Notes
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[1]
Fénelon, Lettre à l’Académie, éd. E. Caldarini, Genève, Droz, coll. « TLF », 1970, p. 122-124. La Lettre à l’Académie date de 1714. Elle suit donc de quinze ans la publication du Télémaque, en 1699.
-
[2]
Dans la première édition du texte, anonyme et partielle, en avril 1699, le titre actuel n’était que le sous-titre. La même année parut une édition complète, qui levait l’anonymat et inversait l’ordre des deux titres. Le présent article reprend et résume certaines conclusions de mon mémoire intitulé Imitation de l’Énéide dans le Télémaque de Fénelon : fonctionnement de l’intertexte virgilien dans la catabase du héros, mémoire dactylographié, 2003, Université de Paris IV, sous la direction de Perrine Galand-Hallyn.
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[3]
N. Hepp, Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p. 612-614, et n. 105, p. 616. Selon N. Hepp, la transformation de Mentor en Minerve est le seul épisode homérique que Fénelon imite sans l’exemple de Virgile.
-
[4]
Ibid., p. 612.
-
[5]
Comme le rappelle J. Perret dans son introduction à l’Énéide, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1991, p. 14.
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[6]
A. Lanavère, « Les deux antiquités dans Les Aventures de Télémaque », Littératures classiques, no 23, janvier-février 1995, p. 46.
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[7]
Fénelon, Œuvres, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1983, p. 425.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
A. Deremetz, Le miroir des Muses. Poétiques de la réflexivité à Rome, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Racines et modèles », 1995, p. 51. Voir aussi Horace, Épître aux Pisons, 323-324 et 291-294. Les italiques sont d’A. Deremetz : ils signalent les citations d’Horace.
-
[10]
Voir J.-C. Scaliger, Poétique, V, chap. 2 : l’auteur proclame la supériorité de l’ars virgilienne sur l’ingenium homérique. Pour des jugements similaires au XVIIe siècle, voir N. Hepp, op. cit., p. 54, 71-72, 137, 284-285.
-
[11]
Voir Fénelon, Lettre à l’Académie, éd. citée, p. 143.
-
[12]
Voir la Lettre à l’Académie où Fénelon dit des scènes d’Homère que « cette simplicité des mœurs semble ramener l’âge d’or » (éd. citée, p. 79).
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[13]
Fénelon, Œuvres, éd. citée, t. 1, dialogue 3, p. 66-67.
-
[14]
Ibid., dialogue 2, p. 56-57.
-
[15]
Fénelon, Œuvres, éd. citée, t. 1, p. 424.
-
[16]
Les Aventures de Télémaque, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », XIV, p. 302-303. Ces songes font allusion au séjour d’Ulysse chez les Phéaciens, chants VI à XIII de l’Odyssée. Fénelon évoque la rencontre d’Ulysse et Nausicaa, les repas chez le roi Alkinoos, et les chants de l’aède Démodokos.
-
[17]
Voir Tél., XIV, p. 303, et En., VI, 119-123.
-
[18]
En., VI, 893. J’utilise l’édition de J. Perret, Paris, Les Belles Lettres, coll. « CUF », 1989.
-
[19]
Lettre à l’Académie, éd. citée, p. 131.
-
[20]
Tél., XIV, p. 306.
-
[21]
Je ne développe pas en détail le repérage de ces emprunts. Pour la lumière nocturne, voir En., VI, 270-272, et, pour les caractéristiques des différents fleuves, En., VI, 296-297 et 369.
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[22]
Voir Od., XI, 48, et En., VI, 260 et 290-291.
-
[23]
En., VI, 292-294.
-
[24]
En., VI, 298-316.
-
[25]
Tél., XIV, p. 308.
-
[26]
En., VI, 265.
-
[27]
En fait, l’expression de Virgile ne convient pas à l’ensemble des Enfers qu’il décrit : elle s’applique par exemple très mal aux Champs-Élysées. Sa position en fait cependant une formule synthétique.
-
[28]
En., VI, 290 : Énée est « pressé d’une terreur soudaine », subita trepidus formidine.
-
[29]
Tél., XIV, p. 308.
-
[30]
Tél., II, p. 52.
-
[31]
Voir En., II, 774, III, 48, et IV, 279-280.
-
[32]
Tél., XIV, p. 308.
-
[33]
Tél., XIV, p. 306.
-
[34]
Tél., IV, p. 92.
-
[35]
Tél., XIV, p. 309.
-
[36]
En., VI, 540-543.
-
[37]
Tél., XIV, p. 309-310. La citation suivante vient immédiatement après celle-ci.
-
[38]
En., VI, 550-551 : rapidus flammis ambit torrentibus amnis / Tartareus Phlegethon torquetque sonantia saxa.
-
[39]
Tél., XIV, p. 310.
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[40]
Pour une lecture complète des passages, voir Tél., XIV, p. 310, et En., VI, 608-627.
-
[41]
Tél., XIV, p. 312-313.
-
[42]
En., VI, 570-572 : sontes ultrix accincta flagello / Tisiphone quatit insultans toruosque sinistra / Intentans angues uocat agmina saeua sororum.
-
[43]
Tél., XIV, p. 313.
-
[44]
Voir En., VI, 285-289 pour la liste des monstres multiformes, et 287-288 pour la Chimère et l’hydre de Lerne. Cerbère est représenté dans les vers 417-418.
-
[45]
En., VI, 620 : Discite iustitiam moniti et non temnere diuos.
-
[46]
Tél., XIV, p. 311.
-
[47]
Anthologie de textes de dates et d’origines diverses, réalisée par J. Le Brun, et insérée dans le tome 1 des Œuvres de Fénelon, éd. citée. On y trouve de nombreux textes de direction.
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[48]
Titre du texte XIII, op. cit., p. 613-623. Cette formule apparaît très fréquemment, même dans les autres opuscules.
-
[49]
Op. cit., texte XII intitulé « Sur la prière », p. 611.
-
[50]
Op. cit., texte VI, « Discours sur la dissipation et la tristesse », p. 578. L’image du bourbier rappelle certaines représentations antiques des Enfers. Voir notamment Virgile, Géorg., IV, 479, et En., VI, 438.
-
[51]
Op. cit., texte XIII, p. 615.
-
[52]
Tél., XIV, p. 311.
-
[53]
F.-X. Cuche, Télémaque entre père et mer, Paris, Honoré Champion, « Unichamp », 1994, p. 192.
-
[54]
Fénelon a d’ailleurs écrit, dans le premier de ses Dialogues sur l’éloquence, que « Virgile, dans l’Énéide, a imité l’Odyssée pour le caractère de son héros ; il l’a fait modéré, pieux, et par conséquent égal à lui-même » (Œuvres, éd. citée, t. 1, p. 19).
-
[55]
Voir Tél., XIV, p. 317, et En., VI, 638, 658 et 674.
-
[56]
En., VI, 640-641 : largior hic campos aether et lumine uestit / purpureo solemque suum, sua sidera norunt.
-
[57]
Tél., XIV, p. 317.
-
[58]
Fénelon, Lettre à l’Académie, éd. citée, p. 132-133.
-
[59]
Pour une lecture intégrale de la description des élus, voir Tél., XIV, p. 317-319 : la longueur du passage empêche de le restituer ici.
-
[60]
En., VI, 721.
-
[61]
Apoc., XXII, 5. La traduction est celle de L.-I. Lemaître de Sacy, utilisée par Ph. Sellier dans son édition de La Bible, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990.
-
[62]
En., VI, 726-727 : Spiritus intus alit totamque infusa per artus / Mens agitat molem et magno se corpore miscet.
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[63]
En., VI, 733 : Hinc metuunt cupiuntque, dolent gaudentque.
-
[64]
En., VI, 748-749 : Has omnes, ubi mille rotam uoluere per annos, / Lethaeum ad fluuium deus euocat agmine magno. Ces vers posent de nombreux problèmes : toutes les âmes sont-elles appelées à se réincarner, ou seulement celles qui ne sont pas complètement purifiées ? Juste avant, Anchise a expliqué que les âmes restent dans les Champs-Élysées jusqu’à ce que la part de feu céleste qui demeure en chacun ait retrouvé sa pureté ; faut-il comprendre que cette purification n’aboutit qu’à un retour vers les souillures du corps, ou faut-il distinguer deux destins différents ? Dans ce cas, que deviennent les âmes définitivement purifiées ? Ces imprécisions permettent à Virgile de concilier plusieurs philosophies, mais empêchent de savoir ce que comprenait Fénelon. Présentant la métempsycose, dans le passage cité plus haut de la Lettre à l’Académie, comme « ce que l’Antiquité proposoit de plus consolant au genre humain », Fénelon ne semble pas croire que Virgile envisage une autre possibilité.
-
[65]
Il faut aussi noter que les renvois au discours d’Anchise en respectent l’ordre : Fénelon s’oppose successivement aux v. 721, 726-727, 733 et 748.
-
[66]
L’ataraxie est mentionnée au chapitre XXI, 4, quand saint Jean décrit la Jérusalem céleste : « Il n’y aura plus aussi là ni pleurs, ni cris, ni afflictions » ; le chiffre mille est très récurrent dans le chapitre XX, 3-6, pour évaluer la durée qui doit s’écouler avant la fin du monde terrestre, et pendant laquelle les saints règnent déjà auprès de Dieu.
