Notes
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[1]
Nous utilisons ce terme dans le sens que lui donne Furetière, « Enfans d’une famille qui ont un aisné », donc tous les puînés, quel que soit leur rang de naissance. Par ailleurs, comme notre travail interroge le devenir social des cadets par rapport aux aînés, en particulier leurs carrières, nous n’étudions pas les filles.
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[2]
Christian Biet, « Le cadet, point de départ des destins romanesques dans la littérature française du xviiie siècle », in G. Ravis-Giordani et M. Segalen (éd.), Les cadets, Paris, cnrs Ethnologie, 1994, p. 289-302.
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[3]
Laurent Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux xvie et xviie siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994.
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[4]
Jean-Marie Constant, « Une voie nouvelle pour connaître le nombre des nobles aux xvie et xviie siècles : les notions de “densité et d’espace” nobiliaires », La France d’Ancien Régime. Études réunies en l’honneur de Pierre Goubert, Toulouse, Privat, 1984, p. 149-156 et Michel Nassiet, « Le problème des effectifs de la noblesse dans la France du xviiie siècle », dans Traditions et innovations dans la société française du xviiie siècle (Colloque de l’Association des historiens modernistes des Universités), Paris, Presses de la Sorbonne, 1995, p. 97-121.
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[5]
Jean Meyer, La Noblesse bretonne au xviiie siècle, Paris, 1966, 2 vol. (rééd. ehess, 1985).
-
[6]
Michel Nassiet, Noblesse et pauvreté. La petite noblesse en Bretagne. xve-xviiie siècle, Rennes, Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1993, p. 270.
-
[7]
Maurice Gresset, Le Monde judiciaire à Besançon de la conquête de Louis XIV à la Révolution française (1674-1789), Paris, Imprimerie nationale, 1978, p. 499.
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[8]
Michel Figeac, Destins de la noblesse bordelaise (1770-1830), Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1996, 2 vol., vol. 1, p. 236.
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[9]
BnF, Dossier Bleu 23.
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[10]
Michel Nassiet, Parenté, noblesse et États dynastiques. xve-xvie siècles, Paris, Éditions de l’ehess, 2000, p. 55.
-
[11]
BnF, Dossier Bleu 389.
-
[12]
BnF, Dossier Bleu 55.
-
[13]
BnF, Cabinet de D’Hozier 3.
-
[14]
BnF, Dossier Bleu 186.
-
[15]
Sur la procédure, voir Martine Grinberg, Écrire les coutumes. Les droits seigneuriaux en France, puf, 2006, p. 77-91.
-
[16]
Jean Yver, Égalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés. Essai de géographie coutumière, Paris, Sirey, 1966.
-
[17]
Laurent Bourquin, « Partage noble et droit d’aînesse dans les coutumes du royaume de France à l’époque moderne », L’Identité nobiliaire. Dix siècles de métamorphoses (ixe-xixe siècle), Le Mans, Laboratoire d’Histoire anthropologique du Mans, 1997, p. 136-165.
-
[18]
Laurent Bourquin, La Noblesse dans la France moderne. xvie-xviiie siècles, Paris, Belin, 2002, p. 97-99.
-
[19]
Jean Yver, Les Caractères originaux du groupe de coutumes de l’ouest de la France, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1952, 64 p.
-
[20]
Les Coustumes de Châlons, avec commentaire et recherches curieuses sur icelles […] par Louys Godet, sieur de Thilloy, advocat en Parlement, à Chaalons, chez Germain Nobily près Saint-Germain, 1615.
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[21]
Les Coustumes du bailliage de Troyes en Champagne avec annotations sur icelles […] par M. Pierre Pithou, advocat en Parlement, sieur de Savoye […], à Troyes, chez Pierre Chevillot, 1609.
-
[22]
C’est également ce que conclut Michel Figeac de son étude des cadets bordelais. Destins de la noblesse bordelaise…, op. cit., t. 1, p. 223.
-
[23]
BnF, Dossier Bleu 486.
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[24]
Laurent Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux xvie et xviie siècles, op. cit., p. 126-127.
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[25]
Mémoires d’Henri de Campion suivis de Trois entretiens sur divers sujets d’histoire, de politique et de morale, Paris, Mercure de France, 1990 [1967], édition présentée et annotée par Marc Fumaroli, p. 41-42. Nous remercions Jean-Marie Constant de nous avoir signalé ce beau passage, très éclairant pour notre propos.
-
[26]
Michel de Marolles, Mémoires, contenant ce qu’il a veu de plus remarquable en sa vie, depuis l’année mil six cens, Paris, 1656, p. 4-5.
-
[27]
Mémoires du marquis de Beauvais-Nangis, pub. par Monmerqué et Taillandier, Paris, Société de l’Histoire de France, 1862, p. 120-121.
-
[28]
Dans le Bordelais, Michel Figeac n’a relevé que très peu de procès entre frères touchant aux successions. Destins de la noblesse bordelaise…, op. cit., t. 1, p. 224.
-
[29]
Isaac Dumont de Bostaquet, Mémoires sur les temps qui ont précédé et suivi la Révocation de l’Édit de Nantes, éd. Michel Richard, Paris, Mercure de France, 1968, p. 24.
-
[30]
Dans ses Mémoires, Jean de Saulx-Tavannes explique ainsi que dans l’idéal, « les gentil-hommes riches ayant trois enfans en devroient mettre deux aux armes, les mediocres un, et le reste d’Église et de loix, sans les lier [avant] que l’aîné n’ait des enfans ». Mémoires de tres-noble et tres-illustre Gaspard de Saulx, seigneur de Tavannes…, Claude-Bernard Petitot éd., Collection des mémoires relatifs à l’Histoire de France, Paris, 1822, p. 55.
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[31]
BnF, Dossier Bleu 186.
-
[32]
Michel Nassiet, Noblesse et pauvreté…, op. cit., p. 138-145
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[33]
BnF, Cabinet de D’Hozier 36.
-
[34]
BnF, Dossier Bleu 670.
-
[35]
BnF, Dossier Bleu 55.
