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Article de revue

Comptes rendus

Pages 555 à 565

English version

Le Théâtre en musique et son double (1600-1762), Actes du Colloque « L’Académie de musique, Lully, l’opéra et la parodie d’opéra », Rome, 4-5 février 2000, réunis par Delia Gambelli et Letizia Norci Cagiano, Paris, Honoré Champion, 2005. Un vol. 22 × 15 cm de 220 p.

1Ce court volume rassemble une dizaine de communications historiques et littéraires exclusivement, présentées il y a maintenant huit ans, lors d’un colloque consacré au théâtre musical et à l’opéra sur les scènes parisiennes, du dernier quart du XVIIe siècle à la première moitié du XVIIIe siècle, en fait jusqu’à la Querelle des Bouffons. Le corpus étudié est large, puisqu’il embrasse les spectacles mixtes de Molière et Lully (les comédies-ballets : Charles Mazouer ; et Psyché : Philippe Beaussant), le théâtre à divertissement musical de la seconde moitié du règne de Louis XIV, durant l’application du fameux privilège obtenu par Lully (François Moureau : contribution publiée dans la Revue d’histoire du théâtre, no 3, 2005, p. 227-242), les tragédies en musique elles-mêmes (seule Delia Gambelli étudie effectivement un opéra de Lully : Isis). Enfin, trois études se consacrent aux parodies de l’opéra sur les scènes foraines (Giuliana Costa Colajanni, Françoise Rubellin, Jean-Luc Impe). Trois communications ont une tonalité plus nettement historique : une très brève introduction à l’histoire du théâtre musical en France dans ses relations avec l’Italie (Pierluigi Petrobelli), un bilan nuancé de la rivalité entre Lully et un autre compositeur italien, Lorenzani, qui a tenté de se faire une place à la cour de Louis XIV (Jérôme de La Gorce), un panorama des « conditions de la parodie d’opéra » (David Trott). Les textes sont donc méthodologiquement très divers. Le volume est présenté avec ferveur par les éditeurs, mais on relève un certain nombre de coquilles, et les choix éditoriaux manquent de fermeté : une communication est en fait la retranscription d’une causerie informelle, tandis que les articles qui renvoient les uns vers les autres ou à un objet commun, et provoquent un début d’échange et de débat, sont peu mis en relation.

2Alors que le colloque s’est tenu à une période charnière des études sur le théâtre musical français, le livre vient après que son objet est devenu l’un des champs de la recherche les plus parcourus et les mieux réévalués. On peut citer le livre essentiel de Bénédicte Louvat-Molozay : Théâtre et musique. Dramaturgie de l’insertion musicale dans le théâtre français (1550-1680) (Paris, Champion, 2002), absent de la « notice bibliographique » publiée en fin de volume, qui, tout en tâchant de balayer le champ le plus large de la recherche sur le sujet entre le XVIIe et le XXe siècle, oublie également Catherine Kintzler, et ne recoupe pas non plus exactement les textes cités par les auteurs. Daniel Trott cite Dominique Quéro d’après un mémoire inédit de 1984 tandis que sa thèse n’est pas mentionnée (Momus philosophe : recherches sur une figure littéraire du XVIIIe siècle, Paris, Champion, 1995). Le livre se situe aussi à un moment clé des études du théâtre forain et de la parodie, menées notamment par David Trott et relayées en France par Nathalie Rizzoni et Françoise Rubellin et son équipe. La mise en ligne de la base de données CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l’Ancien Régime et sous la Révolution, wwwwww. cesar. org. uk),actuellement dirigée par Sabine Chaouche, annoncée en note, est depuis septembre 2002 l’un des outils de travail les plus utiles des chercheurs sur le spectacle de cette époque.

3Ainsi, le volume paraît aujourd’hui un peu anachronique, en ce qu’il témoigne encore d’une approche « pionnière » (les textes très généraux de Pierluigi Petrobelli et Philippe Beaussant consacrés à l’émergence du théâtre musical lulliste, ou, de façon plus informée, Daniel Trott brossant un véritable tableau des relations complexes entre les différentes scènes parisiennes), tout en proposant des perspectives documentées de points précis : citons l’intéressante contribution de Jérôme de La Gorce, qui a publié, depuis, son importante biographie de Lully (Paris, Fayard, 2002), et l’approche analytique de Françoise Rubellin des dénouements de plusieurs parodies d’Atys, qui annonce la collection de publications de livrets d’opéra systématiquement accompagnés de leurs parodies qu’elle a initiée aux Éditions Espace 34 (Pyrame et Thisbé, 2007).

4Laura NAUDEIX.

Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII, Actes du Colloque de Troyes (16-17 septembre 2004) réunis par Sophie Conte, Berlin, LIT Verlag, 2007, 358 p. (Ars rhetorica, 19).

5C’est un fort beau volume, et nécessaire, qu’a construit Sophie Conte, en publiant les Actes du colloque qu’elle avait organisé à Troyes sur le célèbre jésuite Nicolas Caussin, Champenois d’origine, en 2004. Nécessaire et bel ensemble, car si l’honnête homme n’ignore pas le best-seller de l’époque que fut La Cour sainte et si les spécialistes de la spiritualité et de la rhétorique ont mesuré l’importance de celui qui fut le confesseur malheureux de Louis XIII, jamais on n’avait tenté de donner une vision précise des différents aspects de l’œuvre – très riche – du Père, dont la carrière tient exactement dans la première moitié du XVIIe siècle. Tel était le dessein du colloque, qui ne pouvait tout envisager. Mais l’organisatrice, en une introduction qui est un modèle du genre (p. 9-26), fournit au lecteur, avec autant de savoir que de modestie, un cadre général de l’ensemble de l’œuvre de Caussin, dans lequel s’inscrivent naturellement les études publiées, qu’elle présente succinctement et nettement.