-
[67]
Tél., IV, p. 92.
-
[68]
Voir En., VI, 687-689.
-
[69]
Tél., XIV, p. 322.
-
[70]
Tél., XIV, p. 322-323.
-
[71]
Voir Tél., IV, p. 83-84, et XVIII, p. 406 et 409.
-
[72]
F. Berlan, « Lexique et affects dans le Télémaque : la distance et l’effusion », Littératures classiques, no 23, janvier 1995, p. 9-22.
-
[73]
Tél., XIV, p. 306, et En., VI, 283-284 et 294.
-
[74]
Od., XI, 204-208.
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[75]
En., VI, 700-702.
-
[76]
Fénelon, Précis de l’Odyssée, dans Œuvres complètes, précédées de son histoire littéraire par M. Gosselin, Genève, Slatkine Reprints, 1971, t. VI, p. 700.
-
[77]
Tél., XV, p. 334.
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[78]
Tél., XV, p. 335.
-
[79]
Tél., XV, p. 331.
-
[80]
Tél., XIV, p. 322.
-
[81]
Ibid.
-
[82]
Tél., XV, p. 335.
-
[83]
Tél., XV, p. 334.
-
[84]
Fénelon, Œuvres, éd. citée, t. 1, dialogue 3, p. 65. Les Dialogues sur l’éloquence sont probablement une œuvre de jeunesse. Ils ne furent publiés qu’en 1718, après la mort de l’auteur.
-
[85]
Saint-Cyran, cité par M. Fumaroli, L’âge de l’éloquence, Genève, Droz, 2002, p. 639-640.
-
[86]
M. Fumaroli, op. cit., p. 645.
-
[87]
Ibid., p. 640.
-
[88]
Ibid., p. 645.
-
[89]
Voir Fénelon, Dialogues sur l’éloquence, dialogue 3, éd. citée, p. 71.
-
[90]
Ce rejet participe néanmoins d’une forme d’imitation, puisque la catabase d’Énée avait déjà, elle aussi, une valeur métapoétique, analysée par A. Deremetz, op. cit., p. 156-171.
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[91]
Voir M. Fumaroli, op. cit., p. 560-566 : M. Fumaroli résume et analyse la pensée de Bignon, qu’il illustre par des citations.
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[92]
Dans la Lettre à l’Académie, Fénelon, qui se réclame d’Augustin, permet les agréments à but pédagogique, mais « on ne doit user des expressions qui plaisent qu’à cause qu’il y a peu d’hommes assez raisonnables pour gouster une vérité qui est sèche et nuë dans un discours » (éd. citée, p. 42).
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[93]
Tél., I, p. 38. Voir En., I, 81-123.
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[94]
Comme le fait remarquer N. Hepp, op. cit., p. 613.
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[95]
Lettre à l’Académie, chap. V, éd. citée, p. 62-88.
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[96]
Lettre à l’Académie, éd. citée, p. 81. Voir En., II, 268 sq.
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[97]
N. Hepp, op. cit., p. 616-624 ; les citations viennent respectivement des pages 619 et 624.
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[98]
Voir la tempête sur laquelle s’achèvent les récits d’Ulysse, Od., XII, 403 sq.
-
[99]
Voir Tél., V, p. 119, et Matt., VIII, 25-27, Marc, IV, 38-41, et Luc, VIII, 24-25.
-
[100]
Ibid.
1Au dernier chapitre de la Lettre à l’Académie, Fénelon se prononce sur la querelle des Anciens et des Modernes, et tente de concilier les deux partis. Ainsi, il « commence par souhaiter que les Modernes surpassent les Anciens », mais « avoue que l’émulation des Modernes seroit dangereuse, si elle se tournoit à mépriser les Anciens et à négliger de les étudier » ; en effet, « le vrai moyen de les vaincre est de profiter de tout ce qu’ils ont d’exquis et de tâcher de suivre encore plus qu’eux leurs idées sur l’imitation de la belle nature » [1]. L’écriture et la théorie littéraire doivent se nourrir des Anciens, mais afin de les surpasser : c’est la rivalité des auteurs avec leurs modèles qui donne tout son sens à l’imitation.
LES MODèLES DE FéNELON, L’IMITATION « INQUIèTE » DE L’éNéIDE
2Les Aventures de Télémaque furent d’abord intitulées Suite du quatrième livre de l’Odyssée d’Homère [2]. Cependant, N. Hepp a montré que l’influence d’Homère sur le Télémaque est bien moindre que celle de Virgile : non seulement les emprunts ponctuels à l’Énéide surpassent en nombre les emprunts à l’Iliade et l’Odyssée, mais les épisodes que Fénelon reprend à Homère ont presque toujours été imités par Virgile auparavant [3]. Selon N. Hepp, l’exemple de l’Énéide participa même à la genèse du Télémaque, en suggérant à Fénelon d’utiliser un cadre et un personnage homériques pour exprimer son propre mythe politique et religieux [4]. De plus, c’est à l’Énéide, plutôt qu’à l’Odyssée, que renvoie la structure même du Télémaque : l’agencement même des apports homériques rappelle l’épopée de Virgile, dont on a dit dès l’Antiquité qu’il avait cousu une Iliade à une Odyssée [5].
3Ainsi, le principal modèle de Fénelon n’est pas Homère, mais Virgile. Plusieurs raisons peuvent être invoquées : non seulement l’Énéide, en condensant les deux œuvres d’Homère, semble constituer le canon de l’écriture épique, mais aussi, comme l’écrit A. Lanavère, « chez l’auteur de l’Énéide Fénelon trouvait un panthéon déjà en grande partie unifié, les Olympiens servant d’intermédiaires entre Dieu et les hommes ; [...] il était face à un temps nullement hasardeux, mais profondément orienté par une Providence, et chez l’auteur comme chez ses héros, il discernait une compassion grave devant le mal » [6]. Les modifications que Virgile fait subir au monde homérique semblent donc avoir permis à Fénelon d’utiliser la mythologie païenne comme support d’une œuvre chrétienne, et l’on comprend que le poète latin soit son principal modèle. Cependant, quand il compare Homère et Virgile, Fénelon donne la palme au poète grec.
4L’un des Dialogues des Morts réunit Horace et Virgile. Virgile y est loué pour sa variété, et placé juste derrière Homère, dont il retrouve « le bel ordre, la magnificence, la force et la sublimité » dans l’Énéide. Dans la suite du dialogue, Horace condamne cependant l’art excessif de Virgile, qui le prive finalement de la « sublimité » qu’il partageait d’abord avec Homère. Ces contradictions montrent que Fénelon entretint avec l’art virgilien des rapports conflictuels. Selon Horace, ce qui « empêche [Virgile] d’égaler Homère, c’est d’être plus poli, plus châtié, plus fini, mais moins simple, moins fort, moins sublime, car d’un seul trait [Homère] met la nature toute nue devant les yeux » [7]. Si Virgile a la supériorité artistique, Homère seul sait « peindre en tout la vraie nature » [8]. Fénelon reprend ici un lieu commun hérité de la latinité, qu’A. Deremetz résume en s’appuyant sur Horace : « Si la Muse, dit Horace, a accordé aux Grecs le génie (ingenium), si elle leur a accordé de parler d’une bouche harmonieuse, les Latins doivent se soumettre au lent travail de la lime, élaguer et polir sans fin leur poème, jusqu’à défier l’ongle le mieux coupé » [9]. Cette opposition entre l’ingenium des Grecs et l’ars des Latins tourne au profit de ces derniers dans la perspective aristotélicienne de J.-C. Scaliger (1484-1558), qui sera largement partagée au XVIIe siècle [10]. Or, dans la Lettre à l’Académie, Fénelon s’oppose à cette idée, que les Modernes avaient récupérée pour défendre leur propre cause. La supériorité technique n’est qu’un faible avantage, voire une corruption, aux yeux de Fénelon, qui proclame sa préférence pour la simplicité des anciennes civilisations, où il croit retrouver la pureté originelle de la nature sans fard [11]. En effet, Homère apparaissait à Fénelon comme un témoin de l’âge d’or [12].
5Leur simplicité rend la lecture des Grecs édifiante sur le plan spirituel : dans les Dialogues sur l’éloquence, Fénelon recommande la lecture d’Homère, Platon et Xénophon pour apprendre à aimer « l’éloquence de l’Écriture. [...] Pour la sentir, rien n’est plus utile que d’avoir le goût de la simplicité antique ; surtout la lecture des anciens Grecs sert beaucoup à y réussir » [13]. En effet, selon Fénelon, Homère « a beaucoup de rapport avec l’Écriture ; mais l’Écriture le surpasse autant qu’il a surpassé tout le reste de l’Antiquité pour peindre naïvement les choses » [14]. Pour le gouverneur du duc de Bourgogne, l’imitation d’Homère était donc le support idéal d’une progression agréable vers l’éloquence et la sagesse bibliques, et l’on comprend qu’il ait semblé éthiquement préférable de se réclamer d’Homère plutôt que du brillant poète latin, bien que, dans l’écriture de sa propre épopée, Fénelon se soit montré bien plus influencé par l’art de ce dernier. Le modèle principal du Télémaque n’en est donc pas le plus légitime, et l’on peut retrouver dans l’écriture de Fénelon les traces d’une tension entre éthique et esthétique. L’imitation de l’Énéide apparaît comme une imitation inquiète, même lorsqu’elle semblait s’imposer pour des raisons artistiques : entre autres éloges, dit Horace à Virgile, dans le dialogue précédemment cité, « on ne peut pas même vous ôter la louange d’avoir fait la descente d’Énée aux Enfers plus belle que n’est l’évocation des âmes qui est dans l’Odyssée » [15]. On verra que cette supériorité ne légitime pas entièrement l’imitation de l’épopée latine dans la descente aux Enfers de Télémaque, dont une étude détaillée permettra de mieux comprendre le rapport de Fénelon avec le modèle virgilien.
