Notes
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[1]
Éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1983, t. II, 1997, abrégés ci-après OP I et OP II, suivis de l’indication de la page (ici : OP II, 1254).
-
[2]
Voir l’anthologie de Daniele Menozzi, Les images. L’Église et les arts visuels, Paris, Le Cerf, 1991.
-
[3]
Édité par François Boespflug, Dieu dans l’art. Sollicitudini Nostrae de Benoît XIV et l’affaire Crescence de Kaufbeuren, préface d’André Chastel, postface de Leonid Oupensky, Paris, Le Cerf, 1984.
-
[4]
Frédéric Cousinié, Le peintre chrétien. Théories de l’image religieuse dans la France du XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2000.
-
[5]
On connaît les trois « fins » de l’éloquence : instruire, plaire, émouvoir. La subordination des deux autres fins au docere est traditionnelle pour l’éloquence sacrée depuis Augustin, dont la Doctrine chrétienne marque un déplacement de l’orator au doctor. Elle se retrouve dans le premier texte connu de Fénelon, les Dialogues sur l’éloquence (vers 1679, publ. posthume) mais, comme on y reviendra, accompagnée de la subordination, quant aux moyens, au delectare (devenu le « peindre ») – et, quant à l’effet produit, au movere ( « exciter les passions » ).
-
[6]
Il faudrait s’entendre sur ce qu’on entend par ce mot qui, en l’occurrence, ne va pas de soi : rappeler en particulier que le Télémaque n’était pas destiné à être livré au public – argument de « convenance » qu’on pourrait opposer à Bossuet, si l’on était sûr des intentions de Fénelon au moment de la publication, anonyme et selon lui contre son gré. Néanmoins on se gardera de confondre ce caractère de « publicité » avec celui d’art. La lettre latine de « l’abbé de Chantérac » au cardinal Gabrielli, en 1702 (Correspondance, t. X, no 835, p. 256 sq., traduite dans OP II, 1241-1242), récemment redécouverte et attribuée à Fénelon (qui, pour sa défense auprès du Saint-Siège, s’avançait sous un masque), ne laisse aucune ambiguïté sur la conscience d’écrivain de son auteur : « Le prélat [...] s’était amusé à composer ce poème épique pour insinuer, en charmant les oreilles de l’enfant royal, les préceptes les plus purs et les plus sérieux de l’administration d’un royaume. [...] il avait cru que son manuscrit ne serait lu que du duc de Bourgogne et il pensait que jamais il ne serait public ; il écrivit donc avec liberté et sans précautions toutes les leçons susceptibles d’instruire un futur roi. [...] malgré l’auteur [suite à l’indélicatesse d’un serviteur], vint au jour une œuvre imparfaite et pour ainsi dire affligée de mutilations déshonorantes. Et pourtant, même en cet état imparfait, elle plaît à toutes sortes de gens. Que serait-ce si elle paraissait intégralement dans toute sa splendeur ? ». Quid si ex integro nitidissime [cf. oratio nitida, style élégant, brillant] exararetur ? Comme dans la lettre souvent citée au P. Le Tellier de 1710, Fénelon marque à la fois son dédain du destin public de l’œuvre... et la certitude de son talent.
-
[7]
Nous suivons ici l’avis de Jean Orcibal, Henri Gouhier, Jacques Le Brun... Voir la synthèse de ce dernier à l’article « Humanisme et spiritualité » du Dictionnaire de spiritualité (t. VII-1, 1969).
-
[8]
Par exemple Simon François ; voir la distinction entre « tableaux de dévotion » et tableaux de « Cabinet », dans Anne Le Pas de Sécheval, « Amour de Dieu et amour de l’art : la peinture religieuse dans les intérieurs privés », contribution au catalogue Le Dieu caché. Les peintres du Grand Siècle et la vision de Dieu, Académie de France à Rome/Edizioni De Luca, 2000 (p. 73).
-
[9]
Paysage avec un homme tué par un serpent ; Paysage avec les funérailles de Phocion (OP I, 426-437). Ne traitant ici que de l’art sacré, je ne reviendrai pas sur ces textes (auxquels j’ai consacré l’essentiel d’une étude sur « Fénelon et les beaux-arts », XVIIe siècle, no 206, LII/1, janvier-mars 2000, p. 27-45) : voir désormais Anne-Marie Lecoq, La leçon de peinture du duc de Bourgogne. Fénelon, Poussin et l’enfance perdue, Paris, Le Passage, 2003. Pour une synthèse sur la mythologie et les peintres du XVIIe siècle, cf. Emmanuel Bury : « Les pouvoirs de la Fable entre poésie et peinture », catalogue de l’exposition Claude Lorrain et le monde des dieux, Épinal, 2002, p. 19-34 ; et les remarques suggestives de Thomas Pavel sur Poussin dans L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, 1996.
-
[10]
Notice de Jacques Le Brun à son édition, OP I, 1262. Il donne ce premier mémoire en annexe, OP I, 1201-1230.
-
[11]
OP I, 102. Citations précédentes : OP I, 100-101.
-
[12]
OP I, 96. Cf. chap. V (OP I, 103) : « Cette mollesse du cerveau [des enfants] fait que toutes choses s’y impriment facilement, et que les images de tous les objets sensibles y sont très vives [...]. Mais il faut bien choisir les images qu’on y doit graver ; car on ne doit verser dans un réservoir si petit et si précieux que des choses exquises [...] on ne doit à cet âge verser dans les esprits que ce qu’on souhaite qui y demeure toute la vie. Les premières images gravées pendant que le cerveau est encore mol, et que rien n’y est écrit, sont les plus profondes ».
-
[13]
Sur l’influence notamment de Descartes et du médecin Juan Huarte, voir la contribution de Jean Molino au colloque Le XVIIe siècle et l’éducation, hors-série de Marseille (revue de la ville de Marseille), no 88, 1972.
-
[14]
Œuvres, éd. Geneviève Rodis-Lewis, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 900.
-
[15]
OP I, 36. Plusieurs indices dans les Dialogues laissent à penser que Fénelon avait lu l’édition de 1678 de la Recherche, qui comporte les Éclaircissements.
-
[16]
Il faudrait étudier de près la question, inévitable dans un traité d’éducation féminine, de l’attrait et de la grâce, de la « beauté » dont Fénelon s’attache au chapitre X à dénoncer la « vanité » – non sans promouvoir au passage l’idéal esthétique que l’on retrouvera dans le Télémaque : « Je voudrais même faire voir aux jeunes filles la noble simplicité qui paraît dans les statues et dans les autres figures qui nous restent des femmes grecques et romaines ; elles y verraient combien des cheveux noués négligemment par-derrière, et des draperies pleines et flottantes à longs plis, sont agréables et majestueuses... » (OP I, 151).
-
[17]
OP I, 34-36. Sur la distinction entre poète et historien, voir ici même la communication d’Emmanuelle Hénin.
-
[18]
In Littératures classiques, no 39 (printemps 2000), dir. Gérard Ferreyrolles, Littérature et religion : « Rhétorique profane, rhétorique sacrée : les Dialogues sur l’éloquence de Fénelon », conclusion (ici p. 250).
-
[19]
OP II, 1162. Citation précédente, des Dialogues : OP I, 36.
-
[20]
OP II, 1162-1163 (c’est moi qui souligne).
-
[21]
OP II, 1192-1193. Rappelons que les deux Dialogues sur Poussin ont été retrouvés dans les papiers de Mignard, dont Fénelon était un familier lorsqu’il résidait à Versailles – non sans juger son art, à l’occasion (il s’agit d’une Andromède, OP I, 268), « faible ».
-
[22]
OP I, 124.
-
[23]
OP I, 119-120.
-
[24]
OP I, 124. Jacques Le Brun fait le rapprochement en note avec le Catéchisme de Fleury : « Les images sont très propres à frapper l’imagination des enfants et à fixer leur mémoire, et c’est l’écriture des ignorants ».
-
[25]
OP I, 125, 131.
-
[26]
OP I, 135. Un passage coupé dans la citation ci-dessus montre bien l’importance de ces débats, issus de la Réforme, au sein de l’opinion catholique : « ... les discours des calvinistes ; je crois que cette instruction ne sera pas inutile, puisque nous sommes mêlés tous les jours avec des personnes préoccupés de leurs sentiments, qui en parlent dans les conversations les plus familières. Ils nous imputent », etc.
-
[27]
Cité par Jean Orcibal dans le premier volume de la Correspondance de Fénelon, 1972, p. 186 ; Bayle, p. 187.
-
[28]
OP I, 136. Le thème est central dans la littérature de controverse, notamment chez Bossuet.
-
[29]
OP I, 139.
-
[30]
Voir le début de sa thèse complémentaire, Bossuet panégyriste, Paris, Le Cerf, 1962.
-
[31]
OP I, 86-87 (c’est moi qui souligne).
-
[32]
D’ailleurs elle est nécessaire aux femmes pour bien conduire « leurs ouvrages » (étoffes, broderies, etc.) mais le plus souvent elles préfèrent céder à la mode que connaître « les règles du dessin ». « Ces choses passent pour belles, parce qu’elles coûtent beaucoup de travail à ceux qui les font, et d’argent à ceux qui les achètent ; leur éclat éblouit ceux qui les voient de loin, ou qui ne les connaissent pas : les femmes ont fait là-dessus des règles à leur mode ; qui voudrait contester passerait pour visionnaire [le terme appliqué péjorativement aux mystiques !] ; elles pourraient néanmoins se détromper en consultant la peinture, et par là se mettre en état de faire, avec une médiocre dépense et un grand plaisir, des ouvrages d’une noble variété, et d’une beauté qui serait au-dessus des caprices irréguliers des modes » (cf. OP I, 164-165).
-
[33]
Chap. II, OP I, 95.
-
[34]
Avertissement à l’Explication des maximes des saints, OP I, 1001. Sur le « bovarysme mystique », je me permets de renvoyer à mon article « L’Explication de Fénelon, “marquer précisément ce qui est bon et de l’expérience des saints et le réduire en un langage correct” », dans Rivista di Storia e Letteratura Religiosa, 2002/1.
-
[35]
Sous réserve d’une enquête systématique qui ne devrait écarter ni les 17 volumes de la Correspondance, pour une large part consacrée à la direction spirituelle, ni l’ensemble des Mandements, pour lesquels cependant l’index de l’éd. Gosselin des Œuvres complètes confirme notre analyse.
-
[36]
OP I, 267-268. On n’a retenu ici que les œuvres à caractère sacré, mais le ton est le même pour des scènes mythologiques de Mignard ou Le Brun et surtout « un paysage d’une fraîcheur délicieuse » de Poussin. Dans les Dialogues sur ce dernier, Fénelon emploie des termes de « connaisseur » comme péripétie, costume – ou encore contraste, dont Roger de Piles nous dit qu’il « n’est usité dans notre langue que parmi les peintres qui l’ont pris de l’italien » (cité par Anne-Marie Lecoq, op. cit., p. 79).
-
[37]
Sur tout ceci, voir l’ouvrage déjà cité d’Anne-Marie Lecoq.
-
[38]
Correspondance, t. II, 1972, lettres nos 9 et 10, p. 22-25.
-
[39]
Lettre à la duchesse de Beauvillier datée du 10 janvier 1686, Correspondance, t. II, 1972, p. 21. Comme le souligne Jean Orcibal (t. I, 1972, p. 178-179), cette prise de position était aussitôt rendue caduque par la décision royale d’interdire la traduction de Godeau, le 14 janvier, et signifiée à Fénelon par Seignelay lui-même le 4 février.
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[40]
En particulier l’importante réponse à l’évêque d’Arras de février 1707, Correspondance, t. XII, 1990, p. 270-284 : « C’est lire les Écritures que d’écouter les pasteurs qui les expliquent et qui en distribuent aux peuples les endroits proportionnés à leurs besoins. Les pasteurs sont des Écritures vivantes ».
-
[41]
Reproduite dans Hans Belting : L’image et le culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art [1990], éd. franç., Paris, Le Cerf, 1998, planche X.
-
[42]
Mémoires chronologiques... depuis la réunion de Cambrai à la France..., 1677-1753, mis au jour par Eug. Bouly, Cambrai, 1911, cité par Jean Orcibal, dans Correspondance, t. V, 1976, p. 289, n. 8. En outre, la part prise par Fénelon dans l’architecture sacrée de son diocèse est très peu documentée ; les rares éléments connus sont recensés par Félicien Machelart : « Fénelon, introducteur de l’art français en Cambrésis ? », dans Fénelon évêque et pasteur en son temps, 1695-1715, colloque de Cambrai (1995), Gilles Deregnaucourt et Philippe Guignet (éd.), Centre d’histoire de la région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, Université Charles de Gaulle - Lille 3, 1996, p. 283-293.
