-fiction pyrrhonienne : des perles aux cochons », Littératures, n° 47, 2002, p. 76. La différence entre les académiciens et les sceptiques est ainsi présentée par Sextus Empiricus dans les Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 33, [230] : « Car « être persuadé » est employé différemment : c’est d’une part ne pas résister mais suivre simplement sans forte inclination ni penchant, comme on dit qu’un enfant est persuadé par son pédagogue ; mais c’est parfois donner son assentiment à quelque chose selon une volonté ferme à la suite d’un choix et en quelque sorte d’une sympathie, comme on dit qu’un prodigue est persuadé par celui qui prise un mode de vie dispendieux. C’est pourquoi, puisque les partisans de Carnéade et de Clitomaque disent qu’ils sont persuadés par une forte inclination et que quelque chose peut être plausible, alors que nous-même disons céder simplement sans penchant, sur ce point aussi nous différons d’eux. » (trad. P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997). Voir aussi le passage précédent en I, 33, [227] : « Nous nous disons que les impressions sont égales du point de vue de la conviction ou de l’absence de conviction, pour autant que cela découle du raisonnement, alors qu’eux disent que les unes sont plausibles et les autres non plausibles. Et parmi les plausibles ils disent qu’il y a des différences : ils pensent que les unes sont seulement plausibles, d’autres plausibles et examinées, d’autres plausibles, examinées plusieurs fois et indubitables. »
  • [36]
    E. Naya, art. cit., ibid.
  • [37]
    E. Naya explique que Montaigne fait un usage « catachrétique » du lexique qui fait que le terme, comme celui de vraisemblance, « devient une simple possibilité qui tombe passivement sous les sens du locuteur, et non un objet déterminé capable d’être reconnu par une enquête spécifique. Un mot pourra donc, par cet usage, lui-même fondé sur une certaine manière d’adhérer aux « indications de la vie », être totalement relatif à son énonciateur, « conception » consubstantielle à la fantaisie qui la produit, mot venant incarner […] une représentation singulière des choses » ; « La catachrèse est proprement liée à l’énonciation sceptique dans la mesure où elle sort d’un usage normé, conventionnel, pour rentrer dans une utilisation relevant de l’approximation, instaurant un flou dans la portée sémantique du terme pour le plier à une exigence individuelle, à une perception singulière de cette portée », « Les mots ou les choses : le “nouveau langage” à l’essai », La Langue de Rabelais. La Langue de Montaigne, arts du colloque de Rome, septembre 2003, édités par Fr. Giacone, Genève, Droz, 2009, p. 335 et p. 338.
  • [38]
    lap, p. 267-269.
  • [39]
    Ibid., p. 267.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    III, II, p. 844-845.
  • [44]
    Ibid., p. 845.
  • [45]
    Ibid., p. 846.
  • [46]
    Ibid., p. 848.
  • [47]
    Le passage cité par la Logique se trouve toujours en III, II, p. 854 sq. ; nous signalons en italique les modifications apportées au texte dans la citation de la Logique et notamment le passage de l’affirmation à la négation dans la première phrase : « Quant à moi, je ne puis desirer en general d’être autre : Je puis condanner ma forme universelle, m’en déplaire & supplier Dieu pour mon entière reformation, & pour l’excuse de ma foiblesse naturelle ; mais cela, je ne le dois nommer repentir,[ce me semble] non plus que le déplaisir de n’être ni ange, ni Caton : mes actions sont réglées, & conformes à ce que je suis & à ma condition : je ne puis faire mieux, & le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en notre force. [longue ellipse]. Je ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queue d’un Philosophe à la tête et au corps d’un homme perdu, ni que ce chetif bout de vie eût à désavouer & à démentir la plus belle, entière, & longue partie de ma vie. [Je me veux présenter et faire veoir par tout uniformément] Si j’avois à revivre, je revivrois comme j’ai vêcu, ni je ne plains point le passé, ni je ne crains point l’avenir. »
  • [48]
    lap, p. 19.
  • [49]
    lap, § 9 p. 272-274.
  • [50]
    Ibid., p. 272.
  • [51]
    lap, p. 272.
  • [52]
    II, XII, p. 470-471 : « Considerons donq pour ceste heure, l’homme seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourveu de la grace et cognoissance divine, qui est tout son honneur, sa force, et le fondement de son estre. Voyons combien il a de tenue en ce bel equipage. Qu’il me face entendre par l’effort de son discours, sur quels fondements il a basty ces grands avantages, qu’il pense avoir sur les autres créatures. » ; « Qui luy a persuadé que ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouvemens espouventables de ceste mer infinie, soyent establis et se continuent tant de siecles, pour sa commodité et pour son service ? »
  • [53]
    Ibid., p. 472.
  • [54]
    Ibid., p. 472-473.
  • [55]
    lap, p. 272.
  • [56]
    II, XII, p. 473.
  • [57]
    C’est une manière typique de procéder dans la Logique. Citons par exemple le chapitre XVI de la troisième partie de la Logique qui aborde le dilemme et en fait l’occasion d’un éloge de Montaigne assez équivoque (p. 231-232). Montaigne aurait condamné avec justesse et pertinence le dilemme vicieux soutenu par les philosophes antiques pour annihiler toute crainte de la mort : « Ou notre ame, disoient-ils, perit avec le corps, & ainsi n’ayant plus de sentiment, nous serons incapables de mal : ou si l’ame survit au corps, elle sera plus heureuse qu’elle n’étoit dans le corps ; donc la mort n’est point à craindre ». Montaigne aurait ajouté l’hypothèse d’un troisième état, celui d’une âme survivant à la mort mais « dans un état de tourment & de misere, ce qui donne un juste sujet d’apprehender la mort, de peur de tomber dans cet état ». On perçoit immédiatement l’instrumentalisation du texte de Montaigne à des fins apologétiques. De fait, le texte de Montaigne – un nouveau passage de l’Apologie – est glosé plus que cité et son orientation démonstrative fait l’objet d’un détournement. En effet, le passage des Essais en jeu (éd. cit., p. 583-586), possède une fonction philosophique affirmée : il s’agit de mettre en scène le conflit des interprétations sur la question de l’immortalité de l’âme (« ceste infinie et perpetuelle altercation et discordance d’opinions et de raisons, qui accompaigne et embrouille le vain bastiment de l’humaine science ») afin d’aboutir au constat de l’impuissance du raisonnement : « Toutes choses produites par nostre propre discours et suffisance, autant vrayes que fauces, sont subjectes à incertitude et debat. » Montaigne ne pense donc pas le troisième terme ouvrant l’alternative comme la fin de son argumentation : bien au contraire, ce dernier n’est qu’un moyen dans la démonstration qui le neutralise au même titre que les autres positions philosophiques. Le passage détourné par Arnauld et Nicole est précisément l’un de ceux sur lesquels on s’appuiera pour accuser Montaigne de matérialisme : l’âme y apparaît en effet irréductible à toute représentation rationnelle et accessible seulement dans les vibrations de l’existence sensible. La mention du passage dans la Logique opère un renversement étonnant du sens du texte qui énonce alors le contraire de la thèse tronquée de Montaigne sur l’impuissance rationnelle.
  • [58]
    II, XII, p. 473.
  • [59]
    lap, p. 273.
  • [60]
    Ibid., p. 474.
  • [61]
    II, XII, p. 473-474.
  • [62]
    « Il s’agit moins de prendre la défense des animaux que de montrer l’incapacité radicale de l’homme à interpréter le monde », article « Animaux » du Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, Champion, 2007, p. 52.
  • [63]
    II, XII, p. 491.
  • [64]
    Ibid., p. 481.
  • [65]
    l.a.p., p. 273.
  • [66]
    Ibid.
  • [67]
    III, XI, p. 1073 sq.
  • [68]
    lap, p. 343.
  • [69]
    Ibid.
  • [70]
    III, XI, p. 1073.
  • [71]
    Ibid.
  • [72]
    Ibid., p. 1074.
  • [73]
    III, XIII, p. 1120.
  • [74]
    Voir lap, p. 340 sq.
  • [75]
    Sur cette notion, voir la lap, p. 348 : « Comme nous nous devons contenter d’une certitude morale dans les choses qui ne sont pas susceptibles d’une certitude métaphysique, lors aussi que nous ne pouvons pas avoir une entière certitude morale, le mieux que nous puissions faire quand nous sommes engagés à prendre parti, est d’embrasser le plus probable, puisque ce seroit un renversement de la raison d’embrasser le moins probable. »
  • [76]
    III, XI, p. 1074.
  • [77]
    Ibid.
  • [78]
    lap, p. 336.
  • [79]
    La « récitation » est précisément le mode de discours qui permet la non-assertion comme l’explique E. Naya : « Le sceptique doit donc se faire chroniqueur des événements de sa conscience, les avouant objectivement – donc en étant fidèle à la subjectivité de sa perception. Cette relation objective de ce qui est, que Sextus reconnaît comme discours respectueux des phénomènes, nous semble être une des constantes poétiques revendiquées par Montaigne, notamment avec la pratique de la « récitation », cette peinture qui se contente de reproduire sans vouloir théoriser pour « former l’homme », et du « contrerolle » évoqués dans « Du repentir », « Les mots ou les choses : le “nouveau langage” à l’essai », art. cit. p. 333.
  • [80]
    III, 5, p. 918 : « Je l’eusse faict mieux ailleurs, mais l’ouvrage eust esté moins mien : Et sa fin principale et perfection, c’est d’estre exactement mien. »
  • [81]
    Nous ne dirons pas ainsi comme E. Limbrick que la condamnation de Montaigne par Port-Royal « repose sur une méconnaissance totale de la philosophie morale de Montaigne », « Montaigne et Port-Royal : critique du pyrrhonisme moral », Études montaignistes en hommage à Pierre Michel, éds. C. Blum et F. Moureau, Champion Paris, 1984, p. 147-153.
  • [82]
    C’est précisément ce qui conduit L. Marin à rapprocher la citation de Montaigne de celle de Pascal dans la Logique : « allusion différée, oubliée ou censurée » qui « apparaît sur les points fondamentaux de la Logique, avec sa plus grande puissance productrice de sens, créant du sens par la force de sa différence. », La Critique du discours, Paris, Minuit, 1975, p. 24.
  • [83]
    lap, Discours I, p. 18.
English version