6Suivons cet excellent guide, qui a regroupé les communications sous quatre chefs : la vie de Caussin, l’œuvre littéraire, la spiritualité, la rhétorique.

7Concernant la biographie du P. Caussin, Simonetta Di Santo Arfouilloux analyse les regards différents que ses biographes ont portés sur lui depuis le XVIIe siècle jusqu’au début du XXe (« Les biographies de Caussin ou comment une biographie peut dévoiler son auteur », p. 29-57), tandis que le P. Philippe Lécrivain reprend à nouveaux frais la question de l’échec de Caussin à la cour comme confesseur du roi – les maladresses du jésuite face à l’autoritarisme de la raison d’État de Richelieu (« L’éloquence sacrée à l’épreuve de la politique. Quand un conflit d’influence devient une affaire d’État », p. 59-76).

8Le deuxième ensemble s’ouvre sur une étude consacrée à l’une des tragédies latines du recueil de 1620, Tragoediae sacrae ; Jean-Frédéric Chevalier montre précisément comment Theodoricus, qui se souvient d’Horace et beaucoup de Boèce, s’écarte passablement du modèle sénéquien, la Providence et la Justice divines remplaçant la Fortune (« Nicolas Caussin héritier de Sénèque et de Boèce dans Theodoricus », p. 79-102). Les trois autres études s’attachent aux aspects textuels ou littéraires de cette grande œuvre de spiritualité que représente La Cour sainte. Barbara Piqué se lance, à propos de l’ensemble intitulé « Les Reynes et dames », dans le redoutable maquis des éditions successives et des remaniements de La Cour sainte, qui attendent un travail d’ensemble ; elle analyse les étapes et la signification de l’opération de démembrement et de reconstruction effectuée par Caussin à propos de ces dames exemplaires que ses contemporains regroupaient volontiers en galeries (« De l’histoire exemplaire à la galerie : “Les Reynes et Dames” de La Cour sainte », p. 121-133). Emmanuelle Hénin repère l’influence de l’écriture tragique dans La Cour sainte (emploi du style direct, de l’hypotypose ; peinture des passions ; didactisme), mais note que le jésuite échappe évidemment à la vision tragique de la tragédie humaniste, car chez lui le theatrum mundi et ses inconstances sont en dernier ressort réglés par la Providence chrétienne (« Écriture et vision tragiques dans La Cour sainte », p. 103-120). Quant à lui, Dominique Moncond’huy part de la place accordée au visible et à l’image dans La Cour saine et montre d’abord comment le jésuite légitime le roi de droit divin ; par ailleurs, dans ce livre qui offre des galeries qu’on parcourt, on peut se voir et voir son modèle (« Sur quelques modalités de la représentation dans La Cour sainte : du visible au portrait », p. 135-148).

9Ouverte par la comparaison que Volker Kapp mène entre l’Institutione civile e christiana du jésuite italien B. Castori (1622) – qui est plutôt un traité du secrétaire destiné aux gens de lettres qui se mettent au service de la cour – et La Cour sainte (édition princeps en 1624) – qui s’adresse aux nobles qui fréquentent la cour et appartient à un autre « genre » (« Deux jésuites face à la tâche d’évangéliser la cour : Bernardino Castori et Nicolas Caussin », p. 153-168), la section « Civilité et spiritualité » contient deux autres études. Anne-Élisabeth Spica va droit à l’intention de La Cour sainte, selon les directives du concile de Trente : accorder la spiritualité catholique à l’homme de cour et ériger un modèle du courtisan chrétien. À la différence de François de Sales, Caussin pense que « l’homme de cour dont l’intériorité est centrée sur la dévotion possède toutes les qualités qui le rendent éminent à la fois à la cour et devant Dieu » (p. 175) ; il donne à voir constamment la figuration du courtisan chrétien, et son livre est scandé par la métaphore théâtrale, que saisit à son tour Anne-Élisabeth Spica (« La figure d’un courtisan chrétien dans La Cour sainte », p. 169-187). Un autre confrère moderne du P. Caussin, le P. Patrick Goujon, s’attache à la spiritualité de l’apôtre de la cour dans le Traité de la conduite spirituelle selon l’esprit du B. François de Sales, de 1637. À travers une originalité littéraire et un dynamisme proprement théologique, ce manuel pratique de dévotion, qui propose un chemin de perfection, constitue Caussin en relais de François de Sales. « Il s’adresse à un lecteur de la cour que la figure de François de Sales introduit à la dévotion. Caussin poursuit en l’adaptant à la nouvelle sensibilité l’idéal salésien d’un courtisan dévot qui soit capable de perfection au sein des exigences de son état » (p. 203) (« Nicolas Caussin et le Traité de la conduite spirituelle selon l’esprit du B. François de Sales », p. 189-205).

