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Article de revue

In memoriam

Jacques Morel

Pages 195 à 197

English version

1Jacques Morel s’est éteint paisiblement le 4 juillet dans sa quatre-vingtième année, nous laissant un peu orphelins de son amitié et de son humour. Ses amis, ses anciens doctorants, et ses nombreux collègues et amis américains, allemands, français, italiens... ont été surpris et peinés de cette disparition subite. Il veilla sur ma fin de thèse et nous avons été collègues dix-huit années durant à Paris III, longue durée qui me vaut l’honneur de parler de lui ici ; mais c’est bien sûr au nom de tous ses collègues et amis que je m’exprimerai en l’évoquant.

2Ce fut d’abord l’homme d’une carrière bien remplie de professeur. On pourrait parler à son égard de carrière lisse. Son enfance fut marquée par le plaisir d’apprendre, mais aussi de moments plus savoureux qu’il aimait raconter, Épinal, puis Neuchateau, d’où il gardait le plaisir d’évocation des sapins et de la neige, et quelques-unes des exclamations savoureuses traînantes qui sont la marque des Vosgiens. Puis il fut ulmien, ce fut presque une seconde patrie. Du lieu magique de la rue d’Ulm (1947-1950) en même temps que Emmanuel Leroy-Ladurie, Jacques Proust (mort lui aussi récemment), il sort en 1950 jeune professeur agrégé au lycée de Chaumont, et le retrouve aussitôt en 1954 comme « caïman » (entendez agrégé répétiteur). Nommé en 1957 assistant à Lille, où il a la chance de rencontrer Albert Marie Schmitt qui lui laisse un souvenir fort, et Raymond Lebègue pour lequel il avait un profond respect, il parcourt les grades usuels avec régularité : maître de conférence, professeur.

3En 1970 il est nommé professeur à la Sorbonne, affecté alors à Paris III - Sorbonne Nouvelle, où une équipe qui comptait alors trois professeurs seulement, relevait le défi de créer une nouvelle Université. Les heureux élus passaient au rôle de pionniers, pères fondateurs qui cherchaient le ton et la force d’être dans des études différentes et continues, Sorbonne et Nouvelle. C’est là qu’il exerça l’essentiel de ses fonctions professorales et représenta le XVIIe siècle, jusqu’à sa retraite en 1997, conservant des doctorants grâce à l’éméritat jusqu’à une date très récente. Il y a accompli sa part de fonctions administratives et parapédagogiques envahissantes : commissions, direction d’un premier cycle pluridisciplinaire, président de l’Amicale dont il fut souvent l’hôte plein de dynamisme, gratifiant chacun d’un poème de circonstance. Il s’y est signalé par son souci pédagogique, son attention aux étudiants, son souci de l’utilité collective. Parmi les tâches qu’il préféra, sa participation active au Conseil d’administration de la Bibliothèque Sainte-Geneviève lui a permis de joindre son amour des livres aux nécessités de la gestion. Il reçut le titre de Commandeur des Palmes Académiques, ce qui l’honorait, mais le ravissait pour l’inévitable référence à la statue de Dom Juan...

4Jacques Morel se passionnait pour la transmission du savoir vivant et aimait exposer, discuter et surtout lire, lire... Aux yeux de ses doctorants qui le consultaient, il passait pour avoir tout lu de ce XVIIe siècle qui lui était si cher, et en particulier tout le théâtre. Et c’était vrai, résultat d’un projet systématique d’imprégnation préliminaire à toute critique. Sa thèse sur Rotrou dramaturge de l’ambiguïté, dirigée par R. Pintard et soutenue en 1968 (Armand Colin, 1968), se consacrait à un auteur alors délaissé ; ce premier choix était emblématique : explorer plutôt que redire, découvrir, comprendre en profondeur les diverses facettes d’un temps où ne régneraient pas que des génies, où l’invention se jouait aussi dans les seconds rangs et hors des lumières de la seule raison. L’édition du théâtre de Racine (avec Alain Viala chez Garnier en 1980), le ramenait certes à une œuvre absolue, mais après des détours subtils. Pour sa retraite, la publication d’Agréables mensonges : essais sur le théâtre français du XVIIe siècle, préparé par ses anciens élèves Christian Biet, Patrick Dandrey, Georges Forestier et Alain Viala, qui signe aussi la préface, avec une postface de Geneviève Boisard, de Sainte-Geneviève, est révélatrice : elle a rassemblé 59 articles, reflets de trente années de lecture littéraire, pour qu’ils soient accessibles aux lecteurs nouveaux. Ils forment un bon portrait de leur auteur, et représentent la caractéristique de persistance et de diversité qui caractérise J. Morel.

