Notes
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La Grande Mademoiselle mémorialiste. Une autobiographie dans le temps, Genève, Droz, 1989.
Alain Mercier, Le Tombeau de la mélancolie. Littérature et facétie sous Louis XIII. Avec une bibliographie critique des éditions facétieuses parues de 1610 à 1643, Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », no 63, 2005, 2 vol. de 16,5 cm × 24 cm, t. I (p. 1-400), t. II (p. 401-1553).
1Sous un titre emprunté à un de ces ouvrages facétieux qu’il recense, Alain Mercier édite ici une « version considérablement modifiée, corrigée et augmentée » (II, p. 402) de sa Littérature facétieuse sous Louis XIII, 1610-1643, une bibliographie critique (Genève, Droz, 1991). Cette bibliographie occupe tout le tome II, tandis que le tome I offre une analyse de ce vaste corpus de « monologues, dialogues, énumérations, nouvelles, anecdotes, parodies, allégories ou pastiches destinés à faire rire ou sourire [...]. Compositions multiples, majoritairement anonymes et brèves. S’imposaient aussi quelques volumes denses. Au premier chef bien sûr, les œuvres d’auteurs facétieux patentés. Puis des compilations anonymes d’histoires drôles et divers florilèges de nouvelles d’esprit renaissant et picaresque. Ou encore, les rééditions d’ouvrages facétieux de la Renaissance, agrégées à l’inventaire pour gage du succès persistant de leurs auteurs » (p. 15). Plus quelques chansons à rire. C’est dire l’hétéroclisme de la liste, heureusement en accord avec la chose même... Car entre chronique railleuse de l’actualité et vieux fonds carnavalesque et bouffon, types populaires et farceurs célèbres, entre comique, satirique et (un peu) polémique, entre truculence triviale et artifices mythologiques, la facétie est chose hybride, polymorphe, bigarrée/bizarre, donnant qui plus est à goûter une langue « dans tous ses états », entre jargons savants, parlers « populaires » et galimatias...
2Il faut saluer le travail extrêmement précis et rigoureux de bibliographie matérielle, pour ces opuscules souvent rares, travail fort utile pour les bibliothécaires, bibliophiles et bibliomanes – dont la passion a permis, aux siècles anciens, de sauver ces « rogatons » (le mot est de C. Sorel, qui en commit quelques-uns). De plus, pour nous « faire partager le charme et l’intérêt de textes souvent méconnus, oubliés et dédaignés » (p. 16), l’auteur, et ce n’est pas un de ses moindres mérites, a volontairement truffé ses deux volumes de citations (parfois in extenso, et toujours dans la plus grande fidélité textuelle) des différentes espèces de cette littérature (qui songerait aujourd’hui à lui dénier ce titre ?), et de fac-similés des gravures qui les ornent (on oublie trop qu’au XVIIe siècle, texte et « image » vont très souvent de pair).
3Le tome I se divise en six sections. La première (p. 19-50) constitue une synthèse historique qui retrace ce que cette production doit au courant facétieux depuis le Moyen Âge tardif jusqu’à la fin du XVIe siècle (de Rabelais aux recueils à rire). La seconde (p. 51-128) décrit très précisément les caractères physiques du livre facétieux imprimé sous Louis XIII (on notera l’importance des stratégies autour du « titre », accroche nécessaire, quitte à tricher sur le contenu...). La troisième (p. 129-246) « propose un panorama typologique destiné à illustrer le polymorphisme de la facétie et les connivences qu’elle entretient parfois avec d’autres courants ou genres, tels que la préciosité ou le roman picaresque » (p. 15). Je noterai particulièrement la présence forte d’un « politique » (au sens large : textes judiciaires, testaments, règles de confréries, privilèges et ordonnances...) travesti et parodié, qui hérite de La Satire ménippée, et peut-être bien prépare en sous-main les mazarinades. La quatrième (p. 247-288) évoque les grandes figures du corpus – auteurs ou acteurs, car les anonymes, et les signatures par types (Maître Guillaume, Tabarin, les farceurs de l’Hôtel de Bourgogne) sont nombreux. Enfin, cette production est replacée (« Une société dans son miroir. Histoire et mentalités au crible de la facétie », p. 289-400) dans son contexte sociopolitique, avec en politique quelques « stars » (Concini, Luynes, les jésuites et les réformés) et quelques événements vedettes (les États généraux de 1614, la paulette) ; sur le plan social, on note les cibles traditionnelles (les financiers, les femmes, la vie chère...), et cette sorte de chef-d’œuvre que sont Les Caquets de l’accouchée. Mais il ne s’agit pas là de polémiquer ou de révolutionner : plutôt d’exorciser par la dérision les hantises d’un temps difficile.
4Un tel plan n’évite pas quelques redites – mais ce n’est pas grave, tant l’information est riche, utile et plaisante à la fois.
5On peut cependant s’interroger sur quelques points. Pourquoi dire que la « Bibliothèque bleue » n’existe vraiment qu’au XVIIIe siècle (p. 72, 74) ? Les ouvrages de L. Andries, G. Bollème, P. Brochon, R. Mandrou et le catalogue d’A. Morin la montrent très vivante dès le début du XVIIe siècle, et accueillante aux ouvrages facétieux. Car l’argument qui oppose « facéties éphémères » et corpus du colportage (p. 74) ne vaut pas vraiment. Il y a bien, dans le corpus facétieux, des ouvrages à longue vie éditoriale, ou du moins offrant de multiples rééditions, qu’il s’agisse de l’héritage gothique, ou de nouveautés à succès : ainsi du Jargon, ou langage de l’argot réformé (cité p. 879), dont la première édition conservée est parisienne (chez la Veuve du Carroy, un des éditeurs spécialisés de la facétie, p. 78), mais très probablement sur un modèle provincial, et qui resta un best-seller de la Bibliothèque bleue au cours des XVIIe et XVIIIe siècles.
6J’approuve la méfiance d’A. Mercier envers les attributions « à tous crins » (p. 86, p. 91). Mais encore faudrait-il signaler, fût-ce pour les contester, certaines attributions traditionnelles, dont toutes ne sont pas infondées, parce qu’elles permettent encore davantage de réfléchir aux liens entre culture lettrée et culture « populaire », et à ces « coïncidences littéraires » décrites p. 218-243. Ainsi, il faut probablement attribuer à Mathieu de Morgues, talentueux pamphlétaire à l’occasion facétieux, la Satyre d’Estat. Harangue faicte par le maistre du bureau d’addresse à son Éminence le cardinal de Richelieu (p. 1314), dont le titre me semble évoquer La Satyre ménippée, puisque ce texte est repris dans le recueil (qui mêle facéties et textes « sérieux ») intitulé L’Ambassadeur chimérique ou le chercheur de duppes du cardinal de Richelieu (1635). Outre Cramail (p. 282-283, etc.), un auteur mériterait davantage d’attention, d’autant qu’il lui est lié : Charles Sorel, qui fut son secrétaire, et qui mentionne dans le Francion son intérêt pour cette production littéraire (p. 102). Sorel rend responsable d’une partie du Francion un certain Moulinet, auteur des Facétieux devis et plaisants contes (p. 94). Lui sont attribués divers gazettes ou courriers parodiques, dont Le Courrier véritable ( « Du Bureau des Postes estably pour les nouvelles heterogenées le dernier jour d’avril 1632 » ), qui fut repris dans deux recueils, le Nouveau recueil des pieces les plus agreables de ce temps, ensuite des Jeux de l’Inconnû (1644), et le Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps (1650) – recueils que Sorel avoue, et qui replacent cette production dans le cadre des variétés « galantes ». On y trouve aussi (en 1644) le Récit mémorable du siège de la ville de Pectus par le prince Rhuma, qui semble bien être le même que la Gazette enrhumée ici citée (p. 813-814, et p. 1003-1004). Enfin, Sorel semble bien avouer aussi, au détour d’un passage de La Science universelle (mentionnant « un livre de Songes & de Visions qui est plein de descriptions agreables »), Les Visions admirables du pèlerin de Parnasse (p. 230, p. 1416-1421), dont par ailleurs le titre évoque celles de Francisco de Quevedo. Et pourquoi ne pas mentionner, dans l’ordre des parodies judiciaires, le Rôle des présentations aux grands jours de l’éloquence française (1634), texte important de la querelle des dictionnaires, dont il reprend des passages dans le Discours sur l’Academie françoise, qu’il signe ?