-
[43]
Comme d’ailleurs celle d’autres directeurs : voir les travaux en cours de Patrick Goujon sur Jean-Joseph Surin.
-
[44]
Désormais accessible dans l’édition de la Correspondance de Mme Guyon par Dominique Tronc, t. I : Directions spirituelles, Champion, 2003, no 205 – dont je reprends ici la transcription. Sur la suspicion envers la « vision » au XVIIe siècle (chez d’autres auteurs, antérieurs à Mme Guyon), voir Sophie Houdard, « De la représentation de Dieu à la vue sans image. Hypothèses sur le rôle de l’imagination dans l’écriture mystique du XVIIe siècle », Littératures classiques, no 45, 2002, p. 109-126.
-
[45]
Reproduit par H. Belting, op. cit., illustration no 247 (Trez etaz de bones ames, manuscrit conservé à la British Library). Les trois états sont représentés en une page, divisée en quatre compartiments. Le premier état occupe le compartiment en haut à gauche, le dernier le compartiment en bas à droite ; deux images représentent l’état intermédiaire : en haut à droite puis en bas à gauche, suivant le sens de la lecture. J’emprunte les citations de Dante et Pétrarque à d’autres passages du livre de Belting – qui mentionne également, concernant la Véronique, la Divine Comédie (Paradis, XXXI, 103).
-
[46]
OP II, 892.
-
[47]
Il faudrait discuter ici la récente étude de Jean-Christophe Bardout (Revue philosophique, 128e année, t. CXCIII, 2003/2, avril 2003), éminent spécialiste de Malebranche, qui soutient au contraire la thèse du « malebranchisme » de Fénelon, quand bien même ce dernier croit le combattre (dans la Réfutation du nouveau système du P. Malebranche sur la nature et la grâce, 1688, publ. posthume), sur les deux points décisifs, et selon lui solidaires, de la « vision en Dieu » et de l’occasionnalisme.
-
[48]
L’important est moins de se prononcer sur la « positivité » de l’expérience mystique que d’établir en doctrine que l’union mystique n’est pas « essentielle » mais « de volonté à volonté ». Or cette union des volontés, c’est-à-dire l’abandon à Dieu, ne s’éprouve pas de manière décisive dans la jouissance, mais dans la pureté d’un amour qui se donne sans « intérêt » et sans preuve ; d’où la « sécheresse », expérience ordinaire des spirituels. Comme Jean de la Croix, Fénelon ne conteste pas nécessairement la jouissance (même s’il n’exclut pas d’y voir une ruse du démon), il s’interdit seulement d’en faire le critère décisif de l’expérience. Le paradoxe est que cette position est celle des défenseurs de la mystique – au lieu que Bossuet par exemple s’en fait une conception « extraordinaire », sur le modèle du raptus paulinien, qui rend d’autant plus suspects les « nouveaux mystiques », de vouloir s’égaler aux saints et aux prophètes. Quant au rationalisme de Malebranche, il aboutit lui aussi au paradigme du raptus : voir les textes cités par Christian Trottmann dans son étude « Malebranche, de la vision béatifique à la syndérèse... et retour », XVIIe siècle, no 203, LI/2, avril-juin 1999, p. 367-384 (ici p. 383).
-
[49]
Article XLI, OP I, 1090.
-
[50]
Voir l’étude déjà citée du Dieu caché, p. 74.
-
[51]
Dans Histoire littéraire du sentiment religieux..., t. V, chap. VII, p. 322-323.
-
[52]
On pourrait montrer que des procédés de ce genre sont à l’œuvre dans la description des Enfers, au livre XIV des Aventures de Télémaque ; une telle lecture s’opposerait à celle de François-Xavier Cuche (dans Télémaque entre père et mère, Champion, 2e éd., 1995), puisque ce dernier voit dans l’évocation de la « gloire » des bienheureux « une sublimité qui correspond à l’exhaussement même du bonheur humain en béatitude éternelle » (op. cit., p. 262).
-
[53]
De même Fénelon, au fur et à mesure qu’il approfondit sa défense des mystiques, s’avère de plus en plus méfiant envers une doctrine de l’inspiration « miraculeuse et extraordinaire ».
-
[54]
OP I, 138.
-
[55]
OP I, 1045-1046 (c’est moi qui souligne).
-
[56]
Jacques Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Le Seuil, 2002, p. 201. On aura reconnu la terminologie de Jean Damascène, qui autorise l’icône (la représentation du Fils comme « image » de Dieu).
-
[57]
Explication des maximes des saints, OP I, 1046. Dans une glose manuscrite (reproduite par Jacques Le Brun en variante, OP I, 1589-1590), Fénelon avance « pour la décharge de celui de qui ce mot [d’involontaire] est venu, qu’il ne peut jamais faire dans la place où il était aucun sens contraire à la foi » : l’entendement et la volonté sont de la partie supérieure – en ce sens tout trouble de la partie inférieure est « involontaire » (pléonasme), même s’il est « commandé par la volonté » et en cet autre sens (propre à Dieu) « volontaire »... Les « deux parties » correspondent aux deux natures du Christ en une personne. Si le Christ est notre « parfait modèle », nous n’avons quant à nous que la ressource de notre « nature humaine » pour L’imiter : image « essentielle » dans la partie inférieure, mais ontologiquement dégradée dans la partie supérieure. Que la volonté fasse partie de la supérieure (et qu’en ce sens le trouble soit « involontaire » même chez le Christ) ne nous laisse d’autre recours que d’adhérer à la volonté divine (« union des volontés » qui pour Fénelon est la seule conception possible de « l’union à Dieu » dès lors qu’on ne peut plus la penser en terme d’union essentielle). Or cette volonté est bien ici d’abandon du Fils. Le mystique est donc l’image du Crucifié et ne peut penser son propre état d’abandon qu’en ces termes : image au sens fort, qui réalise, autant qu’il est possible à l’homme, la Passion. L’expression de « mort mystique » est à prendre au sérieux chez Fénelon, et l’on pourrait montrer dans ses écrits proprement doctrinaux (par exemple l’Instruction pastorale... sur le système de Jansénius, 1714) l’importance du thème (au demeurant traditionnel) de la « mort opportune ».
-
[58]
Op. cit., p. 202.
-
[59]
Nous ne sommes pas ici sur le plan « psychocritique » du Freud « lecteur » de Vinci. Peut-être Léo Steinberg nous indique-t-il une piste, lorsqu’en conclusion de son essai [1983] sur La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne (éd. franç., Paris, Gallimard, 1987), il commente une représentation du Trône de grâce : « un tel symbole n’a pu être trouvé que par un artiste particulièrement sensible aux courants profonds de sa sensibilité » (p. 133) – atteignant, au-delà de son cas individuel, à une sorte d’exemplarité.
-
[60]
OP II, 967 (c’est moi qui souligne).
-
[61]
Cf. Remarques de Roger de Piles à sa traduction de Du Fresnoy (1668) : « La peinture est non seulement divertissante et agréable, mais elle contient encore une partie de tout ce qui s’est passé de plus beau dans l’Antiquité, nous remettant l’histoire devant les yeux, comme si elle se passait effectivement [c’est moi qui souligne] ; jusque-là même, qu’à la vue des tableaux où les belles actions sont représentées, nous nous sentons portés à nous rendre capables d’entreprendre quelque chose de semblable, de même que si nous avions lu quelque belle histoire »... Cité par Anne-Marie Lecoq, op. cit..., p. 81.
-
[62]
Cf. la note de Jacques Le Brun, OP II, 1744. Il « a du en lire le très beau commentaire » par Félibien dans le second des Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres...
-
[63]
Cette dimension (de la croyance partagée) serait par excellence celle de l’art sacré, pour autant qu’il relève, avec la liturgie, de ce que les théoriciens de l’éloquence ont appelé l’épidictique : « genre de la célébration collective » où, écrit Emmanuel Bury (art. « Démonstratif » du Lexique des termes littéraires, dir. Michel Jarrety, LGF, 2001), « la communauté affirme les liens qui la constituent ».
-
[64]
En un sens tout autre évidemment que Pascal (Pensées, Sellier, no 74) : non pas « vanité que la peinture », mais vanité des « choses » qu’elle dévoile en les imitant.
-
[65]
« Fleurs qui se fanent, fleurs tranchées. Essai sur l’imaginaire des Aventures de Télémaque », dans Centro Clarke, Seminari Pasquali di analisti testuale, 12. Les Aventures de Télémaque, Pisa, Edisioni ETS, 1998.
-
[66]
Cf. « Télémaque : fable et spiritualité », Literaturwissenschaftliches Jahrbuch, 1996, p. 154. Encore ce mythe peut-il se lire en écho du sacrifice d’Isaac – nous invitant à rechercher ce qui, dans l’iconographie chrétienne elle-même, serait apte à « faire entrer dans le monde de la représentation » une part d’horreur dans le sacré.
-
[67]
En d’autres termes, la reprise du motif « idéal » (la Madone de Dresde) dans la représentation « historique » (Luc), avec l’identification du peintre, exhibe la structure de la croyance : si la Vierge est apparue au peintre, elle a dû lui apparaître ainsi en réalité ; en réalité, c’est-à-dire comme elle est apparue à saint Luc ; donc elle est apparue à saint Luc comme elle est apparue au peintre... Raphaël a forgé ce que Belting appelle un « archétype » mais un archétype moderne, c’est-à-dire qui n’est plus fondé sur la croyance en la Vera Icona ou en une intervention surnaturelle, comme l’apparition de la Vierge à saint Luc, mais sur l’idée que se fait le peintre de la beauté mariale. On relèvera que les deux traits que Frédéric Cousinié avance dans Le peintre chrétien comme caractéristiques de l’œuvre de Mignard : la représentation de la Vierge à l’Enfant « sous la forme d’une apparition entourée de nuées, et non le modèle du couple divin posant “au naturel” devant leur portraitiste », et l’autoportrait du peintre non pas sous les traits de saint Luc mais « en présence » du saint, apparaissent en réalité dès l’origine, c’est-à-dire sans rapport avec le contexte postréformé qu’il évoque (p. 59) mais directement en relation avec Raphaël, dans le tableau de l’Académie de Saint-Luc à Rome (aujourd’hui attribué au « maître d’Urbin », probablement Federico Zuccari – reproduit par Belting, op. cit., illustration no 292). Un tableau carmélitain représentant Michel de Marillac et sœur Marie de l’Incarnation au parloir (reproduit dans le catalogue L’art du XVIIe siècle dans les Carmels en France, Paris, Petit Palais, 1982, no 36) offre une variante intéressante : il montre les deux personnages de part et d’autre d’une cloison – Mme Acarie voyant, derrière son visiteur, la Vierge, représentée, selon le canon raphaélite, avec l’Enfant sur des nuées ; et le chancelier ne se retournant pas, car « ce n’est pas [lui] qu’elle visite »... Ainsi le spectateur « voit » la Vierge mais sans participer de la sainteté de la sœur ni même du mérite de son illustre visiteur, seulement par le crédit qu’il fait à l’anecdote représentée, c’est-à-dire en acceptant la convention de la représentation.
-
[68]
Le problème est celui de la représentation comme publicité de l’image de Dieu, distinct de celui de la « sainteté » de la religieuse (le procès de canonisation suit son cours). François Boespflug note que Crescence elle-même ne considérait pas ses visions « autrement qu’elles ne le sont par les plus grands parmi les mystiques : ce sont des grâces, bien sûr, mais surtout des signes à quoi il ne faut pas s’arrêter [...]. Profondément pénétrée par l’idée de son propre néant, elle n’aspirait qu’au silence, loin du monde et de toute publicité » (op. cit., p. 81).
-
[69]
OP II, 162 et 163. Sur « les arts du dessin dans les Aventures de Télémaque de Fénelon », voir la contribution d’Élisabeth Lavezzi au colloque de Strasbourg, 1999 (Fénelon. Mystique et politique, dir. François-Xavier Cuche et Jacques Le Brun, Paris, Champion, 2004, p. 281) : « Des amours contre nature », qui conclut à « l’évitement » de la peinture, « limitée à n’être, dans la fiction, qu’un monument aux morts, et, dans l’énoncé, qu’une métaphore... ».
-
[70]
OP II, 1088.
-
[71]
Voir la partie consacrée à Fénelon et Mme Guyon dans La sainte et la fée. Dévotion à l’Enfant Jésus et mode des contes merveilleux à la fin du règne de Louis XIV, Genève, Droz, 1987, spéc. p. 112-114 (et ill. planche XIV. La similitude est flagrante avec le frontispice de l’éd. de 1722 des Poésies de Mme Guyon, reproduit planche XV).