-
[36]
Jean-Pierre Labatut a mis en évidence les mêmes carrières chez les Galard du Béarn, où les neuf aînés, au cours du xviie siècle, occupent des charges militaires (capitaines de compagnie, lieutenant général, colonel…), obtiennent des emplois et distinctions de cour (chevaliers de l’ordre de Saint-Michel, gentilhomme de la chambre du roi, surintendant du Conseil de la reine…) et ne se contentent donc pas de gérer leurs terres. « La famille Galard de Béarn sous l’Ancien Régime », Études européennes. Mélanges offerts à Victor-Louis Tapié, Paris, Publications de la Sorbonne, 1973, p. 321-329, repris dans Noblesse, pouvoir et société en France au xviie siècle, Limoges, Travaux et mémoires de l’Université de Limoges, 1987, p. 123-131.
-
[37]
BnF, Dossier Bleu 371.
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[38]
BnF, Dossier Bleu 186.
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[39]
Michel de Marolles, Mémoires…, op. cit., p. 4.
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[40]
Mémoires du sieur de Pontis, officier des armées du Roy, contenant plusieurs circonstances de guerres et du gouvernement, sous les règnes des Roys Henry IV, Louis XIII et Louis XIV, Paris, Guillaume Desprez [1676], p. 449. Cité par Christian Biet, « Le cadet, point de départ des destins romanesques dans la littérature française du xviiie siècle », art. cit., p. 291.
-
[41]
Mémoires de Jean Hérault de Gourville, conseiller d’État, concernant les affaires auxquelles il a été employé par la cour, depuis 1642 jusqu’en 1698, éd. Michaud et Poujoulat, Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, 3e série, t. 5, p. 492.
-
[42]
Genèse, XXV (29-34).
1Cette étude aurait pu s’intituler « Les cadets dans la noblesse française au xviie siècle », mais elle aurait largement excédé le cadre d’un article. Plutôt que de brosser un large panorama social nécessairement impressionniste, nous avons préféré interroger les pratiques familiales : que font les nobles de leurs cadets [1] ? On connaît quelques topoi : les cadets faméliques qui tombent dans la misère et qui dérogent ; ceux qui entrent dans les ordres parce que leurs parents ne veulent pas ou ne peuvent pas les doter ; ceux qui se lancent dans des carrières militaires hasardeuses puisque leurs aînés héritent de la plupart des biens familiaux… Au cours d’un colloque publié en 1994, Christian Biet a convoqué avec brio les figures littéraires qui alimentent ces représentations [2].
2Dans les travaux d’histoire, le sujet n’est quasiment jamais traité en tant que tel. Si les cadets nobles apparaissent fréquemment, ils n’en constituent pas le thème principal. Pourtant, ils soulèvent des enjeux spécifiques. Ils sont, en effet, nécessaires pour assurer la survie du lignage en cas de disparition de l’aîné ; mais s’ils sont trop nombreux, le patrimoine familial court le risque d’être émietté. Or au xviie siècle, aucune contraception ne semble s’être encore diffusée dans la noblesse française. De quelles solutions les familles disposent-elles donc pour offrir à leurs cadets une situation ? Cette question fondamentale, qui peut se décliner en termes juridiques, en termes matrimoniaux et en termes de carrières, suggère deux pistes. Peut-on distinguer des stratégies familiales communes, qui répondraient à des besoins identitaires ? Dans la négative, quelle est la part de liberté laissée aux individus ?
3Cet article entend proposer un état des lieux, certes, mais en s’appuyant aussi sur un corpus cohérent : les cadets de la noblesse seconde champenoise, que nous n’avions pas étudiés en tant que tels dans notre thèse [3]. Nous avons ainsi dépouillé, dans une perspective nouvelle, les généalogies du Cabinet des Titres de la Bibliothèque nationale. Les résultats statistiques sont significatifs, dans la mesure où ils concernent 170 familles nucléaires et près de 200 cadets. En outre, il s’agit de lignages à forte tradition militaire et qui ont les moyens de servir : quand l’un de leurs membres ne fait pas carrière, ce phénomène a donc du sens, contrairement à ce qui se produit fréquemment dans la petite noblesse, dont l’horizon est souvent assez étriqué et qui n’a pas les revenus nécessaires pour envoyer l’un de ses rejetons à l’armée. Lorsque ce sera possible, nous comparerons ces observations à ce que nous savons d’autres groupes, dans d’autres régions.
Nous effectuerons tout d’abord une « pesée globale », en évaluant le nombre de cadets, ce qui supposera de s’interroger sur la taille des familles. On aura présent à l’esprit que nous nous situons au xviie siècle, à une époque où les effectifs de la noblesse ont tendance à diminuer après les sommets des xve et xvie siècles [4]. Puis, en nous appuyant sur ce bilan démographique, nous verrons quelle est la place des cadets dans leur famille, en particulier leur taux de nuptialité, leur part d’héritage et ce que nous pouvons discerner des relations qu’ils entretiennent avec leur aîné. Enfin, nous envisagerons leurs perspectives de carrière, en distinguant déterminisme familial et choix individuels.
Une pesée globale
4Si les cadets nobles ne font l’objet d’aucune étude d’ensemble, ils apparaissent dans la plupart des travaux d’histoire régionale. Depuis la thèse de Jean Meyer, parue en 1966 [5], plusieurs ouvrages ont effectué des bilans démographiques qui permettent d’appréhender la taille des familles, et donc le nombre de cadets. Dans la noblesse pauvre de Bretagne, étudiée par Michel Nassiet, on compte ainsi entre 4 et 6 baptêmes par mariage de 1600 à 1739 [6]. Dans un milieu beaucoup plus fortuné, comme la noblesse parlementaire franc-comtoise, Maurice Gresset a montré que le nombre moyen d’enfants par ménage s’établit à 7,1 en 1692-1715 [7]. Dans la noblesse du Bordelais, Michel Figeac a calculé que les familles ont 5,04 enfants entre 1650 et 1699 [8]. En moyenne, les nobles du xviie siècle ont donc environ six enfants. On peut estimer que trois à quatre d’entre eux survivent, car la mortalité infantile et juvénile n’épargne pas plus les nobles que les paysans. En supposant une moitié de filles, on peut donc raisonnablement s’attendre à trouver, en moyenne, deux garçons par famille nucléaire, un aîné et un cadet. Cette estimation est corroborée par le décompte précis que nous avons réalisé dans notre corpus champenois. Il est, en effet, constitué par 170 familles nucléaires, où l’on peut identifier 197 cadets : la noblesse seconde de Champagne se situe donc bien dans cette fourchette statistique, avec un peu plus d’un cadet par famille.