7Mais ce ne sont qu’incitations à poursuivre et à compléter l’enquête, vouée à ne pouvoir jamais être exhaustive, comme le dit bien l’auteur. Savourons en attendant notre plaisir à découvrir l’une ou l’autre « facetie bien ordonnee, qui picque sus la langue, ou qui prend incontinent les gens par le nés » (Les Dialogues de Tahureau, p. 37). Et ajoutons à la liste, pour le plaisir justement, le Testament du père Garasse (1626) : « Je donne mes rencontres mes faceties mes brocards allusions contrepeteries, qui sont dans mon livre de la doctrine curieuse, à Tabarin ou à Padelle, pour s’en servir sur le Theatre & recreer les Parisiens. »
8Claudine NéDéLEC.
Le Temps des beaux sermons, textes réunis par Jean-Pierre Landry, Cahiers du Gadges, no 3, Genève, Droz, 2006, 1 vol. de 294 p., 16 × 24 cm.
9Les actes du colloque tenu à Lyon sur l’éloquence religieuse au XVIIe siècle nourrissent un projet ambitieux et permettent de nuancer bien des idées reçues. Outre la variété des genres convoqués (oraisons funèbres, sermons, panégyriques) et des auteurs abordés (Bossuet, saint François de Sales, Fénelon mais aussi Bourdaloue, Mascaron, Du Perron, Le Faucheur), ce recueil confronte des approches critiques différentes contribuant à dresser un panorama complet et riche des débats et des différentes pratiques de la prédication au lendemain de la Réforme : études génétiques, études historiques consacrées notamment aux querelles de la prédication, études thématiques, rhétoriques et stylistiques...
10L’une des surprises de ce recueil est la part accordée, à côté de la prédication catholique, à l’éloquence protestante, souvent négligée dans les études consacrées à l’éloquence de la chaire et présentée ici dans deux communications complémentaires. Le risque d’un tel projet était l’éclatement : au contraire, on constate des rapprochements, des consensus parfois troublants entre des confessions opposées ; mais surtout le recueil permet de faire surgir un certain nombre de questions de vaste ampleur, comme le souligne d’ailleurs Pierre Servet dans la riche synthèse qu’il propose en clôture de l’ouvrage.
11Nicolas Laurent distingue, en introduction de son article, rhétorique et stylistique. La rhétorique dépend pour lui d’un « paradigme communicationnel » : il s’agit de questionner les modalités de communication entre un énonciateur et son destinataire. La stylistique, en revanche, interroge le rapport entre l’énonciateur et son objet, son référent. Son enjeu réside dans la représentation. Toutes les communications présentées ici affrontent d’une manière ou d’une autre la question complexe et essentielle du rapport entre rhétorique, stylistique et christianisme. L’exigence d’efficacité ne risque-t-elle pas de trahir le message chrétien ?
12La méfiance, voire le rejet de la rhétorique est un lieu commun de la prédication chrétienne. Les protestants n’hésitent pas, comme le montre Cinthia Meli, à comparer le prédicateur catholique à un bateleur, seulement animé par le désir de séduire et d’amuser l’auditoire. En réaction contre une éloquence catholique jugée décadente, la prédication réformée, étudiée par Julien Gœury fait de la « simplicité » un idéal stylistique et spirituel, au risque d’ôter au sermon toute valeur littéraire. Mais cette simplicité n’est pas l’apanage de la prédication protestante. Saint Paul apparaît, selon Laurent Susini, comme la figure exemplaire qui incarne cette simplicité efficace à laquelle doivent tendre les orateurs chrétiens. Cette simplicité est-elle une négation de la rhétorique ? La prédication nécessite-t-elle le déploiement d’une technique ? Pour François de Sales, comme le montre Patrick Laudet en conclusion de son étude sur la figure de l’épouse, la prédication n’est guère un art difficile dans la mesure où « deux mots d’amour suffisent ».
13La question de l’énonciation est bien sûr au cœur des débats et des pratiques. Que ce soit chez les catholiques ou chez les protestants, l’effacement énonciatif est pensé comme un absolu. La parole du prédicateur doit se taire devant la parole de Dieu. Ghislaine Sicard-Arpin, appuyant ses analyses sur les prédications de Pierre Du Bosc et de Jean Claude, montre que le sermon protestant est tout entier déterminé par les Écritures. La parole du prédicateur s’efface devant les Écritures ou devant la parole divine qu’elle intériorise et qu’elle réactive. C’est d’ailleurs cette exigence d’une « disparition élocutoire » qui rapproche la prédication bossuétiste de la poésie mallarméenne comparées par Laurent Thirouin. Pourtant, Nicolas Laurent, dans une étude stylistique et rhétorique très minutieuse, constate que l’énonciation est parfois exhibée, théâtralisée dans les sermons. Bien plus, l’image que le prédicateur donne de lui-même dans son discours joue également un rôle décisif pour entraîner l’adhésion : c’est ainsi que l’on peut comprendre à la suite de Violaine Géraud la mise en scène intradiscursive de l’ethos fénelonien de la douceur ou l’ethos sévère de Bossuet.
14Et il est vrai que les prédicateurs sont soucieux de réfléchir aux moyens d’emporter l’adhésion : l’efficacité exige que les prédicateurs composent avec leur auditoire. Les analyses stylistiques menées par Stéphane Macé montrent que l’écriture de Mascaron qui recourt aux procédés de la surenchère et du contraste est tout entière animée par la recherche de l’expressivité. La prédication repose sur un difficile équilibre entre le devoir de prendre en compte l’auditoire et la défiance vis-à-vis de ce que l’évêque de Meaux appelle « les fausses couleurs de la rhétorique ». C’est cet équilibre que tentent de maintenir Bossuet à travers l’usage d’une rhétorique des passions (Sabine Gruffat), ou Le Faucheur qui cherche à mettre en œuvre une actio animée et pathétique sans tomber dans les excès de l’histrionisme. La querelle de la prédication retracée par Aurélien Hupé révèle la préoccupation de définir une rhétorique légitime.
15L’ouvrage affronte enfin la question complexe de la dimension littéraire du sermon. Julien Gœury souligne que l’oubli par la critique de la prédication réformée s’explique en partie par le dépouillement formel des œuvres oratoires. Mais plus fondamentalement, y a-t-il une place dans la prédication pour une voix personnelle ? Anne Régent, en se proposant d’interroger l’imaginaire bossuétiste à travers les deux métaphores de la geôle et de l’habit, souligne qu’il est difficile de distinguer ce qui, dans le discours de Bossuet, relève d’une topique ou bien d’une expression personnelle. Bossuet, par ailleurs, comme bon nombre de prédicateurs, rejette toute « idiosyncrasie » et se définit lui-même comme un « imitateur », un « paraphraste ».
16Quelle est par ailleurs la part du travail du style dans les sermons ? Marie-Hélène Prat a mis en valeur les étapes qui ont conduit Du Perron, dans ses réécritures successives de l’Oraison funèbre de Ronsard, à une simplicité formelle qui apparaît ici, paradoxalement, comme le fruit d’un travail d’écriture et d’une ouverture de l’écrivain aux débats esthétiques de son temps. Elle montre par ailleurs comment la réflexion chrétienne sur la simplicité fut réinvestie dans la réflexion littéraire du XVIIe siècle. Le champ du religieux et le champ du littéraire, loin de s’exclure, se pénètrent l’un l’autre.
17Ainsi ces textes réunis par Jean-Pierre Landry, qui s’inscrivent dans le renouveau des études sur la rhétorique chrétienne, apportent des pistes de réflexion stimulantes. Mais le recueil, en faisant la part belle à l’énonciation, a négligé l’auditoire : on aurait aimé en effet des études plus sociologiques sur le public pour compléter le tableau proposé de ce « temps des beaux sermons ».
18Pauline CHADUC.
Bossuet, textes rassemblés par Stéphane Macé, Dijon, L’Échelle de Jacob, « La Toison d’Or », 2004, 1 vol. de 122 p., 15,2 × 22 cm.
20Les textes réunis par S. Macé, dans le volume sobrement intitulé Bossuet, contribuent très largement, ainsi qu’il le rappelle dans l’avant-propos de cet ouvrage, à témoigner de la revitalisation des études consacrées à l’évêque de Meaux, et insufflées par la date anniversaire du tricentenaire de son décès. Quoique majoritairement consacrées aux Œuvres oratoires, les contributions de ce volume ne délaissent pour autant ni les autres œuvres de Bossuet, ni les approches plus transversales, et ouvrent de vastes horizons en abordant des aspects relativement peu étudiés jusqu’alors aussi bien qu’en renouvelant, dans une certaine mesure, la façon d’appréhender cette œuvre.