1Le projet littéraire autant que la morale de Montaigne concentrent les critiques que Pascal formule à l’égard des Essais dans les Pensées, l’opuscule De l’Esprit géométrique et l’Entretien avec M. de Sacy. Cette lecture de Montaigne par Pascal a nettement orienté la réception des Essais durant l’âge classique et si l’intertextualité qui unit Pascal et Montaigne est un phénomène richement exploré [1], elle a également, par son importance, occulté l’examen d’autres lectures des Essais. Le jugement de Pascal, particulièrement centré sur les passages sceptiques des Essais, influence en particulier la reprise de la critique de Montaigne dans la Logique rédigée par Arnauld et Nicole. Si le pyrrhonisme de Montaigne est une cible privilégiée, c’est notamment parce que l’adhésion à cette philosophie légitime, aux yeux de Pascal, la complaisance avec laquelle Montaigne se prend lui-même pour objet de sa peinture. Le grief marque, dès l’origine, la réception des Essais, ainsi que le souligne Marie de Gournay dans la préface qu’elle donne à l’édition de 1595 : « la plus generalle censure qu’on face de nostre livre, c’est, que d’une entreprise particulière à luy, son autheur s’y depeint [2]. » Les premiers mots de l’avis au lecteur ouvrant les Essais sont bien connus : « C’est ici un livre de bonne foi, lecteur [3] ». Toutefois, la profession de « naïveté » et de simplicité, récurrente sous la plume montaignienne, les revendications constantes d’authenticité et de conformité du livre à son auteur et de l’auteur à son livre [4] – tout comme la justification philosophique de l’autocommentaire comme forme la plus aboutie d’une vanité définissant la condition naturelle de notre esprit [5] – n’ont pas prévenu les objections morales qui se sont multipliées contre le dessein de l’ouvrage. Non plus que les multiples et fermes condamnations du mensonge par Montaigne [6] n’ont empêché les accusations de dissimulation et de travestissement à son encontre. Malgré son explicite intention d’être vérace, l’auteur des Essais se trouve ainsi dénoncé dans la Logique dite de Port-Royal comme insincère et mystificateur. Or, l’importance de cette accusation de mensonge excède le domaine strictement moral : c’est bien la conception du langage dans son rapport à la vérité que la référence à Montaigne dans la Logique met en jeu.
Incriminant Montaigne avec insistance, sous l’impulsion d’Arnauld, comme le représentant de la « secte des pyrrhoniens », la deuxième édition de la Logique ne comprend que sept grandes références implicites ou explicites à cet auteur et n’est pas, comme peuvent l’être souvent les Pensées, stylistiquement imprégnée par la langue des Essais. Pour autant, l’examen des lieux où apparaissent ces références, de leur contexte souvent polémique, des modalités même de la paraphrase ou de la citation de Montaigne éclaire vivement la signification de cette mention. Dans la Logique, Montaigne apparaît tout d’abord au seuil de l’ouvrage, dans le premier discours qui expose le « dessein de la Logique » sur la « justesse de l’esprit » et le bon usage de la raison. Puis, c’est majoritairement dans la troisième partie consacrée au raisonnement et à ses règles que les Essais se trouvent à nouveau convoqués. Montaigne y est notamment désigné par une périphrase condamnant son anthropologie défectueuse et vicieuse : « cet Écrivain, qui n’ayant jamais connu les veritables grandeurs de l’homme, en a assez bien connu les défauts [7] ». La dernière occurrence montaignienne est implicite ; elle apparaît dans la quatrième partie de la Logique consacrée à la « Méthode » qui consiste à « bien arranger ses pensées, en se servant de celles qui sont claires & évidentes, pour penetrer dans ce qui paroissoit plus caché [8]. » La référence à Montaigne apparaît aux lieux cruciaux où le fonctionnement même des facultés rationnelles est en jeu [9]. Certes, la lecture pascalienne de Montaigne agit comme un filtre : elle alimente la charge contre l’auteur des Essais et explique sans doute la concentration de l’attention des auteurs de la Logique sur l’Apologie de Raimond Sebond et sur les chapitres du livre III [10], c’est-à-dire les passages les plus représentatifs du scepticisme de Montaigne. Mais Arnauld et Nicole ont bien leur propre lecture des Essais. Si la figure de Montaigne est à nouveau celle de l’actualisateur du pyrrhonisme présenté comme une doctrine irrationnelle et contre-nature dans son dogmatisme universalisant le doute [11], la Logique recourt à une argumentation très orientée qui produit une distorsion particulièrement signifiante et dont la réduction à la manipulation ne peut rendre compte. L’hostilité des auteurs de la Logique à Montaigne ne peut être réduite à une « méconnaissance » des Essais ni imputée à une éventuelle faiblesse intellectuelle : elle manifeste bien davantage l’étrangeté radicale qui sépare l’épistémologie des logiciens de la critique de la rationalité chez Montaigne [12]. La référence à Montaigne trouve sa nécessité dans le cadre de la Logique dans la mesure où elle éprouve la fermeté du rapport qu’Arnauld et Nicole entendent établir entre le langage et la vérité.

Douter et mentir

2Montaigne revendique avec constance dans les Essais sa sincérité et sa « bonne foi ». La dénonciation du mensonge est particulièrement récurrente dans les Essais dont l’auteur énonce régulièrement son aspiration à la transparence : « Je suis ennemy des actions subtiles et feintes : et hay la finesse, en mes mains, non seulement recreative, mais aussi profitable [13]. » Ailleurs, Montaigne souligne son incapacité naturelle à mentir : « Car je ne sçay point inventer un subject faux [14] » ; et il lie étroitement le mensonge à la dimension sociale du langage : « En vérité, le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole [15]. » Le souci de la vérité du discours est la condition même de la vie sociale car le mensonge menace l’humanité et la société [16]. C’est précisément sur ce point qu’Arnauld et Nicole infligent pourtant à Montaigne un « démenti », c’est-à-dire qu’ils portent contre lui une accusation de mensonge, au sens particulier que le verbe « démentir » possède en cette fin de Renaissance et au sens où Montaigne l’utilise lui-même au chapitre « Du desmentir ». Il n’est pas gratuit que ce chapitre soit notamment l’occasion d’une réflexion poétique et morale conjointe à la faveur de l’affirmation de la relation identitaire entre le livre et son auteur : « Je n’ay pas plus faict mon livre, que mon livre m’a faict. Livre consubstantiel à son autheur [17] ». Montaigne n’entend pas délier la vérité de son discours de la transparence de ce dernier à l’égard du sujet même qui l’énonce [18]. Le livre consubstantiel à son auteur est alors celui où se déploie un usage tout à fait singulier des mots, où s’invente le « dictionnaire tout à part [soy] [19] » qui permet de limiter les constructions discursives qui finissent par se substituer aux perceptions du monde lui-même [20]. C’est précisément là un usage particulier du lexique commun critiqué par le chapitre XIV de la première partie de la Logique[21] : « Chacun a bien droit de faire un dictionnaire pour soi ; mais on n’a pas droit d’en faire pour les autres, ni d’expliquer leurs paroles par les significations particulières qu’on aura attaché aux mots ». Le livre consubstantiel à son auteur est un livre barbare et menteur puisqu’il contrevient à la « vérité de l’usage ». La distance philosophique qui sépare la langue des Essais de celle qu’idéalise la Logique s’enracine premièrement dans cette « barrière linguistique » infranchissable. Il est donc remarquable qu’on trouve chez Montaigne lui-même la définition du « mentir » dont les auteurs de la Logique l’accusent :