L’ENTRÉE AUX ENFERS : SUR LES TRACES DE L’ÉNÉIDE
6Dans l’Énéide, l’ombre d’Anchise apparaît à son fils endormi pour lui demander de venir le rejoindre aux Champs Élysées, avec l’aide de la Sibylle. Ulysse étant, lui, encore vivant, Fénelon ne pouvait évidemment pas reproduire ce schéma. Certaines scènes de l’Odyssée, transformées en tableaux paradisiaques, lui permettent cependant d’envoyer à Télémaque des songes qui, sans blesser la cohérence de la fiction, lui « font comprendre qu’[Ulysse est] déjà descendu dans le séjour des âmes bienheureuses » [16]. Télémaque entreprend donc d’aller rejoindre son père aux Champs Élysées, persuadé qu’il ne le trouvera plus ailleurs. Ainsi, Télémaque, voulant rejoindre son père dans l’au-delà à la suite de visions nocturnes, semble poussé par le même motif qu’Énée. Leurs démarches sont d’autant plus proches que Télémaque s’autorise des mêmes précédents qu’Énée. Décidé à rejoindre Ulysse même au-delà de la mort, Télémaque évoque trois catabases célèbres, par rapport auxquelles il évalue ses chances de réussite : celles de Thésée, d’Hercule et d’Orphée, trois modèles déjà mentionnés par Énée pour convaincre la Sibylle de le mener aux Enfers [17]. En prenant les mêmes modèles qu’Énée, Télémaque semble en fait imiter le héros de Virgile. C’est donc par rapport au parcours du Troyen que Fénelon va situer toute l’évolution de Télémaque, appelé à imiter les héros de l’Antiquité, mais aussi à les surpasser, grâce à la spiritualité chrétienne que lui transmettent ses différents tuteurs.
7Le statut de la catabase d’Énée, entre rêve et réalité, a posé problème dès l’Antiquité, en raison notamment de la sortie d’Énée par les portes du Sommeil, Somni portae [18]. Fénelon semble avoir voulu surenchérir sur l’ambiguïté du texte de Virgile : non seulement Télémaque sort par la même porte qu’Énée, mais, contrairement à Énée, il entre seul dans les Enfers, et leur traversée dure exactement le temps d’une nuit, favorisant l’assimilation du périple à un songe ou une introspection. Les lieux vont ainsi évoluer à l’image de la subjectivité du jeune homme, et l’éveil progressif de Télémaque à une spiritualité supérieure va s’accompagner d’une christianisation progressive des Enfers, qui permet à Fénelon de rivaliser avec son modèle latin. En effet, Fénelon explique dans la Lettre à l’Académie que « les Anciens ont un grand désavantage par le défaut de leur religion et par la grossièreté de leur philosophie » [19] : la christianisation de l’au-delà joue donc un rôle déterminant dans la stratégie de l’écrivain catholique, et le dépassement du modèle héroïque païen par le personnage s’avère tout à fait parallèle au dépassement de son modèle poétique par l’auteur, ce qui permet finalement d’analyser la descente aux Enfers sur un plan métapoétique.
OMNIPRÉSENCE DE VIRGILE AU DÉBUT DE LA CATABASE
8Le premier paragraphe, après que Télémaque a franchi le seuil de l’au-delà [20], est presque entièrement constitué d’images virgiliennes, parfois simplement traduites, tirées des espaces que traverse Énée de l’entrée des Enfers à la barque de Charon ; la « faible et sombre lueur, telle qu’on la voit pendant la nuit sur la terre », rappelle l’éclairage nocturne de l’Énéide, de même que le fleuve infernal de Fénelon se présente comme une synthèse des différents cours d’eau que Virgile place aux Enfers (c’est pourquoi Fénelon ne le nomme pas) [21]. L’auteur montre qu’il tient à faire marcher Télémaque sur les traces d’Énée.
9Non seulement le jeune héros traverse les mêmes lieux, mais il s’y comporte de la même façon. Comme Ulysse conseillé par Circé, comme Énée obéissant à la Sibylle, Télémaque s’avance « l’épée à la main » [22] : il ne semble en effet rien ignorer des usages de l’au-delà. On peut ainsi s’étonner qu’il utilise son épée contre « les ombres légères qui voltigent autour de lui », alors que la Sibylle en a détourné Énée : « Ce sont là vies ténues, sans corps, voletant sous la creuse apparence d’une forme », tenues sine corpore uitas [...] uolitare caua sub imagine formae, et son fer ne peut rien contre eux [23]. Le geste de Télémaque n’est cependant pas vain : « Il les écarte avec son épée. » Fénelon contamine ici l’Énéide par son modèle, le chant XI de l’Odyssée, où le pouvoir de l’épée s’avère effectif : Ulysse parvient à écarter les ombres indésirables du sang dont il a besoin pour interroger Tirésias. Néanmoins, ce sont les tenues sine corpore uitas virgiliennes qui inspirent les « ombres légères qui voltigent » : y a-t-il incohérence, ou souci de montrer Télémaque en digne « fils d’Ulysse », comme il est appelé au début du paragraphe ? Il est intéressant qu’un renvoi à Homère permette au personnage de Fénelon d’accomplir ce que celui de Virgile ne pouvait faire.
10Du vestibule des Enfers aux rives du Styx, la représentation virgilienne des âmes évolue, et les petites images voletantes cèdent la place à une foule d’esprits plus personnalisés, qui demandent à Charon, en vain s’ils n’ont pas reçu les honneurs funèbres, de leur faire traverser l’eau [24]. De même, après les « ombres légères », Télémaque croise « une foule innombrable de morts privés de la sépulture ». Leur présence ne fait aucun mystère, et le rôle de Charon n’est pas redéfini : Télémaque est aussi familiarisé que l’élève de Fénelon avec les Enfers virgiliens.
11Une fois Télémaque admis dans la barque de Charon, le « centon » virgilien prend fin ; mais les allusions à l’épopée latine reviennent vite : parvenu de l’autre côté du fleuve infernal, Télémaque voit à nouveau « voltiger des ombres ». Le jeune homme est alors « saisi d’une horreur divine, observant le profond silence de ces vastes lieux » [25], ce qui rappelle au lecteur la célèbre prière que Virgile adresse aux divinités infernales avant d’écrire sa catabase : le poète invoque en effet les « lieux illimités, sans voix dans la nuit », loca nocte tacentia late [26]. Placée en tête du texte de Virgile, cette formule semble désigner l’ensemble du monde infernal [27] ; en l’appliquant à la première région de ses Enfers, Fénelon insiste sur le caractère essentiellement virgilien de cette première partie. Ces pages sont donc précieuses pour saisir le rapport de Fénelon au poète latin. La réaction de Télémaque, « observant le profond silence de ces vastes lieux », guide celle du lecteur, et renseigne ainsi sur les émotions de l’auteur lui-même. Or le jeune homme « est saisi d’une horreur divine ». Énée aussi prend peur, mais à la vue des monstres qui habitent le vestibule [28]. Télémaque, en revanche, semble effrayé par les lieux mêmes qu’il traverse : des lieux virgiliens, païens. En accord avec l’espace qui l’entoure, le jeune homme n’a pas la réaction d’un chrétien : l’ « horreur divine » qui l’assaille garde des traces du verbe latin horrere, qui signifie « se hérisser ». Juste après, « ses cheveux se dressent sur sa tête, quand il aborde le noir séjour de l’impitoyable Pluton » [29]. Or cette réaction montre une régression dans l’évolution du héros : après la théophanie du livre II, le héros ne sentait pas « cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tête » [30]. Fénelon opposait alors le calme de Télémaque à la frayeur dont Énée témoigne plusieurs fois face aux phénomènes surnaturels [31], mais Télémaque, aux Enfers, n’est plus le pieux personnage de Fénelon, chrétiennement confiant en la divinité ; c’est un héros virgilien, donc angoissé.