21Le premier article, dû à Michel Bouvier, « La morale de Bossuet » (1-24), propose ainsi une approche transversale de l’œuvre à partir de la question, peu étudiée de façon globale, de la morale. Il pose ainsi les jalons d’une entreprise qui aura à charge d’ « examiner d’une part ses remarques critiques sur les conduites des peuples et des hommes, et d’autre part, [de] voir comment il présente la morale chrétienne » (2). Empruntant ses considérations aussi bien aux œuvres oratoires qu’aux œuvres didactiques ou polémiques, il montre que la morale de Bossuet ne saurait être considérée indépendamment d’une religion « mystique », conforme à un héritage thomiste, lui-même inscrit dans une tradition remontant au Sauveur. Mais c’est surtout la notion d’unité qui se trouve une nouvelle fois à l’œuvre, unité profonde intégrant en son sein une organisation rigoureuse et hiérarchisée, allant du rapport des hommes à Dieu aux rapports des hommes entre eux.
22À cet article succède celui, complémentaire à maints égards, d’Hélène Martinet, « Prédication de la morale de la croix dans les sermons du vendredi saint de Bossuet » (25-44), lequel se fonde sur un corpus restreint de textes, envisagés diachroniquement et mis en perspective. Partant de la distinction proposée par J. Truchet entre sermons de « doctrine » et sermons de « morale », elle montre qu’il convient de nuancer l’idée selon laquelle l’appartenance de ces sermons au premier groupe aurait pour conséquence de laisser « une place réduite » à la morale, et que Bossuet réussit au contraire un subtil équilibre des deux aspects. Il est dès lors possible d’appréhender une part de ce qui fait la singularité du prédicateur, mais également l’infléchissement qu’a subi sur ce point sa pratique, notamment en accordant une place croissante « au point de vue humain » et à la nécessité de la pénitence.
23Demeurant toujours dans le domaine de la morale, l’article de Jean-Pierre Collinet, « Le Carême du Louvre et le Don Juan de Molière » (45-50) l’aborde cependant d’une façon quelque peu biaisée, en interrogeant la possibilité d’une volonté, de la part de Bossuet, de « dégager la signification spirituelle » d’une œuvre alors objet de controverse mais particulièrement propice à illustrer la condamnation à laquelle se voue le libertin.
24Cécile Joulin-Fresina, dans « La Défense de la tradition et des saints Pères : Bossuet et Richard Simon, deux regards sur le texte sacré » (51-64), quitte le domaine de la morale pour celui de la polémique, et, plus précisément, de ses pratiques. Par une analyse des reproches adressés par Bossuet contre la méthode « critique » de R. Simon, elle montre que la polémique masque, en dernière analyse, une complémentarité qui s’ignore entre des approches du Texte pourtant tout aussi légitimes l’une que l’autre. Entre le choix de la savante érudition et de la littéralité, fait par Simon, qui confronte le Texte et sa tradition à son inévitable pluralité, et le choix de l’édification des fidèles et de l’esprit, fait par Bossuet, qui a pour principale vocation de restaurer une unité constamment menacée, l’écart est, à l’époque du moins et pour les deux siècles à venir, irréductible.
25Ouvrant un ensemble plus spécifiquement consacrés aux Œuvres oratoires, Jean-Pierre Landry, dans son article « Marie-Madeleine dans le Carême du Louvre » (65-76), examine le rôle de cette figure au sein des trois sermons consacrés à la pénitence, évoquant ainsi l’un des thèmes majeurs de la prédication post-tridentine. Il montre cependant que cette figure y tient une place plus discrète que dans les œuvres contemporaines, Bossuet manifestant davantage une volonté catéchétique tout imprégnée d’augustinisme. Dès lors, Marie-Madeleine devient « le catalyseur d’un enseignement solide, grave et exigeant sur la pénitence » (75).
26En s’intéressant, par le biais d’une approche stylistique et rhétorique, à la mise en œuvre et à la fonction du « portrait secondaire dans les panégyriques de Bossuet » (77-90), Sophie Hache délimite un groupe de discours dans lesquels se révèle une large part de la visée que Bossuet accorde au genre et, partant, d’une pratique spécifique, soucieuse, par le biais d’exemples et de contre-exemples, de ramener l’homme vers Dieu. C’est alors au niveau éthique que s’opère l’articulation, la « jonction rhétorique entre le fil du discours et le passage narratif-discursif inséré » (87), le statut argumentatif du portrait secondaire se voyant ainsi pleinement révélé.
27François Raviez, dans son « Bossuet au sens propre : l’oraison funèbre du prince de Condé » (91-102), prend pour source la célèbre citation de P. Valéry, pour qui les œuvres de Bossuet demeurent bien davantage comme « une forme » que comme un « contenu ». De là un retour à la « littéralité » du texte qui cherche à retrouver ce que le prédicateur dit « du corps, de la terre, du monde » (92). Il en résulte une lecture de l’oraison funèbre du Grand Condé en termes de « chant du monde » (101), au travers duquel se manifeste « une adoration perpétuelle de la divine Providence » (102). Elle devient ainsi « l’orchestration canonique et sensible d’une extase » (102).
28Enfin, clôturant ce recueil, Stéphane Macé, dans « Considérer, contempler : pour une étude du lexique de la vision chez Bossuet » (103-116), montre les enjeux qui peuvent être ceux d’une étude lexicale. À partir d’une triple opposition régissant l’emploi des deux verbes (abstrait/concret, raisonnement/intuition, évaluation/non-évaluation), il fait apparaître, outre la maîtrise du prédicateur, que l’usage du premier ( « considérer » ) pour introduire un exemple en appelle, en recréant une dynamique interne à sa propre histoire, à une participation active de l’auditeur. En dernière analyse, c’est, une nouvelle fois, le principe même de l’édification pastorale qui se trouve illustré.
29Ainsi, pour hétéroclite qu’il puisse d’abord paraître, l’ouvrage nous semble présenter cependant deux lignes directrices majeures. D’abord, des différents domaines abordés se dégage un Bossuet mû par une véritable intention catéchétique, toujours soucieux de l’édification des fidèles, fût-ce dans les ouvrages plus polémiques, et au point d’y sacrifier parfois, en un sens, l’érudition savante. D’autre part, la diversité des approches qui y sont proposées ouvre de très nombreuses et très riches perspectives susceptibles de s’avérer tout à fait fructueuses et de permettre la poursuite de ce renouveau récemment connu par les études bossuétistes.
30Thomas VERJANS.
Bulletin de l’association « Les Amis de Bossuet », no 33, 2006 (actes de la journée d’étude « L’Écriture de l’histoire chez Bossuet » organisée le 19 novembre 2005 en Sorbonne), 1 vol. de 122 p., 16 × 23,8 cm.
32La nouvelle livraison du Bulletin des Amis de Bossuet semble bien confirmer le regain d’intérêt pour le célèbre orateur amorcé par la célébration encore relativement récente du tricentenaire de son décès. En effet, selon les propres mots du président de l’association, « le défi pour nous est de pérenniser la dynamique acquise par l’impressionnant ensemble de manifestations organisées à cette occasion ». Le bref panorama des projets à venir qu’il dresse à l’issue de son éditorial, aussi bien sur le plan des manifestations que sur celui des projets d’édition, a tout lieu de laisser penser, ainsi qu’il l’ajoute, que « les perspectives ne font pas davantage défaut que les réalisations ». Et de cela, les spécialistes de Bossuet autant que les simples amateurs ne peuvent que se réjouir.
33Divisé en trois parties, l’ouvrage regroupe d’abord la quasi-totalité des communications prononcées à l’occasion de la journée d’étude intitulée « L’Écriture de l’histoire chez Bossuet » (7-74). S’y ajoute une partie Varia, dans laquelle figure un article de P. Toboul, cependant lié, comme on le verra, à la thématique générale du numéro (75-102). Enfin, une troisième partie poursuit la recension des activités liées à Bossuet, qu’elles soient de nature bibliographique ou associative (103-122).
34C’est donc aux actes de la journée d’étude qu’est consacrée la majeure partie de ce Bulletin. Outre l’ « Ouverture » due à P. Bailey, qui souligne l’intérêt britannique pour un Bossuet polémiste et historien plus que pour un Bossuet prédicateur, et les « Conclusions » de G. Ferreyrolles, qui rappelle le double enjeu qui a fédéré la thématique du colloque (l’histoire en tant que discipline d’une part, l’histoire en tant que pratique littéraire d’autre part), les textes de quatre communications y sont reproduits.
35Emmanuel Bury, dans « Rhétorique de l’histoire dans les Variations des Églises protestantes : de la source à l’argument », envisage les Variations comme une démonstration ayant pour enjeu de s’opposer au principe de « constance » dont se réclame l’opinion protestante. Retrouvant l’argument de « l’immutabilité de l’Église en matière de dogme et de rite », Bossuet développe alors une rhétorique puissante, se singularisant par un appel à la preuve extrinsèque, c’est-à-dire à l’érudition (l’attention méticuleuse aux sources et à leur validité, le souci du détail, l’accumulation de pièces justificatives), plutôt qu’à la preuve intrinsèque, c’est-à-dire aux figures oratoires. Promouvant l’historicité au rang d’argument, Bossuet parvient ainsi à mettre en œuvre une véritable « rhétorique de l’érudition », laquelle réconcilie en son sein, sous le chef de « l’ethos du gardien de l’orthodoxie », la méthode historique et le projet oratoire.