10La dernière partie de l’ouvrage est dédiée à l’esthétique et à la rhétorique chez Caussin ; les Eloquentiae sacrae et humanae parallela libri XVI de 1619 (appelés plus tard De eloquentia sacra et humana libri XVI) s’y taillent, bien entendu, la part du lion. Lena Schüssler réfléchit sur la composition (qui s’inspire à la fois d’Aristote, de Quintilien ou de Cicéron) de ce manuel de rhétorique destiné à l’enseignement dans les collèges jésuites, dont les seize livres sont divisés en trois parties (réflexion sur l’éloquence idéale et sur les moyens de l’acquérir ; les étapes de la préparation d’un discours ; les genres de discours) (« Héritage classique chez Nicolas Caussin : la composition du De Eloquentia sacra et humana », p. 209-220). Francis Goyet, à l’inverse, étudie en détail la manière dont Caussin, qui cite dans le livre XIII un certain nombre de discours tirés des historiens de l’Antiquité, les analyse ; à travers l’exemple du Pro lege Oppia de Caton (discours rapporté par Tite-Live), il montre en quoi la méthode de Caussin, dans ses Parallela, ressemble et diffère de celle de son prédécesseur Melchior Junius (« Les analyses de discours dans le livre XIII des Eloquentiae sacrae et humanae parallela », p. 221-268 – long ensemble suivi d’une riche annexe). Pour finir avec les Parallela, le maître d’œuvre de ces Actes, Sophie Conte, s’intéresse aux derniers livres. Caussin, bien inscrit dans l’histoire de la rhétorique de la Renaissance, suit le mouvement propre à la rhétorique sacrée depuis ses débuts, qui assimile et adapte à ses fins l’héritage antique. Cette rhétorique sacrée, présente de manière diverse dans tout l’ouvrage de Caussin, est l’objet essentiel des trois derniers livres, dont S. Conte analyse l’économie ; le portrait de Jean Chrysostome, figure de l’orateur idéal, brossé à la fin de l’ouvrage par Caussin, « exprime la quintessence de sa conception de la rhétorique sacrée » (p. 23), qui s’appuie sur la rhétorique profane pour mieux la dépasser (« La rhétorique sacrée dans les Eloquentiae sacrae et humanae parallela », p. 269-298, avec un index des auteurs sacrés cités par Caussin). Florence Vuilleumier-Laurens se penche sur un aspect complémentaire des Parallela, voulu et développé par Caussin dans ses Electorum symbolorum et parabolarum historicarum syntagmata, suivis du Polyhistor symbolicus – ouvrage en deux parties écrites en 1618 et qui s’inscrit dans la tradition hiéroglyphique ; elle montre le lien entre la symbolique, la philosophie des images et l’éloquence épidictique (emploi des similitudes, par exemple). Dans ses œuvres oratoires mêmes, on retrouve la relation entre Caussin et la vogue de la littérature emblématique (« Éloquence épidictique et doctrine des images : des Eloquentiae parallela aux Electorum symbolorum et parabolarum historicarum syntagmata de Nicolas Caussin », p. 299-326). Ralph Dekoninck examine enfin les textes iconologiques de Caussin et dégage les enjeux théologiques et pratiques de cette pensée de l’image ; « traversée de part en part par la représentation » (p. 324), la spiritualité de Caussin – on le constate une fois de plus – est fort ouverte aux images et aux ressemblances (« Ad imaginem. Plaisir et connaissance dans la pensée iconologique de Nicolas Caussin », p. 317-325).

11Une bibliographie générale (chaque article est doté de sa bibliographie particulière) et un index nominum achèvent un volume dont on a pu apprécier la richesse. On aimerait que tous les colloques et leurs Actes témoignent de cette tenue et de cette réussite.

12Charles MAZOUER.

Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, Introduction, notes, glossaire, bibliographie et index par Joyce et Hubert Bost, Paris, Flammarion, « GF », 2007. Un vol. 18 × 10,8 cm de 610 p. 

13Le texte des Pensées diverses sur la comète a connu plusieurs remaniements, et l’un des enjeux du travail mené par Joyce et Hubert Bost tient au choix de la version éditée. En mars 1682 paraît la première édition de la Lettre sur les comètes, prétendument à Cologne chez Pierre Marteau, en réalité à Rotterdam chez Reiner Leers. Pierre Bayle est alors installé à Rotterdam depuis six mois, et tout jeune professeur de philosophie et d’histoire à l’École illustre de la ville. En septembre 1683, il fait paraître une deuxième édition très augmentée, sous le titre définitif de Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680. C’est cette seconde version qu’André Prat a choisi d’éditer en 1911-1912 (pour le premier tirage), qui a été mise à jour et revue par Pierre Rétat en 1984. En mars 1694, Pierre Bayle publie une Addition aux Pensées diverses, pour contrer les attaques diffamatoires dont il est l’objet de la part de Pierre Jurieu auprès du consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam. En septembre 1699, il fait paraître la troisième édition des Pensées diverses sur la comète, avec la deuxième édition de l’Addition aux Pensées diverses. Entre l’édition de 1683 et celle de 1699, Bayle a apporté des « améliorations formelles et stylistiques non négligeables » (39) qui justifieraient un choix éditorial. Ce n’est pourtant pas cette version qui est retenue ici, mais celle posthume de 1727, dans les Œuvres diverses : elle présente en effet l’avantage de faire des renvois à certains articles du Dictionnaire historique et critique. Un tel choix est tout à fait révélateur de l’approche des éditeurs, désireux d’offrir au public un ouvrage qui soit à la fois maniable et facile d’accès, et marqué au coin de la rigueur scientifique.