12Pour donner tout leur sens à ces remarques, il faut se rappeler que la catabase peut être lue comme une introspection. On ne saurait trop insister sur l’atmosphère onirique du passage : les âmes y sont « semblables aux ombres de la nuit », et les Enfers sont appelés par Charon « ce royaume de la nuit » [32]. Toute la première partie baigne d’ailleurs dans « une faible et sombre lueur, telle qu’on la voit pendant la nuit sur la terre » [33]. Ces lieux empreints d’une angoisse païenne, où le jugement de Minos n’a pas encore été prononcé, et où Télémaque régresse si brutalement, illustrent le premier stade de la vie intérieure, comparable au sommeil : le stade antérieur aux lumières de la foi, identifiées par Fénelon à l’intervention régulatrice de la conscience. Au début de son parcours infernal, Télémaque est semblable à « celui [...] qui n’a jamais vu [la] lumière pure » dont Hasaël parle avec Mentor : « Tout au plus il aperçoit de sombres et fausses lueurs, de vaines ombres, des fantômes qui n’ont rien de réel » [34]. Le paganisme donne ainsi l’image d’une léthargie spirituelle, dont l’Écriture sainte viendra dissiper les ténèbres aux Champs Élysées. La forte charge onirique du Télémaque est intimement liée à l’imitation de Virgile, qui s’avère le mode d’expression privilégié des angoisses et des doutes de l’auteur chrétien.
LA TRAVERSéE DU TARTARE : UNE INITIATION DONT éNéE FUT PRIVé
13La géographie des Enfers féneloniens marque une rupture avec l’imitation suivie du modèle virgilien. Pluton expose ainsi l’organisation des lieux à Télémaque : « Tu ne peux aller d’ici dans les Champs Élysées, qu’après avoir passé par le Tartare » [35]. Dans l’Énéide, la route se sépare en deux au sortir de la première région, qu’aucune distinction éthique n’organise : le chemin du Tartare et celui des Champs Élysées sont dissociés [36]. Dans Télémaque, un seul itinéraire est possible : on n’atteint la félicité qu’à travers les souffrances. Cette géographie, symbolique d’une pensée chrétienne, illustre la foi de Fénelon en la valeur pédagogique de l’épreuve. En effet, c’est au Tartare que Télémaque accède à la vraie sagesse, et dépasse la sagesse païenne.
14En conduisant son personnage à travers le Tartare, Fénelon prend son indépendance par rapport à Virgile. Il continue pourtant à s’inspirer de lui : son Tartare dégage « une fumée noire et épaisse » [37], qui couvre « un fleuve de feu et des tourbillons de flamme, dont le bruit [est] semblable à celui des torrents les plus impétueux quand ils s’élancent des plus hauts rochers dans le fond des abîmes ». Ce fleuve est clairement identifiable par sa place, ses flammes et son bruit : au pied des remparts qui lui cachent le Tartare, Énée aperçoit, « à l’entour, le fleuve du Tartare, fleuve dévorant, torrent de flammes, le Phlégéthon, roulant des rocs retentissants » [38]. Contrairement à Énée, Télémaque, « secrètement animé par Minerve » [39], franchit cet obstacle. L’influence de la déesse n’est signalée qu’à partir d’ici : elle marque le retour à la sagesse, après une phase de léthargie morale traduite en images virgiliennes. Or le rôle de Minerve auprès de Télémaque est inspiré d’Homère : sous l’égide de sa protectrice, Télémaque échappe encore un peu plus à Virgile.
15Toute la traversée du Tartare se déroule sous le double signe de cette imitation mêlée de rejet. Certes, Fénelon s’inspire de la liste des crimes punis dans le Tartare virgilien [40], mais, s’il punit ceux qui ont enfreint la loi, il s’attaque avec bien plus de violence à ceux qui ont blessé la vérité : ici encore, Fénelon déplace l’accent sur la vie spirituelle. Les peines des damnés en témoignent clairement : dans son Tartare, les criminels n’endurent pas d’autres châtiments que le supplice de leur conscience. Tous les pécheurs dénoncés par Fénelon souffrent la même peine, condamnés au supplice éternel de se voir tels qu’ils sont. Voici comment les Furies torturent les mauvais rois :
D’un côté, une Furie vengeresse leur présentait un miroir qui leur montrait toute la difformité de leurs vices [...]. En même temps d’un autre côté une autre Furie leur répétait avec insulte toutes les louanges que leurs flatteurs leur avaient données pendant leur vie et leur présentait un autre miroir, où ils se voyaient tels que la flatterie les avait dépeints. L’opposition de ces deux peintures si contraires était le supplice de leur vanité [41].
16L’originalité de ce supplice n’a pas empêché Fénelon d’y mêler des souvenirs de l’Énéide, qui devaient engager à la comparaison. Le portrait de Tisiphone semble en effet la source de l’attitude des Furies dans le Tartare du Télémaque : « Vengeresse, un fouet passé dans sa ceinture, Tisiphone bondit sur les coupables et les malmène ; tandis que de sa main gauche elle leur présente ses hideux serpents, elle appelle la troupe cruelle de ses sœurs » [42]. Comme Tisiphone, la première Furie dont parle Fénelon est qualifiée de « vengeresse », et chacune des Furies présente un miroir aux condamnés ; or Tisiphone « leur présente ses hideux serpents ». En s’inspirant du geste, mais en changeant l’arme, Fénelon récuse la représentation d’un Tartare peuplé de monstres. Le miroir que la première Furie tend aux rois explicite le triomphe de l’auteur chrétien sur les Enfers mythologiques de Virgile : les souverains damnés « se voyaient sans cesse dans ce miroir : ils se trouvaient plus horribles et plus monstrueux que ni la Chimère vaincue par Bellérophon, ni l’hydre de Lerne abattue par Hercule, ni Cerbère même » [43].
17Dans l’Énéide, la Chimère apparaît parmi les êtres multiformes installés dans le vestibule, dont l’hydre de Lerne fait aussi partie, et Cerbère garde les abords des cours d’eau infernaux [44]. Tous ces monstres ne sont mentionnés que pour mettre en valeur la théologie chrétienne, qui s’est affranchie des peurs superstitieuses pour lutter contre l’amour-propre, formant ainsi les hommes à la véritable piété, qui exige que l’on renonce à soi pour n’aimer que Dieu. Il suffit pourtant de se voir comme on est pour se haïr ; aussi le cœur de l’homme est-il son pire supplice selon Fénelon.
18Dans l’Énéide, Phlégyas donnait cette leçon aux autres damnés : « Instruits maintenant, apprenez la justice et à ne pas mépriser les dieux » [45]. Dans Télémaque, les dieux ne se contentent pas d’être respectés, mais veulent être aimés, comme le dit Minos à un philosophe : « Apprends qu’il n’y a point de véritable vertu sans le respect et l’amour des dieux, à qui tout est dû » [46]. On devine aisément, derrière le polythéisme de cette phrase, qu’elle évoque les devoirs de la créature chrétienne envers le Dieu d’amour des Évangiles : le discours de Minos s’avère en fait un exposé succinct de la spiritualité fénelonienne, telle qu’elle est développée dans les Lettres et opuscules pédagogiques [47]. Fénelon insiste sur la nécessité du « renoncement à soi-même » [48] et déclare que « toute la religion ne consiste qu’à sortir de soi et de son amour-propre pour tendre à Dieu » [49]. Le moi n’est vécu que comme un « bourbier » dont il faut se dégager [50] ; or « il n’y a que l’amour de Dieu qui puisse nous faire sortir de nous » [51]. Minos condamne comme le pire des crimes l’ingratitude envers les dieux, « de qui on tient la vie et tous les biens qu’elle renferme ! Ne leur doit-on pas sa naissance plus qu’au père et à la mère de qui on est né ? » [52]. Par ces paroles, Minos substitue évidemment l’image chrétienne de Dieu le Père au panthéon de la fable mythologique. Cette révélation joue un rôle majeur dans l’évolution de Télémaque : désormais, la paternité biologique doit s’effacer devant celle, spirituelle, du Dieu d’amour des Évangiles. En effet, comme l’a bien dit F.-X. Cuche : sans cesser de respecter Ulysse, Télémaque doit moins suivre son exemple que « l’idée de père », c’est-à-dire, dans une optique chrétienne, Dieu lui-même [53] : Ulysse n’est plus alors pour Télémaque qu’un modèle imparfait, et donc provisoire, un représentant de l’héroïsme antique au même titre qu’Énée [54]. On comprend ainsi pourquoi Fénelon a illustré par contraste avec l’itinéraire d’Énée le dépassement d’Ulysse par son fils. Parti, comme le héros virgilien, en quête de son père, le jeune homme est désormais en quête de Dieu. Les conséquences de cette différence capitale apparaissent dans les Champs Élysées.
L’ILLUMINATION PARADISIAQUE : VIRGILE COMBATTU PAR L’éCRITURE SAINTE
19Les « bocages odoriférants », les « gazons toujours renaissants et fleuris », les « mille petits ruisseaux d’une onde pure », par lesquels Fénelon commence sa peinture des Champs Élysées, rappellent certains traits des Champs Élysées de Virgile [55]. En arrivant dans ces lieux, Télémaque semble donc rejoindre, après un détour par le Tartare, l’itinéraire d’Énée, mais la lumière ininterrompue qui baigne les bienheureux consomme en fait la rupture de Fénelon avec son modèle latin. Virgile aussi a célébré la lumière des Champs Élysées, où « un éther plus large illumine les plaines et les revêt de pourpre », mais sans que cesse l’alternance du jour et de la nuit [56]. La « lumière pure et douce » des Champs Élysées du Télémaque [57] n’est pas celle de l’Énéide, mais la lumière divine qui manquait aux païens. Cette lumière apporte la joie aux élus.