36Marjolaine Chevallier, dans « Melanchton, un réformateur à plaindre ? », aborde l’Histoire des variations précisément selon l’angle du portrait de ce dernier. Or, il s’agit bien d’un portrait contrasté, puisque l’interprétation proposée est tendue entre un Bossuet empreint de commisération et un Bossuet condamnant sans appel non seulement Melanchthon mais plus encore, à travers lui, Luther. De fait, au travers de ce portrait, c’est l’ambiguïté même de l’attitude de Bossuet à l’égard des Réformés qui se devine, appelant tour à tour à la douceur aussi bien qu’à la plus extrême sévérité.
37Béatrice Guion, dans « Morale et poétique : La question du jugement dans les Histoires de Bossuet », entreprend de situer la pratique de Bossuet dans le cadre du débat classique sur la légitimité du jugement en histoire. Étudiant l’Histoire des variations et l’Abrégé de l’histoire de France, elle montre que le jugement y est appelé par la nature propre de chacun de ces deux ouvrages, et qu’il se manifeste volontiers, sans toutefois s’y limiter, à l’usage de la sentence. Dès lors, par le souci d’édification morale qui s’y révèle, la pratique bossuétiste converge ostensiblement vers les préconisations des artes historicae.
38Enfin, dans « L’écriture de l’histoire chez Bossuet et Voltaire », Sylvain Menant revient sur ce « lieu commun de la critique » qui consiste à envisager la relation entre la pratique historique chez ces deux auteurs. Mais si les principes d’écriture et de méthode qui guident une « histoire interprétative » demeurent sensiblement les mêmes et singularisent les deux auteurs par rapport à leurs contemporains, l’intention même et, par conséquent, le « lecteur cible » induisent en dernier lieu entre les deux œuvres une opposition irréductible.
39La partie Varia laisse place à l’article de P. Toboul, « L’histoire face à elle-même. L’historiographie dans la Lettre à l’Académie de Fénelon ». P. Toboul prolonge de la sorte l’investigation sur la discipline historique en l’ouvrant à Fénelon, amorçant ainsi l’extension nécessaire qui vise à saisir la conception générale de l’histoire en tant que discipline chez les religieux du siècle classique autant que la refondation de celle-ci, à laquelle se voit précisément associé le chapitre VIII de la Lettre à l’Académie. Interrogeant le silence de Fénelon sur le rôle de la providence, qui pourrait laisser penser à une prise de parti pour l’idéal poétique, elle montre qu’il serait sans doute plus juste d’y voir une appréhension nuancée de l’histoire, davantage fondée sur le souci d’un destinataire anonyme, lequel invite, en dernier lieu, à redéfinir la tâche de l’historien.
40Ainsi, s’il semble, en accordant une place de choix à l’Histoire des variations, se concentrer davantage sur une pratique de l’histoire conditionnée par les intentions didactiques autant que polémiques qui la soutiennent, ce numéro du Bulletin des Amis de Bossuet n’en témoigne pas moins des enjeux épistémologiques qu’il est possible d’associer à l’œuvre de l’évêque de Meaux, tout en ouvrant pour l’étude de l’historiographie classique de nouvelles perspectives.
41Thomas VERJANS.
Delphine de Garidel, Poétique de Saint-Simon. Cours et détours du récit historique dans les Mémoires, Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2005, 1 vol. de 651 p., 16,5 × 24 cm.
43Cet ouvrage, qui constitue une version remaniée de la thèse de Delphine de Garidel, s’inscrit dans la continuité du renouveau des études saint-simoniennes : mais si les derniers travaux sur Saint-Simon, en particulier ceux de François Raviez et de Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, avaient permis d’appréhender certains aspects thématiques de l’œuvre, il manquait encore un travail d’ensemble sur la narration dans les Mémoires de Saint-Simon. C’est désormais à Delphine de Garidel qu’on le doit.
44Le projet de Delphine de Garidel est de proposer une « anatomie narratologique et “poétique” » (p. 9) des Mémoires, en affrontant leur « paradoxe constitutif » (p. 10) qui fait d’eux « une œuvre à la fois d’une très grande cohérence et d’une très grande diversité » (p. 10). Cette thèse s’appuie donc sur « une démarche narratologique, tout en puisant largement dans le réservoir de l’analyse rhétorique et stylistique » (p. 11), sans pour autant perdre de vue une perspective générique.
45La première partie de l’ouvrage, « L’encadrement discursif » (p. 18-168) analyse la position de « Saint-Simon théoricien des Mémoires » (chap. Ier), en s’intéressant notamment à l’ouverture et à la clôture de l’œuvre. Dans ce chapitre, il faut souligner la volonté permanente de remettre en perspective le texte de Saint-Simon avec la pratique historiographique du XVIIe siècle. Delphine de Garidel s’attache ensuite à l’énonciation des Mémoires : elle envisage rapidement la place et le rôle du narrataire (chap. II) pour s’attarder plus longuement sur le « jeu du narrateur » et sur l’étude de « l’instance narrative » (chap. III). Malgré de bonnes analyses de détail, cette première partie reste toutefois un peu décevante. En effet, on peut regretter que Delphine de Garidel ne questionne pas vraiment la notion de narrateur dans un texte qui se veut et se dit historique : les notions de narrateur et d’auteur semblent souvent se confondre, et l’autorité n’est alors envisagée qu’en lien avec la régie narrative.
46La deuxième partie, « Les formes de l’histoire : morcellement et permanence de la narration » (p. 169-383) isole tout d’abord dans l’œuvre les « formes narratives » dominantes (chap. IV). Delphine de Garidel consacre en particulier une analyse aux « formes du récit de guerre dans les Mémoires » (p. 172 sq.) : elle parvient à souligner la spécificité du récit de guerre dans l’œuvre de Saint-Simon en le comparant aux formes qu’il prend dans les gazettes, les mémoires de guerre et les journaux. Elle s’intéresse ensuite à la « conversation » (p. 205 sq.), montrant qu’elle constitue dans les Mémoires « un événement, mais aussi un mode de récit » (p. 205) qui ne saurait être rapproché des conversations de salon telles qu’elles étaient pratiquées au XVIIe siècle. Elle étudie précisément le rôle des conversations dans « la mise en scène du souvenir » (p. 209 sq.), et met clairement en évidence les différentes « figures de l’orateur » (p. 220 sq.) qui s’y dessinent, montrant notamment que la conversation « fait entendre [...] la voix du courtisan sous celle de l’écrivain » (p. 255). Enfin, le dernier modèle narratif abordé est celui de l’anecdote (p. 257 sq.). Delphine de Garidel parvient à dégager de la grande diversité des anecdotes des Mémoires des « récurrences structurelles », et surtout à remarquablement montrer que l’anecdote « est douée, chez Saint-Simon, d’une vraie puissance de mise au jour de la vérité » (p. 288). Dans le chapitre V ( « Pauses du récit » ), Delphine de Garidel envisage tour à tour « la description de lieu », le portrait (les « Caractères ») et l’ « évasion généalogique ». Ses analyses sur le portrait viennent compléter et préciser la thèse de Dirk Van der Cruysse. En revanche, si elle associe clairement les récits généalogiques aux pratiques aristocratiques de l’époque, et si elle étudie de façon minutieuse « le ballet disgracieux des noms et des dates » (p. 366), elle ne considère jamais les généalogies comme des éléments constitutifs du sens de l’œuvre, s’en tenant simplement au fait qu’ « à travers ces marqueurs d’objectivité, c’est la vérité historique qui se donne à lire dans les histoires généalogiques » (p. 371). On peut donc regretter que les généalogies soient traitées comme des passages isolés sans être liées au projet général des Mémoires. Enfin, la dimension poétique qu’elle dégage des généalogies (« Généalogie et poésie », p. 380-382) ne nous semble guère convaincante.
47La troisième partie « Choix du récit : les lignes courbes de l’écriture de l’histoire » prolonge la perspective de la deuxième partie. Le chapitre VI est consacré à la gestion du temps et montre que si l’œuvre s’appuie sur la forme linéaire de la chronique, elle s’en écarte fréquemment par tout un système de perturbations. Delphine de Garidel étudie ensuite les digressions (chap. VII) en particulier leur « rôle polémique [...] mais aussi leur valeur narrative, avant de poser la question d’une écriture digressive des Mémoires » (p. 423). Le chapitre VIII semble quelque peu en marge des analyses proposées dans cette partie. En effet, Delphine de Garidel s’intéresse à la figure de Saint-Simon, envisageant alors les Mémoires comme un « discours sur soi » (p. 464) ; mais on peut s’interroger sur la pertinence de la place de ce chapitre qui semble plus se rattacher aux analyses de la première partie. Il en va de même pour le chapitre IX qui porte sur la place et les formes du commentaire dans les Mémoires : si, là encore, on peut admirer l’effort de typologie, on peut regretter que ce chapitre ne soit pas mis en relation avec le premier chapitre de la première partie « Saint-Simon théoricien des Mémoires ».