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les grammairiens font différence, entre dire mensonge, et mentir : et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a prise pour vraye, et que la definition du mot de mentir en Latin, d’où nostre François est party, porte autant comme aller contre sa conscience : et que par conséquent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu’ils sçavent. [22]

4Montaigne n’est précisément pas accusé dans la Logique de se tromper mais bien de dire délibérément faux, d’agir de manière déloyale. La première référence aux Essais se situe bien dans ce registre et elle se fait dans le cadre d’une attaque contre le pyrrhonisme [23]. C’est la valeur discriminante de la raison que la Logique entend restaurer contre l’indécision à laquelle le pyrrhonisme soumet tous les phénomènes : la « vraie raison » est la faculté qui permet d’établir le rapport adéquat entre la conscience et ses objets. Elle éveille le doute quand il s’impose, rejette la fausseté mais acquiesce aussi à l’évidence claire car il existe bien une « assurance raisonnable » qui exclut le doute. La raison est cette faculté qui permet de hiérarchiser, de situer, sur une échelle nette, les objets de conscience du faux au vrai [24]. Les formulations sont particulièrement catégoriques : « Personne ne douta jamais sérieusement s’il y a une terre, un soleil & une lune, ni si le tout est plus grand que sa partie. [25] » Devant l’évidence, douter c’est mentir, c’est parler contre l’acquiescement spontané de la raison : « On peut bien faire dire extérieurement à sa bouche qu’on en doute, parce que l’on peut mentir ; mais on ne le peut pas faire dire à son esprit. [26] » C’est en vertu de cette assimilation du doute à la duplicité qui fonde le mensonge que le pyrrhonisme est réduit à « une secte de menteurs ». Et la duplicité est à la source de la contradiction : celui qui ment, qui parle contre sa conviction, se trouve facilement pris en défaut. Le principe aristotélicien de non-contradiction est en effet à la fois ontologique, logique et psychologique : il est impossible de croire en même temps deux énoncés contradictoires [27]. C’est à cette étape du raisonnement qu’intervient l’exemple de Montaigne. Arnauld et Nicole citent un passage de l’Apologie de Raimond Sebond et y relèvent une contradiction qui est pourtant elle-même le fruit d’un contresens particulièrement intéressant pour ce qu’il révèle d’une conception divergente de la vraisemblance :

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Car après avoir dit que les Académiciens étoient différens des Pyrrhoniens, en ce que les Academiciens avouoient qu’il y avoit des choses plus vraisemblables que les autres, ce que les Pyrrhoniens ne vouloient pas reconnoître, il se declare pour les Pyrrhoniens en ces termes : L’avis, dit-il, des Pyrrhoniens est plus hardi, & quant & quant plus vraisemblable. Il y a donc des choses plus vraisemblables que les autres : & ce n’est point pour faire une pointe qu’il parle ainsi, ce sont des paroles qui lui sont échappées sans y penser, & qui naissent du fond de la nature, que le mensonge des opinions ne peut étouffer. [28]

6Le passage mérite une confrontation précise avec le texte de Montaigne. Si l’on remet la citation en contexte, on s’aperçoit que les auteurs de la Logique ignorent le développement où Montaigne souligne la contradiction interne dont sont effectivement menacés les pyrrhoniens mais qui tient à la structure logique du langage fondée sur l’articulation entre assertion et négation par le principe logique de non-contradiction :

Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune manière de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand ils disent, Je doubte, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouer, qu’aumoins assurent et sçavent ils cela, qu’ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la médecine, sans laquelle leur humeur seroit inexplicable. Quand ils prononcent, J’ignore, ou, Je doubte, ils disent que cette proposition s’emporte elle mesme quant et quant le reste : ny plus ny moins que la rubarbe, qui pousse hors les mauvaises humeurs, et s’emporte hors quant et quant elle mesmes. Cette fantasie est plus seurement conceue par interrogation : Que sçay-je ? comme je la porte à la devise d’une balance. Voyez comment on se prevault de cette sorte de parler pleine d’irreverence. [29]
Montaigne est donc parfaitement conscient des difficultés rencontrées par le sceptique pour verbaliser son doute. Mais contrairement à la perspective dans laquelle se déploie le discours logique, Montaigne montre que la contradiction interne, loin d’être le fait d’une manipulation, est une production nécessaire du langage lui-même. La prédication par la proposition, que la Logique reconnaît comme une vertu essentielle du langage, est présentée par Montaigne comme une contrainte exposant au risque de l’aphasie. Alors que les logiciens font de l’affirmation et de la négation les instruments offerts par le langage pour se repérer dans le réel et orienter rationnellement l’action, Montaigne refuse la pauvreté de l’alternative qui enferme le philosophe dans un raisonnement déformant. Le langage représente dans la Logique l’instrument privilégié de la raison logicienne universelle. Or, Montaigne refuse ce statut à la faculté verbale : au dictionnaire particulier, il ajoute une syntaxe mentale autodétruisant tout mouvement d’affirmation linguistique. Si Arnauld et Nicole déforment le texte des Essais, c’est bien parce qu’ils en ont saisi la singularité philosophique. Citer la parole montaignienne, pour le discours logique, c’est donner un relief très saillant aux exigences de la « vraie raison » et creuser avec une extrême exigence la question de la « faute » de parole [30], c’est-à-dire de la dégradation du lien entre le langage et la vérité.

Vraisemblance et véracité

7C’est pourquoi ce passage du premier discours de la Logique isole une phrase de Montaigne dans une séquence de raisonnement plus large mettant longuement en jeu la notion de vraisemblance entre l’erreur et la « notice veritable ». Nous n’accédons à la vérité que « par hazard », écrit Montaigne, et notre âme n’a pas de quoi « distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge [31] ». C’est précisément contre cette impuissante errance de la raison que la Logique s’élève puisque son ambition est d’établir le domaine et le mode de fonctionnement de la « vraie raison ». Au contraire, sur le fondement d’une faiblesse rationnelle, Montaigne en vient, comme le rapporte la Logique, à distinguer Académiciens, qui admettent une relative vraisemblance en dépit de notre privation définitive de vérité, et Pyrrhoniens, qui récusent une telle vraisemblance [32]. Les Académiciens admettent que le jugement se trouve « incliné » par « propension » si ce n’est par « resolution » et, immédiatement, Montaigne, en effet, leur oppose « l’advis des Pyrrhoniens » comme « plus hardy, et quant et quant plus vray-semblable [33] ». Il est facile et classique de dénoncer là, comme le font Arnauld et Nicole, une contradiction interne : Montaigne réfutant la capacité de la raison à établir des degrés dans la vérité, résolvant toute apparence au doute, admettrait pourtant une différence de degré dans la valeur de vérité de ces deux positions philosophiques et tomberait dans une erreur de raisonnement flagrante, révélant son mensonge. Pourtant, il faut souligner au premier chef que, contrairement à ce qu’en jugent Arnauld et Nicole, Montaigne entend bien faire une pointe en utilisant le terme « vraisemblable » en un lieu où, précisément, c’est bien la conception de la vraisemblance qui se trouve en jeu. Montaigne réfute en effet la possibilité pour l’homme de « la recognoissance de quelque plus apparente verité » et montre qu’il est impossible de se décider sur la vraisemblance sans se prononcer sur la vérité même ; en matière de vérité, il n’y a pas de demi-mesure :