5Mais cette « pesée globale », pour reprendre l’expression de Pierre Chaunu, cache en fait d’importantes disparités, que l’on peut appréhender avec précision. Tout d’abord, la moitié des familles nucléaires n’a pas de cadets. C’est le cas, par exemple, chez les Choiseul pour 20 ménages sur 40, chez les L’Hospital (5 sur 11) ou chez les Lenoncourt (8 sur 17). Chez les Vaudrey, une seule famille donne naissance à un cadet pendant tout le xviie siècle. Inversement, dans certains lignages, les familles nucléaires ayant des cadets sont beaucoup plus nombreuses : c’est notamment le cas chez les Godet, où les deux tiers des couples donnent naissance à au moins un cadet. Leur nombre est particulièrement élevé dans quelques familles, par exemple chez Claude d’Anglure, comte de Bourlémont, qui est le père de huit cadets – ce qui lui fait donc neuf garçons en comptant l’aîné [9]. On comprend que dans ce cas, la prolifération de cadets, si elle apporte une certaine sécurité pour la survie du nom, pose aussi de sérieux problèmes quant à leur avenir…
6Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que les branches cadettes soient peu nombreuses : 10 % seulement des cadets achètent ou héritent d’une seigneurie et ont des enfants à leur tour, soit la formation d’une vingtaine de lignes cadettes pour tout le xviie siècle. Ce taux, relativement faible, rejoint les observations que Michel Nassiet a effectuées dans l’aristocratie française des xve et xvie siècles où, selon lui, la formation d’une souche cadette n’est « pas tout à fait banale » [10]. Cette situation s’explique notamment par le fait que les cadets demeurent massivement célibataires : dans la noblesse seconde de Champagne, 134 d’entre eux sur 197 ne se marient pas (soit 68 %). Ainsi, aucun des cinq enfants cadets de François de Lenoncourt, marquis de Blainville, ne prend femme : l’un meurt jeune, un autre est tué en Hongrie, un troisième finit tragiquement lors d’un duel, et les deux derniers entrent en religion [11]… C’est également le cas des trois frères de Gaspard d’Anglure, ou des quatre frères de Marc de Baradat [12].
7On pourrait croire que le célibat des cadets est dû au fait qu’ils sont voués à une carrière religieuse, mais il n’en est rien : sur 134 célibataires, on compte 79 laïcs, soit un taux de 58 %. Pour ces cadets, le célibat est sans doute dû en partie aux difficultés qu’ils rencontrent pour s’établir – car il leur faut une terre – mais cette explication semble insuffisante étant donné le spectre social de notre corpus qui est composé, rappelons-le, de familles aisées qui ont assez de biens pour servir le roi. Le facteur essentiel est sans doute à chercher ailleurs, dans un mode de vie qui les empêche de se marier. Nous le verrons, la proportion de militaires est importante. Or au xviie siècle, les nobles combattent de plus en plus loin de leurs bases régionales (en Allemagne et en Hollande en 1672-1678, en Italie et jusqu’en Méditerranée à la fin du siècle). Ils mènent donc une vie de garnison incompatible avec une stratégie matrimoniale. Peu à peu, ils prennent leurs distances avec leur réseau régional de voisins et de lointains parents dans lequel se tissent traditionnellement les alliances matrimoniales. Les terres sont gérées par leurs aînés, et leurs revenus se révèlent insuffisants pour intéresser une future belle-famille. À cela s’ajoute une mortalité élevée chez les militaires, qui se font tuer, parfois fort jeunes, dans les troupes royales. Ainsi, chez les D’Aguerre, Jean et Charles, les deux frères cadets de François, le vicomte de Villette, trouvent la mort au milieu du siècle ; et leurs cousins, Charles, Henri et Bertrand-François, cadets de Louis, le seigneur de Cours, disparaissent pendant le conflit contre les Habsbourg, en Allemagne et aux Pays-Bas [13].
Dans certaines familles, le célibat des cadets est même particulièrement élevé. Rappelons que le taux de nuptialité, dans le corpus, n’est que de 32 % : il est encore plus faible chez les La Vieuville, où l’on n’observe qu’un seul mariage de cadet sur tout le siècle ; chez les D’Aguerre, on n’en enregistre aucun ; chez les Lenoncourt, on n’en compte que 2 sur 19… Cela étant posé, lorsque l’assise foncière d’une famille est suffisante, marier un cadet est non seulement possible, mais souhaitable : une union peut faire émerger une nouvelle branche qui renforcera la stabilité du lignage à long terme. C’est particulièrement le cas chez les Choiseul, où les branches cadettes sont très nombreuses : les Clémont, les Précigny, les Chéry, les Doncourt, les Meuse, les Francières, les Aigremont, les D’Aillecourt, les Praslain les Du Plessis [14]… Cependant, ces pratiques ne sont pas généralisables à l’ensemble de la noblesse : en effet, selon les coutumes auxquelles elles sont astreintes, les familles n’ont pas les mêmes atouts et ne disposent pas de la même marge de manœuvre pour assurer l’avenir matrimonial de leurs cadets. En fonction de la coutume, ces derniers n’ont donc pas le même poids au sein de leur famille, ni le même statut au sein de la fratrie, comme nous allons le voir à présent.
Le cadet dans sa famille
8Les cadets posent, en effet, à leurs familles des problèmes d’héritage spécifiques. Non seulement il faut qu’ils disposent des moyens nécessaires pour tenir leur rang mais en outre, le patrimoine familial ne doit pas être émietté. Au cœur des enjeux, se trouve souvent la terre principale, à laquelle sont attachés le nom de la famille, sa mémoire et sa résidence. Cette tension entre les intérêts des individus et ceux du lignage s’exprime dans la plupart des coutumes qui ont été rédigées à la suite de l’ordonnance du Plessis-lès-Tours, en 1454. Dans chaque bailliage, les trois états ont été conviés à clarifier la jurisprudence existante devant un grand magistrat du Parlement. Or au cours de ces assemblées, les nobles ont systématiquement demandé que la rédaction de la coutume confirme les règles destinées à préserver leurs patrimoines. C’est ainsi que la plupart des textes instaurèrent ou réaffirmèrent un partage inégalitaire qui se démarqua parfois des pratiques souhaitées par les roturiers [15].