48Il faut également noter que la thèse comporte deux annexes intéressantes (liste des Mémoires qui figurent dans le Catalogue de la bibliothèque de Saint-Simon et liste des « sentences des Mémoires ») qui fournissent de bons outils de travail. En outre, on ne saurait trop insister sur la qualité de la bibliographie (36 p.), tant sur le plan des sources ( « Mémoires », « Histoire et réflexions sur l’histoire », « Récits de voyage », « Littérature, philosophie, ouvrages religieux » et « Périodiques » ) que sur le plan des études critiques.
49Aussi cet ouvrage propose-t-il une typologie efficace et souvent convaincante, dont on peut seulement regretter que les fondements mêmes ne soient pas discutés de prime abord. D’autre part, l’étude narratologique, fort réussie dans l’ensemble, empiète cependant sur l’étude rhétorique annoncée dans l’introduction : l’analyse de la dimension rhétorique de l’œuvre aurait peut-être permis de dégager une perspective herméneutique forte pour harmoniser les interprétations.
50Enfin, on ne pourrait finir sans insister sur la variété des passages cités et leur pertinence, sur la minutie des analyses, signes d’une maîtrise admirable d’une œuvre si longue et si complexe.
51Juliette NOLLEZ.
Jean Garapon, La culture d’une princesse. Écriture et autoportrait dans l’œuvre de la Grande Mademoiselle (1627-1693), Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2003, no 49, 1 vol. de 442 p., 15,5 × 23,5 cm.
53Après un premier livre consacré aux Mémoires de la Grande Mademoiselle [1], Jean Garapon s’attache ici à l’ensemble de l’œuvre littéraire de cette princesse, se proposant d’examiner « en quoi ces textes variés sont-ils tous, à la manière des Mémoires, miroirs d’une sensibilité, d’un goût, d’une conscience de soi ? » (p. 14).
54Pour répondre à cette question, la notion de culture, dont Jean Mesnard a jadis montré toute la fécondité, est centrale dans le propos de l’auteur : les écrits de Mademoiselle reflètent en effet les préoccupations morales et esthétiques de son temps et de son milieu. Toutefois, les évolutions de son écriture n’interdisent pas de percevoir la permanence d’une quête, celle de la connaissance de soi.
55Cette culture se traduit en premier lieu par l’imprégnation de motifs et de valeurs : les décors peints et les balles de cour contribuent à la présence d’une imagerie héroïque, d’inspiration à la fois biblique, mythologique et historique, qui forge l’imaginaire de la jeune princesse. On perçoit ainsi combien, par leurs loisirs et les lieux mêmes où ils vivent, les grands de cette époque ont un contact quotidien avec la plus haute culture, qui supplée à la médiation savante et donne sens à leur culture livresque limitée. Dans des pages qui ne sont pas exemptes d’une ambition biographique, Jean Garapon retrace donc les années de formation de Mademoiselle, familière de l’Astrée et des récits de l’Arioste et du Tasse. Sa vocation littéraire est également tributaire de la figure de la femme forte, à travers les ouvrages du P. Hilarion de Coste, du P. Le Moyne ou de Gabriel Gilbert. Cette culture de l’héroïsme la prédisposait naturellement à prendre part à la Fronde. Semblable aux héroïnes cornéliennes, Mademoiselle se détachera progressivement des prestiges du monde et de la politique pour affirmer une fidélité à elle-même tout intérieure – c’est là le trajet que suit sa conscience dans les phases successives de rédaction des Mémoires.
56En second lieu, la notion de culture fait prêter attention à l’entourage de Mademoiselle : la cour de Gaston d’Orléans et l’hôtel de Rambouillet dans un premier temps, plus tard les familiers de Saint-Fargeau, imprègnent Mademoiselle de leurs goûts pour la pastorale, le théâtre ou la musique. À son tour, cette culture inspire l’œuvre de Segrais : la passionnante étude des Nouvelles françaises proposée dans ce livre y voit un reflet de l’imaginaire, des valeurs et du goût de la princesse exilée. Quant aux Divers portraits, Jean Garapon rappelle l’apport des travaux de Denise Mayer, Jacqueline Plantié et Jean Lafond et en souligne la portée politique : « Ils offrent le vaste portrait d’une figure glorieuse, qui n’oublie rien de son passé mais l’innocente par sa sincérité, propose sa force morale, sa foi religieuse, sa mémoire de cour et son goût exquis, à une reine mère et à un jeune roi à la veille de choix politiques décisifs » (p. 205).
57Le choix de l’étude chronologique des œuvres de Mademoiselle permet à Jean Garapon de souligner la déception peu à peu perceptible dans le regard qu’elle porte sur le monde : l’échec de l’action publique, l’exil à Saint-Fargeau, les déboires matrimoniaux se traduisent par une mélancolie et une inquiétude croissantes. Peut-être faudra-t-il un jour approfondir les modes d’expression de cette école du désenchantement qui réunit, au-delà de leurs divergences et de leurs oppositions, les figures de la grande noblesse lettrée au siècle de Louis XIV. À cet égard, il est significatif que le désenchantement perceptible dans les Mémoires se prolonge dans les opuscules spirituels qui sont aussi les derniers écrits de la princesse.
58La spiritualité de Mademoiselle est représentative de l’éclectisme qui règne chez les gens du monde en matière de religion. Marquée par sainte Thérèse et la spiritualité du Carmel dès sa jeunesse, Mademoiselle se refuse pourtant à condamner le monde. Proche en cela du François de Sales de l’Introduction à la vie dévote ou des jésuites Caussin et Le Moyne, elle pratique une dévotion compatible avec les plaisirs de la société mondaine. Elle n’en suit pas moins avec attention la prédication de Bourdaloue et manifeste une certaine sympathie pour les Messieurs de Port-Royal.
59Son rapport au divin s’approfondit à mesure que les années passent : l’échec de son mariage avec Lauzun produit une conversion qui débouche sur l’écriture d’opuscules spirituels. Si les Réflexions sur les huit béatitudes de 1684 restent marquées par l’orgueil d’une princesse blessée dans son amour, les Réflexions morales et chrétiennes sur le Premier Livre de l’Imitation de Jésus-Christ, écrites en 1692 ou 1693 à l’instigation probable de Nicolas Fontaine, traduisent une spiritualité augustinienne sensible à la vanité du monde.
60Après l’étude chronologique de l’œuvre, le dernier chapitre de l’ouvrage étudie l’art de la prose de ce singulier écrivain. Dans ses œuvres mondaines, elle fait preuve d’une variété de tons que l’on peut rattacher à l’esthétique galante. Les Mémoires apparaissent pour leur part à Jean Garapon comme une « nébuleuse de genres littéraires » (p. 370) : roman, théâtre, récit de voyage, portraits, sentences s’enchevêtrent, confirmant les analyses de Marc Fumaroli plaçant ce genre au « carrefour des genres en prose ». Enfin, dans les opuscules spirituels, Mademoiselle use d’une prose à la fois épurée et lyrique qui délaisse les agréments de la conversation pour la rigueur de la méditation.
61L’ouvrage de Jean Garapon fait ainsi redécouvrir – et parfois tout simplement découvrir – la variété de l’œuvre de la princesse, en la confrontant aux œuvres de son temps avec lesquelles elle entretient des affinités : les œuvres mondaines, marquées par le jeu et le pastiche, côtoient le massif des Mémoires et des Divers portraits, ainsi que les opuscules chrétiens des dernières années. Il semble donc que Mademoiselle pratique la plupart des genres autorisés à une personne de sa qualité.
62L’ouvrage invite donc à réfléchir sur le sens des pratiques d’écriture, au sujet d’une princesse qui ne recherche par là aucune rétribution matérielle ou symbolique. Ses œuvres mondaines ne sont pas exemptes d’une portée politique. À l’inverse, les Mémoires et les opuscules spirituels traduisent le souci de soi qui habite Mademoiselle : Jean Garapon envisage leur écriture comme la manifestation d’une quête de vérité sur soi. Ces pratiques sont donc de celles qui visent à la connaissance de soi, dans l’exercice toujours recommencé de l’autoportrait. Il n’est pas surprenant de retrouver dans les opuscules spirituels les « catégories de l’examen de conscience » (p. 354), dont l’importance pour l’histoire littéraire apparaît ici clairement. La notion de culture, mise en valeur par l’auteur de l’ouvrage, peut dès lors être envisagée comme une catégorie essentielle à la subjectivation, toute écriture devenant la recherche d’un langage permettant d’exprimer les contradictions et les déchirements du moi. De ce point de vue, la culture mondaine et la culture chrétienne imposent deux formes différentes de rapport à soi, mais se conjuguent pour exiger du sujet une forme de sincérité. Cette dense étude peut donc se lire comme la mise au jour d’une pièce importante pour l’histoire des pratiques de soi à l’âge classique.