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Si nostre entendement est capable de la forme, des lineamens, du port, et du visage, de la verité, il la verroit entiere, aussi bien que demie, naissante, et imperfaicte. Cette apparence de verisimilitude, qui les fait prendre plutost à gauche qu’à droite, augmentez la ; cette once de verisimilitude, qui incline la balance, multipliez la de cent, de mille onces ; il en adviendra en fin, que la balance prendra party tout à faict, et arrestera un chois et une verité entiere. Mais comment se laissent ils plier à la vray-semblance, s’ils ne cognoissent le vray ? Comment cognoissent-ils la semblance de ce, dequoy ils ne cognoissent pas l’essence ? Ou nous pouvons juger tout à faict, ou tout à faict nous ne le pouvons pas. Si noz facultez intellectuelles et sensibles, sont sans fondement et sans pied, si elles ne font que flotter et vanter, pour neant laissons nous emporter nostre jugement à aucune partie de leur operation, quelque apparence qu’elle semble nous presenter. Et la plus seure assiette de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle-là, où il se maintiendroit rassis, droit, inflexible, sans bransle et sans agitation. [34]

9L’argument du sorite montre efficacement que le jugement ne peut agir comme opérateur de vraisemblance. Si l’homme est incapable de vérité, il faut renoncer à reconnaître même des indices de vérité qui constitueraient une vraisemblance, qui justifieraient un effet de vraisemblance. C’est précisément sur ce point que porte le désaccord avec les auteurs de la Logique pour lesquels, on l’a vu, le respect par le raisonnement de règles clairement maîtrisées fournit à la raison les moyens de situer les objets sur une échelle discrète et de proposer des jugements de vérité, de fausseté ou de vraisemblance. Si Montaigne peut qualifier l’avis des pyrrhoniens de « plus vraisemblable », ce n’est pas par mauvaise foi, ni par contradiction, mais bien par « pointe » en ce qu’il introduit une syllepse sur le terme : le vraisemblable ne relève plus ici d’un jugement actif de la raison raisonnante mais, conformément à la définition de la vraisemblance chez les pyrrhoniens, d’une « simple possibilité tombant sous les sens du sujet sans que ce dernier opère une élaboration active de sa représentation, et pouvant s’imposer comme critère de l’action sur le simple mode de l’affect [35] ». Il ne s’agit pas de prononcer un jugement absolu qui rende raison de la différence de valeur de vérité entre ces « doctrines » mais de « se laisser emporter par leur force de conviction naturelle, qui d’ailleurs – dans le régime isosthénique – n’est pas évaluable [36] ». Certes la vie pratique entérine des formes coutumières d’action mais il est impossible d’en rendre raison par l’enquête théorique : les vraisemblances admises sont certainement relatives à leur utilité dans le code social mais donc indubitablement contingentes et obscures rationnellement. Alors que la vraisemblance est le fruit d’une activité de la raison qui mène au jugement dans la Logique, elle est précisément chez Montaigne le produit du renoncement au jugement et de la passivité du raisonnement. La différence est insondable et irréductible ; elle révèle le radical changement d’épistémè qui sépare Montaigne de Port-Royal et donne aussi à lire, en diachronie, la passionnante polysémie de la notion de vraisemblance [37].

10Il faut pour cela creuser encore le rapport entretenu par l’accusation de mensonge et la place faite à la vraisemblance dans la Logique. Si Montaigne manipule son lecteur, pour Arnauld et Nicole, c’est aussi parce qu’il témoigne d’une propension à la vanité que trahirait le discours continuellement complaisant que l’auteur tient sur lui-même. Le chapitre XX de la troisième partie de la Logique, consacré aux « mauvais raisonnements commis dans la vie civile et dans les discours ordinaires », dans un passage traitant plus particulièrement « Des sophismes d’amour-propre, d’intérêt, & de passion », expose longuement cette critique [38]. Pascal et Montaigne sont évoqués dans l’antagonisme qui sépare le modèle du contre-exemple. Le précepte pascalien selon lequel il faut éviter de se servir des pronoms personnels de rang 1 « s’éloigne de la méchante coutume de quelques personnes, qui ne parlent que d’eux-mêmes & qui se citent par-tout, lorsqu’il n’est point question de leur sentiment [39] ». Montaigne fournit l’exemple canonique du « caractère » « indigne d’un honnête homme » qui consiste à « n’entretenir ses lecteurs, que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies, de ses vertus & de ses vices [40] ». Amour-propre débridé et défaut de jugement expliquent un tel dévoiement. C’est encore une fois l’occasion d’accuser Montaigne de mensonge. Contre l’ « apparence de sincérité » à laquelle la relation par Montaigne de ses défauts pourrait nous faire croire, contre cet artifice vraisemblable, l’humilité de l’énonciateur qui parle dans les Essais n’est « qu’un jeu & un artifice qui le doit rendre encore plus odieux [41] ». Car Montaigne parle sans conscience, sans jugement, sans repentir ; sa parole est libre de tout contrôle moral : « Il parle de ses vices, pour les faire connoître, & non pour les faire détester ; il ne prétend pas qu’on l’en doive moins estimer : il les regarde comme des choses à peu près indifférentes, & plutôt galantes que honteuses [42] ». Les Essais sont une confession libertine, un aveu sans remords et, pour le montrer, Arnauld et Nicole citent un passage du chapitre II du livre III, « Du repentir ». Ce chapitre expose, dans son célèbre incipit, une sorte d’art poétique des Essais (« Les autres forment l’homme, je le récite […] » [43]) auquel les auteurs de la Logique évitent de se reporter alors même qu’il contient un important passage sur la manière dont Montaigne conçoit la contradiction interne : « Le monde n’est qu’une branloire perenne » ; en conséquence, écrit Montaigne :

11

Je ne puis assurer mon object : il va trouble et chancelant, d’une yvresse naturelle. Je le prends en ce poinct, comme il est, en l’instant que je m’amuse à luy. Je ne peinds pas l’estre, je peinds le passage : non pas un passage d’aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute.

12Le projet des Essais s’énonce alors avec netteté :

C’est un contrerolle de divers et muables accidens, et d’imaginations irresolues, et quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que je me contredis bien à l’advanture, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point.
Dire la vérité, c’est précisément dire la contradiction des phénomènes selon la mobilité de leur mode contingent d’apparition pour le sujet du discours. Le discours n’est donc jamais nécessaire en soi mais toujours relatif. La question posée par Montaigne anticipe sur la condamnation de la Logique : « Est-ce raison, que si particulier en usage, je pretende me rendre public en cognoissance ? [44] ». Or, la légitimité du « contrerôle » montaignien tient à sa limitation même, condition du respect de la « fidélité », « la plus sincere et pure qui se trouve [45] ». L’étroite conformité entre le livre et l’auteur, condition de la véracité de ce dernier, serait impossible si le second pratiquait contre le premier le repentir qui « n’est qu’une desdicte de nostre volonté [46] », reconstruction a posteriori au mépris de la chronologie de l’un et de l’autre. L’éthique revendiquée par Montaigne comprend l’acceptation de la contingence de notre nature et elle l’énonce en particulier dans l’allongeail de la fin de « Du repentir » cité par la Logique pour instruire le procès de la vanité mensongère de l’auteur des Essais. La citation du passage procède en particulier à deux ellipses, la première de longueur conséquente, la seconde plus brève mais d’importance intellectuelle certaine [47]. Ces coupures accentuent le caractère provocateur du propos montaignien en dissimulant la progression logique qui soutient l’argumentation. Arnauld et Nicole accusent Montaigne de corrompre la raison en résignant le jugement à une indifférence insupportable. Le propos de Montaigne était de récuser les prétentions de la raison et d’en dénoncer les pouvoirs de nuisance quand il s’agit de tenter un impossible contrôle sur le foisonnement mobile de l’expérience. Le décalage argumentatif est massif et souligne la valeur exemplaire du texte montaignien dans la perspective de la Logique : pour qui entend former le jugement, l’essai montaignien est un formidable outil de réfutation. Il est aussi un exercice qui permet à chacun de tester son aptitude rationnelle à établir un objet de conscience vraisemblable puisque le discours montaignien fournit un exemple éloquent de construction invraisemblable.