-
[72]
OP II, 222.
1Quelques remarques préliminaires, en vue d’introduire Fénelon dans le cadre des « discours d’ecclésiastiques » sur la peinture. Reconnaissons tout d’abord qu’un « homme d’Église » ne tient pas nécessairement un « discours d’Église » : que notre auteur ait été ministre catholique ne suffit pas sans doute à faire du plus célèbre de ses écrits, Les Aventures de Télémaque, un « discours d’ecclésiastique ». Bossuet jugeait même l’ouvrage « indigne d’un prêtre »... Mais ajoutons que la critique contemporaine est unanime à partager une opinion contraire – qu’il suffise ici de se reporter à la notice de Jacques Le Brun dans son édition des Œuvres de Fénelon [1], qui conclut sa démonstration sur le caractère pédagogique de l’œuvre par ces lignes : « Nous pouvons penser, si nous ne restons pas au niveau de l’anecdote, que le Télémaque ne pouvait être que l’œuvre d’un “prêtre” ». D’autre part, il est assez clair, de manière plus générale, qu’un « discours d’ecclésiastique(s) » ne se confond pas nécessairement avec un « discours d’Église » : on sait que sur la question précise qui nous occupe aujourd’hui (la peinture), les textes du magistère romain sont peu nombreux [2] – le plus important, Sollicitudini Nostræ de Benoît XIV [3], étant postérieur à notre période et donc extrêmement tardif (1745), si l’on fait la comparaison avec la tradition chrétienne orientale. Frédéric Cousinié a récemment rappelé [4] que pour le XVIIe siècle l’essentiel de l’élaboration doctrinale en la matière relève de la controverse, et non pas de la « dogmatique ». Il s’agit donc moins d’un « discours d’Église » sur la peinture, « homogène et cohérent », que de discours divers, formulés par une catégorie bien identifiée de spectateurs et, éventuellement, de commanditaires d’images (sacrées ou profanes).
2Dans ce cadre, Fénelon peut nous intéresser d’un triple point de vue :
- En tant qu’ecclésiastique évidemment, ès qualité, et l’on va voir que le seul texte où se trouve explicitement développé un point de vue que nous pouvons qualifier de « clérical » sur l’image est son premier ouvrage publié (1687), le traité De l’éducation des filles.
- En tant simplement que témoin de son temps (les années 1680-1715), qui serait celui du passage de l’instrumentalisation de l’art [par le discours théologique] à son autonomie, autrement dit du « regard dévot » au « jugement esthétique ». Nous pourrons relever des indices qui montrent que Fénelon appartient au public des « connaisseurs » qui aiment la peinture, la « goûtent » (ce qui ne veut pas dire évidemment qu’ils ne lui demandent pas aussi de les instruire, comme on le faisait de l’éloquence [5]).
- Enfin, en tant qu’artiste, non pas certes en tant que peintre, mais en tant qu’écrivain. Je postulerai donc (à défaut d’avoir le temps de m’en expliquer) un certain parallélisme entre les problèmes qui se posent au peintre et ceux qui se posent à l’écrivain, « pratique de l’écriture » et « pratique de la figuration plastique ». Or il n’est guère possible de séparer ce Fénelon « humaniste » du Fénelon « spirituel » : d’un côté l’auteur du Télémaque et de la Lettre à l’Académie, de l’autre le défenseur de Mme Guyon et le docteur des Maximes des saints. Les travaux récents tendent en effet à souligner, de manière me semble-t-il difficilement contestable, que le centre de gravité, le point focal de toute son activité est la spiritualité. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas tension dans l’œuvre [6] entre le « profane » et le « sacré » (la catégorie syncrétique d’ « humanisme dévot », forgée par l’abbé Bremond, apporte plus de confusion que de lumière [7]). Mais alors il faut admettre que cette tension n’est pas propre à Fénelon, qu’elle est au contraire celle de son siècle dont il est sur ce point exemplaire. Inversement le rigorisme de Bossuet dans sa vieillesse (Traité de la concupiscence et Maximes et réflexions sur la comédie [1694], querelles avec Santeul et même Boileau...) marquerait plutôt son éloignement de l’esprit du temps – à preuve son jugement sur le Télémaque, qui ne s’expliquerait donc pas seulement par une évidente partialité (nous sommes en pleine « querelle du quiétisme »), au moment où l’œuvre, comme on sait, entamait une carrière de best-seller français et européen.
3Pour approfondir le parallèle entre peintre et écrivain, il faudrait s’intéresser à des artistes qui ont mené de front une carrière « profane » et une carrière « religieuse » (par opposition aux spécialistes de la seule image de dévotion [8] et à ceux qui, inversement, rares en France à l’époque [Picart, Monnoyer, plus tard Desportes...], se consacraient exclusivement à des genres « mondains », comme le bouquet, le portrait ou le paysage) – pour mieux dire, il faudrait arriver à ne pas considérer dans leur œuvre les deux versants séparément... On songe évidemment à Poussin, dont Fénelon, dans les seuls textes de quelque importance qu’il ait consacrés à la peinture (deux des Dialogues des morts), a choisi de commenter précisément des paysages [9], sur des sujets antiques (païens) – comme il a choisi d’écrire, avec le Télémaque, une sorte de « fable », dans la lignée d’Homère et de Virgile.
DE L’ÉDUCATION DES FILLES
4Le traité De l’éducation des filles, « par monsieur l’abbé de Fénelon », est paru au printemps 1687. L’édition de référence est celle de 1696, « par monseigneur l’archevêque de Cambrai ». L’ouvrage n’a connu véritablement le succès que plus tard, avec les Lumières. Mais il avait été remarqué à la Cour et, en forgeant à son auteur une réputation de pédagogue, il joua un rôle dans la décision de Louis XIV, en 1689, de confier à Fénelon l’éducation du duc de Bourgogne, son petit-fils, héritier de la Couronne.
5Il s’agit au départ d’un mémoire adressé au duc et à la duchesse de Beauvillier, alliés à Seignelay et à la duchesse de Chevreuse – c’est-à-dire au « clan Colbert », proche du milieu dévot auquel appartenait un oncle du jeune abbé, lui-même de vieille famille aristocratique. Directeur spirituel de Beauvillier (qui sera nommé gouverneur du duc de Bourgogne, en même temps que Fénelon précepteur), le jeune abbé avait naturellement été consulté pour l’éducation de ses enfants (des filles, jusqu’à la naissance d’un garçon en 1690...), sans doute « avant la fin de 1685 » [10]. Entre cette date et la publication du livre, donc la rédaction définitive, il s’est écoulé une à deux années, sur lesquelles je reviendrai.
6Fénelon insiste d’abord sur les « premiers fondements » (chap. III), c’est-à-dire tout ce qui marque l’enfant avant même l’étude. Il relève ainsi que « la curiosité des enfants est un penchant de la nature qui va comme au-devant de l’instruction » et qu’il faut savoir utiliser avec profit. Il insiste sur leur propension à « imiter tout ce qu’ils voient » (chap. IV) et donc l’importance de ne « laisser approcher d’eux que des gens dont les exemples soient utiles à suivre » :
Cette pente à imiter, qui est dans les enfants, produit des maux infinis quand on les livre à des gens sans vertu qui ne se contraignent guère devant eux. Mais Dieu a mis par cette pente dans les enfants de quoi se plier facilement à tout ce qu’on leur montre pour le bien. Souvent sans leur parler on n’aurait qu’à leur faire voir en autrui ce qu’on voudrait qu’ils fissent. [11]
7Cette conception passe par des considérations sur la plasticité du cerveau et l’importance de la mémoire, qui expliquent en particulier comment un enfant peut apprendre la langue : par « une admirable facilité » pour « remarque[r] de quel objet chaque parole est le signe » et par l’aptitude à conserver en lui « l’impression de toutes ces images » [12]. Il y a ici une anthropologie implicite, sous l’influence de la physiologie du temps [13] – et qui, par son inspiration cartésienne, peut paraître proche de celle de Malebranche (cette dernière certes beaucoup plus élaborée).
8Mais il faut souligner une importante différence. Du point de vue malebranchiste, l’éloquence (et plus généralement l’art) est rendue nécessaire par l’infirmité des hommes, qui ne sont pas capables de soutenir leur attention pour considérer ce qui est abstrait : « Ils ne peuvent comprendre, écrit l’Oratorien dans le Xe des Éclaircissements au traité De la recherche de la vérité, ce qui ne tombe point sous les sens ni sous l’imagination » [14]. C’est là une justification par défaut : l’homme rationnel doit s’efforcer au contraire de se détacher du sensible pour approcher de la « vision en Dieu » – et l’on sait quelle virulente critique fait Malebranche de l’imagination, « la folle du logis ». Dans un écrit de jeunesse, les Dialogues sur l’éloquence (vers 1679, non publié), Fénelon semble bien proche de cette conception lorsqu’il écrit que
9depuis le péché originel, l’homme est tout enfoncé dans les choses sensibles ; c’est là son grand mal : il ne peut être longtemps attentif à ce qui est abstrait. Il faut donner du corps à toutes les instructions qu’on veut insinuer dans son esprit. Il faut des images qui l’arrêtent. De là vient que, sitôt après la chute du genre humain, la poésie et l’idolâtrie [c’est-à-dire le culte des images], toujours jointes ensemble, firent toute la religion des anciens. [15]
10Or on aura remarqué l’absence dans le traité De l’éducation des filles de cet arrière-plan de la chute : au contraire, Fénelon témoigne d’une confiance en la « nature », dont il ne s’agit pas de corriger mais au contraire d’utiliser la « pente », voulue par Dieu. À vrai dire, le passage des Dialogues que j’ai cité apparaît comme une incise, et Fénelon ne s’y montre pas très à l’aise avec ce postulat qu’on pourrait dire « augustinien ». Toute son évolution postérieure va dans le sens d’un « naturalisme », d’une continuité profonde entre les tendances « naturelles » de l’homme et la spiritualité la plus exigeante – le pivot étant ici le renoncement volontaire à « l’amour propre », pour lui préférer « l’amour de Dieu ». Dans les écrits de la maturité, en particulier la longue polémique des quinze dernières années avec le jansénisme, il va d’ailleurs combattre l’idée d’une delectatio victrix, comprise comme une délectation qui exercerait une attraction faisant contrepoids au plaisir sensible : selon lui la thèse authentiquement augustinienne n’est pas la thèse janséniste, qu’il juge ruineuse pour la liberté.
11Les Dialogues sur l’éloquence n’entrent pas dans ce débat, mais il y est clairement affirmé que « ce qui sert à plaire pour persuader est bon ». Il ne s’agit pas ici de distinguer entre plaisir sensible et plaisir suprasensible, mais entre un bon et un mauvais usage du plaisir [16]. Fénelon va plus loin : il substitue, dans la trilogie traditionnelle du plaire/instruire/émouvoir (delectare/docere/movere), au « plaire » le « peindre ». L’éloquence consiste « non seulement dans la preuve, mais encore dans l’art d’exciter les passions. Pour les exciter, il faut les peindre ; ainsi je crois que toute l’éloquence se réduit à prouver [instruire, docere], à peindre [plaire, delectare] et à toucher [émouvoir, movere] ». Peindre, « c’est non seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d’une manière si vive et si sensible, que l’auditeur s’imagine presque les voir », et Fénelon donne en exemple le récit de la mort de Didon par Virgile : d’un historien « vous apprenez le fait, mais vous ne le voyez pas » ; au lieu que le poète « le mettra devant vos yeux [...] vous croyez voir la flotte des Troyens [...] vous entrez dans tous les sentiments qu’eurent alors les véritables spectateurs. [...] Le poète disparaît ; on ne voit plus que ce qu’il fait voir, on n’entend plus que ceux qu’il fait parler » [17].
12J’ai souligné ailleurs [18] en quoi le choix de cet exemple virgilien vaut légitimation de l’art : il prend le contre-pied d’un passage fameux des Confessions (livre I, chap. XIII) où Augustin se faisait amèrement le reproche d’avoir été « ému de douleur » à le lire – « voilà les folies auxquelles on donne le nom de belles-lettres ».
La poésie n’est autre chose qu’une fiction vive qui peint la nature. Si on n’a ce génie de peindre, jamais on n’imprime les choses dans l’âme de l’auditeur, tout est sec, languissant et ennuyeux. [...] La poésie, c’est-à-dire la vive peinture des choses, est comme l’âme de l’éloquence.