63Charles-Olivier STIKER-MéTRAL.
Pierre Lepape, La disparition de Sorel, Paris, Grasset, 2006, 1 vol. 14 × 20,5 cm de 259 p.
65Réhabiliter Charles Sorel, et le réhabiliter aux yeux du grand public : l’entreprise est on ne peut plus louable et salutaire, surtout au moment où les études universitaires, depuis le colloque « Charles Sorel polygraphe » organisé à Québec en 2005 (Actes publiés aux Presses de l’Université Laval en 2006) et la thèse récente de Michèle Rosellini, se réapproprient une figure dont Jean Serroy voilà presque trente ans soulignait l’originalité (Roman et réalité. Les histoires comiques au XVIIe siècle, Paris, Minard, 1981).
66On reconnaîtra donc à Pierre Lepape d’avoir attiré l’attention des non-spécialistes sur un auteur inclassable, oublié dans sa vieillesse, et par conséquent irréductible aux tiroirs bien classés que longtemps l’histoire littéraire devait offrir à ceux qui la parcouraient ; cette « disparition » organisée, pour les motifs allégués par P. L. ou pour d’autres, n’avait que trop longtemps duré.
67On ne saura par contre souscrire au détail de cet ouvrage. Réhabiliter, c’est bien, mais cela nécessite de citer ses matériaux, ne serait-ce que par leur description sur une page en fin de volume, s’il ne faut pas faire universitaire. Critiquer l’Université, mais par le biais des réflexions normatives d’É. Roy, le premier biographe de Sorel en 1891 – dont l’ouvrage, toujours incontournable, est ici mis en réalité en coupe réglée pour ce qui est des informations factuelles –, c’est mener un combat d’arrière-garde, outre que puiser dans ce que l’on dénie est assez malvenu. Appeler à réintroduire Sorel dans le champ des études du XVIIe siècle en général, c’est excellent : mais pourquoi ignorer les travaux récents, pourquoi en rester à des lieux communs désormais périmés en matière d’histoire littéraire du Grand Siècle ? L’empathie avec son objet est souhaitable, mais sans excès ; or l’on touche quelquefois à une vision romantique de l’écrivain assez anachronique, qu’il aurait été meilleur d’atténuer. En amont, le long chapitre initial consacré à La Boétie est trop long et finit par enkyster le raisonnement. Enfin, parler de Sorel en s’appuyant uniquement sur le Francion de première main (les références des citations auraient été bienvenues), et glisser sur les autres ouvrages dans les cinquante dernières pages, visiblement de seconde main, déséquilibre cet essai, quand bien même on ne demande pas à un essai d’être construit avec la même rigueur qu’un ouvrage d’érudition.
68C’est dommage : çà et là, quelques paragraphes sont suggestifs (la volonté de disparition derrière son œuvre, le projet encyclopédique, l’écriture de l’histoire, la « sincérité » de Sorel...) et se perdent dans un ensemble qui tient au final bien peu de ce qu’il promettait.
69Anne-Élisabeth SPICA.
Perrault, Fénelon, Mailly, Préchac, Choisy et anonymes, Contes merveilleux. Textes établis, présentés et annotés par Tony Gheeraert avec un conte anonyme édité par Raymonde Robert, Paris, Honoré Champion, 2005, « Sources classiques », no 73, 1 vol. de 938 p., 14,5 × 22,5 cm, illustré.
71Dans ce quatrième volume de la « Bibliothèque des Génies et des Fées » dirigée par Nadine Jasmin, Tony Gheeraert réunit uniquement des conteurs masculins qui écrivent pour les dames sur des thèmes galants, dans une sorte de « seconde préciosité ». Bien que s’ouvrant, selon l’ordre chronologique, avec les contes en vers et en prose de Perrault (1691-1697), la mise en contexte relativise la place de celui-ci, à rebours de sa canonisation par le Cabinet des fées qui faisait de lui – à tort – à la fois l’inventeur du genre et son meilleur représentant. Dans une œuvre polygraphique, il faut comprendre le choix circonstanciel de ce genre par rapport à la polémique moderne et mondaine en faveur des femmes et de l’esthétique naturelle qu’elles sont censées représenter, en particulier contre la misogynie de Boileau, et analyser, à l’intérieur même du genre, son émulation avec La Fontaine, aux contes licencieux duquel Perrault oppose sa propre finalité morale de la littérature, en polémiquant là encore contre les Anciens. La longue notice fait la synthèse des études sur Perrault en montrant les progrès actuels des études rhétoriques et historiques qui ont souligné l’importance des sources littéraires et romanesques et la mise en évidence du goût mondain précisément dans le choix d’un style « naïf » qui pastiche le conte populaire. T. Gheeraert pose également, sans trancher, les éléments du débat quant à l’attribution des contes soutenue par Gérard Gélinas, au jeune Pierre Perrault, fils de Charles. En complément sont donnés en annexe, outre les Lettres de M. de ** à Mlle *** sur les pièces de « Grisélidis » et « Peau d’âne » parues en 1694 dans le Recueil Moëtjens et qui montrent comment la première réception a été soucieuse de concilier merveilleux et vraisemblance, le manuscrit des Contes de ma mère l’Oie de 1695 et une version de « La Belle au bois dormant » parue dans le Mercure galant en 1696, qui ajoute des ornements romanesques et galants, ainsi qu’une version en prose de « Peau d’Âne » publiée en 1781 et qui fut attribuée à tort à Perrault, et une version populaire du conte de « Grisélidis » publiée à Tours sous le titre Le Miroir des dames, témoignage de la littérature de colportage. Après les Contes de Perrault sont proposés ceux de Fénelon, apologues ad usum Delphini écrits entre 1689 et 1697 (T. Gheeraert s’écarte ici de la datation plus précoce donnée par J. Le Brun) et publiés posthumément. Dans ces « contes à l’envers » parodiques (p. 361) au service d’une finalité morale, Fénelon pastiche l’esthétique moderne de Perrault avec ses tours mondains et galants à la mode, et multiplie les références antiques sous-jacentes à la bucolique, à l’épopée et à la philosophie grecques, au service d’un projet politique et moral – celui de définir le chemin du bonheur, à travers un idéal moral de simplicité via une économie agrarienne – qui est celui du Télémaque, accordant ainsi la prépondérance aux enjeux spirituels de sa pédagogie.
72À l’inverse, un recueil anonyme, Le Gage touché. Histoires galantes et comiques (1698 ?), longtemps attribué à Eustache Le Noble et dont le conte « L’Oiseau de vérité » avait été publié par R. Robert dans Il était une fois les fées (1984), montre une autre postulation du genre éminemment plastique du conte, celle du jeu galant, la donnée populaire s’insérant ici dans le cadre d’un jeu de société qui consiste à se donner des gages dont deux correspondent à des contes – « L’Apprenti magicien » et « L’Oiseau de vérité » – dont il adopte le ton divertissant et l’absence totale de finalité morale. Autre manifestation du goût galant, Les Illustres Fées de Louis de Mailly (1698), sous-titré Contes galants dédiés aux dames, et sa suite, le Recueil de contes galants (1699), dont T. Gheeraert, après M.-E. Storer, maintient l’attribution, propose une écriture aristocratique et salonnière du conte bref en prose où la féerie sert à représenter un univers curial idéal propice à la célébration galante de la dame, conformément aux traités de civilité. L’annexe propose un extrait du « Voyage et les aventures des trois princes de Sérendip » (1719), par où Mailly passe à la fiction orientale à l’époque de la traduction des Mille et Une Nuits par Galland, et le conte « Les Perroquets », tiré du Nouveau Recueil de contes de fées (1731), d’attribution douteuse. De même, le romancier courtisan Jean de Préchac, avec ses Contes moins contes que les autres (1698) : « Sans Parangon » et « La Reine des fées », fait sortir du genre du conte de fées toute référence folklorique pour proposer, sous l’habillage à la mode du conte galant, un panégyrique de la famille royale, le genre allégorique permettant de louer plus finement, conformément à l’idéal mondain de naturel, au risque cependant d’une idéalisation démesurée qui transforme l’éloge en flatterie. Deux contes lorrains anonymes, « Le portrait qui parle », jamais réédité depuis sa publication à Metz en 1699 sous le titre de Nouveau Conte des fées, et « Le prince Michel et la princesse Sauvage », écrit par un certain M. V. à Saint-Mihiel (1701) et resté manuscrit, proposent, au même moment, deux déterminations opposées du genre, signe de sa diffusion en province, respectivement un conte oriental tragique et un conte édifiant écrit « pour inspirer l’amour de la lecture aux enfants de qualité ». Enfin, l’abbé de Choisy, auteur du Journal du Voyage de Siam et ami de Perrault, retravaille avec l’ « Histoire de la princesse Aimonette » la littérature médiévale dans un conte épique situé au temps de Charlemagne auquel il donne une couleur galante contemporaine.