14Joyce et Hubert Bost offrent en introduction une présentation synthétique de l’ouvrage – sa genèse, son originalité littéraire et stylistique, ses principaux enjeux, sa postérité – tout en insistant sur son inscription dans une conjoncture historique et politique précise. L’intérêt majeur de leur approche réside dans le déplacement d’éclairage qu’elle opère de la stricte question de la superstition vers la question (toujours d’actualité) des mécanismes d’adhésion et de crédulité. Ce déplacement permet de mettre en évidence l’ampleur d’une pensée dont la complexité, les audaces et la charge polémique ne peuvent être véritablement saisies que dans l’examen de ses enjeux éthiques et politiques. Bayle est « captivé par l’hiatus entre les doctrines auxquelles les hommes disent adhérer ou les valeurs morales auxquelles ils prétendent souscrire et leurs comportements effectifs » (15). On soulignera, avec les éditeurs, l’originalité de sa démarche à l’égard de la religion en général et du christianisme en particulier.

15L’introduction est suivie par une « Architecture des Pensées diverses sur la comète » : le lecteur y trouvera résumés paragraphe par paragraphe les grands axes de l’argumentaire baylien. C’est d’autant plus utile que l’auteur est coutumier des digressions (62) et déguise sous une apparente nonchalance une grande rigueur de pensée. « Même lorsqu’il s’autorise de vastes détours, Bayle ne perd jamais de vue son objet » (25). Parmi les outils qui facilitent l’appréhension du texte, on mentionnera également un glossaire et une liste des noms de personnes cités dans les Pensées diverses avec, pour chaque entrée, une courte notice biographique. L’usage de l’astérisque permet de repérer facilement ceux qui par la suite ont fait l’objet d’un article du Dictionnaire historique et critique. Dans un même souci de clarté, le système de notes de Bayle est à la fois conservé et complété, le cas échéant, par des informations qui suivent la note originale figurant en bas de page. On saluera au passage le travail d’élucidation bibliographique mené de manière systématique par les éditeurs : c’est un éclairage précieux sur l’érudition baylienne. Aux quelque 550 notes rédigées par Bayle, viennent s’ajouter, toujours en bas de page, les renvois faits par les éditeurs des Œuvres diverses à certains articles du Dictionnaire historique et critique. Les notes des éditeurs Joyce et Hubert Bost sont rejetées en fin de texte : on y trouve un repérage succinct des différents états du texte, mais aussi des éclaircissements historiques ou bibliographiques, la traduction des citations, et des renvois internes ou à d’autres œuvres de Bayle qui facilitent l’appréhension d’un texte présenté dès l’introduction comme « la porte d’entrée de l’œuvre de Pierre Bayle » (7).

16On appréciera à sa juste valeur ce travail à l’érudition discrète mais sûre (voir la bibliographie), qui a su allier de main de maître « l’exactitude et l’accessibilité » (39).

17Isabelle MOREAU.

Delphine Denis (dir.), L’obscurité. Langage et herméneutique sous l’Ancien Régime, Louvain, Bruylant-Academia, 2007. Un vol. 15 × 21 cm de 250 p.

18L’ouvrage rassemble dix-huit articles regroupés en quatre parties.

19Une première partie, « Ancrages théoriques », réunit cinq articles :

20— de Dominique Maingueneau (« Clarté du texte, discours constituants et cadre herméneutique », qui aborde la solidarité conflictuelle du clair et de l’obscur dans l’interprétation) ;

21— de Delphine Denis (qui passe dans ses « Approches de l’obscurité au siècle classique » de l’obscurité comme « vice du style » à une « approche positive de l’obscurité ») ;

22— de Claire Badiou-Monferran (sa réflexion sur « l’obscur statut des noms propres » s’interroge sur la présence de ceux-ci dans des « dictionnaires » centrés cependant sur des noms communs) ;

23— de Stéphane Macé (dont le texte sur « l’obscurité et les théories rhétoriques de l’amplification » fait apparaître les bénéfices et les périls de celle-ci, entre l’ « explication » et l’ « enflure ») ;

24— et de Delphine Reguig-Naya sur « Port-Royal et la constitution d’une éthique de la clarté française » (c’est le sous-titre de l’article ; le titre « Idolâtrie et barbarie » suggère lui aussi la dimension morale et religieuse de ces accusations d’obscurité inspirées par les « controverses »).

25La dernière partie, la quatrième : « Illustrer et commenter », fait pendant à la première et réfléchit sur l’exercice de l’herméneutique et de l’esprit critique pendant le règne de Louis XIV (avec le second article, celui d’Anna Arzoumanov, sur « les deux éditions à clef de Rabelais », et le quatrième, celui de Mathilde Bompart et Nicolas Schapira sur « les modalités de l’obscur dans la “Nouvelle allégorique” de Furetière ») ou avant (avec « Muret commentateur de Ronsard », à son tour commenté par Fabienne Dumontet) ou après (avec la réception de « Racine, au risque de la clarté française », au siècle des abbés éclairés, d’Olivet et Batteux, grâce à Gilles Siouffi, qui confronte à leurs jugements ses propres analyses) ; les Mémoires de Saint-Simon, envisagés par Juliette Nollez sous l’angle du « commentaire », se situant, comme on sait, aux confins de deux règnes.