La parole vient du « fond de la nature [48] »

13Un peu plus loin dans ce même chapitre [49], la Logique présente Montaigne comme l’exemple privilégié pour illustrer l’opiniâtreté dans l’erreur et, encore une fois, la mauvaise foi qui fait que « l’on emploie toute sorte d’argumens bons & mauvais, afin qu’il y en ait pour tout le monde ; & l’on passe quelquefois jusques à dire des choses qu’on sait bien être absolument fausses, pourvu qu’elles servent à la fin qu’on se propose [50] ». Une série de citations, particulièrement manipulées, de l’Apologie, sert de preuve dans ce réquisitoire. Arnauld et Nicole accusent Montaigne d’utiliser les « rêveries de l’Astrologie judiciaire », malgré le peu de crédit qu’il leur accorde, « comme de bonnes raisons » « quand il en a besoin pour rabaisser sottement les hommes [51] ». La citation donnée est extraite de son contexte qui est celui d’une critique radicale de l’anthropocentrisme et d’une nouvelle charge contre les prétentions de la raison à la maîtrise [52]. L’enjeu est encore celui d’une neutralisation de notre puissance de jugement devant ce qui nous demeure incompréhensible : le spectacle céleste et l’influence des astres conservent leur mystère et « Tout ce que nous voyons en ces corps là, nous estonne [53] », écrit Montaigne. C’est seulement dans cette chaîne argumentative que s’entend la question de Montaigne : « pourquoy les privons nous et d’âme, et de vie, et de discours ? [54] ». Or, la valeur de l’interrogation est atténuée, transformée en question rhétorique et donc en affirmation, par les auteurs de la Logique alors qu’il s’agit pour Montaigne de suspendre son jugement et de renoncer à la décision rationnelle, inaccessible, qui priverait les astres de principe de mouvement [55]. En rester à l’hypothèse d’une animation des corps célestes, c’est se prémunir contre l’arrogance du « discours » de la raison humaine, pourtant dépourvue des moyens de la clairvoyance :

y avons nous recognu quelque stupidité immobile et insensible, nous qui n’avons aucun commerce avec eux que d’obéïssance ? Dirons nous, que nous n’avons veu en nulle autre creature, qu’en l’homme, l’usage d’une ame raisonnable ? Et quoy ? Avons nous veu quelque chose semblable au soleil ? Laisse-il d’estre, parce que nous n’avons rien veu de semblable ? et ses mouvements d’estre, par ce qu’il n’en est point de pareils ? Si ce que nous n’avons pas veu, n’est pas, nostre science est merveilleusement raccourcie. [56]
La technique de citation pratiquée dans la Logique produit une transposition argumentative du moyen de la démonstration à la fin démonstrative [57]. Par ailleurs, la citation elle-même se trouve instrumentalisée afin de rejeter le choix montaignien de l’inactivité du jugement. Ce que la Logique nomme mensonge contre la vraisemblance, Montaigne le nomme vertu philosophique : « La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les creatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse [58]. » La vérité de la raison n’a rien de semblable entre les deux perspectives. Et les auteurs de la Logique rattachent très nettement l’argumentation de Montaigne à un anti-humanisme. C’est ainsi que, si l’auteur des Essais admet la possibilité d’un langage animal, c’est parce que « son dessein n’étoit pas de parler raisonnablement, mais de faire un amas confus de tout ce qu’on peut dire contre les hommes ; ce qui est neanmoins un vice très contraire à la justesse de l’esprit & à la sincérité d’un homme-de-bien [59] ». Parler contre les hommes, c’est encore douter, et donc mentir contre sa propre nature. Le grief d’insincérité est constant. La perspective de Montaigne est toute différente ; il s’agit, dans le passage cité de l’Apologie[60], de « juger l’impudence humaine sur le faict des bestes », de limiter encore une fois l’amplitude du jugement et de la borner à l’inconnaissance : « Comment cognoist il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclud il la bestise qu’il leur attribue ? [61] ». Th. Gontier exlique que la fonction de ce passage est de démontrer l’éloignement de l’homme par rapport à l’être et à sa connaissance [62] : « Tout ce qui nous semble estrange, nous le condamnons, et ce que nous n’entendons pas. Il nous advient ainsin au jugement que nous faisons des bestes […] : de ce qu’elles ont particulier, que sçavons-nous que c’est ? [63] ». La cible de Montaigne est précisément le fondement de la possibilité d’une Logique, c’est-à-dire la hiérarchisation des êtres selon une échelle qui fait de la raison humaine le couronnement ontologique de la création : « Nous ne sommes ny au dessus, ny au dessous du reste […]. Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrez : mais c’est soubs le visage d’une mesme nature [64] ». La dignité humaine ne consiste pas en un dépassement de l’animal fondé sur un dualisme infidèle à la nature humaine. À l’inverse, dénonçant conjointement dans les Essais, « un Traité fait exprès pour établir le Pirronisme, & pour détruire l’évidence & la certitude » [65], et dans Montaigne un auteur malhonnête qui « se joue » de ses lecteurs « en leur disant des choses qu’il ne croit pas, & que l’on ne peut croire sans folie », Arnauld et Nicole peignent l’argumentation sceptique de l’Apologie comme une suite d’« égaremens volontaires » auxquels la bonne foi, la considération de la vérité, et l’examen soigneux du raisonnement peuvent remédier [66]. L’argumentation volontariste se développe sur le fond d’une représentation anthropologique divergente.

Vérité ou perfection de la parole

14Une dernière citation importante pour comprendre le rapport de la Logique à Montaigne est celle du chapitre « Des boîteux » [67]. Nous sommes au chapitre XIV de la quatrième partie de la Logique ; deux omissions importantes sont manifestes dans la citation montaignienne et orientent sa lecture [68]. Il s’agit d’appliquer la règle exposée dans le chapitre précédent « pour bien conduire sa raison dans la creance des évenemens qui dependent de la foi humaine » au cas des miracles afin d’éviter les deux erreurs symétriques de la crédulité et de l’incrédulité où tombent ceux qui manquent précisément de clairvoyance. Montaigne n’est pas nommé mais se trouve cité parmi les incrédules qui déroulent un discours « ingénieux » et susceptible d’un usage « extravagant ». Le propos de Montaigne est, comme dans le passage de l’Apologie cité plus haut, de souligner l’indifférence d’aspect entre la vérité et le mensonge qui ont « leurs visages conformes, le port, le goût, & les allures pareilles [69] ». La Logique procède alors à l’ellipse d’un premier passage qui considère la complaisance humaine envers l’erreur : « Je trouve que nous ne sommes pas seulement lasches à nous defendre de la piperie : mais que nous cherchons, et convions à nous y enferrer : Nous aymons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à nostre estre [70]. » Ce passage précède l’exposé par Montaigne du mécanisme de la rumeur qui grandit jusqu’à la démesure l’importance d’un fait reçu comme miraculeux. Une nouvelle ellipse dans le raisonnement cité par la Logique supprime une phrase dont la fonction était de souligner la propension humaine à la déformation des faits dans le témoignage. C’est pourtant ce qui justifie la conclusion montaignienne sur la fabrication des illusions communes :

15

L’erreur particulière fait premièrement l’erreur publique ; & à son tour après l’erreur publique fait l’erreur particulière. Ainsi va tout ce bâtiment, s’étoffant & se formant de main en main : de manière que le plus éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, & le dernier informé mieux persuadé que le premier. [71]

16L’objet de Montaigne n’est donc pas le miracle en lui-même mais bien le mécanisme de fabrication et de diffusion de la croyance qui fait obstacle à une possible reconnaissance du miracle comme fait. Encore une fois, c’est le moyen de l’argumentation qui se trouve érigé en fin de la démonstration par le procédé citationnel de la Logique. Deux remarques s’imposent dans ce cadre. Tout d’abord la suite du texte de Montaigne le met lui-même en scène comme témoin manipulant, presque à son insu, la vérité de faits à rapporter, cédant au « progrez naturel » qui conduit chacun à partager sa conviction par la persuasion :

17

Moy-mesme, qui fais singuliere conscience de mentir : et qui ne me soucie guere de donner creance et authorité à ce que je dis, m’aperçoy toutesfois, aux propos que j’ay en main, qu’estant eschauffé ou par la resistance d’un autre, ou par la propre chaleur de ma narration, je grossis et enfle mon subject par voix, mouvemens, vigueur et force de parolles : et encore par extention et amplification : non sans interest de la verité nayfve : Mais je le fais en condition pourtant, qu’au premier qui me rameine, et qui me demande la verité nue et crue : je quitte soudain mon effort, et la luy donne, sans exaggeration, sans emphase, et remplissage. La parole vive et bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à l’hyperbole. Il n’est rien à quoi communement les hommes soyent plus tendus, qu’à donner voye à leurs opinions. [72]