20Virgile n’a pas décrit la joie des bienheureux, il ne mentionne que leurs activités. Or Fénelon déplore l’inanité de ces occupations dans la Lettre à l’Académie : Virgile
21ne promet point d’autre récompense dans l’autre vie à la vertu la plus pure et la plus héroïque que le plaisir de jouer sur l’herbe, ou de combattre sur le sable, ou de danser et de chanter des vers, ou de mener des chevaux, ou de mener des chariots et d’avoir des armes. [...] Voilà ce que l’Antiquité proposoit de plus consolant au genre humain [58].
22En revanche, l’auteur chrétien souligne pour son élève la satisfaction sans nuance que l’Église offre à ses fidèles : Fénelon affirme la supériorité de sa religion sur le paganisme [59].
23À travers la description des élus, Fénelon attaque la théologie désenchantée de l’Énéide. Devant la file des âmes attendant de se réincarner, Énée pousse un cri mélancolique sur « ce goût sinistre de la lumière », lucis [...] tam dira cupido, et plaint la foule de ces âmes, qu’il désigne par l’adjectif miseris [60]. Fénelon devait s’en souvenir : utilisant un adjectif apparenté, il oppose la « lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels », et que sont condamnées à revoir les âmes de l’Énéide, à la « gloire céleste » que l’Apocalypse promet aux fidèles. La lumière sans fin qu’il décrit est en effet celle qui baigne selon saint Jean la Jérusalem céleste : « Il n’y aura plus là de nuit, et ils n’auront point besoin de lampe, ni de la lumière du soleil, parce que c’est le Seigneur Dieu qui les éclairera, et ils régneront dans les siècles des siècles » [61]. En évoquant l’Apocalypse, Fénelon compte triompher de la tristesse de l’au-delà païen. Dans la suite de sa description, Fénelon continue d’opposer ses images paradisiaques à la théologie de Virgile.
24Pour ne pas laisser Énée dans l’incompréhension, son père Anchise développe tout un discours philosophique sur le statut de l’âme, que Fénelon semble avoir pris à cœur de contredire presque point par point. Énumérant différents éléments du monde – les astres, le ciel, la terre, la mer –, Virgile écrit qu’ « un esprit les nourrit de l’intérieur : infus dans les membres du monde, l’esprit en meut la masse entière et il se mêle dans ce grand corps » [62]. À cette transcendance engluée dans la matière, Fénelon oppose la « lumière pure » de ses Champs Élysées : « C’est d’elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris. [...] elle les pénètre, et s’incorpore à eux comme les aliments s’incorporent à nous ». Fénelon insiste sur la métaphore de la nutrition, et le verbe s’incorporer traduit la fin de la séquence citée, reproduisant même rythmiquement le groupe se corpore. Les textes doivent donc être rapprochés, mais pour mieux souligner leur opposition : contrairement à l’esprit qui vivifie les corps de l’intérieur chez Virgile, la lumière dont parle Fénelon les « pénètre » de l’extérieur. L’auteur chrétien insiste ainsi sur l’existence d’une transcendance dégagée de la matière, et capable d’en arracher définitivement les hommes : la lumière divine des Champs Élysées est en effet le seul aliment des bienheureux. Ils ne sont donc plus soumis aux passions que le discours d’Anchise attribuait à l’action négative du corps sur l’esprit [63] : Fénelon souligne l’ataraxie des élus, et insiste sur l’éternité de leur joie : « Mille et mille siècles écoulés n’ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et entière ». Au contraire, dans l’Énéide, le chiffre mille marque la fin du séjour des âmes purifiées aux Champs Élysées : « Toutes ces âmes que tu vois, lorsque pendant mille ans elles ont tourné la roue du temps, un dieu les évoque, grande troupe, auprès du fleuve Léthé » [64]. En décrivant la béatitude des élus, Fénelon évoque donc à plusieurs reprises le discours d’Anchise [65] ; ces renvois visent toujours à établir la supériorité de la religion chrétienne sur celle de Virgile, en faisant valoir la récompense incomparable que la première promet à la vertu. On a vu que Fénelon s’inspire de l’Apocalypse pour décrire les Champs Élysées ; l’ataraxie des élus, et peut-être aussi l’insistance sur le chiffre mille, en sont de nouveaux exemples [66]. On peut remarquer que plusieurs phrases font allusion à la fois à l’Apocalypse et à l’Énéide : pour affirmer la supériorité de sa religion, Fénelon semble se contenter de faire dialoguer les œuvres entre elles.
25Contrairement à Énée, Télémaque ne retrouve pas son père parmi les bienheureux. Cette absence respecte la logique de la narration, puisque Ulysse est encore en vie, mais le contraste avec l’Énéide en fait comme une disparition. L’effacement d’Ulysse prend une valeur symbolique : à la suite des révélations de Minos, Télémaque n’est plus, comme Énée, en quête de son père, mais en quête de Dieu, lorsqu’il arrive aux Champs Élysées. Or, si la lumière qui baigne les Champs Élysées rappelle le « grand océan de lumière » par lequel Mentor décrit « cette première puissance qui a formé le ciel et la terre » [67], il s’avère néanmoins impossible de rejoindre Dieu de son vivant.
LES DÉCHIREMENTS DE L’EXPÉRIENCE MYSTIQUE
26Pendant que le jeune homme cherche inutilement son père, il est abordé par un vieillard qui se révèle être Arcésius, le grand-père d’Ulysse, mort dès la très petite enfance de Télémaque. Anchise, apercevant Énée, loue sa vertu, qui lui a ouvert le royaume infernal et permis de combler les espérances paternelles [68], et, comme Anchise, Arcésius se réjouit de revoir son descendant. Plusieurs points communs rapprochent ces deux scènes de retrouvailles, puisque toutes deux débouchent sur une revue de grands hommes, grâce à laquelle l’aîné veut faire prendre conscience de sa mission au héros. C’est en partie là que Fénelon établit la supériorité morale de son œuvre, en exaltant la « patience héroïque » [69] des rois civilisateurs bien au-dessus de la gloire des faits d’arme traditionnellement célébrés dans l’épopée. Mais, au-delà de cette dimension pédagogique, l’entrevue du héros et de son aïeul est aussi le lieu d’une expérience mystique.
27Attendri par la ressemblance entre Arcésius et son père, Télémaque
28voulut embrasser une personne si chère. Plusieurs fois il l’essaya inutilement ; cette ombre vaine échappa à ses embrassements, comme un songe trompeur se dérobe à l’homme qui croit en jouir ; tantôt la bouche altérée de cet homme dormant poursuit une eau fugitive ; tantôt ses lèvres s’agitent pour former des paroles, que sa langue engourdie ne peut proférer. Ses mains s’étendent et ne prennent rien. Ainsi Télémaque ne peut contenter sa tendresse [70].
29Arcésius est ici figure divine, comme le prouvent les ressemblances entre cette scène et plusieurs autres [71]. L’embrassement impossible d’Arcésius rassemble tous les éléments des différentes expériences mystiques de Télémaque : le héros est vu comme un dormeur, qui ne peut rien saisir ni articuler, et l’expérience mystique est assimilée au tourment de Tantale. Commentant la frustration à laquelle la pensée de Fénelon condamne les hommes, F. Berlan analyse ainsi la réécriture d’une thématique récurrente chez Virgile : « Fénelon transpose des adjectifs comme inanis ou uanus et fait du songe de l’homme endormi l’archétype des impressions de fuite expérimentées dans l’état de veille » [72]. En effet, l’impossibilité de s’unir à Dieu dès la vie terrestre amène Fénelon à qualifier Arcésius d’ « ombre vaine » lorsqu’il échappe à Télémaque. Cette expression rappelle aussi bien les « ombres légères qui voltigent » à l’entrée des Enfers de Télémaque que les Songes vains, Somnia [...] uana, et autres ombres, umbras, qu’Énée croise dans le vestibule souterrain [73]. La comparaison du héros à un « homme dormant » semble aussi ramener Télémaque à la première région des Enfers, c’est-à-dire à la léthargie spirituelle de qui n’a pas vu la lumière de Dieu. Malgré sa contemplation divine, le jeune homme reste prisonnier de la lourdeur du corps, et la béatitude céleste lui est aussi inaccessible qu’un songe.
30Homère a traité le motif des retrouvailles impossibles : évoquant les ombres des morts pour consulter celle de Tirésias, Ulysse aperçoit celle de sa mère, et tente de l’embrasser, mais elle lui échappe comme une ombre ou un songe [74]. Virgile a imité ce passage, lorsque Énée retrouve son père Anchise aux Champs Élysées [75]. Or un détail décisif rapproche le Télémaque de l’épopée latine. Le duc de Bourgogne ne lisait pas le Grec, aussi Fénelon a-t-il traduit et abrégé l’Odyssée pour faire connaître le texte à son élève, mais sans traduire la comparaison du fantôme à un songe dans l’épisode des retrouvailles d’Ulysse et de sa mère défunte [76]. En revanche, Les Aventures de Télémaque s’adressent à un lecteur qui connaît bien le sixième livre de l’Énéide, et que la comparaison d’Arcésius à « un songe trompeur » ne peut manquer de renvoyer à Virgile. Pour quiconque tente de lire Télémaque avec le regard du lecteur attendu par Fénelon, c’est donc à Virgile seulement que Fénelon reprend la dimension onirique de cet embrassement manqué. Cette exclusivité ne me paraît pas concertée, mais semble découler logiquement du sentiment de l’auteur sur les épopées homériques et virgilienne : tandis qu’il perçoit Homère comme un représentant de la simplicité des premiers temps, Virgile lui apparaît sans doute comme le témoin tourmenté de l’instabilité des choses d’ici-bas. Puisqu’elles ne correspondent pas à ce qu’il recherche dans l’Odyssée, les images oniriques d’Homère ne marquent pas Fénelon, contrairement à celles de Virgile, inspirateur privilégié des images d’angoisse, dont la charge onirique du texte est une part importante. Cependant, l’étude détaillée de la catabase montre un recul progressif de l’inspiration virgilienne, presque éclipsée, aux Champs Élysées, par la lumière divine et par le discours tout chrétien d’Arcésius.