73Prenant la suite des éditions de Jean-Pierre Collinet et Roger Zuber pour Perrault, Françoise Gevrey pour Préchac, Jacques Le Brun pour Fénelon, et des travaux de Raymonde Robert, le présent volume permet en outre d’exhumer les contes de Mailly, Choisy et des anonymes qui n’avaient jamais fait l’objet d’une édition moderne. Outre les longues notices et les documents en annexe déjà mentionnés, l’annotation s’enrichit encore d’un résumé des contes, de leurs sources, d’une copieuse bibliographie et d’un index des personnages, faisant de ce fort volume érudit de plus de 900 pages un indispensable outil de travail. Cette édition qui sort définitivement du recours systématique aux schémas formalistes et aux lectures psychanalytiques ou encore à une surévaluation de la culture populaire (même si le recours à la classification Aarne-Thompson des contes folkloriques reste indispensable pour identifier leur substrat mythique) permet de lire les œuvres dans le contexte poétique et moral de leur temps, conformément à l’esthétique moderne et galante. D’un point de vie littéraire, elle met en évidence les rapports du conte avec l’écriture romanesque, l’alliance du merveilleux et du style simple, le rapport entre donnée populaire et folklorique et écriture moderne et aristocratique, et l’intention – morale, épidictique ou ludique – du genre polymorphe du conte de fées. Les conteurs masculins rassemblés ici explorent ainsi les caractéristiques et les frontières du genre dans des œuvres-laboratoires, au carrefour d’esthétiques multiples qui témoignent des contradictions de la féerie « fin de siècle » entre jeu galant et pédagogie morale, panégyrique et pastiche, folklore populaire et exotisme.
74Alain GéNETIOT.
La mémoire des guerres de Religion. La concurrence des genres historiques (XVIe-XVIIIe siècle), Actes du Colloque international de Paris (15-16 novembre 2002), réunis par Jacques Berchtold et Marie-Madeleine Fragonard, Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », vol. 79, 2007, 1 vol. 15 × 22 cm de 376 p.
76Les quinze contributions et leur présentation (par M.-M. Fragonard) s’attachent à l’écriture de l’histoire des guerres de Religion du XVIe au XVIIIe siècle. Classées par ordre chronologique, elles posent le problème de la relation mémorielle à un passé plus ou moins proche, traumatisant, parfois occulté, délicat à appréhender et toujours soumis au risque d’une vision partiale ou parcellaire, mais dont le souvenir, retravaillé par les formes qui le diffusent, demeure essentiel pour la réflexion politique et religieuse, et ce jusqu’au XVIIIe siècle.
77Prenant acte des directions envisagées par certains travaux antérieurs, par exemple ceux de Ph. Joutard, de Cl.-G. Dubois ou de G. Huppert, le colloque place au cœur de ses perspectives l’élément religieux et guerrier du XVIe siècle. Les tensions internes à l’historiographie sont cernées, ainsi que l’existence d’une conception plus individualisée, en marge de l’histoire officielle, qui alimente largement la réception des guerres de Religion. M.-M. Fragonard, s’intéressant à cette mémoire individualisée conservée par les documents personnels des acteurs et des témoins des guerres, puis transmise par les éditions et les rééditions des Mémoires particuliers aux XVIIe et XVIIIe siècles (présentées en annexe), remarque que ce corpus abondant entre en concurrence avec les histoires globales. Caractérisé par une certaine variété générique et un caractère fragmentaire qui favorise une historiographie conflictuelle, il représente un ample fonds où l’on puise avant même l’établissement des éditions de ces textes. Cinq générations de mémorialistes sont concernées. L’intérêt qui leur est porté se traduit par des vagues de publication influencées par le contexte politique et idéologique des phases de leur réception et par le développement du goût du public pour les histoires particulières.
78Le traitement du document et ses implications sont également abordés. Les compilations pamphlétaires des années 1560-1602, étudiées par Cécile Huchard, instaurent, dès 1570, une tradition historiographique aux desseins polémiques. Ce genre privilégie une présentation directe des documents, selon le principe de la preuve extratechnique. Certains procédés sont propres à en influencer la réception : la contextualisation des pièces réunies, la disposition des recueils et l’emploi d’un paratexte adéquat. Jean Timotei s’attache aux exigences du discours chorographique en considérant l’ouvrage de Charles de Bourgueville, qui traite en 1588 de l’iconoclasme normand de 1562. Opérant en historien dans son désir de comprendre les faits consignés, Bourgueville illustre les contraintes de cette forme d’historiographie locale qui évite une dénonciation nominale des acteurs de l’iconoclasme, au profit de la consignation mémorielle des objets détruits.
79La question des risques de dérive partisane, celle de la validité des documents utilisés pour créer une mémoire ou, plus largement, celle du rapport au vrai sont envisagées. Marco Penzi analyse les pamphlets ligueurs et la polémique antiligueuse des années 1576-1584 pour aller à l’encontre d’une opinion courante dont il dévoile les origines. Ainsi, le thème de la prétention guisarde à la couronne est en fait une arme forgée par les opposants à la Ligue et les protestants pour déconsidérer les Guise. Christophe Angebault rend compte des efforts d’adaptation de l’historiographie officielle pour les premières décennies du XVIIe siècle. Celle-ci demeure informée par la reconstruction politique du royaume et la valorisation du souverain, mais traduit la complexité du traitement des guerres de Religion. L’auteur s’intéresse à la censure exercée par Scipion Dupleix sur les travaux de Jean de Serres, en 1610, au nom d’une dérive partisane. Il s’agit d’éliminer l’historiographie protestante. Dupleix associe dans ce dessein critique savante et controverse religieuse.
80Le colloque souligne les difficultés et les ambiguïtés de l’écriture de l’histoire. Antoinette Gimaret s’interroge sur les faits qui sont à la limite du dicible – à savoir, le statut de l’horreur et la question de son éventuelle mise à distance. L’auteur se fonde sur le thème du corps souffrant des victimes rencontré dans les récits du siège de Paris, de Goulart à Maimbourg. Le corps fragmenté est un motif obsédant, métonymique des guerres civiles et incarnant la violence à l’œuvre dans l’Histoire. La métaphore organique participe de la perspective explicative des historiographies. Le motif contribue à élucider l’histoire et conduit à célébrer le retour à l’unité, par la substitution d’un corps de doctrines au corps souffrant. Édith Flamarion étudie l’Histoire de France de Daniel (fin XVIIe - début XVIIIe). Elle réévalue les compositions de l’historien jésuite à l’aune des reproches de partialité et d’occultation formulés à son encontre par Saint-Simon ou Voltaire. A contrario, elle insiste sur l’exigence critique de Daniel ou sur le fait qu’il n’hésite pas à condamner les violences faites aux protestants. Son histoire prend un relief particulier compte tenu de son contexte rédactionnel : la Révocation de l’Édit de Nantes. En outre, la glorification d’Henri IV suggère, elle aussi, certaines réserves à l’égard de Louis XIV.
81Le cas de Pierre Bayle, étudié par Hubert Bost, met en valeur la possibilité d’une subversion générique. Les guerres de Religion occupent une place essentielle dans une réflexion qui demeure fortement marquée par la Révocation de l’Édit de Nantes. La diversité formelle et l’approche transdisciplinaire que le philosophe déploie sont associées à une réflexion critique ou engagée propre à dénoncer les formes instrumentalisées de l’histoire. Les stratégies d’écriture et les genres littéraires exploités renvoient à des contextes rédactionnels et à des perspectives intellectuelles spécifiques, qui augmentent leur impact.