13Cette conception demeurera la sienne jusqu’à la fin et on la retrouve dans son dernier texte publié, là encore un texte de rhétorique ou plus largement de poétique, la Lettre à l’Académie : « La poésie est sans [aucun] doute une imitation et une peinture » [19]. Et l’on ne s’étonnera pas que Fénelon, pour se faire comprendre, compare Homère à des peintres. Je vais citer dès à présent ce passage sur lequel je reviendrai, car il est remarquable pour notre sujet :
La poésie est sans doute une imitation et une peinture. Représentons-nous donc Raphaël, qui fait un tableau. Il se garde bien de faire des figures bizarres, à moins qu’il ne travaille dans le grotesque. Il ne cherche point un coloris éblouissant. Loin de vouloir que l’art saute aux yeux, il ne songe qu’à le cacher. Il voudrait pouvoir tromper le spectateur, et lui faire prendre son tableau pour Jésus-Christ même transfiguré sur le Thabor. Sa peinture n’est bonne qu’autant qu’on y trouve de vérité. L’art est défectueux dès qu’il est outré. Il doit viser à la ressemblance. Puisqu’on prend tant de plaisir à voir dans un paysage du Titien des chèvres, qui grimpent sur une colline pendante en précipice, ou dans un tableau de Taisnière [David Teniers le Jeune] des festins de village, et des danses rustiques, faut-il s’étonner qu’on aime à voir dans l’Odyssée des peintures si naïves du détail de la vie humaine ? On croit être dans les lieux, qu’Homère dépeint, y voir, et y entendre les hommes... [20]
14Remarquable argument qui recourt à l’art sacré – et à la représentation du surnaturel : la transfiguration du Christ – comme exemple de « naturel » dans l’art, ainsi que l’atteste sans ambiguïté le rapprochement avec des peintres de paysage, à l’opposé de la manière « idéale » admirée par les « poussinistes » chez Raphaël (on sait que Titien leur servait de contre-exemple). Dans le même sens, Fénelon fera plus loin le rapprochement d’Homère avec des portraitistes de son temps : Mignard, de Troy, Rigaud [21].
15Le traité De l’éducation des filles écrit ingénument (dans une formule que la polémique anti-janséniste n’aurait sans doute plus permise) : « Il faut que le plaisir fasse tout » [22]. C’est une pédagogie par l’agrément, « l’insinuation ». Aussi Fénelon recommande-t-il « l’usage des histoires pour les enfants » (chap. VI) : ils « aiment avec passion les contes ridicules [...] ne manquez pas de profiter de ce penchant », mais, on s’en doute, en le moralisant. C’est ainsi qu’il faut aborder la Bible : comme un recueil d’histoires saintes. « Animez vos récits de tons vifs et familiers ; faites parler tous vos personnages : les enfants, qui ont l’imagination vive, croiront les voir et les entendre ». Ces histoires sont « importantes, singulières, merveilleuses, pleines de peintures naturelles et d’une noble vivacité ». Et Fénelon va plus loin :
16Il faut ignorer profondément l’essentiel de la religion pour ne pas voir qu’elle est tout entière historique ; c’est par un tissu de faits merveilleux que nous trouvons son établissement, sa perpétuité, et tout ce qui doit nous la faire pratiquer et croire. [23]
17Là encore, Fénelon se sépare de Malebranche qui conçoit les « anthropologies » bibliques comme seulement des « manières de parler », des façons pour Dieu de se mettre à la portée des hommes. La religion des simples est pour Fénelon la vraie religion, bien plus sûrement que celle des savants. Et ce chapitre se conclut par la recommandation suivante :
18Elles [les gouvernantes] peuvent ajouter à leurs discours la vue des estampes ou des tableaux qui représentent agréablement les histoires saintes. Les estampes peuvent suffire, et il faut s’en servir pour l’usage ordinaire ; mais quand on aura commodité de montrer aux enfants de bons tableaux, il ne faut pas le négliger ; car la force des couleurs, avec la grandeur des figures au naturel, frapperont bien davantage leur imagination. [24]
19Fénelon en est convaincu, c’est (chap. VII, sur les « premiers principes de la religion ») « la méthode de l’Écriture : frappez vivement leur imagination [des enfants], ne leur proposez rien qui ne soit revêtu d’images sensibles. Représentez Dieu assis sur un trône, avec des yeux plus brillants que les rayons du soleil. Faites-le parler, donnez-lui des oreilles qui écoutent tout, des mains qui portent l’univers », des bras, un cœur... « Viendra le temps que vous rendrez toutes ces connaissances plus exactes ». Dans cette pédagogie religieuse, il ne craint pas de « faire venir l’imagination au secours de l’esprit, pour leur donner des images charmantes des vérités de la religion, que le corps ne peut voir » : ainsi de la « gloire céleste telle que saint Jean nous la représente », la « glorieuse Jérusalem » [25].
20On remarquera, en revanche, l’extrême discrétion, dans ce même chapitre, sur le culte des saints, et ce qu’on a coutume d’appeler le « merveilleux chrétien ». Fénelon aborde le délicat sujet de la « superstition » :
Il ne faut jamais laisser mêler dans la foi ou dans les pratiques de piété rien qui ne soit tiré de l’Évangile, ou autorisé par une approbation constante de l’Église. [...] Accoutumez donc les filles, naturellement trop crédules, à n’admettre pas légèrement certaines histoires sans autorité, et à ne s’attacher pas à de certaines dévotions, qu’un zèle indiscret introduit, sans attendre que l’Église les approuve. [...] Contentez-vous de ne faire jamais entrer ces choses dans les instructions qu’on donne sur le christianisme. Ce silence [c’est moi qui souligne] suffira pour accoutumer d’abord les enfants à concevoir le christianisme dans toute son intégrité et dans toute sa perfection, sans y ajouter ces pratiques. Dans la suite, vous pourrez les préparer doucement contre les discours des calvinistes. [...] Ils nous imputent, direz-vous, mal à propos tels excès sur les images, sur l’invocation des saints, sur la prière pour les morts, sur les indulgences ; voilà à quoi se réduit ce que l’Église enseigne [...] Voilà, continuerez-vous, tout ce qu’il faut croire ; ce que les calvinistes nous accusent d’y ajouter n’est point la doctrine catholique ; c’est mettre un obstacle à leur réunion, que de vouloir les assujettir à des opinions qui les choquent, et que l’Église désavoue... [26]
21Ces lignes ne passèrent pas inaperçues des protestants, et de Bayle en particulier, qui fit un compte rendu élogieux du traité de Fénelon dans les Nouvelles de la république des Lettres (octobre 1687). Une édition parut rapidement à Amsterdam, avec un « Avertissement », où l’on lit notamment :
Il ne faut pas avoir beaucoup de pénétration, pour sentir par la lecture de cet ouvrage, que cet abbé n’est pas extrêmement superstitieux, et qu’il n’y a mêlé qu’à regret certains traits du papisme. Il passe fort légèrement sur certains dogmes épineux de son Église, et les explique dans les termes les plus doux et les plus généraux qu’il peut trouver. Il établit des maximes, qui étant bien comprises peuvent être d’un grand secours pour faire revenir de leurs erreurs grossières plusieurs membres de son Église. Enfin on n’y trouve pas même les mots de transsubstantiation, d’adoration du sacrement, ni celui du purgatoire. On n’y apprend point aux enfants à se prosterner devant les images [c’est moi qui souligne], ni à invoquer les saints, ni à prier pour les morts, ni à gagner les indulgences... [27]
22On voit comment Fénelon justifie un recours pédagogique à l’image : par des motifs anthropologiques qui ne vont pas jusqu’à une justification dogmatique – dont son petit traité d’éducation ne peut d’ailleurs être le lieu. En revanche, il y affirme comme la divergence majeure avec les Réformés, qui ne supporte aucune concession, leur pertinacia [opiniâtreté], l’orgueil de s’être érigés en lecteurs de l’Écriture :
23Nous ne reconnaissons pas moins que les hérétiques [...] que l’Église doit se soumettre à l’Écriture ; mais nous disons que le Saint-Esprit aide l’Église pour expliquer bien l’Écriture. Ce n’est pas l’Église que nous préférons à l’Écriture, mais l’explication de l’Écriture faite par toute l’Église, à notre propre explication. [28]
24On en déduira – même si Fénelon ne s’explique pas sur ce point – que l’image est permise dans la mesure où elle peut s’autoriser de l’Écriture (ce sera la position de Benoît XIV) : ainsi, au chapitre suivant du traité, de la représentation du jour du Jugement d’après l’Apocalypse [29]. Par définition, un tel recours est impossible pour l’iconographie des saints, sinon les apôtres et les premiers chrétiens (le diacre Étienne). Le temps n’est plus où la Légende dorée jouissait d’une autorité comparable à celle de la Bible. Si, on l’a vu, le traité est ici d’une extrême discrétion, on pourrait montrer, en partant des Dialogues de l’éloquence où Fénelon élabore une réponse à ce que Jacques Truchet a appelé « crise du panégyrique » [30], qui est aussi crise de l’hagiographie, que là encore il privilégie « l’histoire », c’est-à-dire la logique d’une narration qui instruit :
25Il faudrait [...] peindre le saint au naturel, le montrer tel qu’il a été dans tous les âges, dans toutes les conditions et dans les principales conjectures où il a passé. Cela n’empêcherait point qu’on ne remarquât son caractère ; on le ferait même bien mieux remarquer par ses actions et par ses paroles que par des pensées et des desseins d’imagination. [31]
26Il pratique volontiers l’ekphrasis, par exemple dans le sermon sur saint Bernard, celui sur sainte Thérèse, ou encore l’opuscule spirituel « sur la sainte Madeleine ».
27Je conclurai sur le traité De l’éducation en remarquant que pour Fénelon l’image ne semble décidément pas un enjeu : dans l’avant-dernier chapitre, où il examine la part qu’on doit accorder aux arts dans l’éducation, il ne mentionne qu’en passant la peinture, au lieu qu’il consacre de longs développements à la musique et aux lettres profanes. Ce n’est pas qu’il la néglige – c’est plutôt qu’il la croit sans danger : « La peinture, écrit-il, se tourne chez nous plus aisément en bien » que les autres arts [32]. Bien plus inquiétantes à ses yeux, sont les mauvaises lectures : dès le début du traité [33], il écrivait que « les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination toujours errante [...] Celles qui ont de l’esprit s’érigent souvent en précieuses, et lisent tous les livres qui peuvent nourrir leur vanité [...] elles se rendent l’esprit visionnaire en s’accoutumant au langage magnifique des héros de romans ». On sait qu’on a reproché à Mme Guyon sa lecture de Grisélidis et du Quichotte... Le soupçon reviendra dans les écrits de dévotion, où Fénelon s’inquiète de ce que « les âmes crédules et indiscrètes » tombent dans « l’illusion » : « car elles s’imaginent bientôt être dans tous les états qui sont représentés dans les livres [cette fois, les livres spirituels] : par là elles deviennent visionnaires et indociles » [34]. C’est pourquoi je me suis hasardé à parler de « bovarysme mystique », car le phénomène n’est bien sûr pas différent de celui qu’engendre la lecture des romans...
LA CONTROVERSE, LES ÉCRITS PASTORAUX
28Ce caractère « non problématique » de l’image apparaît dans le peu de cas qu’il en fait dans ses écrits « cléricaux » [35]. C’est donc moins en tant qu’ « intellectuel organique » (si l’on me permet la reprise de cette formule à Gramsci) qu’en tant qu’ « amateur » que Fénelon s’intéresse à la peinture – et il importe peu de ce point de vue qu’elle traite de sujets profanes ou religieux. Ainsi des impressions qu’il note, dans un papier difficile à dater, lors d’une visite à Chantilly : une tête du Baptiste « qu’on donne au Titien », dont « je ne sais si [elle] est assez morte » ; un Christ aux deux apôtres d’Antonio Moro, « ouvrage médiocre ; les airs de tête n’ont rien de noble, et sont sans expression, mais cela est bien peint ; c’est une vraie chair » (cependant l’autoportrait de Moro est « bien meilleur ») ; une Assomption de la Vierge de Van Dyck, « qui ne sert qu’à montrer qu’il n’aurait jamais dû travailler qu’en portraits » [36]. On sait qu’à la Cour il a été familier de Mignard, mais aussi probablement du collectionneur Denis Moreau (et l’on trouve dans sa correspondance une lettre à un autre collectionneur, Gaignières), chez lequel sans doute il a vu les Poussin mis en scène dans ses Dialogues des morts. Mais précisément l’importance qu’il accorde à ces tableaux dans l’éducation du prince – lequel recevait aussi un enseignement de dessin par le graveur Sébastien Le Clerc, semble-t-il avec profit – vient nous rappeler le lien, bien établi dans le traité De l’éducation des filles, entre mondanité et enseignement, y compris le plus sérieux, ici celui ad usum delphini : cette pédagogie « sensible » (mieux servie par la fable ou le paysage ?) tire de la peinture des leçons morales et même spirituelles [37].