TÉLÉMAQUE ET FÉNELON DÉPOSITAIRES DE LA PAROLE DIVINE
31De retour des Enfers, Télémaque ne parle plus comme avant. Quand il donne son avis au conseil des chefs de l’armée, la nouvelle force rhétorique de Télémaque est reconnue comme une inspiration divine, par l’auteur comme par les autres personnages : « Les dieux vous ont fait parler », dit Nestor à Télémaque [77], et Fénelon confirme ces paroles, en écrivant, juste après, que Télémaque montre « en lui la sagesse de Minerve, qui l’inspirait » [78]. Or Fénelon place clairement le discours de son héros sous le signe des enseignements qu’il reçoit aux Enfers, puisque l’auteur rappelle, dans la phrase qui introduit son argumentation, que le jeune homme prend la parole « à son retour » [79], précision inutile sur le plan narratif. L’effet de son discours, dont la vérité passe « jusqu’au fond des cœurs », est d’ailleurs semblable à l’effet des paroles d’Arcésius, qui « entr[ent] jusqu’au fond du cœur de Télémaque » [80] : l’éloquence du jeune homme semble donc liée à celle que son aïeul a déployée pour son instruction. En effet, les paroles d’Arcésius se gravent dans le cœur de Télémaque « comme un habile ouvrier, avec son burin, grave sur l’airain les figures ineffaçables qu’il veut montrer aux yeux de la plus reculée postérité » [81] : cette comparaison fait de Télémaque un simple véhicule de la parole divine, qui s’est inscrite en lui pour être divulguée. Ainsi, la sagesse de ses discours éclipse complètement l’orateur lui-même : « Je ne considère que Minerve dans tout ce que vous venez de dire » [82], déclare Nestor à Télémaque, après sa prise de parole au conseil des chefs. En voyant Télémaque polémiquer, « chacun pens[e], non à lui ni aux grâces de ses paroles, mais à la force de vérité qui se fai[t] sentir dans la suite de son raisonnement » [83] : l’effacement de Télémaque, éclipsé par la sagesse de Minerve, correspond à l’effacement des effets rhétoriques, éclipsés par la vérité. Dans les Dialogues sur l’éloquence, Fénelon ne permet à l’orateur de plaire qu’autant qu’il est nécessaire pour mieux instruire, mais préconise surtout de « s’armer du glaive de la parole de Dieu et ne compter point sur la sienne » [84].
32Dans L’âge de l’éloquence, M. Fumaroli place les théories rhétoriques de Fénelon dans la lignée de Saint-Cyran, qui n’admet pas, pour exprimer la vérité chrétienne, « d’autres embellissements que ceux qui naissent avec elle » [85] : l’invention oratoire ne réside plus, selon lui, qu’en la « vision intérieure de la vérité » [86]. Cependant, M. Fumaroli fait apparaître les nuances de cette position apparemment radicale : « Tel que Saint-Cyran entend le naturel chrétien, il résulte d’un sacrifice de tout le superflu, mais il suppose la possession préalable de celui-ci. Le sacrifice chrétien de la rhétorique païenne implique la maîtrise de celle-ci. La véritable humilité est conquête sur un prodigieux orgueil » [87]. Ainsi, « Saint-Cyran a fait de l’anéantissement du moi le préalable de la révélation intérieure, dont l’auteur est le Verbe et l’organe le Sacerdos » [88]. En effet, Télémaque ne devient l’instrument de la parole divine qu’après avoir pris conscience de son néant, grâce aux enseignements de Minos reçus pendant la traversée du Tartare.
33Véhicule de la vérité, et donc de la vertu chrétienne, le jeune héros semble avoir reçu aux Champs Élysées le « don de la parole » qui fait les bons prédicateurs selon Fénelon [89]. Or cette louange revient finalement à l’auteur qui a écrit le discours du personnage : les allusions à l’éloquence de Télémaque, inspiré par Minerve, montrent que, d’une certaine manière, Fénelon pensait son œuvre inspirée par le Verbe divin. Plusieurs passages des Dialogues sur l’éloquence montrent en effet la croyance de Fénelon à un enthousiasme chrétien, dont le furor des poètes païens ne serait qu’un pâle reflet. Si le « don de la parole » fait à Télémaque aux Champs Élysées revient bien à l’auteur, la catabase du héros prend une dimension métalinguistique, qui donne tout son sens au rejet du modèle virgilien [90] : l’orateur chrétien, qui se veut, autant que possible, un simple véhicule des révélations de Dieu, doit conformer sa parole au Verbe divin, c’est-à-dire, selon Saint-Cyran, renoncer à l’héritage antique laborieusement acquis.
34On a vu que le modèle virgilien s’efface progressivement tout au long de la descente aux Enfers de Télémaque ; aux Champs Élysées, Fénelon ne renvoie plus à Virgile que pour le contredire. Ce nouveau rapport au modèle initial est instauré par la description des bienheureux : leur béatitude vient d’une lumière surnaturelle, dont les effets s’opposent à la théologie virgilienne exposée par Anchise. Or, s’interrogeant sur les moyens de célébrer le Verbe divin, Jérôme Bignon, ami de Saint-Cyran, conclut que seule l’image de la lumière en est digne [91]. Ainsi, la lumière qui baigne les bienheureux dans Télémaque a peut-être une signification métalinguistique : il semble qu’elle illustre le Verbe divin, que l’orateur chrétien découvre au-dedans de lui lorsqu’il renonce à tout le superflu hérité de l’Antiquité païenne. L’écriture de Fénelon se confondrait alors complètement avec l’itinéraire infernal de Télémaque : la conversion progressive du personnage à une spiritualité chrétienne illustrerait la difficile ascèse de l’auteur, qui doit se détacher de son modèle païen pour puiser directement à la source divine.
35Cependant, la descente aux Enfers n’est pas le récit d’une évolution esthétique, mais l’exposé, sous forme analytique, de la pensée qui préside à l’écriture de l’œuvre entière : après le livre XIV, l’inspiration païenne n’est donc ni plus ni moins présente qu’avant dans le Télémaque. Ainsi, Fénelon expose de manière allégorique un renoncement qu’il n’accomplit qu’imparfaitement. Des contraintes pédagogiques expliquent peut-être cette contradiction : non seulement l’imitation des œuvres étudiées permet de guider leur réception par le duc de Bourgogne, mais Fénelon doit aussi plaire au jeune homme, s’il veut le rendre réceptif à ses enseignements [92]. Cependant, le cadre mythologique semble bien plus qu’un ornement dans le Télémaque, et l’aisance avec laquelle l’auteur le manie n’a jamais été démentie. Le syncrétisme de l’œuvre dissimule donc une tension.
PRÉSENCE DE L’ÉNÉIDE DANS LE TÉLÉMAQUE : LA MÉLANCOLIE DE L’œUVRE
36Bien que son sujet le place plus ouvertement dans la continuité d’Homère, Fénelon prend soin de rattacher son œuvre à l’épopée de Virgile dès la première embûche que rencontre son héros : décidant de chercher son père jusqu’en Sicile, Télémaque affronte, aux côtés des vaisseaux troyens, la célèbre tempête sur laquelle s’ouvre l’Énéide [93]. Il est significatif que Fénelon signale sa dette à l’égard de Virgile en faisant partager à Télémaque une épreuve que doit affronter Énée : bien que fils d’Ulysse, Télémaque ne rencontre aucun des monstres ou des peuples sauvages qui menacent le retour de son père, et même Calypso, qui voudrait retenir Télémaque après s’être attaché Ulysse pendant plusieurs années, ressemble beaucoup plus à Didon qu’au personnage d’Homère [94].
37Tandis que les références à Homère présentent un caractère clairement positif, l’imitation de l’Énéide inspire principalement l’expression des souffrances de la condition humaine. Fénelon s’avère sensible aux réflexions de Virgile sur la cruauté divine : l’acharnement de Vénus sur Télémaque reproduit celui de Junon sur Énée, donnant ainsi le mauvais rôle à la déesse protectrice des Troyens, tandis que l’aide que Minerve apporte à Télémaque est inspirée de l’Odyssée. Dans son « projet de poétique » [95], on voit combien l’auteur du Télémaque fut marqué par l’importance accordée au deuil dans l’Énéide : de l’épopée virgilienne, Fénelon ne cite que des vers qui se rapportent à la mort. Parmi les passages reproduits, le « songe d’Énée », qui fait apparaître l’ombre d’Hector au héros endormi, suscite un enthousiasme prononcé de la part de Fénelon [96] ; outre la poésie funèbre de cet épisode, l’attention de Virgile pour les mécanismes du rêve devait aussi toucher Fénelon. En effet, l’auteur du Télémaque était sensible aux images oniriques du poète latin, récurrentes dans l’Énéide, et dont l’imitation traduit, dans Télémaque, l’angoisse et l’insatisfaction fatales à la condition humaine.