26La première et la quatrième parties, qui comprennent chacune cinq études, encadrent, en vertu d’un chiasme non moins élégant que logique, une deuxième et une troisième parties à certains égards antithétiques, l’une intitulée « Mystères sacrés », l’autre, attachée aux équivoques, volontiers ludiques, de la littérature profane, sous le titre « La confusion des signes ». La rhétorique est donc à l’honneur jusque dans la « disposition » de ce beau volume.

27La deuxième partie envisage tour à tour :

28— la « Ténèbre obscure » des mystiques (grâce à l’article de Sophie Houdard : l’obscurité y apparaît successivement transcendante et suspecte) ;

29— le « paradoxe dans les Pensées » (Laurent Susini y distingue soigneusement deux types d’obscurité, celle du mystère et celle du paradoxe) ;

30— « l’obscurité des psaumes » (affirmée ou contestée selon les traducteurs et les commentateurs, comme le montre Claire Fourquet) ;

31— et le « sermon » (où il faut « parler pour être entendu », rappelle Sophie Hache, et cela ne va pas de soi).

32La troisième partie aborde à la fois :

33— « Les jeux de l’incognu » de 1630, « objet énigmatique » d’un « auteur inconnu » (ce qui n’empêche pas Claudine Nédelec de sonder hardiment l’énigme) ;

34— « La Précieuse » de Michel de Pure, en même temps, nous dit Myriam Dufour-Maître, « texte galant et critique de la galanterie » ;

35— « l’art de connoistre les cœurs par le mouvement du visage », auquel Roxane Roy s’est initiée par ses lectures critiques de nouvelles françaises ;

36— et « les énigmes du Mercure galant », qu’explore Sara Harvey en confrontant exemples et traités.

37Delphine Denis, dans sa présentation, relève le caractère frontalier, oxymorique, de l’ « éclat », entre clarté et obscurité, lumineux peut-être, ou peut-être aveuglant. Si nous envisagions le sujet sous l’angle de ses potentialités oxymoriques, nous serions tenté de l’axer sur deux métaphores centrales et, à certains égards, antithétiques. Car, d’un côté, le « soleil », au premier abord, éclaire, mais pour ensuite plus d’une fois éblouir. Et, inversement, le « voile », en premier lieu, cache, mais assez souvent, en réalité, pour ensuite laisser voir. Nos dix-neuf critiques de l’ « obscurité » ne recourent pas eux-mêmes à la métaphore du soleil, mais volontiers, en revanche, à celle du voile (sous les plumes de Delphine Denis, Stéphane Macé, Laurent Susini et Myriam Dufour-Maître). Il y a là une sorte d’osmose entre le discours critique et son objet.

38Toutes ces études font parfaitement ressortir la double dépendance de l’obscurité, vis-à-vis du contexte, d’une part, de la représentation anticipée des destinataires et de la réception des œuvres, d’autre part. Cette double dépendance fait l’objet de la réflexion préalable de Dominique Maingueneau. Les articles soulignent aussi, plus particulièrement certains d’entre eux, les liens de l’obscurité avec des notions connexes comme le « désordre » (par exemple, dans le « grotesque ») ou la « distinction » (qu’il s’agisse de la pratique pascalienne du distinguo ou du « mécanisme de la distinction », à l’œuvre, sur un plan socioculturel, chez Michel de Pure) ou avec des notions subsidiaires, mais importantes, comme la « finesse », la « profondeur », appliquées à la fois au sujet et à l’objet, et ambivalentes, comme en témoigne le « profond artifice » de Campistron selon Saint-Simon, à côté du « sens profond » de l’Écriture sainte selon Louis de Grenade. En revanche, les limites du volume imposaient de ne faire apparaître qu’en filigrane la dimension comparatiste du sujet (avec quelques références marginales à Gracián, Tesauro, Jean de la Croix) et sa dimension interdisciplinaire (avec quelques allusions au droit, à l’optique et à la critique d’art, mais Roger de Piles et Félibien ne sont pas abordés) et de le centrer nettement sur le XVIIe siècle, même s’il prend son sens dans le cadre plus large des derniers siècles de l’ « Ancien Régime », expression qui figure dans le titre de l’ensemble.

39Tel qu’il est, dense, précis, cohérent, cet ouvrage offre un très précieux éclairage non seulement, bien sûr, aux spécialistes, mais aussi à tous les « honnêtes gens » qu’intéresse la littérature française du XVIIe siècle.

40Alain FAUDEMAY.

Jean-Jacques Olier, L’âme cristal, Des attributs divins en nous, édité, présenté et annoté par Mariel Mazzocco, Paris, Le Seuil, 2008, 337 p.

41La plupart des écrits de Jean-Jacques Olier, auteur pléthorique, sont restés méconnus, faute d’avoir été publiés, en raison de l’antimysticisme qui sévissait alors. Cet écrit mystique inédit fournit l’occasion de mieux connaître la pensée du fondateur du séminaire de Saint-Sulpice dont le mysticisme a parfois interpellé. Henri Brémond lui-même, dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France, essuya de violentes critiques lorsqu’il brossa le portrait du fondateur et mit en lumière les troubles psychiques qui l’affectaient, contraires à la vulgate hagiographique... Mariel Mazzocco retrace dans la préface le contexte spirituel de ce premier XVIIe siècle et rappelle les éléments biographiques nécessaires pour introduire cet ouvrage dans la pensée sulpicienne.