29Il reste néanmoins à évoquer rapidement ces écrits, répartis pour la commodité de l’exposé en trois ensembles : la controverse ; l’activité pastorale ; les lettres de direction.
30Il faut se rappeler que Fénelon, « monté » du Périgord (où il est né en 1651), commence sa carrière ecclésiastique à Paris comme supérieur des Nouvelles Catholiques (un établissement voué à l’instruction de jeunes protestantes converties à la religion romaine), en 1679. C’est dans ce cadre qu’il a d’abord exercé son activité de prédicateur. Après la Révocation de l’édit de Nantes (1685), il est naturellement envoyé en mission par Seignelay, « sur les côtes de Saintonge et d’Aunis », c’est-à-dire du côté de Saintes et La Rochelle. Il prône, comme dans sa pédagogie, une « voie de douceur », en accord d’ailleurs avec Bossuet (dont il était alors le protégé) et le « clan Colbert », qui s’opposait à la manière forte (les dragonnades) préconisée par Louvois. Il revient à Paris durant l’été 1686 puis exerce une seconde mission à l’été 1687. Le traité De l’éducation des filles est donc paru entre ces deux missions, sa rédaction définitive date des mois qui suivent la Révocation – et l’on ne s’étonnera pas de la mention des « calvinistes ». Les éloges de Bayle n’ont guère facilité la promotion de Fénelon à l’épiscopat... Mais dans un tel contexte, il est d’autant plus remarquable que la question du culte des images, si controversée, soit si peu abordée. Elle n’apparaît pas non plus dans son deuxième ouvrage publié, justement un traité de controverse, Du ministère des pasteurs (1688). Dans les lettres de mission, c’est Seignelay qui aborde le problème en premier en prévenant Fénelon « qu’on a écrit ici [à la Cour] que vous et ces Messieurs qui vous accompagnent [dont Cordemoy, qui sera l’auteur ensuite d’un Traité des saintes images] vous rendiez trop faciles avec les nouveaux convertis sur l’Invocation des Saints et les images, et qu’on a prétendu que vous disiez que le culte des Images était inutile, et qu’on pouvait croire la même chose de l’Invocation des Saints » (22 janvier 1686). Dans sa réponse (28 janvier) Fénelon souligne la parfaite orthodoxie de sa position : « le culte des images et des reliques » est un article de foi, au même titre que l’Invocation des Saints ; certes « l’Église n’exigeait point ces pratiques comme absolument nécessaires au salut » mais « elle exigeait comme une chose essentielle et à la foi et au salut, qu’on crût ces pratiques très saintes et très utiles », donc « cet exercice de religion [doit être reconnu par les Nouveaux Catholiques] comme très saint et très salutaire » [38]. Surtout Fénelon se justifie de n’avoir « pas cru devoir dire l’Ave Maria dans nos premiers sermons » (ce que n’avait pas abordé Seignelay). Car sa conviction était qu’il fallait combattre les protestants sur leur propre terrain : la prédication, le ministère de la parole. Et c’est au sujet de la liturgie que, dans une autre lettre, il avance la plus importante de ses concessions : permettre aux Nouveaux Catholiques de réciter les Psaumes en français, au motif qu’ « il faut quelque chose qui frappe les sens, qui les console et qui semble nous rapprocher d’eux pour les accoutumer à nous » [39]. Sur ce point il dut faire marche arrière, mais on peut inférer de ses positions ultérieures [40] que ce recul ne touchait pas pour lui à l’essentiel : la nécessaire médiation de l’Église dans l’accès à l’Écriture – on voit bien ici les limites de cette « voie de persuasion », la position de Fénelon étant intransigeante sur le fond.
31Quant à l’activité pastorale, les textes écrits par Fénelon en tant qu’archevêque de Cambrai n’abordent pas non plus la question. On sait qu’il fut nommé par le Roi en 1695, en pleine crise quiétiste, probablement sur la suggestion de Mme de Maintenon qui, engagée dans la réforme de Saint-Cyr où elle souhaitait rejeter l’influence guyonienne, cherchait certainement à l’éloigner de la Cour ; il reçut l’ordre en août 1697 de ne plus quitter son diocèse. Les Instructions pastorales sont consacrées soit à la question quiétiste (autour des Maximes des saints) soit, et quasi exclusivement dans les dernières années, à la polémique anti-janséniste. Il y avait pourtant à Cambrai une image remarquable (elle s’y trouve toujours, et fait d’ailleurs l’objet, paraît-il, d’un regain de piété), attribuée à saint Luc : Notre-Dame-de-Grâce [41]. C’était pour la ville une sorte de palladium, d’icône protectrice – et les gens du lieu la vénéraient particulièrement depuis la prise de la citadelle par Louis XIV, en 1677, pour les avoir protégés des Français. D’après les historiens locaux, Fénelon (arrivé là en « étranger ») célébrait tous les jours la messe dans la chapelle qui lui est dédiée [42]. Il ne parle pas beaucoup dans ses lettres de son activité épiscopale et d’un sondage rapide pour la première année de son épiscopat, je n’ai rien retiré concernant cette dévotion particulière...
32Enfin, avec les lettres de direction et les écrits spirituels, nous approchons du « cœur » de l’œuvre fénelonienne, ce que j’ai désigné pour commencer comme son foyer : la spiritualité. Or il ne semble pas que la dévotion à l’image apparaisse parmi les pratiques spirituelles de Fénelon, ni de ses dirigé(e)s. On y retrouve, en revanche, la « voie de douceur », une dimension « mondaine » qui rapproche parfois cette correspondance de la littérature des moralistes, ou du genre (littéraire) du portrait [43] – c’est-à-dire d’une pratique de l’introspection.
MYSTIQUE ET CHRISTOLOGIE
33La spiritualité du pur amour est d’inspiration sanjuaniste : elle va jusqu’au plus pur de la foi, qui est ténèbres, abandon, anéantissement. Elle ne s’arrête à aucun signe – faisant de la capacité à affronter la damnation, c’est-à-dire l’absence de Dieu, si telle est Sa volonté, la preuve de la pureté de l’amour pour Lui. Cette purification est ainsi décrite par Mme Guyon, dans une lettre à Fénelon (no CXXIV dans l’éd. Masson [44]) :
34Je distingue trois sortes d’états, sans y comprendre celui de l’âme arrivée à sa fin. Le premier est, celui d’une foi lumineuse. Cette lumière est accompagnée de saveur [i.e. certitude sensible], mais c’est la lumière qui la produit. Parce que tout ce qui a du brillant pour l’âme lui cause du plaisir qui est plus ou moins sensible et grossier, [parce] que les objets lumineux sont plus sensibles et grossiers et ces lumières ont des corps spirituels, si je puis me servir de ce terme, il est de conséquence d’en séparer l’âme et de les lui faire outrepasser car outre que cet état est fort sujet à l’illusion, c’est qu’il amuse l’âme et l’arrête absolument si elle n’est instruite à l’outrepasser. [...]
Il y a un second état de foi qui n’a nulle liaison avec le premier car ceux qui y entrent ne passent jamais pour l’ordinaire par le premier : c’est un état de foi savoureuse. Elle est savoureuse et lumineuse. C’est la saveur qui éclaire, mais elle éclaire non objectivement et par lumière formelle, mais par science du devoir des choses que Dieu veut et exige de nous. [...]
35Il y a un troisième état de foi qu’on peut considérer comme second, puisque l’on peut passer également des deux degrés précédents dans celui-ci, quoique le premier en soit plus éloigné, et qu’il soit très rare que l’on passe du premier à celui dont je vais parler. En ce troisième état, la foi est une foi pure qui se sépare peu à peu non seulement du sensible, du distinct et du matériel, mais même de l’aperçu [c’est-à-dire du conceptuel] pour entrer peu à peu dans la nudité totale. [...] Ce dernier état exclut dans sa perfection toute saveur perceptible, toute lumière, tout espoir, toute confiance, toute attente ; car tout cela est pour l’homme, et est un retour sur l’homme entièrement opposé au pur amour qui ne regarde que Dieu, tout le reste étant la matière de l’espérance et non de l’Amour pur, nu et dégagé...
36On n’en finirait pas de commenter un tel texte. Signalons seulement, dans le premier état, l’insistance sur « l’illusion » ; l’orientation anti-« visionnaire » est encore plus nette chez Fénelon, qui lie très étroitement mystique du pur amour et rejet de « l’enthousiasme », comme il lie absolument la foi nue à l’obéissance, à l’essentiel de la croyance. Cette dépréciation de la « vue » (la lumière, à laquelle on préfère la « saveur », c’est-à-dire quelque chose qu’en termes kantiens on pourrait décrire comme un sentiment du devoir) et donc de l’imagination interdit le recours intime, intérieur, à l’image. Quant au dernier état, il soulève le problème sur lequel achoppe l’orthodoxie du pur amour (et qu’on ne va pas aborder ici) : la vertu d’espérance.
37On mesurera le chemin parcouru depuis le Moyen Âge. Un traité de spiritualité des années 1300, destiné aux religieuses, décrit ainsi les « trois états des âmes pieuses » : la pénitence, qui est le moins avancé ; la méditation, qui correspond aux pratiques de dévotion ; la contemplation ou union à Dieu, but suprême de la vie monastique. Or le manuscrit illustre le stade intermédiaire par deux images [45]. Dans un premier moment, la religieuse est en prière devant un groupe sculpté du Couronnement de la Vierge. Dans un deuxième moment, la statue a disparu et c’est le Christ en personne qui apparaît, le Crucifié dont le sang vient emplir le calice, et qui s’adresse directement à la religieuse ( « Vois ce que j’ai enduré pour le salut du peuple » ), prosternée aux pieds de l’autel. Le paradoxe est qu’il faut recourir à l’image pour représenter ce deuxième moment, mais l’on voit bien que l’image a changé de statut : elle n’est plus elle-même l’objet de dévotion. Dans la représentation du troisième stade, c’est donc le Dieu « réel » (sous la forme du Trône de grâce) qui est donné à voir. L’image apparaît ici comme un support à l’activité spirituelle et même comme une anticipation de la vision mystique. C’est bien sûr le ressort du culte de la Vera Icona : Pétrarque, dans le seizième sonnet du Canzionere, évoque le pèlerinage d’un vieillard à Rome, « pour contempler l’image de celui qu’il espère bientôt voir dans le ciel », per mirar la sembianza di colui ch’ancor lassù nel ciel vedere spera ; un passage de la Vita Nuova de Dante dit la même chose – les pèlerins vont « voir cette image sainte que Jésus-Christ nous laissa comme exemple (essemplo) de sa merveilleuse figura que ma Dame, Béatrice, contemple en gloire », gloriosamente.
38Par des voies complexes, l’iconographie chrétienne ne s’est pas seulement autorisée de la reproduction « achiropoïète » pour représenter le Christ ; elle s’est aussi permis de le représenter en gloire : c’était donner à la vision béatifique un précédent terrestre. Or nous avons de Fénelon un opuscule « Sur le bonheur des saints », où il affirme nettement la « différence essentielle » entre « ce que nous appelons nos connaissances abstraites de la divinité, et la vision claire des bienheureux » [46]. Si là encore Fénelon se démarque de Malebranche [47], ce qui m’importe surtout de souligner c’est qu’il ne conçoit aucun rapport, sinon illusoire, entre l’expérience mystique et l’expérience béatifique : là est la « différence essentielle », radicale, avec la spiritualité médiévale [48]. L’Explication des Maximes des saints réfute à plusieurs reprises ce qu’il appelle « l’hérésie des Bégards » : il est faux de dire que l’âme « voit Dieu face à face », « jouit pleinement de Lui comme les bienheureux » [49]. Dès lors, et avant de nous demander comment la représenter, qu’est-il possible de dire de l’expérience mystique ? J’emprunterai un exemple qui touche un amateur de tableaux : Claude Hélyot [50]. L’abbé Bremond cite avec admiration un passage de La vie de Mme Helyot, son épouse, par le jésuite Jean Crasset (1683) :
Je ne puis mieux exprimer l’état où se trouvait quelquefois cette sainte âme, qu’en représentant un homme qui serait d’un coup transporté dans ces espaces infinis qu’on s’imagine être au-dessus des cieux et qu’on appelle pour cela imaginaires. Quel étonnement le saisirait, se voyant en un lieu où il n’y aurait ni Ciel, ni terre, ni feu, ni eau, ni lumière, ni couleur, ni montagne, ni vallée, ni campagne, ni prairie, ni homme, ni bête, ni créature aucune qui lui tint compagnie ; mais un vaste désert et un certain vide infini, invisible, incompréhensible, éternel et immuable qui n’aurait point de bornes ! Quel serait, dis-je, l’étonnement de cet homme de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien goûter, de ne rien toucher et de n’avoir rien pour s’appuyer ! Il serait là comme suspendu entre l’être et le non-être. C’est dans cet état et dans ces déserts inconnus à la nature et dans ces vides mystérieux et dans ces néants de tout ce qui est créé que se trouvait quelquefois cette sainte âme, et c’est là qu’elle voyait Dieu seul... dans l’anéantissement de toutes ses conceptions. [51]
39On voit que le procédé est purement littéraire : nous ne sommes pas loin du « couteau sans lame auquel il manquait le manche » de Lichtenberg [52]... Mais on ne sait quel équivalent plastique imaginer à un tel procédé.