18Précisément, la volonté ne suffit pas contre la nature : nous nous trouvons à nouveau en dehors du cadre du contrôle du jugement qui est celui de la Logique. Rappelons que, si Montaigne est accusé de mensonge dans la Logique, c’est parce qu’on considère qu’il parle contre la nature. Là encore, le sens des termes importe grandement. La « naïveté » montaignienne, qui consiste à « employer naïvement et ordonnéement, c’est-à-dire naturellement [73] » sa nature, relève de fait d’un naturalisme païen qui entre en conflit ouvert avec la seconde nature augustinienne vouée, dans le cadre d’un dualisme strict entre l’âme et le corps, à cultiver une raison susceptible d’éclairer l’homme si sa volonté est bien disposée. L’accusation de mensonge engage de fait une différence d’anthropologie majeure. Et cela d’autant plus que, et ce sera la deuxième remarque, Montaigne récuse le critère de vraisemblance posé précisément par la quatrième partie de la Logique et qui consiste à déduire la vérité d’un témoignage de la quantité et de la concordance des témoins [74]. À cette « certitude morale », probabilité offerte par l’examen des faits humains, vraisemblance dont on doit « se contenter [75] », Montaigne oppose l’incertitude radicale d’une foule irrationnelle : « Il y a du mal’heur, d’en estre là, que la meilleure touche de la vérité ce soit la multitude des croyans, en une presse où les fols surpassent de tant, les sages, en nombre [76]. » Dans une argumentation radicalement contraire à celle des logiciens de Port-Royal, Montaigne soutient que le jugement individuel demeure exposé à l’erreur naturelle :

19

C’est chose difficile de resouldre son jugement contre les opinions communes. La premiere persuasion prinse du subject mesme, saisit les simples : de là elle s’espand aux habiles, soubs l’authorité du nombre et ancienneté des tesmoignages. Pour moy, de ce que je n’en croirois pas un, je n’en croirois pas cent uns. [77]

20La Logique consacre un important passage à l’exposé d’une critique rationnelle des témoignages dont l’ambition est d’établir une échelle de certitude sur laquelle le jugement pourra ensuite situer des objets :

21

Mais on peut néanmoins marquer de certaines bornes qu’il faut avoir passées pour avoir cette certitude humaine, & d’autres au-delà desquelles on l’a certainement, en laissant un milieu entre ces deux sortes de bornes, qui approche plus de la certitude ou de l’incertitude, selon qu’il approche plus des unes ou des autres. [78]
La raison établit une échelle de probabilité dont le plus haut degré consiste dans une certitude morale propre aux objets dont la raison ne saurait donner une certitude métaphysique. Ce régime de vraisemblance, atteint dans les difficultés du discernement, n’est qu’une certitude par défaut mais elle est indispensable à la vie pratique. Montaigne refuse qu’une concordance de témoignages fonde une quelconque certitude parce que, on l’a vu, il refuse la possibilité d’une approche graduelle et superficielle de la vérité. Nous rejoignons la problématique initiale mise en jeu dès la première occurrence du texte des Essais dans la Logique, celle de la possibilité pour la raison humaine de fixer des repères pour le jugement et d’accéder à une vraisemblance activement établie. C’est de fait le fossé qui sépare les deux conceptions de la connaissance et de la vraisemblance qui explique l’accusation de mensonge. Pour les auteurs de la Logique, la possibilité d’une pensée passive, d’un renoncement à l’activité du jugement, est proprement inadmissible. Tout raisonnement est nécessairement actif : le mensonge de Montaigne – dont la possibilité est offerte par la remise en cause initiale du caractère universel et inconditionnel des structures verbales (lexique et syntaxe) –, consiste précisément à prétendre délier la pensée de la nécessité du jugement et délier la vraisemblance de toute relation avec la vérité. La logique de la lecture des Essais par Arnauld et Nicole rend le discours de Montaigne aussi mensonger qu’il se veut véridique dans la contradiction et fidèle au « je » qu’il « récite [79] ». La « perfection » de l’essai, qui est d’« estre exactement mien » [80] dans l’abolition de tout jugement de vraisemblance, se résout en invraisemblable travestissement au regard d’une raison universalisant ses facultés d’examen critique. Si pour Montaigne il n’y a pas d’autre discours de vérité que le discours de soi, on comprend que le parfait langage de l’essai transparent soit intraduisible dans les termes de la vraisemblance construite du discours logique. La condamnation prononcée par Arnauld et Nicole n’est pas le fruit d’une lecture à proprement parler erronée ou étroitement moralisatrice des Essais[81] : ses enjeux anthropologiques et épistémologiques excèdent largement le procès en libertinage [82].
Au sein d’un discours cherchant à établir les moyens par lesquels « la vraie raison place toutes choses dans le rang qui leur convient [83] », Arnauld et Nicole intègrent de fait, avec la référence à Montaigne, un anti-discours radicalement irréductible à leur propre projet. Les contresens auxquels cette position donne lieu et l’instrumentalisation à laquelle elle est soumise ne réduisent pas la référence critique à un Montaigne pyrrhonien à un motif illustratif superficiellement mis en œuvre. Cette référence s’impose au contraire dans un ouvrage consacré à la régulation des activités du jugement. La récitation montaignienne entend se contredire elle-même sans contredire la vérité comme Montaigne entend user du critère de la vraisemblance au moment même où il l’invalide : de telles « contrariétés » relèvent du scandale logique pour les auteurs de L’Art de penser. C’est pourquoi les textes de Montaigne sont glosés plus que cités, travaillés parce que soumis à une exigence logique qui les déforme, et demeurent inassimilables dans la perspective de la Logique. Parce que Montaigne érige la passivité du jugement en philosophie raisonnable et l’extravagance du raisonnement en exacte nature, la référence aux Essais, malgré la discordance qu’elle introduit et cultive, du point de vue à la fois formel et intellectuel, possède, au sein d’une Logique, une pertinence et un profit philosophiques que la divergence dans l’usage du terme de vraisemblance manifeste puissamment.