42Cette heureuse initiative restitue à la pensée mystique du XVIIe siècle l’un de ces admirables traités sur la problématique de l’amour pur de Dieu et de l’amour-propre de l’homme, dans la droite ligne de Charles de Condren, François de Sales, Pierre de Bérulle auxquels il faudrait ajouter toute l’école, moins connue, de la spiritualité franciscaine. Problématique également à replacer dans le conflit qui oppose jésuites et jansénistes, à ce sujet, puisque l’ouvrage aurait été rédigé entre 1654 et 1656. Le glas sulpicien rappelle à l’homme Narcisse, sujet aux passions, aux émotions, aux affects et aux désirs concupiscents, sa condition pécheresse. Mais loin d’une affliction performative, Olier invite à subsumer ses instincts corporels, à se dévêtir de ses oripeaux humains sensibles, pour sublimer la créature dans une union avec la divinité qui « se baise en l’homme ». Aussi décrit-il la méthode pour prier Dieu et se vêtir des attributs divins dans une transfiguration de l’humaine condition blessée. « Il faut beaucoup tendre à cette union secrète et divine qui met en nous notre Dieu et nous pénètre de lui, nous faisant tous parfaits en lui » (p. 68).

43Olier structure son ouvrage sur un schéma récurrent : l’explication d’un attribut divin, la manière dont Dieu l’imprime en nous et quels sont les moyens pour l’homme d’y parvenir. L’existence de Dieu, son unité, sa vérité, sa perfection, son infinité, sa simplicité, sa sainteté, sa grandeur, son immensité, son éternité, sa science, son amour, sa conformité, sa bonté, sa justice et sa force, autant d’attributs divins qui fonctionnent à la manière de thériaques, administrés à l’âme. Encore faut-il qu’elle s’anéantisse et recherche l’abnégation, voire la haine de soi pour se laisser pénétrer d’un Dieu d’amour et cautériser ses viles passions : « Il faut que l’âme soit morte non seulement à toute affection sensible, mais même à toute vue, tous regards et curiosités de la nature ; il faut être dénué de ses sens » (p. 126). À cette mort sensible, à ce renoncement de l’esseulement égocentrique « du nous en nous », c’est-à-dire l’amour-propre, répond l’amour holistique de Dieu qui nous communique la perfection de ses attributs et inonde l’être de son amour. S’il y a « chaos entre Dieu et la créature grossière », Dieu imprime en l’âme anéantie ses attributs comme sur une cire dans une passivité qui se peut agissante. Son écriture métaphorique a souci de promouvoir des images didactiques, aptes à concevoir cette âme assoiffée qui « aimera comme un soleil échaufferait au travers d’un cristal, de même que le feu qui brûlerait au travers du feu et bois ardant et allumé » (p. 240) ou comme l’éponge dont les cavités se remplissent, sitôt jetée dans l’eau. Cette aspiration déiforme d’un homme appelé à la transcendance, résonne avec insistance : « Il nous absorbera, il nous consommera, nous abîmera et nous anéantira tous en lui. Nous ne serons plus des dieux, mais un Dieu ». Si la mystique rhéno-flamande lui inspire cet amour néantiste, il s’inscrit dans la veine de ces mystiques de l’amour de Dieu auquel la créature doit aspirer : saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d’Avila, Diègue de Stella, Jean-Pierre Camus, Laurent de Paris, François de Sales, Yves de Paris, Fonseca et bien d’autres. La dimension politique n’est pas exempte de ce traité où, à propos de la grandeur de Dieu, l’auteur condamne le règne des rois bibliques qui ne représentent plus la sagesse et la vertu divine, comme à l’époque du roi Gédéon : « [Les rois] venant à régner sur eux, ne marquaient plus de la grandeur de Dieu que le pouvoir absolu » (p. 192-193). Regrets à peine déguisés d’Olier à propos d’une monarchie ludovicienne qui exprimerait moins les desseins de Dieu que ceux d’un roi, d’une gloire toute terrestre. Un an après ce traité, la publication de son Catéchisme chrétien pour la vie intérieure en 1657 reprend certains thèmes, ici abordés, qui rappellent combien l’homme n’est rien sans Dieu : « Qu’il est beau de voir des yeux morts à eux-mêmes et à leur amour-propre, morts à toute curiosité et à toute recherche inutile » (p. 204), ces yeux deviennent alors « des flambeaux d’amour divin » (p. 205).

44Une source très utile, en somme, pour l’histoire de la spiritualité religieuse qui méritera des recherches plus approfondies sur l’influence des mystiques.

45Yann RODIER.

Antoine Follain, Le village sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2008, 609 p.

46Depuis l’ouvrage éponyme d’Albert Babeau publié en 1878, les grandes synthèses sur le village à l’époque moderne ont été rares. Le village sous l’Ancien Régime d’Antoine Follain, professeur d’histoire moderne à l’Université Marc-Bloch de Strasbourg, représente une somme sur l’histoire rurale française, au travers de sa composante essentielle, le village, et ce qui en fait son essence et sa force : la communauté villageoise. Cet ouvrage se compose de 12 chapitres, d’un index des noms des bourgs et des villages cités ainsi que de 12 pages de documents iconographiques.