40Quant au culte des images, j’ai signalé le peu de cas que Fénelon faisait, semble-t.il, de la Vierge de saint Luc : sans doute ne partageait-il plus la croyance en une origine surnaturelle qui justifierait une vénération particulière [53]. La devotio moderna a retrouvé la thèse centrale des iconoclastes byzantins, que la seule « image » authentique du Christ est la vertu du croyant. Dans le chapitre VIII du traité De l’éducation des filles, Fénelon développe sur un plan pédagogique ce thème de l’imitation de Jésus-Christ, « qui n’a pris un corps mortel que pour nous apprendre à vivre et à mourir, en nous montrant, dans sa chair semblable à la nôtre, tout ce que nous devons croire et pratiquer ». Ainsi invite-t-il à « regarder la vie de Jésus comme notre exemple, et sa parole comme notre loi » [54] : il faut « montrer » à l’enfant, Jésus en action, « lui représenter Jésus-Christ mourant sur la croix [...] », lui « peindre » sa « douceur et [sa] modestie », etc. Mais si nous nous tournons vers l’Explication des maximes des saints, nous nous heurtons à ce qu’a d’irreprésentable et même d’inconcevable la réalité christique. « Dans les dernières épreuves pour la purification de l’amour », nous dit Fénelon à l’article XIV, « il se fait une séparation de la partie supérieure de l’âme d’avec l’inférieure ; en ce que les sens et l’imagination n’ont aucune part à la paix et aux communications de grâce, que Dieu fait alors assez souvent à l’entendement et à la volonté d’une manière simple et directe qui échappe à toute réflexion » et donc qui échappe à la conscience. « C’est ainsi », poursuit le texte,
que Jésus-Christ, notre parfait modèle, a été bienheureux sur la croix, en sorte qu’il jouissait par la partie supérieure de la gloire céleste, pendant qu’il était actuellement par l’inférieure l’homme des douleurs, avec une impression sensible de délaissement de son Père. La partie inférieure ne communiquait à la supérieure ni son trouble involontaire, ni ses défaillances sensibles. La supérieure ne communiquait à l’inférieure ni sa paix, ni sa béatitude. [55]
41Ce terme de « trouble involontaire », s’il paraît rendre compte du « blasphème » du Christ : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Matt. XXVII, 46), est pourtant en bonne théologie irrecevable : si le Fils est bien « Image unique et essentielle de Dieu », alors « l’involontaire, même de la partie inférieure, soustrait une partie de l’Image à ce rapport essentiel en en exceptant la volonté » [56]. Dès lors l’abandon du Fils par le Père est réel, et le blasphème aussi... Cet involontaire a fait scandale et Fénelon a toujours soutenu qu’il s’agissait d’une erreur du copiste. Mais, inversement, si l’on ne va pas jusque-là, c’est l’état mystique qui devient impossible à penser, où « les actes de la partie inférieure sont d’un trouble entièrement aveugle et involontaire » [57]. Jacques Le Brun, qui a souvent commenté ce passage, en déduit dans son livre sur Le pur amour [58] que « l’écriture permet de poser ce qui ne peut se dire ou ce que tout système (théologique en l’occurrence) ne peut que refuser ; l’écriture, même (et surtout ?) déniée par celui qui l’a posée, permet de formuler involontairement un involontaire dans la personne christique, de faire passer pour une “faute” dans le texte une impensable incomplétude, un informulable défaut ou un manque dans le Fils de Dieu ». À cette ressource du lapsus calami, d’écrire ce qui ne peut pas même être pensé, j’ignore plus encore quel équivalent visuel proposer [59]...
42Nous aboutissons dès lors à une sorte d’aporie, entre l’usage pédagogique légitime de l’image et l’impossible à représenter dont le spirituel fait l’épreuve. Cette aporie se résout à un premier niveau, dans ce que j’appellerai la distinction entre les dimensions exotérique et ésotérique de la spiritualité. Ainsi Fénelon n’hésite pas à écrire, dans un grand morceau d’éloquence, le Discours prononcé au sacre de l’électeur de Cologne :
Vous êtes le médiateur entre le ciel et la terre [...] Soyez, comme Moïse, l’ami de Dieu ; allez loin du peuple, sur la montagne, converser régulièrement avec lui face à face, revenez vers le peuple, couronné des rayons de gloire, que cet entretien ineffable aura mis autour de votre tête. [60]
43On voit qu’il s’autorise ici l’expression qu’il a bannie dans le contexte de l’expérience mystique. C’est qu’il s’agit cette fois d’un discours du dehors, l’éloge de la dignité épiscopale à l’intention des simples fidèles. Le pasteur est pour les fidèles celui qui sait. La situation est très comparable à la Transfiguration de Raphaël : un « comme si » [61] où l’effet de réel est dû à la croyance partagée. Fénelon ne prétend pas faire l’expérience de la transfiguration à la vue du tableau (il ne l’a d’ailleurs jamais vu...) [62], mais seulement décrire comment l’œuvre d’art produit un effet, qui tient à la fois de l’illusion ( « il voudrait pouvoir tromper le spectateur » ) et de la réalité ( « sa peinture n’est bonne qu’autant qu’on y trouve de vérité » ) [63]. Le plan « ésotérique » sera celui de l’épreuve, où l’apparence bascule dans le néant. Mais il ne s’agit pas là seulement de l’expérience mystique : Fénelon est convaincu que l’homme sincère ne peut que reconnaître le néant de tout l’être créé. On a vu son insistance sur l’ascèse du peintre ou du poète, qui doit « se faire oublier » : il y a donc un accès mondain au revers de l’apparence, dans le renoncement à l’amour de sa propre gloire et la conscience du peu de réalité. Il faudrait pouvoir montrer que le goût de Fénelon pour le paysage rejoint cette conscience « déceptive » quant à la beauté du monde, qui fait de toute peinture une sorte de vanité [64]... Je crois en tout cas qu’il est profondément accordé à une mélancolie de l’usage de la Fable dans la peinture classique : Et in Arcadia ego... Cette tonalité imprègne tout le Télémaque, que Philippe Sellier décrit comme une « vanité littéraire » [65].
44Enfin il y aurait un troisième niveau, plus ou moins au-delà de la conscience, où l’aporie nourrit la création. Ainsi Jacques Le Brun invite à lire dans le Télémaque (les figures d’Idoménée et de Télémaque lui-même) l’invention d’un mythe, seul capable de « faire entrer dans le monde de la représentation » [66] l’abandon et le meurtre du fils, un mythe qui prenne le relais des insuffisances de la christologie. Cela revient à s’interroger sur la crise d’une théologie incapable d’assumer une nouvelle anthropologie (le dualisme cartésien) – mais aussi sur le recours « moderne » à la fable. De ce point de vue, la réception « néo-classique » du Télémaque, même si elle a perdu de vue le foyer spirituel de l’œuvre, ne relève pas du contresens. Certes, malgré lui, Fénelon contribue à l’avènement d’une esthétique qui accorde le plus grand sérieux au « profane » : on pourrait montrer par exemple comment certaines figures féminines de son roman « laïcisent » le motif de la Madeleine, « la sainte du pur amour » (Bremond) annonçant les beautés en pleurs tant prisées du XVIIIe siècle.
QUE SERAIT UNE PEINTURE CHRÉTIENNE FÉNELONIENNE ?
45Est-ce que la peinture proprement religieuse, au-delà de son rôle pédagogique, est capable de porter une telle ascèse, de conduire le spectateur de « l’exotérique » à « l’ésotérique » ? C’est peut-être une tentative de ce genre que la Madone « Sixtine » (aujourd’hui au musée de Dresde) peinte par Raphaël : le caractère illusionniste de l’œuvre est révélé par le trompe-l’œil du rideau au premier plan ; le nuage, les putti entraînent dans une dimension délibérément irréelle, imaginaire, où le ravissement du spectateur suppose qu’il accepte cette « idéalité » de la vision. Cette représentation sera reprise ensuite par quantité de peintres – dont Mignard dans le fameux Autoportrait avec saint Luc peignant la Vierge (Troyes, musée des Beaux-Arts). C’est son caractère de convention partagée (par opposition à la supposée exactitude historique d’un « vrai portrait ») qui, me semble-t-il, en fera le succès [67]. Cependant qu’est-ce qui « autorise » cette vision ? S’il s’agit d’une vision du peintre lui-même, le cas n’est pas plus rassurant au fond que celui des « visionnaires » mystiques : on sait que Benoît XIV, tirant les conclusions d’une affaire à peu près contemporaine de Fénelon (la vision du Saint-Esprit par la sœur franciscaine Crescence de Kaufbeuren [1682-1744], dans un couvent de Bavière, autour de 1710, et sa représentation en un jeune homme par le peintre Rufin), fixera la règle selon laquelle une représentation de Dieu ne peut s’autoriser que de l’Écriture [68]. Je ne m’arrêterai pas sur les difficultés et subtilités d’application de cette règle : il me suffit de noter ce qu’elle a de contraignant pour l’iconographie chrétienne, expression qui se devait d’être entièrement codée pour satisfaire à la vocation d’abord pédagogique (la « Bible des ignorants ») que lui assignait le magistère.
46Cette conception pédagogique, on a vu que Fénelon la fait sienne – mais dans un contexte toujours particulier (celui de l’éducation des filles d’une grande famille, ou encore d’un prince de sang) – et qu’il n’a consacré explicitement aucun texte au rôle de la peinture dans l’édification de la masse des fidèles. Si l’on cherche dans le Télémaque un tel discours sur l’art, on constate que les arts plastiques y sont considérés comme n’étant pas « absolument nécessaires », employés à Salente seulement « pour conserver la mémoire des grands hommes et des grandes actions » : art public et funéraire [69]. Dans les Tables de Chaulnes (ce mémento rédigé en 1711 par Fénelon avec le duc de Chevreuse en vue de la réforme de la royauté, quand le duc de Bourgogne semblait promis au trône), cette fonction même paraît superflue, comme l’a relevé Anne-Marie Lecoq dans le livre qu’elle a récemment consacré aux deux dialogues sur Poussin : « renoncement aux bâtiments et jardins / retranchement de tout ouvrage pour le roi / laisser fleurir les arts / par les riches particuliers / par les étrangers » [70]. On retrouve ici le parti déjà signalé des « amateurs ».
47C’est, pour conclure, en faisant retour sur l’éducation princière, que, à la suite d’Yvan Loskoutoff [71] et après lui Anne-Marie Lecoq, nous trouverons une possible indication de ce que serait un art chrétien « fénelonien » : l’estampe que Le Clerc a destinée au duc de Bourgogne, Puer parvulus minabit eos (« un petit enfant les conduira tous », Is. XI, 6). Dans un paysage poussinien, avec en arrière-plan des animaux mêlés, un jeune garçon habillé en berger guide un troupeau (au milieu des moutons se reconnaît un lion), observé sur le côté par une femme portant un nouveau-né, un troisième enfant jouant à leurs pieds... Au moment de la querelle quiétiste, les adversaires de Fénelon voulurent y voir un manifeste guyonien : la spiritualité d’enfance, l’avènement, avec le petit duc, d’un roi très chrétien. Les quelques vers français qui l’accompagnent sont une paraphrase d’Isaïe :
Sous la main de Jésus le tigre perd sa rage,
Le lion sa fureur, le loup se fait agneau,
L’homme devient enfant, heureux temps, heureux âge,
Où l’on ne verra plus qu’un pasteur, qu’un troupeau.
48La même scène se trouve quasi à l’identique et à la même date (vers 1695) mais à nouveau dans un contexte mythologique, gravée sur le bouclier de Télémaque [72] – morceau d’écriture typique de l’ekphrasis. « Cette aimable peinture rappelait tous les charmes de l’âge d’or » : ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de cet échange perpétuel entre l’antique et le biblique, ces deux versants que j’invitais à ne pas dissocier – du moins dans la spiritualité et la sensibilité d’un Fénelon...