38Le rôle privilégié de l’intertexte virgilien dans l’expression de la souffrance le montre : Fénelon était très sensible à la mélancolie que Virgile manifeste dans l’Énéide, et que n’efface pas la célébration de la grandeur romaine. Refusant au Télémaque le statut d’œuvre d’inspiration homérique, notamment à cause de ce qu’elle appelle « le sentiment du piège », N. Hepp conclut ainsi son analyse du Télémaque : « C’est Virgile [...] qui, bien plus qu’Homère, était, parmi les anciens, l’âme sœur de Fénelon » [97]. Or il semble que cette fraternité même ait contribué à prévenir Fénelon contre le modèle qui inspirait, dans le Télémaque, l’expression de sa sensibilité personnelle, empreinte de mélancolie.
TENSION ENTRE EXPRESSION DE SOI ET SERVICE DE DIEU
39Comme on l’a vu, l’auteur du Télémaque aspire à n’être qu’un simple véhicule du Verbe divin, or l’anéantissement du moi en est une condition nécessaire. Toute expression d’angoisse ou de mélancolie fait obstacle au pur amour de Dieu, qui seul confère aux hommes une éloquence parfaitement chrétienne, comme le prouve l’exemple de Télémaque, puisque le jeune homme ne reçoit qu’aux Champs Élysées, une fois délivré des angoisses éprouvées dans les précédentes régions infernales, le « don de la parole » que Fénelon estimait nécessaire aux serviteurs de Dieu. Or cette évolution coïncide avec une mise à distance de plus en plus poussée du modèle virgilien : parce que la sensibilité mélancolique et angoissée de Fénelon se reconnaît dans l’épopée de Virgile, l’Énéide est à la fois le modèle le plus spontané et le moins légitime du Télémaque.
40L’analyse du dialogue entre les différents intertextes permet de retrouver, sous le syncrétisme du Télémaque, les traces d’un combat, interne à l’auteur, entre son goût pour l’Énéide et ses convictions d’homme d’Église. Homère, que sa simplicité rapproche de l’Écriture aux yeux de Fénelon, semble avoir plusieurs fois joué le rôle d’intermédiaire entre inspiration profane et spiritualité chrétienne, comme le montre par exemple la tempête du livre V, dont la description est imitée de l’Énéide, alors que la façon dont Mentor et Télémaque en réchappent, s’accrochant au mât séparé qui flotte à la dérive, est inspirée de l’Odyssée, où Ulysse lie ensemble les débris du mât et de la quille pour survivre au naufrage [98]. Or l’imitation d’Homère accompagne la transformation de l’épisode en réécriture d’une scène évangélique : accroché au mât, Mentor « sembl[e] commander aux vents et à la mer », comme le Christ lorsqu’une tempête effraie ses disciples [99]. Télémaque le suit et, tandis que tous deux luttent contre les vagues, Mentor apprend au jeune homme que « c’est [...] les dieux, et non pas la mer, qu’il faut craindre », ce qui rappelle le reproche d’impiété que le Christ adresse à ses compagnons effrayés par la tempête [100]. La progression de l’action pourrait ici refléter les mécanismes de l’écriture : Télémaque s’accrochant au mât pour échapper au naufrage représenterait l’auteur, qui se raccroche à l’imitation d’Homère pour conjurer les tentations de l’intertexte virgilien, et affirmer sa spiritualité chrétienne. L’assimilation des dangers de la mer à ceux de l’imitation est d’autant plus probable que c’est par une réécriture de la première tempête de l’Énéide que Fénelon signale sa dette envers Virgile, et que c’est cette même tempête, devenue le symbole de l’inspiration virgilienne, qu’il imite encore ici.
CONCLUSION
41Les mêmes éléments semblent avoir engagé Fénelon à imiter et à rejeter l’Énéide : l’art de Virgile a probablement conquis l’auteur du Télémaque, mais sa perfection même prive l’Énéide de la simplicité biblique que Fénelon retrouve chez Homère, et qui rend plus légitime l’imitation du poète grec ; de même, la sensibilité mélancolique de Virgile en fait bien l’ « âme sœur » de Fénelon, mais l’auteur du Télémaque aspire à l’anéantissement de sa personnalité devant le Verbe divin : l’imitation de l’Énéide devient donc un obstacle à l’accomplissement de cette vocation. Ainsi, bien que Virgile, par les modifications qu’il fait subir au monde homérique, et notamment à son panthéon, ait probablement permis à Fénelon d’utiliser la mythologie païenne comme support d’une œuvre chrétienne, d’autres aspects de l’Énéide finissent par en faire un modèle dangereux pour la spiritualité qu’il semblait pouvoir aider à exprimer.
42Sans contredire la cohérence des objectifs de Fénelon, des tensions subsistent dans son œuvre, et l’analyse des différents intertextes révèle que la fusion du paganisme et du christianisme prend parfois la forme d’un dialogue où plusieurs inspirations se succèdent et s’opposent sans véritablement se mêler. Pour concilier humanisme et spiritualité, Fénelon a placé son œuvre dans la continuité de l’Odyssée ; en effet, Homère, auteur païen néanmoins proche de l’Écriture par son style naturel, aurait été le modèle idéal du Télémaque. Cependant, le poète grec joue surtout un rôle d’intermédiaire entre inspirations biblique et virgilienne, tandis que Virgile demeure la principale source païenne du Télémaque.
Notes
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[1]
Fénelon, Lettre à l’Académie, éd. E. Caldarini, Genève, Droz, coll. « TLF », 1970, p. 122-124. La Lettre à l’Académie date de 1714. Elle suit donc de quinze ans la publication du Télémaque, en 1699.
-
[2]
Dans la première édition du texte, anonyme et partielle, en avril 1699, le titre actuel n’était que le sous-titre. La même année parut une édition complète, qui levait l’anonymat et inversait l’ordre des deux titres. Le présent article reprend et résume certaines conclusions de mon mémoire intitulé Imitation de l’Énéide dans le Télémaque de Fénelon : fonctionnement de l’intertexte virgilien dans la catabase du héros, mémoire dactylographié, 2003, Université de Paris IV, sous la direction de Perrine Galand-Hallyn.
-
[3]
N. Hepp, Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p. 612-614, et n. 105, p. 616. Selon N. Hepp, la transformation de Mentor en Minerve est le seul épisode homérique que Fénelon imite sans l’exemple de Virgile.
-
[4]
Ibid., p. 612.
-
[5]
Comme le rappelle J. Perret dans son introduction à l’Énéide, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1991, p. 14.
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[6]
A. Lanavère, « Les deux antiquités dans Les Aventures de Télémaque », Littératures classiques, no 23, janvier-février 1995, p. 46.
-
[7]
Fénelon, Œuvres, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1983, p. 425.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
A. Deremetz, Le miroir des Muses. Poétiques de la réflexivité à Rome, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Racines et modèles », 1995, p. 51. Voir aussi Horace, Épître aux Pisons, 323-324 et 291-294. Les italiques sont d’A. Deremetz : ils signalent les citations d’Horace.
-
[10]
Voir J.-C. Scaliger, Poétique, V, chap. 2 : l’auteur proclame la supériorité de l’ars virgilienne sur l’ingenium homérique. Pour des jugements similaires au XVIIe siècle, voir N. Hepp, op. cit., p. 54, 71-72, 137, 284-285.
-
[11]
Voir Fénelon, Lettre à l’Académie, éd. citée, p. 143.
-
[12]
Voir la Lettre à l’Académie où Fénelon dit des scènes d’Homère que « cette simplicité des mœurs semble ramener l’âge d’or » (éd. citée, p. 79).
-
[13]
Fénelon, Œuvres, éd. citée, t. 1, dialogue 3, p. 66-67.
-
[14]
Ibid., dialogue 2, p. 56-57.
-
[15]
Fénelon, Œuvres, éd. citée, t. 1, p. 424.
-
[16]
Les Aventures de Télémaque, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », XIV, p. 302-303. Ces songes font allusion au séjour d’Ulysse chez les Phéaciens, chants VI à XIII de l’Odyssée. Fénelon évoque la rencontre d’Ulysse et Nausicaa, les repas chez le roi Alkinoos, et les chants de l’aède Démodokos.
-
[17]
Voir Tél., XIV, p. 303, et En., VI, 119-123.
-
[18]
En., VI, 893. J’utilise l’édition de J. Perret, Paris, Les Belles Lettres, coll. « CUF », 1989.
-
[19]
Lettre à l’Académie, éd. citée, p. 131.
-
[20]
Tél., XIV, p. 306.
-
[21]
Je ne développe pas en détail le repérage de ces emprunts. Pour la lumière nocturne, voir En., VI, 270-272, et, pour les caractéristiques des différents fleuves, En., VI, 296-297 et 369.