9Cette inégalité de principe, qui cherche à préserver les droits de l’aîné par rapport aux cadets, imprègne les représentations, et notamment les citations des dictionnaires de l’Ancien Régime. Le Dictionnaire de Furetière (1690), par exemple, explique que « La sage coustume de Normandie donne tout à l’aisné, et laisse une petite lêgitime aux cadets ». De même, le Dictionnaire de l’Académie (1694) prend comme expression « la légitime du cadet » pour illustrer cet article, comme si le cadet ne devait en aucune façon prétendre à d’autre héritage que la modeste part prévue par la coutume. La situation des cadets est-elle toutefois aussi précaire ? Une étude comparative des coutumes du royaume nous a permis de mesurer avec précision ce que les cadets nobles héritent dans chaque région, et de nuancer fortement leur situation. Si la logique reste toujours la même – avantager l’aîné au détriment de ses frères et de ses sœurs pour assurer la pérennité du nom et de la fortune – le panorama juridique est, en effet, très contrasté. À la manière des travaux de Jean Yver [16], on peut ainsi distinguer trois modèles [17].
10À l’ouest du royaume, l’aîné d’une fratrie est avantagé par les règles du partage noble. Il reçoit un préciput – généralement la principale demeure de la famille – et emporte une large part de la succession, souvent les deux tiers. Cette situation, dans laquelle les aînés sont très nettement favorisés par rapport à leurs cadets, explique la paupérisation et la baisse des effectifs nobles dans l’Ouest [18]. Dans le Maine et en Anjou, ce mécanisme est d’autant plus puissant que les cadets ne reçoivent leur part d’héritage qu’en usufruit : à leur décès, toutes les terres que ces derniers ont obtenues lors du partage doivent revenir à la branche aînée [19].
11Ailleurs, les coutumes sont beaucoup moins draconiennes pour les cadets. En Île-de-France et dans sa périphérie (Orléanais, Picardie), elles ne prévoient pas de partage noble distinct des roturiers : toutes les catégories sociales procèdent de la même façon, sans favoriser les aînés dans les mêmes proportions que dans l’Ouest. C’est notamment le cas de la coutume de Châlons, qui régit le partage successoral dans le nord de la Champagne et qui fait partie du groupe coutumier orléano-parisien. Elle stipule que « si père ou mère, ayeul ou ayeule, ou autres ascendans, vont de vie à trespas, leurs enfans, et enfans de leurs enfans, soyent fils ou filles, leur succèdent esgallement en tous biens et héritages roturiers, d’acquest ou de naissant » [20]. Toutefois, des clauses spécifiques sont prévues quant à la transmission des fiefs : la coutume de Châlons prévoit ainsi que l’aîné emporte la moitié des fiefs, l’autre moitié revenant à ses cadets. Cette disposition favorise les familles dont l’assise foncière est considérable et qui peuvent transmettre une partie de leurs terres à leurs cadets, comme les Choiseul. Mais lorsqu’une famille n’a qu’une seule seigneurie, les cadets ne peuvent espérer solidairement que la moitié des autres biens, ce qui est insuffisant pour fonder une famille et faire souche.
12Enfin les régions du Nord-Est et du Massif central représentent un troisième cas de figure : les coutumes y sont influencées par le droit romain et laissent une grande liberté au chef de famille pour avantager l’un de ses enfants. Comme dans le Midi, un seul héritier peut emporter la plus grosse part de la succession, grâce à une donation ou un testament signé par son père. L’aînesse contraignante, fixée par la coutume, n’existe donc théoriquement pas dans ces régions ; mais elle est compensée par la liberté laissée au chef de famille d’avantager l’un de ses enfants – généralement l’aîné. C’est notamment le cas de la coutume de Troyes, qui règle les partages successoraux dans le sud de la Champagne. L’article 95 précise en effet qu’« une personne ayant pouvoir de tester peult […] disposer entièrement de tous ses biens meubles, debts et conquests immeubles, et de la tiersce partie de son héritage propre ». L’article 14 ne laisse au fils aîné noble que « le principal chastel, ou maison fort […] et l’ung des fiefs, ou de ladicte maison, lequel qu’il luy plaist choisir et accepter » [21]. Dans le cas où la succession ne comporte qu’un seul fief, l’aîné doit s’y contenter d’un simple préciput et partager également avec ses cohéritiers, à moins que son père n’ait explicitement prévu de l’avantager par testament. Dans ces régions, les cadets peuvent donc espérer bien plus qu’ailleurs, à moins que leur père n’en ait décidé autrement : il peut, en effet, avantager son aîné par testament, mais cette pratique n’a rien d’obligatoire et un décès soudain peut entraîner de facto le fractionnement du patrimoine entre tous les enfants.
13Contrairement aux idées reçues, les cadets ne sont donc pas forcément victimes d’une inégalité flagrante, contraints de chercher fortune faute d’héritage et menacés par la dérogeance [22]. C’est dans le Nord-Ouest que leurs garanties sont les plus faibles : ailleurs, le droit coutumier leur ménage une place réelle, soit par l’application d’une aînesse modérée (limitée à certains fiefs), soit par un partage préciputaire, qui permet éventuellement au père de famille de veiller à l’établissement de tous ses garçons. En ce qui concerne notre corpus champenois, les cadets bénéficient soit de règles orléano-parisiennes (coutume de Châlons), soit de règles préciputaires influencées par le droit romain (coutume de Troyes). Dans certaines familles champenoises, les cadets sont donc particulièrement choyés. C’est, par exemple, le cas chez les Nettancourt où huit des dix-sept cadets sont « seigneurs de » ; parmi les neuf garçons qui ne reçoivent rien, trois sont ecclésiastiques et la plupart des six autres mènent une carrière militaire [23]. Cette attention portée aux cadets est logique dans une famille en pleine expansion au xviie siècle. Les Nettancourt ont, en effet, rallié le camp d’Henri IV dès 1590 et en ont retiré d’importants profits [24]. Leurs revenus s’accroissent donc dans la première moitié du xviie siècle, ce qui leur permet d’en redistribuer une partie à leurs cadets, y compris en terres titrées. Cinq d’entre eux font souche au cours du siècle, ce qui permet à ce lignage d’étendre son réseau de relations et son influence à toute la Champagne du Nord.
14D’une façon plus générale, vouloir établir ses cadets est naturel à une époque où la vie reste fragile, y compris dans la noblesse. Leur transmettre une terre, les marier et leur offrir ainsi tous les atouts pour fonder une famille permet de sécuriser le lignage si la branche aînée vient à disparaître. Les coutumes champenoises tentent donc, chacune à leur manière, de concilier la préservation du patrimoine familial (par un préciput dévolu à l’aîné ou par un partage inégal des fiefs) et l’avenir des cadets (par une donation), car les deux termes de cette alternative sont parfaitement cohérents.