82Plusieurs communications s’intéressent à l’inscription de l’histoire des guerres de Religion dans d’autres genres. Claudine Nédélec considère l’influence de la Satyre Ménippée au XVIIe siècle et montre que le burlesque travestit le réel en détournant par la parodie et la polyphonie des textes historiques et politiques, dévoilant ainsi de façon subversive les dessous de l’Histoire et mettant en péril la vérité instituée. Tatiana Debbagi-Baranova traite de la pratique des genres poétiques diffamatoires depuis les guerres de Religion jusqu’à la Fronde. La Fronde récupère inégalement des modèles qu’elle adapte et poursuit une pratique d’écriture influencée par l’élargissement du public, la diffusion des imprimés et la logique du marché. La concurrence des genres s’observe largement au XVIIe siècle. René Démoris mentionne une substitution du roman à l’histoire (entre 1660 et 1680), qui pose la question des frontières entre l’histoire et la fiction, et relève d’une crise de la grande Histoire. La nouvelle historique récupère l’héritage des Mémoires, introduit l’élément amoureux et révèle la face cachée de la politique du temps des guerres de Religion, dont certaines problématiques sont réinvesties. S’intéressant à ce genre pour le XVIIIe siècle, Françoise Gevrey étudie le traitement des Mémoires historiques en montrant une évolution au cours du siècle depuis l’occultation du fait religieux et politique par la fiction galante, en passant par une phase d’accusation présente dans les marges de la fiction, jusqu’à une forme de récit qui recourt à l’émotion et au pathétique pour introduire une réflexion politique. Imagination, plaisir et point de vue plus individualisé entrent en concurrence avec l’historiographie. De même, occultation et mémoire des guerres de Religion sont mises en œuvre dans le genre théâtral tragique au XVIIe siècle, et l’interdit de la mort sur scène doit leur être rattaché, selon Hélène Merlin-Kajman. Il s’agit d’une pratique de la mémoire qui contourne les prescriptions politiques de silence et opère une scission entre le public et le particulier, qu’on retrouve dans l’absolutisme. Le théâtre classique aide à se séparer du passé, tout en introduisant sur la scène, de façon voilée, celui, violent, des guerres de Religion. Céline Masbou s’interroge sur les traces des guerres de Religion dans certains ballets jésuites des années 1680-1690. Outils pédagogiques fondés sur la notion de plaisir, ils visent aussi à glorifier la politique d’éradication de la divergence confessionnelle.
83Le dialogue délicat entre les genres s’observe encore au XVIIIe siècle, entre l’historiographie et l’épopée, à la faveur de l’étude de La Henriade que donne Jacques Berchtold. La composition voltairienne cherche à articuler les valeurs historique et poétique, traduisant par là les tensions entre l’imagination et l’histoire. Voltaire crée un dispositif spécifique formé de plusieurs strates énonciatives, pour conserver une attitude critique en préservant les privilèges du poète épique sans renoncer au devoir moderne de véridiction.
84Le champ d’étude ouvert par ces contributions peut encore être étendu, et c’est pourquoi un prolongement des recherches au-delà du XVIIIe siècle est prévu.
85Natacha SALLIOT.
Bernard Bray, Épistoliers de l’âge classique. L’art de la correspondance chez Mme de Sévigné et quelques prédécesseurs, contemporains et héritiers, Études revues, réunies et présentées avec la collaboration d’Odile Richard-Pauchet, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Études littéraires françaises », 2007, 1 vol. 15 × 22,5 cm de 504 p.
87En choisissant de rassembler une quarantaine d’articles parus entre 1959 et 2003, Bernard Bray facilite grandement l’accès à des travaux qui, pour les plus anciens, furent pionniers, à une époque où l’épistolaire – son histoire, sa théorie, sa génétique – était loin de constituer un objet d’étude autonome. Trois articles inédits viennent compléter et approfondir certaines pistes de réflexion ébauchées antérieurement.
88C’est en historien des formes littéraires que Bernard Bray analyse ce que le sous-titre nomme l’art de la correspondance. Comme le confirme l’introduction, les articles réunis enquêtent tous sur « ce genre littéraire très particulier qu’est la lettre », « à travers les prismes particuliers d’une vingtaine d’auteurs » (p. 11). Pareil programme, en gravitant autour de notions aussi délicates que celles d’art, d’auteur ou de genre littéraire, ne peut manquer d’alerter le lecteur : la question que soulèvent inévitablement de tels objets d’investigation est bien celle, aussi cruciale qu’épineuse, de la littérarité – question que la critique épistolaire n’a d’ailleurs eu de cesse d’affronter.
89La première section ( « De la lettre » ) regroupe trois études à visée théorique. L’article liminaire est particulièrement bienvenu, dans la mesure où il élucide les postulats qui sous-tendent une manière de lire les correspondances faisant la part belle à la « qualité de l’écriture » (p. 26). Ainsi Bernard Bray estime-t-il qu’ « il y a un embryon de vraie littérature dans une lettre dès que son auteur met en œuvre sa culture et ses soins afin que son texte ne soit pas entièrement neutre et indifférent, afin que sa personnalité s’y fasse reconnaître » (p. 35).
90Les huit articles regroupés dans la seconde section ( « Pratiques épistolaires » ), résolument historique, replacent dans leur ancrage socioculturel diverses pratiques épistolaires (échanges d’érudits, lettres d’amour, billets...). Fréquemment assorties de formules fermes et bien frappées, les analyses s’appuient sur des exemples précis. Tantôt elles se situent en amont du texte épistolaire, afin de définir les différentes déterminations qui modèlent en profondeur l’écriture de la lettre, qu’elles soient matérielles (concernant l’acheminement de la lettre, le choix du format...), socioculturelles (par exemple, l’influence des Secrétaires) ou psychologiques (comme le cadre cognitif auquel président non seulement la relation au destinataire mais encore tout un imaginaire de l’espace et du temps). Tantôt les analyses se situent en aval du texte épistolaire, dont elles envisagent les multiples pratiques de lecture, de mise en circulation et d’impression – pratiques à géométrie variable qui connaissent toutes sortes de paliers entre ce que l’on peut désigner comme la sphère privée et la sphère publique.
91Les articles des trois dernières sections proposent une série de portraits d’épistoliers, classés en fonction de leur rapport chronologique à la figure incontournable – et jugée telle, comme chacun sait, dès le XVIIIe siècle – de Mme de Sévigné. Si les portraits de la troisième section ( « Avant Mme de Sévigné : quelques tempéraments mélancoliques » ) et de la cinquième section ( « Héritages et renouvellements » ) sont subtilement nuancés, c’est que Bernard Bray se montre toujours soucieux d’évaluer le poids des représentations à l’œuvre aussi bien dans l’écriture de la lettre, éminemment tributaire des codes, des modes et des modèles en vigueur, que dans la réception de correspondances promues au rang d’œuvres littéraires par un public prompt à se forger de l’épistolier une image souvent lourde de présupposés critiques.
92Au sein de ce volume, il convient de réserver une place à part à la série d’articles consacrés à Mme de Sévigné, qui permettent de prendre la mesure de la conscience stylistique aiguë de l’épistolière. Éclairant d’un jour nouveau à la fois le contenu des lettres (qui relève tantôt de la conversation, tantôt de la causerie), leur composition (placée sous le signe de la démesure et du désordre), et le rapport au destinataire qu’elles instituent (entre complicité, séduction et rivalité), Bernard Bray insiste sur l’existence d’un art épistolaire parfaitement maîtrisé. On s’en souvient, une telle interprétation ne manqua pas de provoquer un vif débat critique. D’un côté, Bernard Bray mettait en avant l’avènement d’un style qui déploie, au sein de ce qu’il appelle « la rubrique doctrinale et autodescriptive » (p. 248), son propre « système » (p. 246) – derrière lequel se lirait en creux une « intention profondément artistique » (p. 259). De l’autre, Roger Duchêne défendait la spontanéité d’une épistolière dont l’écriture s’ancre dans un vécu douloureux. L’écriture épistolaire de Mme de Sévigné est-elle le fruit d’un travail stylistique conscient et d’une vocation littéraire ou bien n’est-elle dictée que par l’amour maternel ? Ses lettres sont-elles le fruit d’un art d’écrire cultivé à dessein ou bien ne sont-elles que la traduction des mouvements passionnés d’une sensibilité particulièrement vive ? Telles sont les questions qui, aujourd’hui encore, hantent – à tort ou à raison – le champ des études sévignéennes.
93Les études réunies, si elles sollicitent des corpus épistolaires extrêmement variés, partagent un double objectif : souligner l’historicité des pratiques épistolaires ; mettre l’accent sur la personnalité des épistoliers – leurs goûts, leurs motivations, leurs idéaux. À l’opposé aussi bien d’une approche formaliste du genre épistolaire que d’une lecture strictement biographique, Bernard Bray fait le choix d’une histoire littéraire constamment attentive à l’originalité et à la qualité de styles appréhendés à l’aune de leur contexte socioculturel. D’une grande clarté, préférant les analyses sur corpus aux propos théoriques, ces articles croisent donc constamment les perspectives historiques, psychologiques et stylistiques, afin de cerner au plus près des textes des manières d’écrire singulières et irréductibles. Là n’est sans doute pas leur moindre mérite.
94Cécile LIGNEREUX.
Notes
-
[1]
La Grande Mademoiselle mémorialiste. Une autobiographie dans le temps, Genève, Droz, 1989.