-
[22]
Voir Od., XI, 48, et En., VI, 260 et 290-291.
-
[23]
En., VI, 292-294.
-
[24]
En., VI, 298-316.
-
[25]
Tél., XIV, p. 308.
-
[26]
En., VI, 265.
-
[27]
En fait, l’expression de Virgile ne convient pas à l’ensemble des Enfers qu’il décrit : elle s’applique par exemple très mal aux Champs-Élysées. Sa position en fait cependant une formule synthétique.
-
[28]
En., VI, 290 : Énée est « pressé d’une terreur soudaine », subita trepidus formidine.
-
[29]
Tél., XIV, p. 308.
-
[30]
Tél., II, p. 52.
-
[31]
Voir En., II, 774, III, 48, et IV, 279-280.
-
[32]
Tél., XIV, p. 308.
-
[33]
Tél., XIV, p. 306.
-
[34]
Tél., IV, p. 92.
-
[35]
Tél., XIV, p. 309.
-
[36]
En., VI, 540-543.
-
[37]
Tél., XIV, p. 309-310. La citation suivante vient immédiatement après celle-ci.
-
[38]
En., VI, 550-551 : rapidus flammis ambit torrentibus amnis / Tartareus Phlegethon torquetque sonantia saxa.
-
[39]
Tél., XIV, p. 310.
-
[40]
Pour une lecture complète des passages, voir Tél., XIV, p. 310, et En., VI, 608-627.
-
[41]
Tél., XIV, p. 312-313.
-
[42]
En., VI, 570-572 : sontes ultrix accincta flagello / Tisiphone quatit insultans toruosque sinistra / Intentans angues uocat agmina saeua sororum.
-
[43]
Tél., XIV, p. 313.
-
[44]
Voir En., VI, 285-289 pour la liste des monstres multiformes, et 287-288 pour la Chimère et l’hydre de Lerne. Cerbère est représenté dans les vers 417-418.
-
[45]
En., VI, 620 : Discite iustitiam moniti et non temnere diuos.
-
[46]
Tél., XIV, p. 311.
-
[47]
Anthologie de textes de dates et d’origines diverses, réalisée par J. Le Brun, et insérée dans le tome 1 des Œuvres de Fénelon, éd. citée. On y trouve de nombreux textes de direction.
-
[48]
Titre du texte XIII, op. cit., p. 613-623. Cette formule apparaît très fréquemment, même dans les autres opuscules.
-
[49]
Op. cit., texte XII intitulé « Sur la prière », p. 611.
-
[50]
Op. cit., texte VI, « Discours sur la dissipation et la tristesse », p. 578. L’image du bourbier rappelle certaines représentations antiques des Enfers. Voir notamment Virgile, Géorg., IV, 479, et En., VI, 438.
-
[51]
Op. cit., texte XIII, p. 615.
-
[52]
Tél., XIV, p. 311.
-
[53]
F.-X. Cuche, Télémaque entre père et mer, Paris, Honoré Champion, « Unichamp », 1994, p. 192.
-
[54]
Fénelon a d’ailleurs écrit, dans le premier de ses Dialogues sur l’éloquence, que « Virgile, dans l’Énéide, a imité l’Odyssée pour le caractère de son héros ; il l’a fait modéré, pieux, et par conséquent égal à lui-même » (Œuvres, éd. citée, t. 1, p. 19).
-
[55]
Voir Tél., XIV, p. 317, et En., VI, 638, 658 et 674.
-
[56]
En., VI, 640-641 : largior hic campos aether et lumine uestit / purpureo solemque suum, sua sidera norunt.
-
[57]
Tél., XIV, p. 317.
-
[58]
Fénelon, Lettre à l’Académie, éd. citée, p. 132-133.
-
[59]
Pour une lecture intégrale de la description des élus, voir Tél., XIV, p. 317-319 : la longueur du passage empêche de le restituer ici.
-
[60]
En., VI, 721.
-
[61]
Apoc., XXII, 5. La traduction est celle de L.-I. Lemaître de Sacy, utilisée par Ph. Sellier dans son édition de La Bible, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990.
-
[62]
En., VI, 726-727 : Spiritus intus alit totamque infusa per artus / Mens agitat molem et magno se corpore miscet.
-
[63]
En., VI, 733 : Hinc metuunt cupiuntque, dolent gaudentque.
-
[64]
En., VI, 748-749 : Has omnes, ubi mille rotam uoluere per annos, / Lethaeum ad fluuium deus euocat agmine magno. Ces vers posent de nombreux problèmes : toutes les âmes sont-elles appelées à se réincarner, ou seulement celles qui ne sont pas complètement purifiées ? Juste avant, Anchise a expliqué que les âmes restent dans les Champs-Élysées jusqu’à ce que la part de feu céleste qui demeure en chacun ait retrouvé sa pureté ; faut-il comprendre que cette purification n’aboutit qu’à un retour vers les souillures du corps, ou faut-il distinguer deux destins différents ? Dans ce cas, que deviennent les âmes définitivement purifiées ? Ces imprécisions permettent à Virgile de concilier plusieurs philosophies, mais empêchent de savoir ce que comprenait Fénelon. Présentant la métempsycose, dans le passage cité plus haut de la Lettre à l’Académie, comme « ce que l’Antiquité proposoit de plus consolant au genre humain », Fénelon ne semble pas croire que Virgile envisage une autre possibilité.
-
[65]
Il faut aussi noter que les renvois au discours d’Anchise en respectent l’ordre : Fénelon s’oppose successivement aux v. 721, 726-727, 733 et 748.
-
[66]
L’ataraxie est mentionnée au chapitre XXI, 4, quand saint Jean décrit la Jérusalem céleste : « Il n’y aura plus aussi là ni pleurs, ni cris, ni afflictions » ; le chiffre mille est très récurrent dans le chapitre XX, 3-6, pour évaluer la durée qui doit s’écouler avant la fin du monde terrestre, et pendant laquelle les saints règnent déjà auprès de Dieu.
-
[67]
Tél., IV, p. 92.
-
[68]
Voir En., VI, 687-689.
-
[69]
Tél., XIV, p. 322.
-
[70]
Tél., XIV, p. 322-323.
-
[71]
Voir Tél., IV, p. 83-84, et XVIII, p. 406 et 409.
-
[72]
F. Berlan, « Lexique et affects dans le Télémaque : la distance et l’effusion », Littératures classiques, no 23, janvier 1995, p. 9-22.
-
[73]
Tél., XIV, p. 306, et En., VI, 283-284 et 294.
-
[74]
Od., XI, 204-208.
-
[75]
En., VI, 700-702.
-
[76]
Fénelon, Précis de l’Odyssée, dans Œuvres complètes, précédées de son histoire littéraire par M. Gosselin, Genève, Slatkine Reprints, 1971, t. VI, p. 700.
-
[77]
Tél., XV, p. 334.
-
[78]
Tél., XV, p. 335.
-
[79]
Tél., XV, p. 331.
-
[80]
Tél., XIV, p. 322.
-
[81]
Ibid.
-
[82]
Tél., XV, p. 335.
-
[83]
Tél., XV, p. 334.
-
[84]
Fénelon, Œuvres, éd. citée, t. 1, dialogue 3, p. 65. Les Dialogues sur l’éloquence sont probablement une œuvre de jeunesse. Ils ne furent publiés qu’en 1718, après la mort de l’auteur.
-
[85]
Saint-Cyran, cité par M. Fumaroli, L’âge de l’éloquence, Genève, Droz, 2002, p. 639-640.
-
[86]
M. Fumaroli, op. cit., p. 645.
-
[87]
Ibid., p. 640.
-
[88]
Ibid., p. 645.
-
[89]
Voir Fénelon, Dialogues sur l’éloquence, dialogue 3, éd. citée, p. 71.
-
[90]
Ce rejet participe néanmoins d’une forme d’imitation, puisque la catabase d’Énée avait déjà, elle aussi, une valeur métapoétique, analysée par A. Deremetz, op. cit., p. 156-171.
-
[91]
Voir M. Fumaroli, op. cit., p. 560-566 : M. Fumaroli résume et analyse la pensée de Bignon, qu’il illustre par des citations.
-
[92]
Dans la Lettre à l’Académie, Fénelon, qui se réclame d’Augustin, permet les agréments à but pédagogique, mais « on ne doit user des expressions qui plaisent qu’à cause qu’il y a peu d’hommes assez raisonnables pour gouster une vérité qui est sèche et nuë dans un discours » (éd. citée, p. 42).
-
[93]
Tél., I, p. 38. Voir En., I, 81-123.
-
[94]
Comme le fait remarquer N. Hepp, op. cit., p. 613.
-
[95]
Lettre à l’Académie, chap. V, éd. citée, p. 62-88.
-
[96]
Lettre à l’Académie, éd. citée, p. 81. Voir En., II, 268 sq.
-
[97]
N. Hepp, op. cit., p. 616-624 ; les citations viennent respectivement des pages 619 et 624.
-
[98]
Voir la tempête sur laquelle s’achèvent les récits d’Ulysse, Od., XII, 403 sq.
-
[99]
Voir Tél., V, p. 119, et Matt., VIII, 25-27, Marc, IV, 38-41, et Luc, VIII, 24-25.
-
[100]
Ibid.