47Fruit de nombreuses années d’investigations, grande synthèse de thèmes et de travaux exposés au cours de plusieurs colloques, s’appuyant sur un « roc bibliographique » (50 pages de bibliographie, 94 pages de notes) comme le souligne Jean-Marc Moriceau dans sa préface (p. II), ce livre remet en perspective nombre de questions sur la France rurale à l’époque moderne. Il donne un « éclairage national » du village, principalement des années 1450 aux années 1780. L’observatoire initial est la structure villageoise de la haute Normandie, où les sphères religieuses et civiles étaient particulièrement imbriquées. À partir de cette région, l’auteur a trouvé des cas d’étude particuliers qui lui ont permis de s’interroger sur d’autres régions (l’Anjou, la Bretagne, l’Auvergne) et ainsi élargir ses recherches et ses conclusions. Pour chaque zone géographique, la problématique de l’auteur consiste à analyser comment la cellule fondamentale de la France préindustrielle a fonctionné et comment elle s’est développée. Il s’agit donc pour l’auteur de saisir la communauté rurale dans son dynamisme, « en action et en situation ». Les années 1500-1650 sont privilégiées car souvent négligées par la recherche historique.

48Dans le premier chapitre, l’auteur propose une historiographie du village sous l’Ancien Régime. Il montre à la fois que les historiens ont souvent eu tendance à porter leur attention sur la féodalité au sein des villages et que nombre d’études se sont concentrées sur le dernier siècle de l’Ancien Régime au détriment des deux précédents. Dans le deuxième chapitre, il est question de l’exemple normand. L’auteur analyse les forces et les faiblesses des communautés rurales. Il montre que la différenciation au sein de celles-ci tenait surtout à l’impôt royal. Les chapitres suivants (III à X) sont un cheminement au cœur des villages qui commence avec « les éléments constitutifs de l’esprit de localité » (l’habitat, la forme des villages, les structures communautaires...). Antoine Follain montre ensuite que la paroisse normande était un système complet de relations sociales à travers l’analyse des processions, des festivités, des rivalités, des déviances et des pratiques magiques. Il développe ensuite la question des usages et des biens communaux. Il poursuit son parcours en montrant que l’aspect communal en Normandie fut important à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les assemblées de village constituèrent en effet un gouvernement local dont les modalités de convocation et les lieux de réunion sont analysés. On constate que le seigneur ne fut en fait pas si présent que cela, quand bien même put-on assister à une certaine reprise en main seigneuriale durant cette période. Les années passant, le village eut une vie politique riche, préfiguration de la France des communes sous la IIIe République. La vie politique était intense, les assemblées fréquentes. Le rôle des officiers de village (le marguillier, le syndic) est étudié très en détail. L’auteur s’interroge pour savoir si les villages étaient bien gouvernés. Il montre que les collecteurs ne furent peut-être pas toujours à la hauteur de leur mission et qu’on assista à une certaine dérive oligarchique des paroisses. De la représentation à la gestion, le rôle des officiers du village était souvent difficile, d’autant plus quand la corruption n’était pas rare. On savait que les communautés furent sous une tutelle financière et un contrôle administratif grandissants. Le rôle de l’intendant de police, justice et finances fut essentiel comme « protecteur des communautés ». Dans le chapitre XI, c’est donc la place de l’État dans les villages qui est étudiée. Toutefois, dans un royaume où l’appréhension de la distance-temps n’était pas la même qu’aujourd’hui, où l’horizon d’un habitant de village se limitait au plus à cinq lieues autour de son habitation, l’administration s’avéra défaillante de manière générale. Ainsi, les subdélégués ne pouvaient pas toujours suppléer les relais locaux. Enfin, dans le dernier chapitre, Antoine Follain analyse la « municipalisation des villages », notamment au travers de la réforme municipale de Laverdy, qui ne fonctionna pas vraiment. Quant à la réforme de 1787, elle eut « encore et toujours des préoccupations fiscales. » Entre « résister et collaborer » (p. 417), les communautés villageoises n’eurent pas vraiment le choix, tant elles furent bousculées par un État avide de contrôle administratif et fiscal sur l’ensemble du territoire, depuis notamment les réformes de Colbert.

49Ce livre refuse donc les simplifications et les généralisations. Il s’appuie sur des travaux et des références nombreuses. Les aspects traités sont parfois techniques mais essentiels pour mieux comprendre le fonctionnement des villages. Les analyses sont nuancées et précises. Une fois la lecture achevée, l’historien, le chercheur, le lecteur intéressé par l’histoire rurale aura un panorama que l’on oserait qualifier de complet sur les situations des communautés rurales dans la France de l’Ancien Régime.

50Simon SURREAUX.

Benoist Pierre, Le Père Joseph. L’Éminence grise de Richelieu, Paris, Perrin, 2007. Un vol. 15,2 cm × 24 cm de 476 p.

51Déjà connu pour ses travaux sur les feuillants, Benoist Pierre livre ici un fort bel ouvrage consacré à une figure fameuse de l’époque baroque, François Le Clerc du Tremblay (1577-1638), en religion le P. Joseph de Paris. Une littérature considérable était déjà consacrée à ce personnage dont l’activité inlassable a stimulé les imaginations, mais B. Pierre a réussi à renouveler le sujet grâce au dépouillement de sources peu fréquentées, des actes notariés (pour la jeunesse), les lettres du P. Joseph aux calvairiennes d’Angers, les fonds des capucins de Paris, les correspondances diplomatiques et la littérature imprimée.