Il est tout aussi logique de constater que, loin d’être relégués à une position subordonnée envers leur frère aîné, les cadets reçoivent une éducation adaptée aux ambitions que l’on conçoit pour eux. L’instruction de tous les enfants – y compris des cadets – est prise très au sérieux par la plupart des familles sur lesquelles nous disposons des sources suffisantes pour le savoir. Henri de Campion, second d’une fratrie de trois garçons, raconte ainsi que sa mère décida d’envoyer au collège de La Flèche non seulement son aîné, Alexandre, mais aussi le puîné, Nicolas, qu’elle destinait à l’état ecclésiastique. Quant à Henri, « comme elle souhaitait que je prisse le métier des armes et que ses facultés ne lui permirent pas de faire tant de dépenses à la fois, elle s’appliqua seulement à me faire apprendre à bien lire, à bien écrire et à ne me donner, pour me servir de lecture que des livres capables de me former l’esprit et de m’inspirer de bons sentiments » [25]. Au cours de leur enfance, les frères – et même les sœurs – sont souvent élevés ensemble, y compris dans des régions où la coutume désavantage considérablement les cadets. Michel de Marolles, second d’une famille tourangelle né en 1600, écrit dans ses Mémoires qu’il a appris à lire avec ses deux frères, l’aîné et le benjamin, ainsi qu’à chasser, à « se tenir à cheval, à tirer de l’arquebuse, et à manier les armes ». Il ajoute à ce propos qu’il avait davantage de goût pour l’étude que son cadet, ce qui explique « qu’il se rendit beaucoup plus agréable que moy à nos parents, qui le voyoient plus conforme à leur humeur, et à leur profession, bien qu’ils eussent fort souhaité qu’il eust un peu plus réussi aux choses où j’avois acquis quelque avantage sur luy » [26]. Si les parents de Marolles ont une vision très classique de l’éducation (les armes et l’étude), ils offrent néanmoins aux trois garçons les mêmes précepteurs.
Unis par le sentiment d’appartenir au même lignage, mais aussi par une éducation commune et des intérêts partagés, les aînés et leurs cadets affichent très souvent leur solidarité, davantage que leurs dissensions. Elle peut même aller jusqu’à s’opposer conjointement à des décisions paternelles : le marquis de Beauvais-Nangis explique dans ses Mémoires que son frère cadet, évêque de Laon, le soutint avec succès contre les projets matrimoniaux de leur père, qui voulait le marier contre son gré à Charlotte d’Étampes-Valençay en 1611 [27]. Nous n’entendons, bien sûr, pas sous-estimer les situations conflictuelles qui apparaissent parfois dans les sources judiciaires ; mais ces documents ont sans doute tendance à surévaluer les litiges et les violences, au détriment d’une solidarité de fond, beaucoup plus fréquente, banale et silencieuse [28]. Quand Isaac Dumont de Bostaquet, gentilhomme protestant originaire de Normandie, arrive à Paris au début des années 1670, il y est reçu par son oncle paternel, capitaine en Hollande. Ce dernier lui fait visiter la capitale, puis lui remet des lettres de recommandation afin qu’il puisse se rendre à Saumur pour continuer ses études à l’académie protestante [29]. Les solidarités entre frères bénéficient donc, à la génération suivante, aux neveux.
Les cadets disposent ainsi des mêmes atouts et des mêmes solidarités que leurs aînés. Les familles pauvres, qui ne peuvent qu’à grand peine assurer l’éducation de leurs aînés, ont évidemment du mal à subvenir également à celle de leurs cadets ; mais quand leurs revenus sont suffisants pour engager un précepteur, celui-ci s’occupe tout autant des aînés que des cadets. En effet, si l’on naît cadet, on ne le reste pas forcément toute sa vie : on n’acquiert définitivement ce statut que lorsque l’aîné a franchi les dangers de l’enfance, qu’il est parvenu à l’âge adulte, qu’il s’est marié et qu’il a commencé lui-même à avoir des enfants. Il semble donc illusoire de chercher dans les carrières un quelconque déterminisme. Pourtant, le destin du cadet est un lieu commun classique : il partirait à l’armée sans pour autant réaliser un parcours très brillant ; il entrerait à l’Église et éviterait ainsi le morcellement du patrimoine familial [30]… Ces topoi se vérifient-ils sur le plan statistique ?
Faire carrière entre contraintes familiales et choix individuels
15Le cadet, parce qu’il est cadet, est-il contraint de suivre une carrière lui permettant d’acquérir les moyens d’existence que sa famille ne peut lui fournir ? Doit-il nécessairement se faire homme d’Église ou militaire ? Ces questions supposent que le cadet serait forcément obligé de se plier, de gé ou de force, à une logique lignagère qui le dépasserait et qui modèlerait son destin. L’aîné recevant la majeure partie de l’héritage familial, ses frères devraient impérativement – du moins dans les familles peu fortunées – se procurer des moyens d’existence ; faute de terre, ils basculeraient dans la dérogeance.
16L’observation attentive de notre corpus champenois nous a déjà conduit à nuancer ce propos. Dans cette région, les coutumes de Châlons et de Troyes permettent aux cadets de recevoir une partie substantielle de l’héritage paternel. En outre, dans cette population à forte tradition d’épée, faire carrière est assez naturel. Il n’est donc pas surprenant de trouver de nombreux cadets qui sont à la fois « seigneurs de » et officiers dans les troupes du roi de France ou d’un prince étranger. Ainsi, Louis de Choiseul, baron de Beaupré, est-il lieutenant de chevau-légers pour le duc de Lorraine ; son frère, Étienne, seigneur de Fremanville, major de cavalerie en 1688 ; leur cousin Jean, baron d’Esguilly, capitaine dans le régiment du marquis de Montespan et chevalier de Saint-Michel ; son propre fils cadet, François-Leonor, comte d’Esguilly et maréchal de bataille en 1653 [31]. Les exemples pourraient être multipliés. Ils montrent que certains cadets peuvent concilier la gestion d’une terre et la carrière militaire, même si, nous l’avons vu, ils ne vont pas forcément jusqu’à se marier et faire souche.