Notes
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[1]
Éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1983, t. II, 1997, abrégés ci-après OP I et OP II, suivis de l’indication de la page (ici : OP II, 1254).
-
[2]
Voir l’anthologie de Daniele Menozzi, Les images. L’Église et les arts visuels, Paris, Le Cerf, 1991.
-
[3]
Édité par François Boespflug, Dieu dans l’art. Sollicitudini Nostrae de Benoît XIV et l’affaire Crescence de Kaufbeuren, préface d’André Chastel, postface de Leonid Oupensky, Paris, Le Cerf, 1984.
-
[4]
Frédéric Cousinié, Le peintre chrétien. Théories de l’image religieuse dans la France du XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2000.
-
[5]
On connaît les trois « fins » de l’éloquence : instruire, plaire, émouvoir. La subordination des deux autres fins au docere est traditionnelle pour l’éloquence sacrée depuis Augustin, dont la Doctrine chrétienne marque un déplacement de l’orator au doctor. Elle se retrouve dans le premier texte connu de Fénelon, les Dialogues sur l’éloquence (vers 1679, publ. posthume) mais, comme on y reviendra, accompagnée de la subordination, quant aux moyens, au delectare (devenu le « peindre ») – et, quant à l’effet produit, au movere ( « exciter les passions » ).
-
[6]
Il faudrait s’entendre sur ce qu’on entend par ce mot qui, en l’occurrence, ne va pas de soi : rappeler en particulier que le Télémaque n’était pas destiné à être livré au public – argument de « convenance » qu’on pourrait opposer à Bossuet, si l’on était sûr des intentions de Fénelon au moment de la publication, anonyme et selon lui contre son gré. Néanmoins on se gardera de confondre ce caractère de « publicité » avec celui d’art. La lettre latine de « l’abbé de Chantérac » au cardinal Gabrielli, en 1702 (Correspondance, t. X, no 835, p. 256 sq., traduite dans OP II, 1241-1242), récemment redécouverte et attribuée à Fénelon (qui, pour sa défense auprès du Saint-Siège, s’avançait sous un masque), ne laisse aucune ambiguïté sur la conscience d’écrivain de son auteur : « Le prélat [...] s’était amusé à composer ce poème épique pour insinuer, en charmant les oreilles de l’enfant royal, les préceptes les plus purs et les plus sérieux de l’administration d’un royaume. [...] il avait cru que son manuscrit ne serait lu que du duc de Bourgogne et il pensait que jamais il ne serait public ; il écrivit donc avec liberté et sans précautions toutes les leçons susceptibles d’instruire un futur roi. [...] malgré l’auteur [suite à l’indélicatesse d’un serviteur], vint au jour une œuvre imparfaite et pour ainsi dire affligée de mutilations déshonorantes. Et pourtant, même en cet état imparfait, elle plaît à toutes sortes de gens. Que serait-ce si elle paraissait intégralement dans toute sa splendeur ? ». Quid si ex integro nitidissime [cf. oratio nitida, style élégant, brillant] exararetur ? Comme dans la lettre souvent citée au P. Le Tellier de 1710, Fénelon marque à la fois son dédain du destin public de l’œuvre... et la certitude de son talent.
-
[7]
Nous suivons ici l’avis de Jean Orcibal, Henri Gouhier, Jacques Le Brun... Voir la synthèse de ce dernier à l’article « Humanisme et spiritualité » du Dictionnaire de spiritualité (t. VII-1, 1969).
-
[8]
Par exemple Simon François ; voir la distinction entre « tableaux de dévotion » et tableaux de « Cabinet », dans Anne Le Pas de Sécheval, « Amour de Dieu et amour de l’art : la peinture religieuse dans les intérieurs privés », contribution au catalogue Le Dieu caché. Les peintres du Grand Siècle et la vision de Dieu, Académie de France à Rome/Edizioni De Luca, 2000 (p. 73).
-
[9]
Paysage avec un homme tué par un serpent ; Paysage avec les funérailles de Phocion (OP I, 426-437). Ne traitant ici que de l’art sacré, je ne reviendrai pas sur ces textes (auxquels j’ai consacré l’essentiel d’une étude sur « Fénelon et les beaux-arts », XVIIe siècle, no 206, LII/1, janvier-mars 2000, p. 27-45) : voir désormais Anne-Marie Lecoq, La leçon de peinture du duc de Bourgogne. Fénelon, Poussin et l’enfance perdue, Paris, Le Passage, 2003. Pour une synthèse sur la mythologie et les peintres du XVIIe siècle, cf. Emmanuel Bury : « Les pouvoirs de la Fable entre poésie et peinture », catalogue de l’exposition Claude Lorrain et le monde des dieux, Épinal, 2002, p. 19-34 ; et les remarques suggestives de Thomas Pavel sur Poussin dans L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, 1996.
-
[10]
Notice de Jacques Le Brun à son édition, OP I, 1262. Il donne ce premier mémoire en annexe, OP I, 1201-1230.
-
[11]
OP I, 102. Citations précédentes : OP I, 100-101.
-
[12]
OP I, 96. Cf. chap. V (OP I, 103) : « Cette mollesse du cerveau [des enfants] fait que toutes choses s’y impriment facilement, et que les images de tous les objets sensibles y sont très vives [...]. Mais il faut bien choisir les images qu’on y doit graver ; car on ne doit verser dans un réservoir si petit et si précieux que des choses exquises [...] on ne doit à cet âge verser dans les esprits que ce qu’on souhaite qui y demeure toute la vie. Les premières images gravées pendant que le cerveau est encore mol, et que rien n’y est écrit, sont les plus profondes ».
-
[13]
Sur l’influence notamment de Descartes et du médecin Juan Huarte, voir la contribution de Jean Molino au colloque Le XVIIe siècle et l’éducation, hors-série de Marseille (revue de la ville de Marseille), no 88, 1972.
-
[14]
Œuvres, éd. Geneviève Rodis-Lewis, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 900.
-
[15]
OP I, 36. Plusieurs indices dans les Dialogues laissent à penser que Fénelon avait lu l’édition de 1678 de la Recherche, qui comporte les Éclaircissements.
-
[16]
Il faudrait étudier de près la question, inévitable dans un traité d’éducation féminine, de l’attrait et de la grâce, de la « beauté » dont Fénelon s’attache au chapitre X à dénoncer la « vanité » – non sans promouvoir au passage l’idéal esthétique que l’on retrouvera dans le Télémaque : « Je voudrais même faire voir aux jeunes filles la noble simplicité qui paraît dans les statues et dans les autres figures qui nous restent des femmes grecques et romaines ; elles y verraient combien des cheveux noués négligemment par-derrière, et des draperies pleines et flottantes à longs plis, sont agréables et majestueuses... » (OP I, 151).
-
[17]
OP I, 34-36. Sur la distinction entre poète et historien, voir ici même la communication d’Emmanuelle Hénin.
-
[18]
In Littératures classiques, no 39 (printemps 2000), dir. Gérard Ferreyrolles, Littérature et religion : « Rhétorique profane, rhétorique sacrée : les Dialogues sur l’éloquence de Fénelon », conclusion (ici p. 250).
-
[19]
OP II, 1162. Citation précédente, des Dialogues : OP I, 36.
-
[20]
OP II, 1162-1163 (c’est moi qui souligne).
-
[21]
OP II, 1192-1193. Rappelons que les deux Dialogues sur Poussin ont été retrouvés dans les papiers de Mignard, dont Fénelon était un familier lorsqu’il résidait à Versailles – non sans juger son art, à l’occasion (il s’agit d’une Andromède, OP I, 268), « faible ».
-
[22]
OP I, 124.
-
[23]
OP I, 119-120.
-
[24]
OP I, 124. Jacques Le Brun fait le rapprochement en note avec le Catéchisme de Fleury : « Les images sont très propres à frapper l’imagination des enfants et à fixer leur mémoire, et c’est l’écriture des ignorants ».
-
[25]
OP I, 125, 131.
-
[26]
OP I, 135. Un passage coupé dans la citation ci-dessus montre bien l’importance de ces débats, issus de la Réforme, au sein de l’opinion catholique : « ... les discours des calvinistes ; je crois que cette instruction ne sera pas inutile, puisque nous sommes mêlés tous les jours avec des personnes préoccupés de leurs sentiments, qui en parlent dans les conversations les plus familières. Ils nous imputent », etc.
-
[27]
Cité par Jean Orcibal dans le premier volume de la Correspondance de Fénelon, 1972, p. 186 ; Bayle, p. 187.
-
[28]
OP I, 136. Le thème est central dans la littérature de controverse, notamment chez Bossuet.
-
[29]
OP I, 139.
-
[30]
Voir le début de sa thèse complémentaire, Bossuet panégyriste, Paris, Le Cerf, 1962.
-
[31]
OP I, 86-87 (c’est moi qui souligne).
-
[32]
D’ailleurs elle est nécessaire aux femmes pour bien conduire « leurs ouvrages » (étoffes, broderies, etc.) mais le plus souvent elles préfèrent céder à la mode que connaître « les règles du dessin ». « Ces choses passent pour belles, parce qu’elles coûtent beaucoup de travail à ceux qui les font, et d’argent à ceux qui les achètent ; leur éclat éblouit ceux qui les voient de loin, ou qui ne les connaissent pas : les femmes ont fait là-dessus des règles à leur mode ; qui voudrait contester passerait pour visionnaire [le terme appliqué péjorativement aux mystiques !] ; elles pourraient néanmoins se détromper en consultant la peinture, et par là se mettre en état de faire, avec une médiocre dépense et un grand plaisir, des ouvrages d’une noble variété, et d’une beauté qui serait au-dessus des caprices irréguliers des modes » (cf. OP I, 164-165).
-
[33]
Chap. II, OP I, 95.
-
[34]
Avertissement à l’Explication des maximes des saints, OP I, 1001. Sur le « bovarysme mystique », je me permets de renvoyer à mon article « L’Explication de Fénelon, “marquer précisément ce qui est bon et de l’expérience des saints et le réduire en un langage correct” », dans Rivista di Storia e Letteratura Religiosa, 2002/1.
-
[35]
Sous réserve d’une enquête systématique qui ne devrait écarter ni les 17 volumes de la Correspondance, pour une large part consacrée à la direction spirituelle, ni l’ensemble des Mandements, pour lesquels cependant l’index de l’éd. Gosselin des Œuvres complètes confirme notre analyse.
-
[36]
OP I, 267-268. On n’a retenu ici que les œuvres à caractère sacré, mais le ton est le même pour des scènes mythologiques de Mignard ou Le Brun et surtout « un paysage d’une fraîcheur délicieuse » de Poussin. Dans les Dialogues sur ce dernier, Fénelon emploie des termes de « connaisseur » comme péripétie, costume – ou encore contraste, dont Roger de Piles nous dit qu’il « n’est usité dans notre langue que parmi les peintres qui l’ont pris de l’italien » (cité par Anne-Marie Lecoq, op. cit., p. 79).
-
[37]
Sur tout ceci, voir l’ouvrage déjà cité d’Anne-Marie Lecoq.
-
[38]
Correspondance, t. II, 1972, lettres nos 9 et 10, p. 22-25.
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[39]
Lettre à la duchesse de Beauvillier datée du 10 janvier 1686, Correspondance, t. II, 1972, p. 21. Comme le souligne Jean Orcibal (t. I, 1972, p. 178-179), cette prise de position était aussitôt rendue caduque par la décision royale d’interdire la traduction de Godeau, le 14 janvier, et signifiée à Fénelon par Seignelay lui-même le 4 février.
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[40]
En particulier l’importante réponse à l’évêque d’Arras de février 1707, Correspondance, t. XII, 1990, p. 270-284 : « C’est lire les Écritures que d’écouter les pasteurs qui les expliquent et qui en distribuent aux peuples les endroits proportionnés à leurs besoins. Les pasteurs sont des Écritures vivantes ».
-
[41]
Reproduite dans Hans Belting : L’image et le culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art [1990], éd. franç., Paris, Le Cerf, 1998, planche X.
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[42]
Mémoires chronologiques... depuis la réunion de Cambrai à la France..., 1677-1753, mis au jour par Eug. Bouly, Cambrai, 1911, cité par Jean Orcibal, dans Correspondance, t. V, 1976, p. 289, n. 8. En outre, la part prise par Fénelon dans l’architecture sacrée de son diocèse est très peu documentée ; les rares éléments connus sont recensés par Félicien Machelart : « Fénelon, introducteur de l’art français en Cambrésis ? », dans Fénelon évêque et pasteur en son temps, 1695-1715, colloque de Cambrai (1995), Gilles Deregnaucourt et Philippe Guignet (éd.), Centre d’histoire de la région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, Université Charles de Gaulle - Lille 3, 1996, p. 283-293.