52L’étude débute par une présentation des premières années de François Le Clerc du Tremblay ( « Fuir les divisions du monde (1577-1599) » ), qui éclaire habilement les conditions de sa vocation religieuse. L’homme appartenait à une famille de notables parisiens. Son père, Jean, était président aux requêtes du Parlement, et sa mère, Marie Mottier de La Fayette, descendait d’une maison de noblesse militaire, dont certains membres, comme son propre père, avait rejoint la Réforme. Issu d’un milieu situé à la croisée de la robe et de l’épée, foncièrement catholique mais avec une ascendance protestante du côté maternel, François se consacra d’abord aux études, se passionnant pour les livres. À la mort de sa mère, en 1587, la famille se retira sur la seigneurie du Tremblay, près de Montfort-l’Amaury, et ce n’est qu’en 1594 qu’il put revenir à Paris pour poursuivre ses études. L’année suivante, il entrait dans la fameuse académie équestre de Pluvinel, avant de voyager en Italie et en Allemagne. À 20 ans, il était prêt à se consacrer aux armes et participait au siège d’Amiens. Cette expérience le marqua profondément, mais son engagement allait être celui d’un soldat de Dieu. Renonçant à la vie militaire, il décida de rejoindre les capucins, sur le conseil de son directeur de conscience, André Duval, et de Pierre de Bérulle. Il rencontra aussi Benoît de Canfield, et il est probable qu’il ait lu La règle de perfection, le grand ouvrage du capucin anglais. François était convaincu que la vie dans le monde le conduirait à sa perte car il y serait soumis aux tentations du diable. Pendant plusieurs semaines, au cours de l’hiver de 1598-1599, il jeûna et se confessa régulièrement, puis il abandonna ses biens et, le 2 février, il était enregistré au noviciat des capucins d’Orléans.

53Désormais connu sous le nom de P. Joseph de Paris, François Le Clerc du Tremblay s’engagea dans la voie de la reconquête de l’unité religieuse. La seconde partie ( « Retrouver l’unité du monde (1600-1624) » ) évoque l’ascension du personnage parmi les frères des Anges, chez lesquels il devint supérieur de la province de Touraine, mais on en apprend finalement assez peu sur son action à ce poste. Il encouragea également le développement des Filles du Calvaire, fondées par Antoinette d’Orléans en 1611, et son attachement au nouvel ordre allait être très fort. Il donnait aux moniales en moyenne un prône tous les quinze jours et il leur écrivit plus d’un millier de lettres, les engageant à prier pour l’éradication de l’hérésie et pour le succès des armées catholiques. B. Pierre insiste sur les rêves de croisade du personnage, qui soutenait le projet du duc de Nevers de créer une Milice chrétienne chargée de la reconquête de l’Europe orientale et de la libération des Lieux saints. Mais il fallait aussi retrouver l’unité confessionnelle à l’intérieur du royaume. L’auteur ne s’appesantit guère sur le travail missionnaire du capucin, mais il le montre en action, à la suite des armées royales en 1621, dénonçant les huguenots comme des rebelles criminels de lèse-majesté qu’il fallait ramener à l’obéissance par les armes, avant de les faire rentrer dans le giron de l’Église par la prédication.

54En 1624, l’engagement du P. Joseph changea de nature, car il entra au service de Richelieu ( « Servir le roi pour la gloire de Dieu (1624-1638) » ). Grâce aux relations tissées au sein de son ordre et à ses contacts avec les représentants du Saint-Siège, il put jouer un rôle de négociateur à l’occasion du règlement de l’affaire de la Valteline en 1624-1625, puis lors du conflit pour la succession de Mantoue (1629-1630). Il n’hésitait pas à agir parfois de son propre chef, alors qu’il ne remplissait qu’une fonction officieuse. Ainsi, en octobre 1630, il négocia une paix avec l’empereur pour faire contrepoids à la puissance espagnole, ce que le cardinal ne lui avait pas demandé. Bien qu’il ait été désavoué, cette désobéissance ne lui valut pas la disgrâce et, à partir de l’année suivante, il devait même faire figure de « véritable conseiller politique de Richelieu ». Collecteur d’informations, rédacteur de mémoires, épistolier, le P. Joseph travaillait sans relâche pour le service du roi qu’il identifiait à celui du Tout-Puissant. L’établissement de la gloire du Très-Chrétien s’apparentait donc à un acte de foi. En 1636, le capucin n’hésita pas à utiliser les dons visionnaires d’une de ses calvairiennes, Anne de Jésus-Crucifié, pour galvaniser l’énergie des soldats français qui parvinrent à repousser les Espagnols alors que la situation paraissait désespérée. Ses détracteurs le dénonçaient cependant comme une figure hallucinée à l’influence malfaisante, comme un « visionnaire chimérique » aux « pensées extraordinaires », pour reprendre les mots du marquis de Brézé.

55Nourri de très nombreuses citations, qui donnent un accès direct au « système mystico-apostolique » du P. Joseph, cet ouvrage s’impose comme une contribution importante à l’analyse de la construction idéologique de l’État au lendemain des guerres de Religion. Il montre, de façon très concrète, comment la figure du roi dévot a été exaltée comme une incarnation de l’unité théologico-politique. B. Pierre peut ainsi soutenir qu’on assista à une « autonomisation religieuse du politique » à l’aube du Grand Siècle. L’intérêt du prince, plutôt que la raison d’État, acquérait une dimension transcendante qui dépassait les divergences confessionnelles, mais l’idéal restait bien le retour à une vraie concorde spirituelle.

56Nicolas LE ROUX.

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