17Plus largement, dans la noblesse seconde de Champagne, un gros quart des cadets (55 sur 197) font carrière à l’armée. Ils sont donc, certes, minoritaires, mais leur part est plus importante si l’on y ajoute les chevaliers de Malte (24 personnes). Au total, les militaires (laïcs et religieux confondus) représentent un peu plus de 40 % du corpus. Ce résultat, plutôt élevé, est conforme à des familles qui ont l’habitude du service royal depuis plusieurs générations. Il est supérieur, en particulier, à ce que l’on observe au même moment dans la noblesse pauvre, qui n’a pas les moyens de payer un équipement militaire ni d’acheter une charge à ses enfants [32]. Parmi ces militaires, nombre d’entre eux semblent obéir à une tradition familiale, celle qui peut conduire toute une fratrie à combattre en même temps. C’est le cas, par exemple, chez les D’Aguerre où nous avons vu que cinq des six cadets se font tuer au cours de la guerre contre les Habsbourg, entre 1635 et 1659. On relève la même tradition chez les Saint-Belin, où les deux frères cadets de Gabriel, comte de Bielle, meurent à la guerre : Claude en 1629 au siège de Privas et Charles-Emmanuel en 1642, lors de la campagne de Catalogne. À la génération suivante, deux de leurs neveux, Joseph-François et François, intègrent l’ordre de Malte [33].
18Cela signifie-t-il pour autant que les aînés s’abstiennent de servir et s’occupent de gérer leurs domaines tandis que les cadets prennent tous les risques liés à la carrière militaire ? Absolument pas : le dépouillement systématique des généalogies montre que les aînés eux aussi font carrière, en même temps que leurs cadets. Ainsi, les deux fils de Charles de Vignolles, Antoine et Pierre, combattent au service du roi, même s’ils occupent des charges relativement modestes – l’un est chevau-léger dans la garde, l’autre lieutenant d’infanterie [34]. De même, parmi les cinq enfants de François de Baradat, le favori de Louis XIII, l’aîné, Marc, est tué en Hongrie, tandis que Jean-Marc et François combattent à ses côtés dans le même régiment – les deux derniers, Louis et Henri menant pour leur part une carrière religieuse [35].
19Ces itinéraires, qui ne sont pas propres à la noblesse de Champagne [36], montrent que la carrière ne dépend pas du rang de naissance. Elle résulte ici d’une culture du service qui concerne tout autant les aînés que leurs cadets. Les différences s’expriment ailleurs : dans le grade que peuvent respectivement atteindre les uns et les autres. Dans cette noblesse de tradition militaire, où l’on sert le roi de génération en génération et où l’on a suffisamment d’argent pour acheter un grade élevé, les aînés détiennent des charges à hautes responsabilités : ils sont couramment maréchaux des camps et armées du roi, mestres de camp, maréchaux de camp. Mais leurs cadets ont, pour la plupart, des grades d’officiers inférieurs (lieutenants, capitaines) et évoluent peu, à moins que leur aîné ne meure et qu’ils ne prennent sa place – comme si leur famille avait décidé au départ d’investir surtout sur l’aîné, n’achetant pour le ou les cadets qu’un grade subalterne. Ainsi, Jean-Armand, marquis de Joyeuse, débute comme capitaine de cavalerie en 1648, alors que son aîné devient rapidement lieutenant-général des armées du roi et gouverneur de Mouzon et Beaumont à la suite de leur père. Jean-Armand, le cadet, ne progresse que lentement : il est alors mestre de camp en 1674, lieutenant-général en 1677, gouverneur de Nancy en 1685 et, enfin, maréchal de France en 1693 – alors que son aîné est décédé depuis une douzaine d’années [37]. L’avantage que les familles accordent à leurs aînés dans leur jeunesse, en leur achetant un grade relativement élevé, se répercute donc sur le déroulement ultérieur des carrières, les cadets étant obligés de gravir peu à peu tous les échelons de la hiérarchie.
20À côté de ces nombreuses carrières militaires, les hommes d’Église sont plus rares : on n’en compte que 31 sur 197 cadets, soit un peu plus de 15 % – à comparer aux 40 % de militaires que l’on dénombrait plus haut. Ce résultat peut surprendre, dans la mesure où l’on est habitué au lieu commun qui voudrait que le cadet soit d’Église tandis que l’aîné est d’épée. En outre, l’Église offre des carrières fort prisées par les familles – songeons au destin de Richelieu ou à celui du cardinal de Retz – car elle ouvre des perspectives très intéressantes tout en évitant d’émietter l’héritage. Peut-être est-ce dû au fait que cette voie, à l’époque de la Contre-Réforme, nécessite une véritable vocation et que ces rejetons d’officiers ne se tournent pas spontanément vers un mode de vie de plus en plus exigeant. Cette hypothèse reste difficile à valider, mais elle est plausible car les stratégies lignagères ou la simple volonté paternelle ne scellent pas nécessairement le destin des cadets, au contraire. Les généalogies montrent que le talent, l’inclination, le goût des individus sont fondamentaux et permettent d’expliquer la plupart des destins de cadets au cours du xviie siècle.