Notes

  • [1]
    Hormis les études classiques de L. Brunschvicg (Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Neuchâtel, À la Baconnière, 1942) et de B. Croquette (Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974), on peut se référer en particulier aux contributions de L. Thirouin, « Raison des effets : essai d’explication d’un concept pascalien », xviie siècle, 134-137, 1982, p. 31-50 ; « Pascal et L’Art de conférer », caief, 40, 1988, p. 199-218 ; « Le Défaut d’une droite méthode », Littératures Classiques, 20, supplément 1994, p. 7-20 ; « Montaigne, “demi-habile” ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées », Revue des Sciences Humaines, 244, oct.-déc. 1996, p. 82-102.
  • [2]
    Nous citons le texte de Montaigne dans l’édition récente donnée en Pléiade par J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin (Paris, Gallimard, 2007) dans la mesure où elle se fonde sur le texte de 1595, édité par Marie de Gournay, qui a été lu durant tout l’âge classique. Voir en particulier sur ce point O. Millet, La Première Réception des Essais de Montaigne (1580-1640), Paris, 1995, et Cl. Blum, article « Édition de 1595 », Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, Champion, 2007, p. 357. La référence ici donnée se trouve à la p. 16 de l’édition citée des Essais.
  • [3]
    Essais, p. 27 : « Si c’eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautez empruntées. Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïve, autant que la reverence publique me l’a permis. Que si j’eusse esté parmy ces nations qu’on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je t’asseure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, Lecteur, je suis moy-mesme la matiere de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. »
  • [4]
    Voir par exemple III, V, p. 918.
  • [5]
    Voir III, XIII, p. 1115-1116.
  • [6]
    Voir par exemple II, XVII, p. 685-686 : « Car quant à ceste nouvelle vertu de faintise et dissimulation, qui est à cest’heure si fort en credit, je la hay capitalement : et de tous les vices, je n’en trouve aucun qui tesmoigne tant de lascheté et bassesse de cœur. C’est un’humeur couarde et servile de s’aller deguiser et cacher sous un masque, et de n’oser se faire veoir tel qu’on est. […] Un cœur genereux ne doit point desmentir ses pensées : il se veut faire voir jusques au dedans : tout y est bon, ou aumoins, tout y est humain. […] Mon ame de sa complexion refuit la menterie, et hait mesme à la penser. »
  • [7]
    La Logique ou l’Art de penser contenant, outre les règles communes, plusieurs observations nouvelles, propres à former le jugement, éd. P. Clair et Fr. Girbal, Paris, puf, 1993, p. 271. Toutes nos références au texte d’Antoine Arnauld et de Pierre Nicole renverront à cette édition notée désormais lap.
  • [8]
    lap, p. 291.
  • [9]
    Nous ne reprendrons pas l’analyse détaillée de chaque citation, explicite ou implicite, des Essais dans la Logique dans la mesure où elle se trouve présentée dans l’article de M.-P. Gaviano, « Les Essais dans la Logique de Port-Royal, ou Comment citer le pyrrhonien ? », Bulletin de la Société des amis de Montaigne, n° 11-12, juillet-décembre 1998, p. 37-59. Nous rejoignons le propos de M.-P. Gaviano qui entend montrer que : « La perspective cavalière des convocations du nom de Montaigne suffit à exclure que ses citations ne relèvent que de la farcissure, et les enjeux du pyrrhonisme qu’il ne soit qu’un commode prétexte à l’excommunication. » (art. cit., p. 43).
  • [10]
    III, II Du repentir ; III, IX, De la vanité ; III, VIII, De l’art de conférer ; III, XI, Des boiteux.
  • [11]
    C’est l’interprétation à laquelle les défenseurs de Montaigne chercheront à répondre ; voir sur ce point Ph. Desan, « Les Essais en cinq cents pensées ou la réponse de Guillaume Bérenger aux “injures et railleries” d’Arnaud et Nicole contre Montaigne (1667) », Renaissance Journal, vol. II, n° 4, 2005, p. 6-13.
  • [12]
    C’est pourquoi nous ne reprendrons pas les conclusions hâtives de D. G. Rodamar dans son ouvrage, Montaigne et la Logique de Port-Royal, Ravenne, Longo Editore, 1992.
  • [13]
    I, XX, p. 103 ; voir J. Starobinski, « Montaigne et la dénonciation du mensonge », Dialectica, vol. 22, N.2, 1968, p. 120.
  • [14]
    II, XVII, p. 658-659.
  • [15]
    I, IX, p. 58.
  • [16]
    II, XVIII, p. 705-706 ; voir D. Ménager, « Parole et mensonge dans le livre I des Essais », Cahiers Textuels n° 12, p. 146.
  • [17]
    II, XVIII, p. 703.
  • [18]
    Voir sur ce point les développements d’A. Compagnon, Le Travail de la citation, Seuil, Paris, 1979, p. 312 : « Par-delà Montaigne, on lutte, de Pascal à Malebranche, contre l’emblème, icône déréglée et insoumise, expression dans l’énoncé du sujet de l’énonciation, langage privé, idiotisme dépendant du seul caprice de son inventeur, appropriation simple et libre de toute contrainte et de tout code, atteinte à la raison et à la vérité. Maîtriser l’emblème, c’est exiger du sujet qu’il s’en porte garant, qu’il y engage sa responsabilité, c’est imposer que toute citation ou figure, toute image confuse du sujet dans le texte soit clarifiée en tant qu’icône, et soit assumée comme telle. Il s’agit d’une condition nécessaire pour qu’elle supporte d’autres sens, symboliques ou indiciels par exemple. »
  • [19]
    III, XIII, p. 1161.
  • [20]
    Voir sur ce point E. Naya, Essais de Michel Seigneur de Montaigne, Paris, Ellipses, 2006, p. 69, sq.
  • [21]
    lap, p. 93-94.
  • [22]
    I, IX, p. 57.
  • [23]
    lap, Discours I, p. 18-19.
  • [24]
    Voir en particulier le premier chapitre de la quatrième partie de la Logique, consacrée à la question « De la Méthode », intitulé « De la Science. Qu’il y en a. Que les choses que l’on connoît par l’esprit sont plus certaines que ce que l’on connoît par les sens. Qu’il y a des choses que l’esprit humain est incapable de savoir. Utilité que l’on peut tirer de cette ignorance nécessaire. » Les différents modes de connaissance sont les suivants : « Si lorsque l’on considere quelque maxime, on en connoît la verité en elle-même, & par l’évidence qu’on y apperçoit qui nous persuade sans autre raison, cette sorte de connoissance s’appelle intelligence, & c’est ainsi que l’on connoît les premiers principes. Mais si elle ne nous persuade pas par elle-même, on a besoin de quelque autre motif pour s’y rendre, & ce motif est, ou l’autorité, ou la raison : Si c’est l’autorité qui fait que l’esprit embrasse ce qui lui est proposé, c’est ce qu’on appelle foi. Si c’est la raison, alors, ou cette raison ne produit pas une entiere conviction, mais laisse encore quelque doute, & cet acquiescement de l’esprit accompagné de doute est ce qu’on nomme opinion. Que si cette raison nous convainc entierement, alors, ou elle n’est claire qu’en apparence & faute d’attention, & la persuasion qu’elle produit est une erreur, si elle est fausse en effet ; ou du moins un jugement temeraire, si étant vraie en soi, on n’a pas neanmoins eu assez de raison de la croire veritable. Mais si cette raison n’est pas seulement apparente, mais solide & veritable, ce qui se reconnoît par une attention plus longue & plus exacte, par une persuasion plus ferme, & par la qualité de la clarté, qui est plus vive & plus penetrante, alors la conviction que cette raison produit s’appelle science, sur laquelle on forme diverses questions. » (lap, p. 291-292)
  • [25]
    lap, p. 19.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Métaphysique, 1005b, 23-26.
  • [28]
    lap, p. 19.
  • [29]
    II, XII, p. 556-557.
  • [30]
    Montaigne explique, dans le chapitre « Du repentir », qu’on ne pourrait, en le voyant « jusques dans l’âme », le trouver coupable d’aucune « faute » « à [sa] parole », (III, II, p. 847).
  • [31]
    Ibid., p. 594.
  • [32]
    Montaigne suit en cela un passage des Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus I, 33 [226] : « Les membres de la nouvelle Académie, même s’ils disent que toutes les choses sont insaisissables, diffèrent sans doute des sceptiques d’abord justement en disant que toutes les choses sont insaisissables (en effet ils assurent cela, alors que le sceptique s’attend à ce qu’il soit possible que telle chose soit saisissable), ensuite, de manière obvie, dans la distinction des biens et des maux. Car les académiciens ne disent pas que quelque chose est bon ou mauvais à la manière dont nous le faisons, mais avec la conviction qu’il est plus plausible que ce qu’ils disent être bon le soit réellement plutôt que son contraire, et de même pour le mauvais, alors que nous ne disons pas que nous estimons quelque chose bon ou mauvais avec l’idée que ce que nous avançons est plausible, mais sans soutenir d’opinions nous suivons les règles de la vie de tous les jours pour ne pas rester inactifs. » (trad. P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997).
  • [33]