5Ils concernent le théâtre du XVIIe siècle français, dans son contexte, pour le rapport entre les formes de création et les formes de pensées d’un temps, ce théâtre auquel J. Morel a consacré la plus grande partie de sa carrière, mais dans toute son extension, avec Hardy, Rotrou, Racine, Tristan l’Hermite, Molière, avec les genres mineurs et les pastorales. Et tant d’autres choses : Fontenelle, Pascal (le rire grave), les effets de décalage (les Maximes au théâtre), la Dramaturgie et l’imaginaire du spectacle, la Question des modèles et des réécritures – il codirigea sur ce sujet le no 10 des Cahiers de Littérature du XVIIe siècle, devenu ensuite sous l’impulsion de ses anciens élèves et avec son soutien, Littératures classiques – l’observation des effets de mixité thématique et formelle, de tout ce qui ne se range pas et qui invente ou rate la postérité.

6À l’orée d’Agréables mensonges, on trouvera sous sa plume une extraordinaire déclaration d’amour au théâtre et aux mensonges, vies vraies de substitution, théâtre « assez solide pour supporter toutes les formes d’insolence ». Il nous dit de façon pittoresque et détournée la joie d’une critique qui est d’abord joie d’explorer : « L’étude expansive est plus agréablement perverse encore : on y casse le texte, on procède à des prélèvements indiscrets, on va chercher à côté des pages de roman, des anecdotes historiques, d’illustres personnages ; on concocte tout cela : cela fait un ragoût critique au fumet délicieux ». Au demeurant il ne craignait pas les excursions : son livre sur la Tragédie (Armand Colin, 1964) l’emporte du théâtre grec aux modernes dramaturges, et sa part de la Littérature française chez Arthaud va de Montaigne à Corneille.

7Pour défendre une culture qu’il aimait, il milita nécessairement dans les associations savantes : à la Société du XVIIe siècle, dont il fut longtemps le secrétaire, puis à l’Association des Amis de Tristan l’Hermite (qui, à son initiative, publie chaque année des Cahiers Tristan l’Hermite) qu’il fonda et présida de 1979 à 2001.

8Il forma ses élèves de manière paradoxale, sans rien leur imposer, et leur transmettant sa passion de lire et de revenir toujours à la source authentique, par éthique scientifique comme par plaisir secret. Il prenait plaisir à lire les autres et à échanger avec eux des hypothèses et des suggestions. Ses anciens doctorants gardent de lui des images vives, parfois facétieuses (il chantait bien aussi Offenbach !), toujours affectueuses, et une reconnaissance solide pour sa disponibilité, la manière très sûre dont il répondait aux questions sans jamais forcer une recherche, ni stopper un mouvement lancé, laissant à chacun le choix de ses instruments intellectuels et l’initiative de ses emballements, et jusqu’à la possibilité d’une divergence discutée. La diversité des orientations méthodologiques et la réussite de ses élèves montrent combien il faut un maître libéral et encourageant. De son séminaire toujours rempli sont sorties bien des thèses de toutes nationalités sur lesquelles il veilla paternellement.

9Si Jacques Morel avait pour coutume amicale de donner un poème à ses amis dans les circonstances solennelles, et s’il aimait bien les discours, il n’aimait pas les oraisons funèbres. Il faudrait ici un poème, pour être fidèle à sa mémoire. À défaut, conservons de lui cette double image d’érudition et de sensibilité.

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