21Bien sûr, certains cadets semblent avoir complètement réorienté leur vie après la mort de leur frère aîné, en reprenant la charge qu’il occupait jusqu’à son décès. C’est, par exemple, le cas de François de Choiseul, le fils cadet de Charles de Choiseul-Praslin (mort en 1626), qui devient marquis de Praslin après la mort de son frère aîné, Roger, tué à La Marfée en 1641 : il poursuit alors la carrière interrompue de son frère, récupère sa charge de lieutenant-général en Champagne et devient maréchal des camps et armées du roi [38]. Mais le destin des cadets dépend étroitement des talents de chacun, notamment de ses capacités physiques. Michel de Marolles explique comment il a dû abandonner la voie des armes à laquelle il avait été initialement destiné : en 1602, il est, en effet, victime d’une « grande maladie qui faillit à m’emporter, et qui s’estant déchargée sur l’œil gauche, m’en a si fort débilité la vue, que bien qu’il n’y paroisse pas, si est-ce que je n’en ay jamais vu assez clair pour discerner distinctement les objets. Ce qui fut possible un sujet à mes parents de me destiner, comme ils firent bien-tost depuis, à une autre profession que celle qu’ils avoient toujours choisie jusques-là dans le dur métier des armes. […] Ils eurent donc dessein de me faire abbé, ayant d’ailleurs un aîné assez bien fait, qui donnoit de grandes espérances de maintenir la famille, et jugèrent à propos de faire mon jeune frère Louys plus jeune que moy d’un an, chevalier de Malthe » [39]. À l’heure des choix qui engagent leur avenir, les capacités des enfants sont donc prises en considération, et les décisions mûrement réfléchies. Elles peuvent se prendre collectivement, au sein de la famille, mais le cadet peut être très autonome à l’égard de son père, et davantage encore envers son frère aîné quand celui-ci est devenu le chef de famille. Son destin n’est pas nécessairement conditionné par d’impérieuses décisions où les enfants seraient destinés à satisfaire les traditions lignagères sans avoir leur mot à dire. Dans ses Mémoires, Pontis raconte ainsi de quelle façon, en 1599, il a décidé de faire carrière malgré les réticences de sa famille :
Le facteur individuel est donc absolument fondamental. Sans le prendre en considération, on ne peut comprendre les itinéraires de ces cadets qui partent à la guerre alors qu’ils peuvent hériter substantiellement de leurs parents, ou qui ne le font pas alors que leur père et leur grand-père ont fidèlement servi le roi depuis deux générations. Les carrières dépendent très largement des inclinations de chacun, comme dans le cas de Jean Hérault de Gourville, qui raconte qu’en 1646, quelques années après la mort de son père, « M. de La Rochefoucauld, voulant faire la campagne de 1646, pria monsieur son frère de lui accorder que je le suivisse pour le servir en qualité de maître d’hôtel. Mon frère [aîné] parut y avoir quelque répugnance, parce qu’il craignoit que je ne fusse attaqué du poumon : en effet, de huit frères ou sœurs que nous étions, il en est mort sept, les uns plus âgés que les autres ». Il ajoute que, malgré les répugnances de son frère à le laisser faire, « l’envie de partir prévalut » [41]. Les sources permettant d’appréhender aussi finement les motivations des cadets ne sont guère nombreuses : les nobles de l’époque moderne ne sont pas portés à l’introspection, et bien des mémoires ont sans doute été détruits ou perdus par les familles. Mais le facteur individuel doit sans aucun doute être réévalué : si les cadets partent à l’armée, entrent dans les ordres ou décident de se marier au pays et de résider sur une terre, même modeste, c’est en grande partie pour des raisons qui appartiennent au libre-arbitre des individus, davantage qu’à des décisions familiales irrévocables.« Étant âgé de 14 ans, et ayant perdu mon père et ma mère, je sentis une inclination extraordinaire pour la guerre, et je résolus de commencer à en apprendre le métier. Je servis d’abord une année dans le régiment de Bonne, où je portai la carabine, le mousquet n’y étant point en usage. Je retournai ensuite à Pontis pour voir si mon frère aîné, qui avoit selon la coutume du pays [la Provence] tout le bien de la maison, seroit dans la disposition de faire quelque chose pour moi, et je passai quelques mois avec lui. Voyant qu’il ne me vouloit employer qu’aux soins du ménage, dont je me sentois fort éloigné, je pris la résolution de m’en aller à Paris, et de travailler par moi-même à m’avancer comme je pourrois dans le monde. Je demandai à mon frère ce qui m’étoit nécessaire pour ce dessein ; mais son indifférence m’obligea d’aller trouver mes autres parens, et de m’adresser particulièrement à une tante que j’avois et qui m’aimoit beaucoup. Je reçus d’elle ce que je pouvois désirer pour mon voyage, et d’un oncle qui avoit aussi bien de l’affection pour moi, un petit cheval ; et avec cet équipage de cadet, je partis après avoir pris congé de mes parens, pour m’en aller à Paris [40]. »
Il faut donc se garder des représentations qui nous empêchent de comprendre les destins, parfois surprenants, de ces cadets nobles. La biographie collective sur un corpus cohérent permet de relativiser les différences que l’on imagine entre les garçons d’une même fratrie. Certes, le statut de l’aîné est intangible : que l’on songe au récit de la Genèse, dans lequel Ésaü « méprisa » son droit aînesse en le vendant à Jacob contre un plat de lentilles [42]… Mais sous l’Ancien Régime, cette prééminence de l’aîné s’exprime surtout – et presque exclusivement – en matière de droit successoral. En outre, dans les familles aisées, les dispositions plus ou moins rigoureuses de la coutume ne briment pas les cadets, même si elles sont bien réelles : ils ont toute leur place dans la famille et reçoivent une éducation adaptée aux ambitions que l’on nourrit pour eux, voire une formation identique à celle de leur frère aîné.
Les cadets ne sont donc pas nécessairement voués à la cléricature, et peuvent mener une solide carrière militaire, même si leur père ne leur achète pas une charge aussi élevée et onéreuse qu’à leurs aînés. S’ils demeurent massivement célibataires, sans doute est-ce dû à la modestie de leur fortune, mais aussi aux contraintes de la vie de garnison. Les cadets ne sont pas forcément soumis à l’arbitraire familial, et disposent d’une véritable autonomie. Celle-ci doit s’exercer, bien entendu, dans le respect des bienséances, des intérêts du lignage et de son honneur, mais elle n’est ni vide de contenu ni dépourvue de sens. Malgré leur rang de naissance, les cadets se définissent et se déterminent donc en fonction d’un libre-arbitre profondément ancré dans la culture nobiliaire.
Notes
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[1]
Nous utilisons ce terme dans le sens que lui donne Furetière, « Enfans d’une famille qui ont un aisné », donc tous les puînés, quel que soit leur rang de naissance. Par ailleurs, comme notre travail interroge le devenir social des cadets par rapport aux aînés, en particulier leurs carrières, nous n’étudions pas les filles.
-
[2]
Christian Biet, « Le cadet, point de départ des destins romanesques dans la littérature française du xviiie siècle », in G. Ravis-Giordani et M. Segalen (éd.), Les cadets, Paris, cnrs Ethnologie, 1994, p. 289-302.
-
[3]
Laurent Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux xvie et xviie siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994.
-
[4]
Jean-Marie Constant, « Une voie nouvelle pour connaître le nombre des nobles aux xvie et xviie siècles : les notions de “densité et d’espace” nobiliaires », La France d’Ancien Régime. Études réunies en l’honneur de Pierre Goubert, Toulouse, Privat, 1984, p. 149-156 et Michel Nassiet, « Le problème des effectifs de la noblesse dans la France du xviiie siècle », dans Traditions et innovations dans la société française du xviiie siècle (Colloque de l’Association des historiens modernistes des Universités), Paris, Presses de la Sorbonne, 1995, p. 97-121.
-
[5]
Jean Meyer, La Noblesse bretonne au xviiie siècle, Paris, 1966, 2 vol. (rééd. ehess, 1985).