    II, XII, p. 595.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    E. Naya, « La science-fiction pyrrhonienne : des perles aux cochons », Littératures, n° 47, 2002, p. 76. La différence entre les académiciens et les sceptiques est ainsi présentée par Sextus Empiricus dans les Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 33, [230] : « Car « être persuadé » est employé différemment : c’est d’une part ne pas résister mais suivre simplement sans forte inclination ni penchant, comme on dit qu’un enfant est persuadé par son pédagogue ; mais c’est parfois donner son assentiment à quelque chose selon une volonté ferme à la suite d’un choix et en quelque sorte d’une sympathie, comme on dit qu’un prodigue est persuadé par celui qui prise un mode de vie dispendieux. C’est pourquoi, puisque les partisans de Carnéade et de Clitomaque disent qu’ils sont persuadés par une forte inclination et que quelque chose peut être plausible, alors que nous-même disons céder simplement sans penchant, sur ce point aussi nous différons d’eux. » (trad. P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997). Voir aussi le passage précédent en I, 33, [227] : « Nous nous disons que les impressions sont égales du point de vue de la conviction ou de l’absence de conviction, pour autant que cela découle du raisonnement, alors qu’eux disent que les unes sont plausibles et les autres non plausibles. Et parmi les plausibles ils disent qu’il y a des différences : ils pensent que les unes sont seulement plausibles, d’autres plausibles et examinées, d’autres plausibles, examinées plusieurs fois et indubitables. »
  • [36]
    E. Naya, art. cit., ibid.
  • [37]
    E. Naya explique que Montaigne fait un usage « catachrétique » du lexique qui fait que le terme, comme celui de vraisemblance, « devient une simple possibilité qui tombe passivement sous les sens du locuteur, et non un objet déterminé capable d’être reconnu par une enquête spécifique. Un mot pourra donc, par cet usage, lui-même fondé sur une certaine manière d’adhérer aux « indications de la vie », être totalement relatif à son énonciateur, « conception » consubstantielle à la fantaisie qui la produit, mot venant incarner […] une représentation singulière des choses » ; « La catachrèse est proprement liée à l’énonciation sceptique dans la mesure où elle sort d’un usage normé, conventionnel, pour rentrer dans une utilisation relevant de l’approximation, instaurant un flou dans la portée sémantique du terme pour le plier à une exigence individuelle, à une perception singulière de cette portée », « Les mots ou les choses : le “nouveau langage” à l’essai », La Langue de Rabelais. La Langue de Montaigne, arts du colloque de Rome, septembre 2003, édités par Fr. Giacone, Genève, Droz, 2009, p. 335 et p. 338.
  • [38]
    lap, p. 267-269.
  • [39]
    Ibid., p. 267.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    III, II, p. 844-845.
  • [44]
    Ibid., p. 845.
  • [45]
    Ibid., p. 846.
  • [46]
    Ibid., p. 848.
  • [47]
    Le passage cité par la Logique se trouve toujours en III, II, p. 854 sq. ; nous signalons en italique les modifications apportées au texte dans la citation de la Logique et notamment le passage de l’affirmation à la négation dans la première phrase : « Quant à moi, je ne puis desirer en general d’être autre : Je puis condanner ma forme universelle, m’en déplaire & supplier Dieu pour mon entière reformation, & pour l’excuse de ma foiblesse naturelle ; mais cela, je ne le dois nommer repentir,[ce me semble] non plus que le déplaisir de n’être ni ange, ni Caton : mes actions sont réglées, & conformes à ce que je suis & à ma condition : je ne puis faire mieux, & le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en notre force. [longue ellipse]. Je ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queue d’un Philosophe à la tête et au corps d’un homme perdu, ni que ce chetif bout de vie eût à désavouer & à démentir la plus belle, entière, & longue partie de ma vie. [Je me veux présenter et faire veoir par tout uniformément] Si j’avois à revivre, je revivrois comme j’ai vêcu, ni je ne plains point le passé, ni je ne crains point l’avenir. »
  • [48]
    lap, p. 19.
  • [49]
    lap, § 9 p. 272-274.
  • [50]
    Ibid., p. 272.
  • [51]
    lap, p. 272.
  • [52]
    II, XII, p. 470-471 : « Considerons donq pour ceste heure, l’homme seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourveu de la grace et cognoissance divine, qui est tout son honneur, sa force, et le fondement de son estre. Voyons combien il a de tenue en ce bel equipage. Qu’il me face entendre par l’effort de son discours, sur quels fondements il a basty ces grands avantages, qu’il pense avoir sur les autres créatures. » ; « Qui luy a persuadé que ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouvemens espouventables de ceste mer infinie, soyent establis et se continuent tant de siecles, pour sa commodité et pour son service ? »
  • [53]
    Ibid., p. 472.
  • [54]
    Ibid., p. 472-473.
  • [55]
    lap, p. 272.
  • [56]
    II, XII, p. 473.
  • [57]
    C’est une manière typique de procéder dans la Logique. Citons par exemple le chapitre XVI de la troisième partie de la Logique qui aborde le dilemme et en fait l’occasion d’un éloge de Montaigne assez équivoque (p. 231-232). Montaigne aurait condamné avec justesse et pertinence le dilemme vicieux soutenu par les philosophes antiques pour annihiler toute crainte de la mort : « Ou notre ame, disoient-ils, perit avec le corps, & ainsi n’ayant plus de sentiment, nous serons incapables de mal : ou si l’ame survit au corps, elle sera plus heureuse qu’elle n’étoit dans le corps ; donc la mort n’est point à craindre ». Montaigne aurait ajouté l’hypothèse d’un troisième état, celui d’une âme survivant à la mort mais « dans un état de tourment & de misere, ce qui donne un juste sujet d’apprehender la mort, de peur de tomber dans cet état ». On perçoit immédiatement l’instrumentalisation du texte de Montaigne à des fins apologétiques. De fait, le texte de Montaigne – un nouveau passage de l’Apologie – est glosé plus que cité et son orientation démonstrative fait l’objet d’un détournement. En effet, le passage des Essais en jeu (éd. cit., p. 583-586), possède une fonction philosophique affirmée : il s’agit de mettre en scène le conflit des interprétations sur la question de l’immortalité de l’âme (« ceste infinie et perpetuelle altercation et discordance d’opinions et de raisons, qui accompaigne et embrouille le vain bastiment de l’humaine science ») afin d’aboutir au constat de l’impuissance du raisonnement : « Toutes choses produites par nostre propre discours et suffisance, autant vrayes que fauces, sont subjectes à incertitude et debat. » Montaigne ne pense donc pas le troisième terme ouvrant l’alternative comme la fin de son argumentation : bien au contraire, ce dernier n’est qu’un moyen dans la démonstration qui le neutralise au même titre que les autres positions philosophiques. Le passage détourné par Arnauld et Nicole est précisément l’un de ceux sur lesquels on s’appuiera pour accuser Montaigne de matérialisme : l’âme y apparaît en effet irréductible à toute représentation rationnelle et accessible seulement dans les vibrations de l’existence sensible. La mention du passage dans la Logique opère un renversement étonnant du sens du texte qui énonce alors le contraire de la thèse tronquée de Montaigne sur l’impuissance rationnelle.
  • [58]
    II, XII, p. 473.
  • [59]
    lap, p. 273.
  • [60]
    Ibid., p. 474.
  • [61]
    II, XII, p. 473-474.
  • [62]
    « Il s’agit moins de prendre la défense des animaux que de montrer l’incapacité radicale de l’homme à interpréter le monde », article « Animaux » du Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, Champion, 2007, p. 52.
  • [63]
    II, XII, p. 491.
  • [64]
    Ibid., p. 481.
  • [65]
    l.a.p., p. 273.
  • [66]
    Ibid.
  • [67]
    III, XI, p. 1073 sq.
  • [68]
    lap, p. 343.
  • [69]
    Ibid.
  • [70]
    III, XI, p. 1073.
  • [71]
    Ibid.
  • [72]
    Ibid., p. 1074.
  • [73]
    III, XIII, p. 1120.
  • [74]
    Voir lap, p. 340 sq.
  • [75]
    Sur cette notion, voir la lap, p. 348 : « Comme nous nous devons contenter d’une certitude morale dans les choses qui ne sont pas susceptibles d’une certitude métaphysique, lors aussi que nous ne pouvons pas avoir une entière certitude morale, le mieux que nous puissions faire quand nous sommes engagés à prendre parti, est d’embrasser le plus probable, puisque ce seroit un renversement de la raison d’embrasser le moins probable. »
  • [76]
    III, XI, p. 1074.
  • [77]
    Ibid.
  • [78]
    lap, p. 336.
  • [79]
    La « récitation » est précisément le mode de discours qui permet la non-assertion comme l’explique E. Naya : « Le sceptique doit donc se faire chroniqueur des événements de sa conscience, les avouant objectivement – donc en étant fidèle à la subjectivité de sa perception. Cette relation objective de ce qui est, que Sextus reconnaît comme discours respectueux des phénomènes, nous semble être une des constantes poétiques revendiquées par Montaigne, notamment avec la pratique de la « récitation », cette peinture qui se contente de reproduire sans vouloir théoriser pour « former l’homme », et du « contrerolle » évoqués dans « Du repentir », « Les mots ou les choses : le “nouveau langage” à l’essai », art. cit. p. 333.
  • [80]
    III, 5, p. 918 : « Je l’eusse faict mieux ailleurs, mais l’ouvrage eust esté moins mien : Et sa fin principale et perfection, c’est d’estre exactement mien. »
  • [81]
    Nous ne dirons pas ainsi comme E. Limbrick que la condamnation de Montaigne par Port-Royal « repose sur une méconnaissance totale de la philosophie morale de Montaigne », « Montaigne et Port-Royal : critique du pyrrhonisme moral », Études montaignistes en hommage à Pierre Michel, éds. C. Blum et F. Moureau, Champion Paris, 1984, p. 147-153.
  • [82]
    C’est précisément ce qui conduit L. Marin à rapprocher la citation de Montaigne de celle de Pascal dans la Logique : « allusion différée, oubliée ou censurée » qui « apparaît sur les points fondamentaux de la Logique, avec sa plus grande puissance productrice de sens, créant du sens par la force de sa différence. », La Critique du discours, Paris, Minuit, 1975, p. 24.
  • [83]
    lap, Discours I, p. 18.
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