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[43]
Comme d’ailleurs celle d’autres directeurs : voir les travaux en cours de Patrick Goujon sur Jean-Joseph Surin.
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[44]
Désormais accessible dans l’édition de la Correspondance de Mme Guyon par Dominique Tronc, t. I : Directions spirituelles, Champion, 2003, no 205 – dont je reprends ici la transcription. Sur la suspicion envers la « vision » au XVIIe siècle (chez d’autres auteurs, antérieurs à Mme Guyon), voir Sophie Houdard, « De la représentation de Dieu à la vue sans image. Hypothèses sur le rôle de l’imagination dans l’écriture mystique du XVIIe siècle », Littératures classiques, no 45, 2002, p. 109-126.
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[45]
Reproduit par H. Belting, op. cit., illustration no 247 (Trez etaz de bones ames, manuscrit conservé à la British Library). Les trois états sont représentés en une page, divisée en quatre compartiments. Le premier état occupe le compartiment en haut à gauche, le dernier le compartiment en bas à droite ; deux images représentent l’état intermédiaire : en haut à droite puis en bas à gauche, suivant le sens de la lecture. J’emprunte les citations de Dante et Pétrarque à d’autres passages du livre de Belting – qui mentionne également, concernant la Véronique, la Divine Comédie (Paradis, XXXI, 103).
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[46]
OP II, 892.
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[47]
Il faudrait discuter ici la récente étude de Jean-Christophe Bardout (Revue philosophique, 128e année, t. CXCIII, 2003/2, avril 2003), éminent spécialiste de Malebranche, qui soutient au contraire la thèse du « malebranchisme » de Fénelon, quand bien même ce dernier croit le combattre (dans la Réfutation du nouveau système du P. Malebranche sur la nature et la grâce, 1688, publ. posthume), sur les deux points décisifs, et selon lui solidaires, de la « vision en Dieu » et de l’occasionnalisme.
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[48]
L’important est moins de se prononcer sur la « positivité » de l’expérience mystique que d’établir en doctrine que l’union mystique n’est pas « essentielle » mais « de volonté à volonté ». Or cette union des volontés, c’est-à-dire l’abandon à Dieu, ne s’éprouve pas de manière décisive dans la jouissance, mais dans la pureté d’un amour qui se donne sans « intérêt » et sans preuve ; d’où la « sécheresse », expérience ordinaire des spirituels. Comme Jean de la Croix, Fénelon ne conteste pas nécessairement la jouissance (même s’il n’exclut pas d’y voir une ruse du démon), il s’interdit seulement d’en faire le critère décisif de l’expérience. Le paradoxe est que cette position est celle des défenseurs de la mystique – au lieu que Bossuet par exemple s’en fait une conception « extraordinaire », sur le modèle du raptus paulinien, qui rend d’autant plus suspects les « nouveaux mystiques », de vouloir s’égaler aux saints et aux prophètes. Quant au rationalisme de Malebranche, il aboutit lui aussi au paradigme du raptus : voir les textes cités par Christian Trottmann dans son étude « Malebranche, de la vision béatifique à la syndérèse... et retour », XVIIe siècle, no 203, LI/2, avril-juin 1999, p. 367-384 (ici p. 383).
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[49]
Article XLI, OP I, 1090.
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[50]
Voir l’étude déjà citée du Dieu caché, p. 74.
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[51]
Dans Histoire littéraire du sentiment religieux..., t. V, chap. VII, p. 322-323.
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[52]
On pourrait montrer que des procédés de ce genre sont à l’œuvre dans la description des Enfers, au livre XIV des Aventures de Télémaque ; une telle lecture s’opposerait à celle de François-Xavier Cuche (dans Télémaque entre père et mère, Champion, 2e éd., 1995), puisque ce dernier voit dans l’évocation de la « gloire » des bienheureux « une sublimité qui correspond à l’exhaussement même du bonheur humain en béatitude éternelle » (op. cit., p. 262).
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[53]
De même Fénelon, au fur et à mesure qu’il approfondit sa défense des mystiques, s’avère de plus en plus méfiant envers une doctrine de l’inspiration « miraculeuse et extraordinaire ».
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[54]
OP I, 138.
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[55]
OP I, 1045-1046 (c’est moi qui souligne).
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[56]
Jacques Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Le Seuil, 2002, p. 201. On aura reconnu la terminologie de Jean Damascène, qui autorise l’icône (la représentation du Fils comme « image » de Dieu).
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[57]
Explication des maximes des saints, OP I, 1046. Dans une glose manuscrite (reproduite par Jacques Le Brun en variante, OP I, 1589-1590), Fénelon avance « pour la décharge de celui de qui ce mot [d’involontaire] est venu, qu’il ne peut jamais faire dans la place où il était aucun sens contraire à la foi » : l’entendement et la volonté sont de la partie supérieure – en ce sens tout trouble de la partie inférieure est « involontaire » (pléonasme), même s’il est « commandé par la volonté » et en cet autre sens (propre à Dieu) « volontaire »... Les « deux parties » correspondent aux deux natures du Christ en une personne. Si le Christ est notre « parfait modèle », nous n’avons quant à nous que la ressource de notre « nature humaine » pour L’imiter : image « essentielle » dans la partie inférieure, mais ontologiquement dégradée dans la partie supérieure. Que la volonté fasse partie de la supérieure (et qu’en ce sens le trouble soit « involontaire » même chez le Christ) ne nous laisse d’autre recours que d’adhérer à la volonté divine (« union des volontés » qui pour Fénelon est la seule conception possible de « l’union à Dieu » dès lors qu’on ne peut plus la penser en terme d’union essentielle). Or cette volonté est bien ici d’abandon du Fils. Le mystique est donc l’image du Crucifié et ne peut penser son propre état d’abandon qu’en ces termes : image au sens fort, qui réalise, autant qu’il est possible à l’homme, la Passion. L’expression de « mort mystique » est à prendre au sérieux chez Fénelon, et l’on pourrait montrer dans ses écrits proprement doctrinaux (par exemple l’Instruction pastorale... sur le système de Jansénius, 1714) l’importance du thème (au demeurant traditionnel) de la « mort opportune ».
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[58]
Op. cit., p. 202.
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[59]
Nous ne sommes pas ici sur le plan « psychocritique » du Freud « lecteur » de Vinci. Peut-être Léo Steinberg nous indique-t-il une piste, lorsqu’en conclusion de son essai [1983] sur La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne (éd. franç., Paris, Gallimard, 1987), il commente une représentation du Trône de grâce : « un tel symbole n’a pu être trouvé que par un artiste particulièrement sensible aux courants profonds de sa sensibilité » (p. 133) – atteignant, au-delà de son cas individuel, à une sorte d’exemplarité.
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[60]
OP II, 967 (c’est moi qui souligne).
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[61]
Cf. Remarques de Roger de Piles à sa traduction de Du Fresnoy (1668) : « La peinture est non seulement divertissante et agréable, mais elle contient encore une partie de tout ce qui s’est passé de plus beau dans l’Antiquité, nous remettant l’histoire devant les yeux, comme si elle se passait effectivement [c’est moi qui souligne] ; jusque-là même, qu’à la vue des tableaux où les belles actions sont représentées, nous nous sentons portés à nous rendre capables d’entreprendre quelque chose de semblable, de même que si nous avions lu quelque belle histoire »... Cité par Anne-Marie Lecoq, op. cit..., p. 81.
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[62]
Cf. la note de Jacques Le Brun, OP II, 1744. Il « a du en lire le très beau commentaire » par Félibien dans le second des Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres...
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[63]
Cette dimension (de la croyance partagée) serait par excellence celle de l’art sacré, pour autant qu’il relève, avec la liturgie, de ce que les théoriciens de l’éloquence ont appelé l’épidictique : « genre de la célébration collective » où, écrit Emmanuel Bury (art. « Démonstratif » du Lexique des termes littéraires, dir. Michel Jarrety, LGF, 2001), « la communauté affirme les liens qui la constituent ».
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[64]
En un sens tout autre évidemment que Pascal (Pensées, Sellier, no 74) : non pas « vanité que la peinture », mais vanité des « choses » qu’elle dévoile en les imitant.
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[65]
« Fleurs qui se fanent, fleurs tranchées. Essai sur l’imaginaire des Aventures de Télémaque », dans Centro Clarke, Seminari Pasquali di analisti testuale, 12. Les Aventures de Télémaque, Pisa, Edisioni ETS, 1998.
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[66]
Cf. « Télémaque : fable et spiritualité », Literaturwissenschaftliches Jahrbuch, 1996, p. 154. Encore ce mythe peut-il se lire en écho du sacrifice d’Isaac – nous invitant à rechercher ce qui, dans l’iconographie chrétienne elle-même, serait apte à « faire entrer dans le monde de la représentation » une part d’horreur dans le sacré.
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[67]
En d’autres termes, la reprise du motif « idéal » (la Madone de Dresde) dans la représentation « historique » (Luc), avec l’identification du peintre, exhibe la structure de la croyance : si la Vierge est apparue au peintre, elle a dû lui apparaître ainsi en réalité ; en réalité, c’est-à-dire comme elle est apparue à saint Luc ; donc elle est apparue à saint Luc comme elle est apparue au peintre... Raphaël a forgé ce que Belting appelle un « archétype » mais un archétype moderne, c’est-à-dire qui n’est plus fondé sur la croyance en la Vera Icona ou en une intervention surnaturelle, comme l’apparition de la Vierge à saint Luc, mais sur l’idée que se fait le peintre de la beauté mariale. On relèvera que les deux traits que Frédéric Cousinié avance dans Le peintre chrétien comme caractéristiques de l’œuvre de Mignard : la représentation de la Vierge à l’Enfant « sous la forme d’une apparition entourée de nuées, et non le modèle du couple divin posant “au naturel” devant leur portraitiste », et l’autoportrait du peintre non pas sous les traits de saint Luc mais « en présence » du saint, apparaissent en réalité dès l’origine, c’est-à-dire sans rapport avec le contexte postréformé qu’il évoque (p. 59) mais directement en relation avec Raphaël, dans le tableau de l’Académie de Saint-Luc à Rome (aujourd’hui attribué au « maître d’Urbin », probablement Federico Zuccari – reproduit par Belting, op. cit., illustration no 292). Un tableau carmélitain représentant Michel de Marillac et sœur Marie de l’Incarnation au parloir (reproduit dans le catalogue L’art du XVIIe siècle dans les Carmels en France, Paris, Petit Palais, 1982, no 36) offre une variante intéressante : il montre les deux personnages de part et d’autre d’une cloison – Mme Acarie voyant, derrière son visiteur, la Vierge, représentée, selon le canon raphaélite, avec l’Enfant sur des nuées ; et le chancelier ne se retournant pas, car « ce n’est pas [lui] qu’elle visite »... Ainsi le spectateur « voit » la Vierge mais sans participer de la sainteté de la sœur ni même du mérite de son illustre visiteur, seulement par le crédit qu’il fait à l’anecdote représentée, c’est-à-dire en acceptant la convention de la représentation.
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[68]
Le problème est celui de la représentation comme publicité de l’image de Dieu, distinct de celui de la « sainteté » de la religieuse (le procès de canonisation suit son cours). François Boespflug note que Crescence elle-même ne considérait pas ses visions « autrement qu’elles ne le sont par les plus grands parmi les mystiques : ce sont des grâces, bien sûr, mais surtout des signes à quoi il ne faut pas s’arrêter [...]. Profondément pénétrée par l’idée de son propre néant, elle n’aspirait qu’au silence, loin du monde et de toute publicité » (op. cit., p. 81).
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[69]
OP II, 162 et 163. Sur « les arts du dessin dans les Aventures de Télémaque de Fénelon », voir la contribution d’Élisabeth Lavezzi au colloque de Strasbourg, 1999 (Fénelon. Mystique et politique, dir. François-Xavier Cuche et Jacques Le Brun, Paris, Champion, 2004, p. 281) : « Des amours contre nature », qui conclut à « l’évitement » de la peinture, « limitée à n’être, dans la fiction, qu’un monument aux morts, et, dans l’énoncé, qu’une métaphore... ».
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[70]
OP II, 1088.
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[71]
Voir la partie consacrée à Fénelon et Mme Guyon dans La sainte et la fée. Dévotion à l’Enfant Jésus et mode des contes merveilleux à la fin du règne de Louis XIV, Genève, Droz, 1987, spéc. p. 112-114 (et ill. planche XIV. La similitude est flagrante avec le frontispice de l’éd. de 1722 des Poésies de Mme Guyon, reproduit planche XV).
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[72]
OP II, 222.