-
[6]
Michel Nassiet, Noblesse et pauvreté. La petite noblesse en Bretagne. xve-xviiie siècle, Rennes, Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1993, p. 270.
-
[7]
Maurice Gresset, Le Monde judiciaire à Besançon de la conquête de Louis XIV à la Révolution française (1674-1789), Paris, Imprimerie nationale, 1978, p. 499.
-
[8]
Michel Figeac, Destins de la noblesse bordelaise (1770-1830), Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1996, 2 vol., vol. 1, p. 236.
-
[9]
BnF, Dossier Bleu 23.
-
[10]
Michel Nassiet, Parenté, noblesse et États dynastiques. xve-xvie siècles, Paris, Éditions de l’ehess, 2000, p. 55.
-
[11]
BnF, Dossier Bleu 389.
-
[12]
BnF, Dossier Bleu 55.
-
[13]
BnF, Cabinet de D’Hozier 3.
-
[14]
BnF, Dossier Bleu 186.
-
[15]
Sur la procédure, voir Martine Grinberg, Écrire les coutumes. Les droits seigneuriaux en France, puf, 2006, p. 77-91.
-
[16]
Jean Yver, Égalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés. Essai de géographie coutumière, Paris, Sirey, 1966.
-
[17]
Laurent Bourquin, « Partage noble et droit d’aînesse dans les coutumes du royaume de France à l’époque moderne », L’Identité nobiliaire. Dix siècles de métamorphoses (ixe-xixe siècle), Le Mans, Laboratoire d’Histoire anthropologique du Mans, 1997, p. 136-165.
-
[18]
Laurent Bourquin, La Noblesse dans la France moderne. xvie-xviiie siècles, Paris, Belin, 2002, p. 97-99.
-
[19]
Jean Yver, Les Caractères originaux du groupe de coutumes de l’ouest de la France, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1952, 64 p.
-
[20]
Les Coustumes de Châlons, avec commentaire et recherches curieuses sur icelles […] par Louys Godet, sieur de Thilloy, advocat en Parlement, à Chaalons, chez Germain Nobily près Saint-Germain, 1615.
-
[21]
Les Coustumes du bailliage de Troyes en Champagne avec annotations sur icelles […] par M. Pierre Pithou, advocat en Parlement, sieur de Savoye […], à Troyes, chez Pierre Chevillot, 1609.
-
[22]
C’est également ce que conclut Michel Figeac de son étude des cadets bordelais. Destins de la noblesse bordelaise…, op. cit., t. 1, p. 223.
-
[23]
BnF, Dossier Bleu 486.
-
[24]
Laurent Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux xvie et xviie siècles, op. cit., p. 126-127.
-
[25]
Mémoires d’Henri de Campion suivis de Trois entretiens sur divers sujets d’histoire, de politique et de morale, Paris, Mercure de France, 1990 [1967], édition présentée et annotée par Marc Fumaroli, p. 41-42. Nous remercions Jean-Marie Constant de nous avoir signalé ce beau passage, très éclairant pour notre propos.
-
[26]
Michel de Marolles, Mémoires, contenant ce qu’il a veu de plus remarquable en sa vie, depuis l’année mil six cens, Paris, 1656, p. 4-5.
-
[27]
Mémoires du marquis de Beauvais-Nangis, pub. par Monmerqué et Taillandier, Paris, Société de l’Histoire de France, 1862, p. 120-121.
-
[28]
Dans le Bordelais, Michel Figeac n’a relevé que très peu de procès entre frères touchant aux successions. Destins de la noblesse bordelaise…, op. cit., t. 1, p. 224.
-
[29]
Isaac Dumont de Bostaquet, Mémoires sur les temps qui ont précédé et suivi la Révocation de l’Édit de Nantes, éd. Michel Richard, Paris, Mercure de France, 1968, p. 24.
-
[30]
Dans ses Mémoires, Jean de Saulx-Tavannes explique ainsi que dans l’idéal, « les gentil-hommes riches ayant trois enfans en devroient mettre deux aux armes, les mediocres un, et le reste d’Église et de loix, sans les lier [avant] que l’aîné n’ait des enfans ». Mémoires de tres-noble et tres-illustre Gaspard de Saulx, seigneur de Tavannes…, Claude-Bernard Petitot éd., Collection des mémoires relatifs à l’Histoire de France, Paris, 1822, p. 55.
-
[31]
BnF, Dossier Bleu 186.
-
[32]
Michel Nassiet, Noblesse et pauvreté…, op. cit., p. 138-145
-
[33]
BnF, Cabinet de D’Hozier 36.
-
[34]
BnF, Dossier Bleu 670.
-
[35]
BnF, Dossier Bleu 55.
-
[36]
Jean-Pierre Labatut a mis en évidence les mêmes carrières chez les Galard du Béarn, où les neuf aînés, au cours du xviie siècle, occupent des charges militaires (capitaines de compagnie, lieutenant général, colonel…), obtiennent des emplois et distinctions de cour (chevaliers de l’ordre de Saint-Michel, gentilhomme de la chambre du roi, surintendant du Conseil de la reine…) et ne se contentent donc pas de gérer leurs terres. « La famille Galard de Béarn sous l’Ancien Régime », Études européennes. Mélanges offerts à Victor-Louis Tapié, Paris, Publications de la Sorbonne, 1973, p. 321-329, repris dans Noblesse, pouvoir et société en France au xviie siècle, Limoges, Travaux et mémoires de l’Université de Limoges, 1987, p. 123-131.
-
[37]
BnF, Dossier Bleu 371.
-
[38]
BnF, Dossier Bleu 186.
-
[39]
Michel de Marolles, Mémoires…, op. cit., p. 4.
-
[40]
Mémoires du sieur de Pontis, officier des armées du Roy, contenant plusieurs circonstances de guerres et du gouvernement, sous les règnes des Roys Henry IV, Louis XIII et Louis XIV, Paris, Guillaume Desprez [1676], p. 449. Cité par Christian Biet, « Le cadet, point de départ des destins romanesques dans la littérature française du xviiie siècle », art. cit., p. 291.
-
[41]
Mémoires de Jean Hérault de Gourville, conseiller d’État, concernant les affaires auxquelles il a été employé par la cour, depuis 1642 jusqu’en 1698, éd. Michaud et Poujoulat, Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, 3e série, t. 5, p. 492.
-
[42]
Genèse, XXV (29-34).